Le mémoire de maîtrise en Langues et Littératures européennes soutenu par Adelaide Pagano comprend des recherches linguistiques, philosophiques, artistiques et historiques. Sa thèse soutient l’idée que les bouleversements produits par la Grande Guerre ont entraîné un relâchement des mœurs et la publication d’œuvres jugées comme immorales et impudiques.
La réflexion sur le thème de la pudeur avait été abordée en 2016 lors d’un séjour d’étude en France, à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, dans le cadre d’un séminaire de littérature française1. La recherche poursuivie à l’Université Federico II de Naples en 2017 sous la direction du professeur Valeria Sperti a repris le thème de la pudeur dans une nouvelle perspective en limitant l’analyse à la période historique des années 1914-1929 et en prenant appui sur l’analyse de trois œuvres choisies : Un amour de Swann de Marcel Proust (1913), Le Diable au corps de Raymond Radiguet (1923), Alexis ou le Traité du vain combat de Marguerite Yourcenar (1929). Ces trois romans traitent de thèmes liés à la sexualité et à la séduction qui posent la question de la pudeur : la séduction féminine dans le roman proustien ; la découverte de la sexualité dans les romans de Radiguet et de Yourcenar, et enfin, l’homosexualité dans le cas d’Alexis. La thèse du mémoire est que sous le couvert des questions de séduction et de sexualité, le thème de la pudeur apparaît notamment à travers les expédients spécifiques que sont le voile et le regard.
Le mémoire se compose de deux parties. Dans la première, la pudeur est analysée dans une perspective philosophique, linguistique, historique et artistique. Des œuvres d’arts appartenant à différentes époques, comme Le Christ voilé de Giuseppe Sanmartino et La Pudeur voilée de Antonio Corradini, sont convoquées afin d’examiner le rôle du voile comme un mécanisme optique qui augmente le désir de voir ou de découvrir le corps qui se cache sous le tissu. Le voile apparait dans les trois œuvres, en particulier dans le roman de Proust, où l’obstacle qui se pose entre la femme désirée et l’œil de Swann déclenche un désir de possession insoutenable pour le protagoniste. Le contexte socioculturel dans lequel s’inscrivent ces romans est pris en considération : les bouleversements et les changements produits par la guerre ont permis une tolérance envers ces œuvres jugées comme étant impudiques, mais qui n’ont pas été sanctionnées comme celles de Flaubert ou Baudelaire.
La deuxième partie du mémoire étudie les expédients de la pudeur dans les trois romans. Dans le roman de Proust, la pudeur a été mise en relation avec la séduction féminine. La protagoniste, Odette, connait l’art de la séduction et la pudeur qu’elle montre n’est qu’une stratégie pour réveiller le désir sexuel de Swann. Éric Fiat (2016) parle de pudeur simulée, laquelle a comme seul but la séduction de l’autre. Il s’agit en vérité d’une manifestation impudique où l’individu veut se montrer comme objet sexuel et qui s’oppose à la pudeur authentique. En revanche le désir de Swann pour Odette correspond aux mécanismes psychologiques provoqués par la pudeur : quand l’objet d’amour se cache, le désir augmente jusqu’à la folie. La scène où Swann espionne la chambre d’Odette par une fenêtre qui donne sur la rue est bien un exemple du désir de voir l’objet d’amour caché. Ce type de désir voyeuriste est aussi une des scènes principales de la transposition cinématographique de Volker Schlöndorff interprétée par Ornella Muti et Jeremy Irons.
Les deux autres romans, Le Diable au corps et Alexis ou le Traité du vain combat présentent d’autres aspects de la pudeur. Basés sur des faits autobiographiques, leurs narrateurs à la première personne sont aussi les protagonistes des romans. La superposition de ces trois figures – auteurs, narrateurs et protagonistes – pose la question de la pudeur. En premier lieu, les deux auteurs, lors de la publication des romans, ont cherché à écarter l’idée que les personnages du livre étaient réels. S’agit-il d’un signe de pudeur ou d’une tentative de ne pas impliquer des personnes réelles dans des romans à scandale ? Le style de chaque auteur est analysé. Le cynisme caractérise le roman de Radiguet. L’histoire adultère entre deux adolescents dans la période de la guerre est décrite avec parfois de la cruauté, sans la moindre marque de culpabilité de la part du narrateur. Pour Éric Fiat, le cynisme est une attitude qui montre là où il faudrait cacher. Comme les cyniques grecs qui s’opposaient à la pruderie de leur époque, le narrateur de Radiguet semble combattre toutes les règles sociales. Le cynisme peut donc être défini comme une forme d’impudeur.
Au contraire, la longue confession d’Alexis à sa femme Monique est écrite sous le signe de l’omission. Même le mot « homosexualité » n’est jamais prononcé. Dans ce cas, donc, c’est comme si le narrateur cherchait à rendre explicite l’implicite : le mot exact est un œil trop indiscret auquel le narrateur même doit se dérober. L’omission peut être considérée comme une forme de pudeur d’un narrateur à la première personne.
Le dernier point de comparaison des deux romans considère la découverte de la sexualité par les protagonistes. La présence des motifs typiques de la pudeur s’ajoute aux descriptions du monde des adultes caractérisé par la pruderie, l’autocensure et le silence.
Le mémoire conduit à deux conclusions différentes. En premier lieu, les romans qui abordent les thèmes de la sexualité, du désir sexuel et de ses perturbations, provoquent une réaction de pudeur chez le lecteur auquel ils apparaissent impudiques. Dans le cas des trois romans étudiés, le contexte historique a permis une certaine tolérance. En second lieu, la pudeur, thème complexe, se révèle omniprésente à travers les motifs du regard et du voile qui cache l’objet d’amour, ainsi que dans le style des auteurs (cynisme ou omission).
Bibliographie
Proust, Marcel. 1913. « Un amour de Swann ». In Du côté de chez Swann. Paris, France: Bernard Grasset.
Radiguet, Raymond. 1923. Le Diable au corps. Paris, France: Bernard Grasset.
Van Reeth, Adèle, et Éric Fiat. 2016. La Pudeur. Paris, France: Plon.
Yourcenar, Marguerite. 1929. Alexis ou le Traité du vain combat. Paris: Au sans pareil.
Séminaire proposé par Anaïs Frantz sous le titre « De la pudeur féminine à l’impudeur littéraire : le roman féminin de langue française aux XXe et XXIe siècles », Sorbonne Nouvelle-Paris 3, année 2016-2017.↩