Cet article est la traduction par Kaliane Ung d’un chapitre du dernier livre de Michael Lucey, Someone: The Pragmatics of Misfit Sexualities, from Colette to Hervé Guibert (2019).
Michael Lucey s’intéresse à la création d’une communauté appelée « public intime » dans l’œuvre d’Hervé Guibert, notamment dans ses textes portant sur le sida (dans l’ensemble de son ouvrage, l’auteur emprunte également la notion de contre-public à Michael Warner, Publics and Counterpublics, 2002). En parlant de « misfits » (détraqués, marginaux), Lucey s’attache à une définition de la sexualité « queer » qui ne l’isolerait pas d’autres variables sociales, une sexualité hors de l’ordinaire, certes, mais fondamentalement intersectionnelle. Il rapproche Violette Leduc et Hervé Guibert, deux exemples de praxéologues au sens bourdieusien du terme, dans leur création d’un contre-public intime et marginal. Ces pages font suite à l’étude du sentiment d’exclusion dans plusieurs récits de Leduc, cette « ratée relative » que Pierre Bourdieu aurait pu décrire dans La Misère du monde (1993). Lucey analyse en particulier le personnage de la Chauplanat dans « Au village » (1951) de Violette Leduc, personnage qui oscille entre les genres. Les « détraqués » décrits par Leduc et Guibert proposent une nouvelle approche de la socialité en mettant en place une forme d’adresse littéraire urgente de par leur situation précaire.
De l’échec de certaines cartes
Ma mise en relation de Leduc et Guibert tient à ce que leur expérience d’une idiosyncrasie dans laquelle leurs pratiques littéraires et sexuelles s’entremêlent étroitement les font résister à certaines formes d’intégration sociale, et c’est précisément grâce à cette situation réfractaire que leurs œuvres acquièrent une certaine puissance sociologique. Ils ne se situent pas exactement hors de la carte sociale, mais ils semblent voir, expérimenter, connaître et utiliser cette carte différemment, ou peut-être qu’ils utilisent une autre carte pour couvrir le même territoire. Ils semblent habiter un espace social « détraqué », majoritairement occupé par leurs semblables. Dans son texte « Des espaces autres » portant sur ce qu’il nomme « hétérotopies », Michel Foucault décrit comment ce genre d’espace fonctionne : « les hétérotopies ont pour rôle de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. »1 Même dans la souffrance qui y est associée, le fait d’être « détraqué », dans la mesure où cet état peut être utilisé pour opérer des divisions explicites dans le champ social dont nous faisons inconsciemment l’expérience, peut opérer comme une réplique installant une sorte de relation critique vis-à-vis de l’expérience sociale. Dans le cas de Guibert, je m’intéresserai à sa résistance à certaines catégories d’identité par la création de plusieurs communautés de marginaux dans et autour de son travail, à la manière dont sa situation idiosyncratique de « détraqué » s’aggrave lors de l’infection par le VIH et à sa bataille contre une maladie liée au sida. Les romans de Guibert portant sur le sida démontrent comment l’étendue de l’épidémie en France dans les années 1980 et 1990 a changé la manière dont se dessine la carte sociale et comment les personnes infectées par le virus pouvaient exister socialement. Un espace social est reconfiguré en même temps que la capacité de certaines personnes à interagir avec lui.
Laissez-moi digresser un moment pour vous présenter un extrait du remarquable roman d’Annie Ernaux Les Années (2008), exemple récent d’un projet littéraire expérimentant avec l’analyse sociologique de Bourdieu. Leduc et Guibert écrivent tous deux à la première personne, bien sûr, tout comme Ernaux durant une longue partie de sa carrière littéraire. Dans Les Années, le choix de la troisième personne, quasi idiosyncratique, est au centre des ambitions sociologiques du roman :
Ce qui compte pour elle, c’est […] de saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant. Et c’est dans une autre sensation qu’elle a puisé l’intuition de ce que sera la forme de son livre, celle qui la submerge lorsque à partir d’une image fixe du souvenir – sur un lit d’hôpital avec d’autres enfants opérés des amygdales après la guerre ou dans un bus qui traverse Paris en juillet 68 – il lui semble se fondre dans une totalité indistincte, dont elle parvient à arracher par un effort de la conscience critique, un à un, les éléments qui la composent, coutumes, gestes, paroles, etc. Elle retrouve alors […] une sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris. De la même façon que, en voiture sur l’autoroute, seule, elle se sent prise dans la totalité indéfinissable du monde présent, du plus proche au plus lointain. (2008, 250)
Chacun de ces trois exemples offre une impression différente de la manière dont participer à une expérience apparemment typique entraîne un sentiment d’appartenance à une totalité, et permet à cette relation entre typicité et totalité d’apporter du réconfort, ou peut-être même du sens, que d’autres expériences lui refusent (Leduc durant certaines parties de sa vie, Guibert durant la période cruciale du sida). Au XXe siècle, une ablation des amygdales durant l’enfance peut être déchiffrée (rétrospectivement) comme faisant partie d’un ensemble d’expériences établissant une relation typique, normale, entre le système médical et le corps humain. D’une certaine manière, cette expérience vous pousse hors de votre spécificité et dans votre typicalité. L’histoire de votre propre corps s’éprouve en parallèle de l’expérience de corps similaires autour de vous. Voyageant dans un bus à Paris en juillet 1968, vous pouvez avoir l’impression de faire partie d’une expérience partagée dans une atmosphère politique ambiguë. L’Union pour la Défense de la République, le parti de De Gaulle, venait de gagner la majorité parlementaire en juin, et les violences policières à l’égard des manifestants pouvaient être un fait de la vie quotidienne, pourtant on pouvait sentir que les événements de mai représentaient un tournant décisif, et que le corps social collectif absorbait cette expérience, même si d’aucuns pouvaient y réagir différemment.
Vous pouvez interpréter ces deux exemples comme des expériences sociales, où la co-présence est essentielle pour la production d’un sentiment d’appartenance à la communauté. Le troisième exemple donné par Ernaux est plus abstrait, presque métaphorique. Seule, dans une voiture, sur l’autoroute, vous éprouvez l’expérience d’être captif du système de transport, ou participant à une culture particulière du transport, ou comme suivant des chemins déjà tracés pour vous2. Votre propre itinéraire, là où vous entrez sur l’autoroute, où vous en sortez pour trouver votre destination, vous est peut-être spécifique, mais vous vous trouvez sur une carte partagée, sur des chemins que d’autres ont empruntés avec des taux de fréquence variables. Et il y a peut-être quelque chose à comprendre à votre sujet dans la façon dont vos trajets et leur fréquence tracent les itinéraires et les fréquences suivis par d’autres voyageurs dans le même système de transport. Toutefois, pour des gens comme Leduc ou Guibert, les cartes dont ils héritent sont parfois inutiles.
En voici un exemple tiré d’un échange entre Hervé Guibert et Christophe Donner, dans une interview de février 1991, à l’époque de la publication du Protocole compassionel (1991), le second livre portant sur le sida. Le travail de Guibert investit de manière intense la première personne et soulève certaines questions qui nous sont familières au vu de ce que nous avons dit sur l’œuvre de Leduc. Donner pose une question que Guibert juge ennuyeuse. D’abord, il remarque qu’« il vient d’apprendre que Narcisse, le héros de Freud, ne s’est pas noyé en passant trop de temps à regarder son reflet dans l’eau : il s’est métamorphosé en fleur ». Cette remarque pourrait préparer le terrain critique en demandant à un homosexuel l’enjeu de son engagement dans un projet littéraire à la première personne, et c’est ainsi que Guibert semble comprendre la question de Donner : « Avez-vous fait face au péché de narcissisme ? » Voici une partie de la réponse de Guibert :
Je ne sais pas trop. Ça fait partie de tout ce vocabulaire qui est en général manié par des abrutis. Quand les gens parlent de narcissisme, « c’est narcissique, c’est nombrilaire, c’est pervers, c’est malsain… », en général c’est louche, c’est toujours des gens un peu déficients, qui pensent mal, qui ont mal lu, qui ont mal compris, qui sont insuffisants, qui s’arrêtent à ces formules parce qu’ils n’ont pas les moyens, intellectuels sans doute, ou les moyens de l’ordre de la sensibilité, de comprendre de quoi il est question. En général, c’est toujours plein de bêtise la façon dont ces mots sont manipulés. En même temps je pourrais parler du narcissisme, de la perversité, mais pour moi ce ne sont pas des mots de mon monde, c’est comme le mot homosexualité, pour moi c’est un mot qui n’a jamais eu vraiment de rapport avec moi, bizarrement, alors qu’il en a évidemment un, mais je ne vois pas les choses comme ça, ce n’est pas la façon dont je vis, c’est pas la façon dont je me sens, j’ai l’impression que je suis ailleurs dans ces… (1992, 157)
Cet échange est parsemé de références implicites. Qu’est-ce qui est en jeu pour Donner dans les détails du mythe de Narcisse selon Ovide, où Narcisse est transformé en fleur au lieu de se noyer en tentant d’atteindre sa propre image ? Est-ce que cette absorption en soi donne lieu à une belle fleur et non à une noyade ? Et qu’est-ce que cela a à voir avec le concept freudien de narcissisme ? Guibert lui-même ne distingue pas clairement sur quoi porte la question. Tout d’abord, il l’appréhende comme une question sur le genre d’écrits qu’il produit, que certains pourraient juger égoïste, une perception qu’il considère comme erronée – comprenant que les expérimentations idiosyncratiques dans l’exposition du soi qu’il travaille relèvent d’un champ plus large que sa propre personne. Puis il la prend comme une question portant sur la sexualité, la perversité, l’homosexualité. Une supposition raisonnable puisque Donner a mentionné Freud, et dans Pour introduire le narcissisme, Freud écrit :
Nous avons établi de manière particulièrement distincte, chez des personnes dont l’évolution de la libido a connu une perturbation, comme chez les pervers et les homosexuels, qu’ils ne choisissent pas leur objet ultérieur en s’inspirant du modèle de la mère, mais de celui que leur fournit leur propre personne. Ils se cherchent manifestement eux-mêmes comme objet amoureux et présentent un type de choix d’objet qu’il faut qualifier de narcissique. (2012, 60)
Cela pourrait entrer dans le contexte de ce que voulait dire Donner par sa question. Peut-être pourrions-nous présumer qu’il imagine que sa découverte au sujet des Métamorphoses (Ovide 2006), que Narcisse s’est transformé en narcisse au lieu de se noyer à la poursuite de sa propre image (même s’il est mort de faim entretemps), contient une critique de la théorie freudienne du narcissisme homosexuel. Cette conversation est écartée par Guibert avec son commentaire intéressant sur « le mot homosexualité » au sujet duquel il exprime une certaine ambivalence. Ce mot s’applique à lui en même temps qu’il ne s’y applique pas : « pour moi c’est un mot qui n’a jamais eu vraiment un rapport avec moi, bizarrement, alors qu’il en a évidemment un ». Ou peut-être pouvons-nous dire qu’il comprend qu’il existe une catégorie de gens qui pourraient choisir d’utiliser ce mot pour parler de lui, et peut-être leur reconnaît-il le droit de le faire de leur point de vue. C’est juste que de son point de vue, ils pourraient avoir tort : « mais je ne vois pas les choses comme ça, ce n’est pas la façon dont je vis, c’est pas la façon dont je me sens, j’ai l’impression que je suis ailleurs dans ces… » Il s’attarde ici un moment, avant de conclure l’entretien par quelques remarques décousues au sujet de ce que la beauté représente pour lui. On imagine que les points de suspension ne représentent pas seulement une pause, mais aussi un effet d’intonation, et peut-être également un geste physique, une main levée en une petite vague, comme pour repousser une intrusion dans les catégories du monde normatif dans l’espace de sa propre existence, un espace organisé différemment, que nous pouvons nous hasarder à appeler une hétérotopie, où les actes et les identités sexuels ne s’aligneraient pas avec la manière dont les habitants du monde ordinaire les imaginent.
Pour Guibert, l’expérience de la sexualité implique une expérience d’une structure de relations entre un ensemble de propriétés sociales pertinentes (au sens où Bourdieu l’entend), mais un ensemble de propriétés plus grand que ce qui est normalement inclus dans la façon dont les gens parlent de la sexualité et de l’identité sexuelle. La correspondance de Guibert avec l’écrivain belge Eugène Savitzkaya, et les quelques textes qui y sont associés, constituent un endroit où nous pouvons déceler une preuve de ses efforts de donner une expression littéraire à son point de vue idiosyncratique de « détraqué ». Dans les romans sur le sida comme À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) et Le Protocole compassionnel (1992), il poursuit le même projet, mais se trouve pris malgré lui dans un autre travail, que Ross Chambers appelle « une autobiographie d’une communauté […] mettant l’accent sur l’expérience plurielle d’une communauté en proie à la réduction de ses capacités ». Chambers suggère qu’en de telles situations, la communauté elle-même devient « la vraie source subjective de l’écriture et de la capacité d’action (agency) de son effet de hantise, duquel l’écrivain est le seul agent » (2004, 297). En fait, le projet collectif que Chambers nous décrit naît d’une tentative de rendre compte du désastre de l’épidémie de sida telle qu’elle fut éprouvée dans des lieux comme Paris dans les années 1980 et 1990. Cette initiative entreprise par Guibert utilise les outils et les stratégies que nous avons observés chez Guibert et Leduc dans leurs projets idiosyncratiques et une expérimentation implicitement sociologique et littéraire autour de la sexualité. Le conte de Guibert lorsqu’il relate son voyage à Casablanca à la fin du Protocole compassionnel se trouve être un locus remarquable où tous ces éléments s’unissent.
Guibert et Savitzkaya
« Je t’aime à travers ce que tu écris. Je t’aime en train d’écrire », écrit Guibert à Savitzkaya dans « Lettre à un frère d’écriture », une lettre ouverte d’abord publiée en 19823. Il continue en se rapprochant de Leduc : « Je voudrais tisser autour de ton corps, lorsqu’il est pris par l’écriture, tout un réseau d’attentions serviles, retrousser le bas de tes pantalons pour baigner tes pieds et tes chevilles dans une eau dégourdie où je ferai fondre des bâtons de benoîte… » (1994, 73) Alors que son fantasme continue, il imagine ce qu’il ferait au corps de son frère d’écriture en échange de son travail :
Mais auparavant, avant que tu ne te mettes au travail, et pour le préparer, pour polir ton outil, nettoyer tes doigts et tes ongles, les désincruster ou au contraire y laisser la noirceur qui semble dégoutter comme l’encre sur le papier, et laver tes cheveux, pétrir les muscles de ton dos de fins massages pour qu’ils supportent mieux ton assise. Tu porterais une chemise blanche, sans col, fendue autour du cou. Tu serais en caleçon, et jamais je ne verrais ton sexe, et il me plairait d’imaginer que tu n’as pas de sexe, qu’il est indéfini, que c’est peut-être une fente. (1994, 74)
Beaucoup de choses s’entremêlent dans l’imagination de Guibert et nous pouvons commencer à entrevoir comment dans son monde une rencontre sexuelle pourrait advenir entre deux hommes qui ne sont pas reliés par leur homosexualité (ou du moins non de manière essentielle), mais qui serait plutôt littéraire, attachée à des pratiques corporelles sensuelles qui ne seraient pas exclusivement sexuelles, liée à un corps qui est lui-même sexué de manière ambiguë, par rapport à l’idée d’écriture. C’est une attitude ou une façon d’être que Guibert semble partager avec Savitzkaya. Dans l’« Entretien avec Eugène Savitzkaya », auquel « Lettre à un frère d’écriture » sert de préface, Guibert fait remarquer à Savitzkaya que dans son écriture, « tu ne tiens pas un sexe, tu ne tiens pas à un sexe… tu passes de l’un à l’autre, et outre que ton écriture est très érotique (par la moire de la langue, autant que par ses images), cela crée un trouble supplémentaire… » Savitzkaya répond : « Je crois que ça tient à ma propre existence, à ma manière de vivre. J’ai horreur de ce qui est définitif, je pense que le sexe n’a pas de genre. » (1982, 11) L’érotisme de la langue de l’écrivain réside dans les motifs oscillant à sa surface, des nuances fluctuantes de lumière, et non pas dans un ensemble d’images particulières. Guibert et Savitzkaya semblent liés de manière érotique par leur capacité commune d’écrire et de lire ainsi. La relation que ce partage érotique pourrait avoir avec la sexualité demeure opaque.
Il y a bien eu une sorte de rencontre sexuelle entre Guibert et Savitzakaya quelques années plus tard, autour du jour de l’an en 1984. Nous pouvons en trouver des traces dans une nouvelle de Guibert intitulée « Papier magique » où Savitzkaya est appelé Fernand, et dans leur correspondance récemment publiée (Guibert 1988b, pp. 61-82; Guibert et Savitzkaya 2013). Dans ces deux textes, c’est l’idiosyncracie de la rencontre qui est mise en valeur. Voici un extrait de « Papier magique » :
Je descendis dans la soupente où Fernand avait établi sa couche, j’avais hésité à descendre, j’hésitais à rester. Avec la sexualité nous risquions de tomber dans le domaine commun. Pendant des heures nous nous embrassâmes sans même avoir la curiosité de nos sexes. Son œil grand ouvert avait rouvert le mien qu’il ne quittait plus : nous étions devenus des insectes. (1988b, 69)
Et voici un passage tiré de leur correspondance :
Ce matin : il y a juste une semaine je venais de passer la nuit avec toi… Maintenant j’ai des regrets, je peux me dire : je n’ai pas été assez vif avec toi, je n’ai pas assez profité avec toi et pour toi de ta présence, j’aurais dû te lécher le cul et te pénétrer bien et profond avec de la crème et mes salives et te faire jouir très fort. Mais j’avais l’impression, dans ces premiers attouchements – et nous nous embrassions comme avec ma sœur nous nous embrassions quand nous étions petits : en sortant les langues de la bouche –, qu’avec la sexualité nous retombions dans le domaine commun, banal, ordinaire, alors que nous volions de joie dans cette marche d’aveugles vers la montagne, cramponnés à l’allée, main dans la main au retour. C’était si beau. (2013, pp. 56-57)
Le 22 janvier 1984, Guibert écrit à Savitzkaya :
Mon Eugène,
Je suis dans un état d’absence de sensualité qui pourrait se confondre avec l’absence de nouvelles de toi. Je reprends un de tes livres : voilà de la sensualité. Et imaginer ma folie qui me permettrait de prendre ce livre pour une série de lettres que tu m’aurais adressées m’amuse. Je ne suis pas un admirateur conventionnel : je suis un amoureux désastreux. (2013, 68)
Cette dernière phrase pourrait être prononcée par n’importe quel « détraqué » : « Je ne suis pas un admirateur conventionnel : je suis un amoureux désastreux ». Privé de contact physique ou épistolaire, Guibert est retourné à la surface sensible de l’écriture à la recherche d’une forme d’engagement. Donc le passage à travers une sorte d’expression physique semble avoir réussi et échoué en même temps. Dans un moment de rétrospection, Guibert décide qu’il aurait dû être plus traditionnellement sexuel durant cette rencontre, et offrir à Savitzkaya une expérience sexuelle gay plus mainstream. Dans d’autres moments, il délaisse entièrement la sexualité humaine et imagine qu’ils sont entrés dans le règne de la sexualité des insectes, où il n’y a presque pas de mouvement ou d’action, avec juste deux yeux ouverts qui se regardent. La fragilité de cette désastreuse rencontre non-publique de ces deux « détraqués »-là est soutenue par l’absence d’attachement à des identités sexuelles reconnaissables, et peut être ressentie à travers toute la correspondance des deux auteurs. La rencontre physique s’efface dans le passé, assez rapidement, il semble, pour Savitzkaya, qui a déjà répondu à Guibert le 10 janvier 1984 : « Il ne faut pas être malheureux, Hervé : n’avons-nous pas été heureux ? et notre joie suffisamment puissante pour demeurer intacte longtemps encore avant de nous revoir ? Je n’ai pas brûlé ta chemise, je la porterai souvent, même éventée. » (2013, 58) Durant toute la vie et la carrière de Guibert, il semble que des hommes ont des relations sexuelles sans avoir une relation durable avec le mot « homosexualité », dans le sens où il s’appliquerait à leur expérience, comme si leurs sexualités exigeaient une sorte de cartographie, comme si leurs sexualités ne portaient pas seulement sur la sexualité. (Le virus du VIH tel que nous le connaissons maintenant ne sera isolé et identifié qu’en 1984 ; mais des conseils sur les rapports protégés [safe sex] pour les homosexuels circulaient quelques années auparavant. Nous pouvons donc nous demander à quel point les interrogations sur le sida jouaient un rôle déterminant sur la manière d’avoir des relations sexuelles que des hommes différents ont pratiquée à cette période. Nous pouvons également nous demander si pour des hommes différents à des périodes différentes il existait des façons différentes d’avoir des relations sexuelles avec d’autres hommes sans pour autant être homosexuel.)
Séropositivité, biopolitique et publics intimes
Leduc a connu la reconnaissance publique tard, avec la sortie de La Bâtarde (1964), à l’âge de 57 ans. Avant 1964, elle devait endurer la lourde et difficile tâche de se contenter de l’admiration d’un nombre très réduit de lecteurs (elle est décédée suite à un cancer du sein en 1972). Guibert était aussi un écrivain admiré d’un petit groupe de lecteurs distingués pendant la majeure partie de sa carrière. Au début des années 1990, à l’âge de 34 ans, il a publié À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), un livre traitant entre autres de son sida. Ce livre a trouvé un public plus large, tout comme le livre suivant, Le Protocole compassionnel (1991), et toutes ses publications ultérieures. Guibert est mort en décembre 1991.
L’histoire de l’épidémie de sida dans les années 1980 dans des pays comme les États-Unis ou la France montre comment il a été facile de reléguer les homosexuels et les autres populations affectées à un statut social différent, inférieur. Les romans comme À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) et Le Protocole compassionnel (1991) offrent des comptes-rendus détaillés sur les tentatives individuelles de survie, de négociation avec les institutions médicales, leur personnel et leurs procédures4. En plus de donner un témoignage sur cette période difficile, les romans de Guibert continuent de se pencher sur les questions d’audience, des formes d’intimité et du fonctionnement des catégories permettant ou non une intelligibilité sociale. Avec le début de l’épidémie de sida et les premiers efforts pour la contrer, de nouvelles catégories sociales ont émergé : séropositif et séronégatif, par exemple. Les romans de Guibert donnent un compte-rendu remarquable, riche de détails phénoménologiques sur les différentes catégories de statut sérologique, ceux qui pourraient s’appliquer à différents groupes de population de manière conséquente. C’est une ironie cruelle qu’un écrivain marginal comme Guibert, si familier avec les façons dont les catégories délaissent certaines personnes de manière inévitable, trouve un public beaucoup plus large lorsque son œuvre se tourne vers cette vulnérabilité particulière, à la fois sociologique et médicale – une sorte de flagrant porte-à-faux, l’infection par le VIH, une situation qui, au temps de Guibert, est inexorablement fatale.
Le succès de Guibert est arrivé entre la publication d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) et Le Protocole compassionnel (1991). David Caron remarque qu’« à présent il devait faire face à la question épineuse de sa relation avec une audience plus large, conventionnelle » et se demande si « une sorte de communauté était possible avec eux ? »5 Il n’est pas surprenant que Le Protocole compassionnel s’articule autour de l’inquiétude de Guibert concernant son nouveau public et sa façon de correspondre avec lui. Quel genre d’intimité pourrait-il exister entre eux et lui ? Comment l’idiosyncrasie et la non-conventionalité prennent-elles place dans cette nouvelle situation ?
Le statut sérologique comme identité sociale produite de manière rituelle est au cœur du livre À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990). La section 49 de ce roman, plus au moins au milieu de ses 100 sections méticuleusement organisées, relate que le narrateur et son compagnon Jules ont décidé de se soumettre à un test de dépistage du VIH dans un centre anonyme à Paris. Il rapporte le protocole du test avec une attitude proche du mépris : prise de sang, attente de deux semaines, résultats reçus par la voix anonyme de la science, avec quelques pincettes psychologiques. Ou, comme il le dit :
Un médecin devait ouvrir une enveloppe qui portait un numéro, et dans laquelle le verdict était inscrit, il avait la charge de la répercuter en usant de certaines recettes psychologiques. Une enquête publiée par un quotidien nous apprit que 10 % environ des personnes qui faisaient le test dans ce centre étaient séropositives, mais que ce chiffre n’était pas symptomatique pour l’ensemble de la population, vu que ce centre ciblait précisément ses franges dites à risques. Le médecin qui m’annonça mon résultat m’était antipathique, et j’accueillis bien sûr froidement la nouvelle, pour en finir au plus vite avec cet homme qui faisait son travail à la chaîne, trente secondes et un sourire et un prospectus pour les séronégatifs, de cinq à quinze minutes d’entretien « personnalisé » pour les séropositifs, s’enquérait de ma solitude, me gavait de publicités pour la nouvelle association du docteur Nacier et me conseillait, pour amortir le choc, de revenir une semaine après, le temps qu’on fasse un contre-test qui peut-être, il y avait une chance sur cent disait-il, contredirait le premier. (1990, pp. 155-156)
Bien sûr, le docteur est antipathique et n’est apparemment pas au courant du pouvoir sociologique dont se charge sa voix lorsqu’il assigne ces nouvelles catégories aux patients. Cependant, Guibert a construit sa narration d’une manière qui coupe court au pouvoir du rituel dans lequel le soi narratif est absorbé. En ajoutant une excentricité narrative à cette scène, il souligne la mesure dans laquelle l’identité en question devient en fait une partie de la vie ordinaire de nombreux individus, dans laquelle l’assignation à une identité vient à être répétée dans les interactions les plus ordinaires et désinvoltes6. L’excentricité a à voir avec le fait qu’il « connaît » déjà le résultat de son test.
En effet, il avait déjà fait une autre prise de sang : « Prévoyant que nos résultats seraient mauvais, et souhaitant hâter le processus à cause de l’échéance de mon retour à Rome, le docteur Chandi nous avait envoyés à l’institut Alfred-Fournier faire les analyses de sang complémentaires au test, spécifiques à l’avancée du virus VIH dans le corps. » (1990, 154) Les résultats de cette prise de sang (probablement un décompte de T4, dont le taux s’effondre lors d’une infection par le VIH, rendant le corps plus vulnérable aux infections opportunes) arriveront plus tôt que ceux du centre de test anonyme. Si les résultats de la prise de sang ne sont pas bons, les résultats révélés au centre de test seront alors redondants.
La narration de cet épisode par Guibert amène une nouvelle considération. Lui et son ami Jules réalisent ce test ensemble, et cependant toute cette procédure travaille à les séparer, comme si leurs confrontations individuelles avec les professionnels de la médecine interféraient avec leur amitié. Au début, il y a le rendez-vous pour la prise de sang :
Jules, qui s’était engagé à faire au même moment les mêmes examens que moi, avait dû reporter celui-ci, rageur, parce qu’il n’avait pas suivi la recommandation d’être à jeun. Il attendit que j’en aie fini de mon côté. L’infirmière me demanda, en détaillant mon ordonnance : « Ça fait combien de temps que vous savez que vous êtes séropositif ? » J’étais tellement surpris que j’étais incapable de lui répondre. (1990, 154)
Juste une conversation innocente, bien sûr. N’importe qui qui se plierait à ce test saurait déjà si il ou elle est séropositif/ve. Séparé de son ami, Guibert confronte la voix de la supposition que ce test a une sorte d’effet rituel, en assumant sa place dans une catégorie d’identité à laquelle il n’appartient pas vraiment, du moins de manière officielle. Les deux amis se trouvent constamment unis et divisés par le lent processus d’être assignés à une nouvelle catégorie sociale :
Les résultats d’analyse devaient nous parvenir sous une dizaine de jours, avant le résultat du test, dans cet intervalle précis d’incertitude ou de feinte incertitude, et ne pouvant pas les recevoir chez moi, d’où le courrier était systématiquement réexpédié sur Rome, j’avais donné l’adresse de Jules comme étant la mienne, et il garda sous le coude mes analyses qu’il avait dépouillées et interprétées jusqu’au matin de la lecture du test. C’est dans le taxi avec lequel j’étais passé le prendre à son domicile, qui nous conduisait rue du Jura dans l’officine de Médecins du monde, qu’il m’annonça que nos analyses étaient mauvaises, qu’on y décelait déjà le signe fatal sans connaître le résultat du test. (1990, pp. 154-155)
Jules pourrait dire « nos analyses » mais bien sûr les résultats ne sont que ceux d’Hervé, Jules n’ayant pas eu l’occasion d’apprendre son taux de T4. Jules « connaît » alors le statut sérologique d’Hervé, tout en pouvant encore avoir des doutes sur le sien. Cela explique peut-être les différentes réactions d’Hervé et Jules aux résultats, reçus séparément bien sûr, mais qui leur rappelle leur situation partagée.
Mais ce qui se passa dans la cabine où Jules était entré, je l’ignore, et de fait je n’ai pas voulu le savoir, mais j’étais ressorti de la mienne et je vis que la présence de Jules dans cette cabine dont je fixais la porte qui s’ouvrit et se referma plusieurs fois sur des passages précipités causait un grand affolement dans le centre, que l’hôtesse réclamait un second médecin, puis qu’elle réclama une assistante sociale. Je pense que Jules, lui apparemment si fort, s’évanouit en entendant dire par un étranger ce qu’il savait déjà, que cette certitude en devenant officielle, même si elle restait anonyme, était devenue intolérable. (1990, 156)
Ils sont séparés alors qu’ils se plient à cette expérience rituelle symétrique qui semble menacer de les diviser et à la fois de les unir7.
Peut-être que ce qui est si captivant au sujet d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) pour ses premiers lecteurs est cette impression viscérale, non pas juste de la maladie, mais d’une identité sociale qui entreprend une reconstruction brutale. Une identité sociale nouvellement habitée, la séropositivité, impliquerait une expérience intime d’une relation particulière au pouvoir dont les gens comme Guibert ne pourraient pas avoir l’expérience auparavant. L’élaboration d’une forme de pouvoir selon Foucault, qu’il appelle « biopolitique », est à présent très connue. Les romans de Guibert offrent de manière implicite un compte-rendu de ce que cela signifie de devenir abruptement un sujet de ce régime de pouvoir. Une description compacte de la biopolitique peut être trouvée dans la conférence donnée par Michel Foucault le 17 mars 1976 durant son séminaire Il faut défendre la société :
Ce à quoi s’applique cette nouvelle technique de pouvoir non disciplinaire, c’est – à la différence de la discipline, qui, elle, s’adresse au corps – la vie des hommes, ou encore, si vous voulez, elle s’adresse non pas à l’homme-corps, mais à l’homme vivant, à l’homme être vivant, à la limite, si vous voulez, à l’homme-espèce. Plus précisément, je dirais ceci : la discipline essaie de régir la multiplicité des hommes en tant que cette multiplicité peut et doit se résoudre en corps individuels à surveiller, à dresser, à utiliser, éventuellement à punir. Et puis la nouvelle technologie qui se met en place s’adresse à la multiplicité des hommes, mais non pas en tant qu’ils se résument en des corps, mais en tant qu’elle forme, au contraire, une masse globale, affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie, etc. (1997, 216)
Que signifie être traité non pas comme un corps individuel, mais comme une masse globale empêtrée dans la maladie ? Guibert retrace son expérience dans la manière dont il décrit son corps comme une simple enveloppe contenant son sang, un sang auquel le corps médical porte un certain intérêt, séparé de l’intérêt qu’il pourrait porter à la personne de Guibert. Ce thème est déjà présent dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), même s’il devient plus explicite dans Le Protocole compassionnel (1991).
Bien avant la certitude de ma maladie sanctionnée par les analyses, j’ai senti mon sang, tout à coup, découvert, mis à nu, comme si un vêtement ou un capuchon l’avaient toujours protégé, sans que j’en aie conscience puisque cela était naturel, et que quelque chose, je ne comprenais pas quoi, les ait retirés. Il me fallait vivre, désormais, avec ce sang dénudé et exposé, comme le corps dévêtu qui doit traverser le cauchemar. Mon sang démasqué, partout et en tout lieu, et à jamais, à moins d’un miracle sur d’improbables transfusions, mon sang nu à toute heure, dans les transports publics, dans la rue quand je marche, toujours guetté par une flèche qui me vise à chaque instant. (1990, 14)
Je suis allé porter moi-même le sachet avec tout mon sang en hémato […] j’aime maintenant porter mon sang alors qu’auparavant j’aurais eu les genoux coupés. J’aime que ça passe le plus directement possible entre ma pensée et la vôtre, que le style n’empêche pas la transfusion. Est-ce que vous supportez un récit avec autant de sang ? (1991, 123)
À l’hôpital Broussais […] ils ont égaré mes tubes d’il y a quinze jours, il faut revenir faire des analyses demain matin alors que je n’ai pas encore ôté le sparadrap de la prise de sang de ce matin faite par un gros balourd qui avait les jetons et qui du coup a fait couler plein de sang partout. Mais à Claudette Dumouchel on ne refuse rien. Je lui ai demandé : « Ça ne fatigue pas le corps toutes ces prises de sang ? Parfait j’ai l’impression d’avoir affaire à une bande de vampires… » Elle a répliqué : « Je vous jure qu’on n’en fait pas du boudin. » (1991, 252)8
Les deux extraits s’intéressent à la circulation des liens sociaux permis par le sang. La simple observation « j’aime maintenant porter mon sang » est une déclaration succincte au sujet d’un changement qui s’opère dans la relation entre une psyché individuelle, le corps qu’elle habite, et ce que nous pouvons appeler le champ sociobiologique dans lequel elle existe. Bien sûr, ces extraits montrent qu’il y a de l’humour dans l’expérience de l’expropriation, où vous et le sang qui n’est pas simplement le vôtre, ou qui fait partie de votre corps, vous êtes traités comme représentant une espèce et non comme une personne. Cela révèle que l’expérience de l’expropriation perturbe notre expérience quotidienne des liens qui nous unissent dans le monde social.
Défier notre expérience du monde social suppose une réinvention des types de liens sociaux possibles, et c’est ce que Guibert fait lorsque son écriture glisse d’une description des sacs de sang circulant au sein de l’hôpital vers une comparaison de son écriture à une transfusion de sang entre lui et son lecteur. La nécessité de cette réinvention vient en partie d’une relation inadéquate au monde social. Pour Leduc et Guibert, ainsi que l’ont montré les extraits que nous avons choisis, la littérature et la circulation des œuvres littéraires jouent des rôles multiples dans cette inadéquation sociale. L’une des fonctions de l’écriture dans cette situation de vulnérabilité est de poursuivre le développement de ce circuit d’inadéquation, pour produire ce que Lauren Berlant a défini comme des publics intimes (intimate publics). Selon Berlant, les publics intimes sont des « laboratoires pour imaginer et mettre ensemble des conceptions alternatives sur comment la vie est apparue et comment elle pourrait être mieux mise en forme de manière légitime, et non pas seulement par des petites modifications de la normativité » (2011, 182). Dans son livre The Female Complaint, elle remarque
qu’un public intime est une victoire, un accomplissement. Qu’il soit lié aux femmes ou à d’autres personnes non dominantes, il s’établit comme une scène affective poreuse d’identification de la part d’inconnus, qui promet une certaine expérience d’appartenance et fournit un ensemble complexe de consolation, de confirmation, de discipline et de discussion sur comment vivre comme un x. (2008, 8)
Pour les gens comme Leduc et Guibert, il n’y a pas de mot facile qui remplirait cette case x. Il y aurait une périphrase encombrante que nous pourrons insérer ici, comme : « quelqu’un qui fait l’expérience de sa sexualité inadéquate comme un effet exercé sur certaines pratiques en décalant la structure des relations entre un ensemble mouvant d’autres propriétés sociologiques pertinentes. » Mais cette idée d’un effort pour tisser un rapport intime à son public nous aide à comprendre quelque chose sur la manière dont de nombreux livres de Guibert et Leduc entrent en relation avec leurs premières œuvres et leurs lecteurs. Penser au rôle que les publics intimes jouent dans la littérature sur des sexualités inadéquates pourrait nous aider à comprendre l’étrange histoire à la fin du Protocole compassionnel, qui occupe un cinquième du livre. Le compte-rendu de ce voyage, son organisation et son exécution, souligne la pratique de la construction d’un public intime comme une ressource contre la souffrance causée par la maladie, mais également par l’expérience d’une idiosyncrasie sexuelle. Cela met aussi l’accent sur l’utilisation particulière de la littérature au cœur de ce chapitre – la littérature qui relate en détails la souffrance idiosyncratique comme une forme de maïeutique sociologiquement orientée et une forme de communication pouvant provoquer un sentiment d’appartenance qui n’est pas uniquement basé sur une catégorie d’identité partagée mais sur une expérience d’inadéquation partagée en regard de ces catégories.
Rappelons-nous brièvement l’épisode en question : même s’il surgit à la fin du volume, il décrit des événements qui ont eu lieu relativement tôt dans la période couverte par le livre. Après avoir écrit À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), Guibert apparaît dans l’émission présentée par Bernard Pivot : Apostrophes. L’interview a été diffusée le 16 mars 19909. Malade, Guibert y annonce qu’il n’espère plus écrire d’autres livres. Résultat : il commence à recevoir de nombreuses lettres d’auditeurs ayant vu l’interview ou ayant lu À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, le suppliant de continuer à écrire. D’une certaine manière, Le Protocole compassionnel est une réponse à l’effet du roman. Il est dédié « à toutes celles et à tous ceux qui m’ont écrit pour À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Chacune de vos lettres m’a bouleversé ». Dans le roman, Guibert commente : « En fait, j’ai écrit une lettre qui a été directement téléfaxée dans le cœur de cent mille personnes, c’est extraordinaire. Je suis en train de leur écrire une nouvelle lettre. Je vous écris. » (1991, 141) Il rencontre des lecteurs dans le bus. Ils lui envoient des cassettes, des CDs, des pulls en cachemire, du parfum, des livres, et des lettres à n’en plus finir : « Les gens m’exhortaient à réécrire. C’était beau, cette ferveur d’inconnus. » (1991, 204) Certaines de ces lettres semblent folles. Il admet qu’il y en a une qui apparaîtrait particulièrement loufoque à n’importe quel lecteur objectif, qu’il garde cependant au sommet de la pile, relit, et à laquelle il finit par répondre :
Elle était la seule, parmi la masse de courrier que j’avais reçue à la suite de mon livre, dont la proposition, si farfelue fût-elle, était véritablement tentante pour moi, en dehors de la réactivation d’un espoir, parce qu’elle était romanesque. Elle portait autant l’entrevue d’un récit que d’un espoir. L’homme qui l’avait écrit finissait par : « La lecture du moindre de mes livres vous convaincrait que je ne suis, pardonnez-moi de le préciser, ni un fou ni un escroc. » (1991, 201)
L’auteur de cette lettre n’est ni un fou ni un escroc, ni même un lecteur de Guibert. Il cherche des lecteurs lui-même. C’est un écrivain que personne ne lit et qui, en compagnie de sa femme, a vu Guibert sur Apostrophes (une émission qu’ils regardent telle une forme d’auto-flagellation – une dose hebdomadaire de rancœur contre les auteurs qui y ont été conviés) et l’invite à venir à Casablanca pour être soigné par un guérisseur : « Il m’apprit que c’était un homme athlétique, qui avait tâté de la boxe. Ce détail me plut énormément : un boxeur, industriel à la retraite, qui opérait des miracles à Casablanca, il ne m’en fallait pas davantage pour avoir de plus en plus envie de le rencontrer. » (1991, 210) Si Guibert comprend que Le Protocole compassionel est une lettre qu’il envoie à tous ceux qui lui ont écrit, il admet que « pris de court par l’avalanche de courrier, il n’avait répondu à aucune lettre » (1991, 203). Pourquoi donc cette lettre de Casablanca attire-t-elle son attention ? Pourquoi l’histoire de cette lettre et le voyage qu’elle provoque – un voyage à Casablanca avec deux sessions chez le guérisseur – suivi d’une escapade à Tanger, occupent-ils une importante place dans le livre ?
De toutes les lettres que j’avais reçues, celle de l’homme était la seule à laquelle j’envisageais de donner suite, éventuellement, parce qu’elle venait de Casablanca, qui résonnait fabuleusement, et parce qu’elle évoquait la figure de cet autre homme, qu’on appelait le Tunisien, un industriel retiré des affaires, qui continuait à exercer son art mystérieux pour la seule beauté du geste. (1991, 203)
Le choix de Guibert est idiosyncratique. Il l’attache à sa perception de son identité dans différentes instances aléatoires et fragmentaires. L’image du guérisseur au travail a capturé son imagination, et quand il décrit les sessions en sa compagnie, celles-ci ressemblent à des rencontres sexuelles : « Le Tunisien s’est relevé et, debout devant moi, garde ses deux mains au-dessus de mon crâne. Je l’entends chuchoter : “Mon fils je te pénètre… Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, je te guéris.” » (1991, pp. 243-244) « Parce que Casablanca évoquait encore les opérations clandestines de transsexualité, j’avais aussi dit en riant, à qui voulait bien l’entendre, que j’y allais pour me faire opérer, afin de plaire enfin à Vincent. » (1991, 202)10 (Vincent est un jeune homme pour qui Guibert entretient une fascination, une amitié, une relation sexuelle dysfonctionnelle durant quelques années, une autre relation « détraquée ». Il fictionnalise cette relation dans Fou de Vincent 1989.) Toutefois, malgré le temps passé à observer les garçons et les hommes sur la plage à Casablanca et à Tanger, l’énergie sexuelle de Guibert est assez diminuée durant son voyage. À un moment, allongé sur la plage, il se retrouve dans l’incapacité de trouver la force de se relever :
J’eus envie du contact du sable sur mes voûtes plantaires. Je m’assis par terre pour me déchausser et retirer mes chaussettes. Je m’aperçus alors que je ne pouvais plus me relever. Aucune barre à quoi m’agripper, rien où je puisse me raccrocher pour me hisser sur mes jambes privées de forces. Ce vide, l’étendue immense face à l’océan et moi qui gesticule comme un crabe pour tenter de me relever, intriguant les jeunes garçons qui arc-boutaient leurs corps dans des équilibres compliqués, et qui ne comprenaient pas pourquoi un homme qui avait l’air d’avoir une trentaine d’années se mouvait comme ça, comme un vieillard… Quand je voulais remettre mes chaussettes, je m’aperçus que mes pieds étaient pleins de mazout. (1991, 247)
Tous les éléments de ce voyage ont l’air minable ou piteux, depuis l’orientalisme banal du genre narratif choisi par Guibert (« Mon récit s’intitulait Miracle à Casablanca », 1991, 198) jusqu’au caractère déplaisant de ses relations avec son hôte l’écrivain bilieux et rancunier, et à l’effort épuisant d’être un touriste malade, et l’idée de trouver une cure efficace sous les mains du guérisseur. Cette impression est liée à la curiosité d’écrivain de Guibert, au sujet de ce qui reste de sa sexualité, ses écarts et ses échecs, et bien sûr sa maladie. C’est un voyage impossible, un fiasco. Néanmoins, c’est un voyage qui opère comme une image d’un déplacement hétérotopique rêvé, qui pourrait peut-être ne jamais avoir lieu. Ce n’est pas dire qu’il n’y a pas de nécessité à poursuivre ce rêve, qui laisse ouvert la possibilité, selon les mots de Berlant, de « conceptions alternatives de comment la vie est apparue et comment elle pourrait être mieux façonnée de manière légitime », une recherche à la fois pleine d’espoir et sans espoir, non pas seulement pour une cure, ou pour une bonne histoire, mais pour une forme de connexion avec un public intime. C’est un pari sur une rencontre d’inconnus qui pourrait offrir « une certaine expérience d’appartenance et… un complexe ensemble de consolation, de confirmation, de discipline, et de discussion au sujet de la vie avec x » même si « x » semble indéfini dans ces circonstances. Le voyage est certainement lié à un besoin de l’écrivain d’une correspondance avec ses lecteurs, même si ce désir est porté à un extrême absurde. De toutes les lettres qu’il a reçues, Guibert choisit de répondre à celle de quelqu’un qui ne s’est même pas empressé de le lire, et il semble qu’il y ait une forme de connexion en dépit de cela.
Selon moi, ce qui unit Leduc et Guibert a à voir avec l’intensité de leur expérience d’inadéquation sociale, sexuelle et littéraire, et avec leur investissement dans leur narration du fiasco causé par cette inadéquation particulière. Ce faisant, ils nous offrent les résultats d’une enquête minutieuse de ce que ça veut dire, de ce que ça fait d’occuper une position d’inadéquation, une idiosyncrasie, en rapportant sociologiquement son échec de la typicalité dans sa relation tendue avec une quelconque manière partagée de cartographier le monde social. Ils écrivent sur cette situation pour la comprendre et la compenser, en faisant de la littérature un potentiel souffleur d’une communauté intime qui ne respecte pas des catégories d’identités sexuelles et sociales. Le voyage de Guibert à Casablanca fonctionne dans ce roman comme un conte d’inadéquation hétérotopique parmi d’autres. La narration de tels récits par Leduc et Guibert, ou d’écrivains posant des questions similaires, peut rarement compter sur le succès de leur entreprise. Leur meilleure option est d’aborder la question d’un « contre-public » inconnu, « détraqué », de la part de qui la reconnaissance pourrait venir un jour.
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Texte disponible en ligne à : http://desteceres.com/heterotopias.pdf↩
Sur l’automobile, la construction d’un réseau d’autoroute et l’évolution des genres dans l’écriture de soi, voir l’article d’Anne F. Garréta, « Autofiction : La Ford intérieure et le self roman » (2007).↩
La lettre a d’abord été publiée dans le journal Minuit 49, sous la direction de Mathieu Lindon, en mai 1982. Elle a été republiée dans La Piqûre d’amour et autres textes (1994).↩
Il existe une large littérature critique sur les romans de Guibert. Voir par exemple Jean-Pierre Boulé, Hervé Guibert: Voices of the Self (1999), ou Ralph Sarkonak, Angelic Echoes: Hervé Guibert and Company (2000). Voir également l’article de Vincent Kaufmann, « Geminga ou qu’est-ce qu’un événement littéraire » (1997), et le travail de David Caron, particulièrement The Nearness of Others: Searching for Tact and Contact in the Age of HIV (2014).↩
Selon la formulation lapidaire de Vincent Kaufmann, en 1990 et 1991, Guibert était « dévoré par sa maladie et ses lecteurs », « Geminga ou qu’est-ce qu’un événement littéraire » (1997, 18). Voir David Caron, The Nearness of Others: Searching for Tact and Contact in the Age of HIV (2014, 294).↩
David Caron écrit brillamment – en se mettant souvent en conversation avec Guibert – sur les interactions propres à une identité sociale séropositive aujourd’hui aux États-Unis et en France dans son livre The Nearness of Others (2014).↩
Durant l’épidémie de sida, lorsque le test d’anticorps pour le VIH est devenu accessible en 1985, il y a eu beaucoup de débats au sujet de la possibilité de se faire dépister. Quand des tests sont devenus accessibles, il n’y avait aucune raison médicale d’être dépisté, car il n’y avait pas d’intervention médicale pour les maladies reliées au sida avant l’apparition des symptômes. Cette situation a changé de manière dramatique avec la découverte des antirétroviraux. Les romans de Guibert se déroulent dans la période durant laquelle les premiers médicaments expérimentaux contre le VIH (l’AZT et le DDI) commençaient à être utilisés, mais avant l’élaboration de traitements efficaces pour contrôler l’infection. Des documents de cette période apparaissent dans Cindy Patton, Inventing AIDS (1990), et Michael Pollak, Les Homosexuels et le sida : Sociologie d’une épidémie (1988).↩
En 1969, le body artist homosexuel Michel Journiac, mort du sida en 1995, a inclus une « Recette pour un boudin noir fait de sang humain » dans sa pièce artistique Messe pour un corps, dans laquelle il conduit une messe avec un boudin fait de son propre sang, figurant l’Eucharistie. Voir Michel Journiac, catalogue d’exposition (Michel Journiac, catalogue d’exposition 2004, pp. 22-29).↩
Une partie de l’interview peut être visionnée ici : http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I07290571/herve-guibert-a-l-ami-qui-ne-m-a-pas-sauve-la-vie.fr.html.↩
« Qu’est-ce que c’était ? Une passion ? Un amour ? Une obsession érotique ? Ou une de mes inventions ? » se demande Guibert au début du roman Fou de Vincent (1989, 8).↩