PREMIÈRE PARTIE
« L’histoire littéraire comporte, semble-t-il, peu d’énigmes. En voici, cependant, une qui a Barthes pour héros. »1 :
L’égarement
La mort de Roland Barthes, renversé à Paris par une camionnette le 25 février 1980, ne fut pas immédiate. C’est un fait aujourd’hui bien connu. Son agonie allait se prolonger pendant plus d’un mois dans une salle de soins intensifs de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il est resté dans un semi-coma tout au long du mois de mars. D’après quelques amis qui ont pu s’approcher de lui, il n’était pas complètement inconscient et parfois il répondait par des gestes ou des mouvements des lèvres lorsqu’on lui adressait la parole. Mais il est mort sans qu’il puisse expliquer son accident. Des passants qui l’ont vu traverser la rue des Écoles face au Collège de France affirment qu’il marchait sur le passage clouté quand l’estafette d’une blanchisserie l’a percuté. D’autres témoins assurent qu’il n’a pas regardé vraiment le trafic des véhicules avant de traverser la chaussée. Roland Barthes était apparemment distrait. C’est possible. Il venait de déjeuner avec François Mitterrand, Jack Lang et quelques intellectuels parisiens chez un ami commun, Philippe Serre, rue des Blancs Manteaux. Parmi ses proches, on savait qu’il était très déprimé après la mort de sa mère, décédée en octobre 1977. Derrière cet accident on pouvait même imaginer un suicide. Plus tard, quelques romanciers opportunistes se sont emparés de l’affaire et ils ont supputé un meurtre, digne d’un polar de Simenon. Deux livres publiés chez Gallimard et chez Grasset – L’homme qui tua Roland Barthes (Clerc 2010) et La septième fonction du langage (Qui a tué Roland Barthes ?) (Binet 2015) – jouent la thèse de l’assassinat du sémiologue, implacable critique dans sa jeunesse de la bourgeoisie et de la presse française. Émile Zola, assassiné par les antidreyfusards avec la complicité de la police en 1903 (soupçon aujourd’hui devenu une évidence dont on ne parle pas), ne se serait pas étonné d’un crime pareil.
En tout état de cause, la mort de Roland Barthes (inventeur, à son insu, d’un sous-genre littéraire : « l’essai-roman ») reste énigmatique2. Or, une autre énigme concerne non pas sa mort, mais sa vie et son parcours d’écrivain décisif pour l’évolution de la littérature. À l’âge de 38 ans, au sommet de sa puissance intellectuelle, il écrit à propos du roman :
Le Roman est une Mort ; il fait de la vie un destin, du souvenir un acte utile, et de la durée un temps dirigé et significatif. Mais cette transformation ne peut s’accomplir qu’aux yeux de la société. C’est la société qui impose le Roman, c’est-à-dire un complexe de signes, comme transcendance et comme Histoire d’une durée. C’est donc à l’évidence de son intention, saisie dans la clarté des signes romanesques, qu’on reconnaît le pacte qui lie par toute la solennité de l’art l’écrivain à la société. Le passé simple et la troisième personne du Roman ne sont rien d’autre que ce geste fatal par lequel l’écrivain montre du doigt le masque qu’il porte. Toute la Littérature peut dire : « Larvatus prodeo », je m’avance en désignant mon masque du doigt. Que ce soit l’expérience inhumaine du poète, assumant la plus grave des ruptures, celle du langage social, ou que ce soit le mensonge crédible du romancier, la sincérité a ici besoin de signes faux, et évidemment faux, pour durer et pour être consommée. Le produit, puis finalement la source de cette ambiguïté, c’est l’écriture. Ce langage spécial, dont l’usage donne à l’écrivain une fonction glorieuse mais surveillée, manifeste une sorte de servitude invisible dans les premiers pas, qui est le propre de toute responsabilité : l’écriture, libre à ses débuts, est finalement le lien qui enchaîne l’écrivain à une Histoire elle-même enchaînée : la société le marque des signes bien clairs de l’art afin de l’entraîner plus sûrement dans sa propre aliénation. (Barthes, Roland 1953, 33)
Mort/masque/mensonge/faux/ambiguïté/servitude/écrivain-enchaîné /histoire-enchaînée/aliénation, etc., le lexique barthésien à propos du roman semble lapidaire. Cependant, comme le remarque Valère Etienne, participant attentif à son dernier séminaire – « La Préparation du roman » – au Collège de France (1978-1980), voilà que vingt-cinq ans plus tard l’écriture de Barthes tend de nouveau vers le roman, au point (dit Valère Étienne) de lui consacrer, à ce titre, un séminaire tout entier. Dès 1978, le séminaire sur La Préparation du roman (…) marquait l’éclatement au grand jour de son désir de roman (…) en même temps qu’il préparait le terrain pour une hypothétique mise en marche du processus d’écriture qu’un tel désir suscitait. « C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité », avouait Barthes à son auditoire du Collège de France, à l’occasion d’une conférence donnée quelques semaines avant le début du séminaire. On mesure le chemin parcouru depuis Le Degré Zéro, où il semblait précisément que le roman avait en propre de faire parler la généralité à la place de l’intime. Bref, tout se passe comme si Barthes avait d’abord mis en pièces le roman dans Le Degré Zéro afin de laisser à nu ce qu’il estimait être les fondements les plus essentiels de l’écriture et de rendre l’écrivain à sa liberté et à son authenticité… (Etienne, Valère 2012)
Comment expliquer un tel parcours ? Peut-on parler d’égarement, de retournement, de reniement ? Pourtant, son dédain du roman était sans appel, surtout s’agissant du roman « commercial ». Commentant l’exploitation médiatique de Minou Drouet, fillette prodige qui épatait les bourgeois par la précocité de sa production versifiée, Barthes s’en prend dans Mythologies (1957) à l’hypocrisie mercantile de la presse parisienne (L’Express, Elle, Le Figaro, etc.) et, par ricochet, au roman et au prix Goncourt :
Cette Poésie-là a naturellement son Roman, qui sera, dans son genre, un langage tout aussi net et pratique, décoratif et usuel, dont la fonction sera affichée pour un prix raisonnable, un roman bien « sain », qui portera en lui les signes spectaculaires du romanesque, un roman à la fois solide et pas cher : le Prix Goncourt, par exemple, qu’on nous a présenté en 1955 comme le triomphe de la saine tradition (Stendhal, Balzac, Zola relaient ici Mozart et Rimbaud) contre les décadences de l’avant-garde. L’important, comme dans la page ménagère de nos journaux féminins, c’est d’avoir affaire à des objets littéraires dont on sache bien la forme, l’usage et le prix avant de les acheter, et que jamais rien en eux ne dépayse… (Barthes, Roland 1957, 159)
Le Barthes de Mythologies – admirateur de Brecht, de Sartre, de Marx – était particulièrement virulent à l’égard de la bourgeoisie (« La bourgeoisie manque essentiellement d’intelligence », constatait déjà Balzac dans son pamphlet contre la presse (1842)), surtout de la petite bourgeoisie, la classe sociale dont il était issu, et qu’il critiquait d’une façon à la fois drôle et féroce, avec une justesse et une élégance très au-dessus des politiciens et des intellectuels de gauche des années cinquante. Mais sa vision du roman n’était pas idéologique, encore moins politique, elle était fondamentalement « sémiologique ». C’est le roman comme « complexe de signes » qui l’intéressait et, derrière lui, le mécanisme de la société dont il est le produit littéraire par excellence (par « abondance », pourrait-on dire).
Les genres littéraires
Nadine Monier-Bérangier, fine exégète de l’œuvre de Barthes, rappelle dans son article « Roland Barthes et le roman » (1986) que le sémiologue s’opposait à la division traditionnelle des genres littéraires : le roman, le théâtre, l’épopée, etc. Et elle s’interroge sur la légitimité de lier son nom à un genre spécifique comme le roman, dans la mesure où il ne tient pas compte de la rhétorique conventionnelle des genres. En effet Barthes, qui se reconnaissait lui-même comme un écrivain d’avant-garde, n’accordait pas trop d’importance à la Rhétorique. Néanmoins, dans son séminaire sur l’ancienne rhétorique programmé en 1964 à l’École Pratique des Hautes Études de Paris, il exhibe une connaissance profonde de cette science depuis ses origines aristotéliciennes jusqu’à nos jours, tout en affichant son détachement des classifications stéréotypées qu’elle propose. Cela était de mise au XIXe siècle, mais depuis Flaubert et, surtout, après Marcel Proust, les conventions rhétoriques lui semblaient superflues :
À partir du moment où il y a pratique d’écriture, on est dans quelque chose qui n’est plus tout à fait la littérature au sens bourgeois du mot. J’appelle cela le texte, c’est-à-dire une pratique qui implique la subversion des genres ; dans un texte ne se reconnaît plus la figure du roman ou la figure de la poésie, ou la figure de l’essai,
disait-il dans un dialogue avec Maurice Nadeau sur France Culture, le 13 mars 1973 (Barthes, Roland 1973a). Et pourtant, cette désaffection de Barthes pour l’une des plus anciennes disciplines de la littérature aura une incidence plutôt négative pour la production de son œuvre et pour la compréhension de celle-ci. Dubitatif, il va se questionner souvent sur la définition la plus appropriée à donner à ses livres. Parlant des Fragments d‘un discours amoureux (1977), il se demande s’il a écrit quelque chose comme un essai ou bien un roman dépourvu de personnages. D’ailleurs, revenant sur son récit autobiographique Roland Barthes par Roland Barthes (1975), il imagine que ce livre aurait pu être écrit… par un personnage de roman :
Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman… ou plutôt par plusieurs (…) La substance de ce livre est donc totalement romanesque. L’intrusion dans le discours de l’essai d’une troisième personne qui ne renvoie cependant à aucune créature fictive, marque la nécessité de remodeler les genres : que l’essai s’avoue presque un roman, un roman sans noms propres. (Barthes, Roland 1975, 4)
Le désir du roman, la vita nuova
Cela pourrait passer pour de la simple coquetterie rhétorique. Barthes aurait pu s’appuyer sur son propre concept du « texte » pour répondre à ses doutes, mais malgré son immense intelligence (il en était fier) et de son érudition abyssale (il en était très jalousé), il semblait « rhétoriquement » hésitant. Rappelons que Proust, lui aussi, ne savait pas au début de l’écriture de la Recherche s’il était en train d’écrire un roman ou « autre chose »3. Ce qui est certain, c’est que vers la fin de sa vie Barthes éprouvait « le désir du roman ». Désir étonnant pour un ancien pourfendeur du genre, d’autant plus qu’il ne se proposait pas d’écrire un « petit roman », mais un roman ayant comme références grandioses Guerre et Paix (1879) et la Recherche (1913) (« Deux romans m’ont servi de moteur au fantasme de roman : le premier, c’est À la recherche du temps perdu, le second, c’est Guerre et Paix de Tolstoï » (Barthes, Roland 1978a, 68)), tout en s’inspirant de La Vita Nuova (1294) de Dante Alighieri. Car derrière ce désir, c’était une nouvelle vie, una vita nuova qu’il souhaitait, loin de son sérieux de sémiologue (« un roman ne se définit pas par son objet, mais par l’abandon de l’esprit de sérieux » (Barthes, Roland 1973b)). D’ailleurs, il voulait faire de « La Préparation du Roman » un séminaire différent de tous ceux qu’il avait dirigés auparavant. Prisonnier de sa carrière académique, freiné par ses piges de journaliste amateur, balloté par ses conférences urbi et orbi, il regrettait de n’avoir pu se consacrer entièrement à une seule tâche, celle d’écrire, et de se vouer exclusivement au développement de son œuvre. Dans ce nouveau séminaire, son intention implicite était de profiter du discours pédagogique adressé aux étudiants pour concrétiser son désir personnel d’écriture. Il rêvait d’une spontanéité poétique, d’une aisance narrative, libre de toutes les contraintes académiques et administratives qui, d’ordinaire, l’accablaient. Ce faisant, il rendait son activité créatrice inévitablement perméable aux ambigüités et aux contradictions… romanesques.
L’Imprimerie / l’écriture électronique
Plus déroutant encore que ses contradictions dans son approche équivoque du roman, c’est le peu d’intérêt qu’il accorde au développement historique du genre : « Je ne me demanderai pas si le roman est historiquement possible aujourd’hui. Pour le moment, je ne vais pas penser le Roman – mon Roman – d’une façon tactique » (Barthes, Roland 1978a, 67), annonce-t-il. Il se contente de références ponctuelles aux romans classiques du XIXe siècle (surtout, Flaubert), mais il ne tient pas compte du travail historiographique accompli par Mikhaïl Bakhtine dans sa théorie du roman. Et pourtant Julia Kristeva, sa disciple dans le groupe Tel Quel, avait contribué à l’introduction de la pensée de Bakhtine en France (préface de La Poétique de Dostoïevski (1970)). Cela l’indiffère. Barthes, qui dans la préface de ses Essais Critiques disait que « la Rhétorique – technique de l’information exacte – est la dimension amoureuse de l’écriture » (Barthes 1964, 16), place par la suite la rhétorique au niveau « d’une typologie très grossière qui serait, dans ce cas-là, les « genres » littéraires. On pourrait d’ailleurs, et ce serait une nouvelle définition du genre littéraire (…), ajouter une définition un peu paradoxale et un peu farfelue : le genre littéraire serait ce qui est fantasmé quand on veut écrire » (Barthes, Roland 1978a). Cette désinvolture face à l’histoire du genre l’empêchera d’observer et d’apprécier dans toute son importance un fait décisif : le rapport entre l’invention de l’imprimerie et le surgissement du roman moderne, dont l’œuvre de Rabelais (et non pas celle de Cervantès) est le point de départ. Dans sa théorie du texte, Barthes ne se penche à aucun moment sur le lien entre l’écriture et la technique qui la soutient. Or, Les Cinq Livres (2017) n’auraient jamais vu le jour sans l’invention de Gutenberg, comme Rabelais l’admettait très content d’avoir pu profiter de la mise en fonctionnement des imprimeries en France et en Europe. La production du texte rabelaisien, débordant de drôlerie dans son épaisseur généreuse, polymorphe et plurilingue, était devenue matériellement possible par le dépassement de la laborieuse calligraphie individuelle des copistes (à peine 250 copies du Roman de la rose (1974) en deux siècles) grâce à une machine qui permettait à l’écrivain de déployer sans entraves les méandres et les caprices de sa créativité. Dans ses réflexions romanesques, Barthes fera allusion au roman-feuilleton des journaux du XIXe siècle, mais – bien qu’il fasse du matérialisme (dialectique, historique) l’un des piliers de sa théorie du texte – il ne s’intéresse pas aux progrès techniques de la presse, favorisée par des imprimantes de plus en plus rapides et par la prodigieuse linotypie. La production des dizaines de romans qui composent la Comédie Humaine est manifestement tributaire d’une technique fondamentale pour l’essor de l’écriture, de la lecture, de la littérature. Barthes n’y prêta aucune attention particulière. De même, l’invention de l’écriture électronique et l’apparition d’Internet, qui commençait à se développer vers la fin des années 70, n’éveillèrent pas chez lui une véritable envie de théorisation. Il se contenta d’observer le phénomène d’un point de vue sémiologique (message, codes, communication), mais non pas numérique. Ce n’était pas son sujet de prédilection. Il avait été pris de court par la révolution internaute, qui le surprit bien au-delà du mezzo del cammin di nostra vita4. Sinon, il aurait certainement analysé l’influence de la cybernétique sur l’évolution des genres littéraires, notamment narratifs. Son destin et sa mort prématurée ne lui ont pas permis de saisir à temps l’importance rhétorique de ces inventions.
Dilettantisme / Avant-garde
On a souvent parlé du « dilettantisme » de Barthes, qui semblait toucher à tout sans s’identifier durablement à rien. Pourtant, dans les années 50 il s’était épris d’une forte admiration pour Brecht et sa conception du « théâtre révolutionnaire », opposée au « théâtre bourgeois », celui de Racine et autres dramaturges « classiques ». Son activité enthousiaste et sans relâche dans le monde du théâtre aux côtés de Jean Vilar (Barthes écrivait aussi des critiques pour la revue Le Théâtre populaire) et au service de la « révolution brechtienne » (Barthes 1964, 56) rappelait celle des militants marxistes-léninistes ou trotskistes de l’après-guerre :
Les complaisances générales dont jouit actuellement le théâtre bourgeois sont telles que notre tâche ne peut être d’abord que destructrice. Nous ne pouvons définir le Théâtre Populaire que comme un théâtre purifié de ses structures bourgeoises, désaliéné de l’argent et de ses masques,
affirmait-il dans l’éditorial du N°5 du Théâtre Populaire (Barthes 1954). Après la prise de pouvoir du général De Gaulle en 1958, son militantisme brechtien (et sartrien) commença à faiblir. Pourtant, il ne s’est jamais renié. Dans un entretien avec Caroline Alexander pour L’Express le 18 avril 1978, il assurait : « J’ai été très marqué par Brecht et les débuts du Berliner Ensemble. J’en ai gardé les critères ». Devenu plutôt anarchiste, son incorporation au groupe Tel Quel l’approcherait du maoïsme. Fatigué idéologiquement, il avait de plus en plus horreur des « systèmes » et ne voulait pas se laisser enfermer dans aucune idéologie, d’aucune sorte. Il était toujours marxiste, certes, mais « intellectuellement » marxiste : il ne milita jamais dans aucun parti politique. Or, peut-on voir dans son supposé dilettantisme idéologique ou esthétique une instabilité intellectuelle qui expliquerait son parcours en zigzag face au roman ? Ce serait une explication par trop facile. Authentique chercheur, Barthes était constamment en quête du nouveau et se considérait lui-même, disions-nous, comme un écrivain d’avant-garde. Son appartenance au groupe Tel Quel dans les années 60/70 parmi d’ambitieux intellectuels « révolutionnaires », prouve son envie sincère de revitaliser une littérature perpétuellement menacée de banalisation par la société bourgeoise :
Il y a sans doute des révoltes contre l’idéologie bourgeoise. C’est ce qu’on appelle en général l’avant-garde. Mais ces révoltes sont socialement limitées, elles restent récupérables. D’abord parce qu’elles proviennent d’un fragment même de la bourgeoisie, d’un groupe minoritaire d’artistes, d’intellectuels, sans autre public que la classe même qu’ils contestent, et qui restent tributaires de son argent pour s’exprimer. Et puis, ces révoltes s’inspirent toujours d’une distinction très forte entre le bourgeois éthique et le bourgeois politique : ce que l’avant-garde conteste, c’est le bourgeois en art, en morale, c’est, comme au plus beau temps du romantisme, l’épicier, le philistin ; mais de contestation politique, aucune. Ce que l’avant-garde ne tolère pas dans la bourgeoisie, c’est son langage, non son statut. Ce statut, ce n’est pas forcément qu’elle l’approuve ; mais elle le met entre parenthèses : quelle que soit la violence de la provocation, ce qu’elle assume finalement, c’est l’homme délaissé, ce n’est pas l’homme aliéné… (Barthes, Roland 1957)
met-il en garde ses lecteurs dans Mythologies, conscient des limites de son activité avant-gardiste. Quelques années plus tard, il va nuancer sa position :
C’est pourquoi je pourrais dire que ma propre position historique est d’être à l’arrière-garde de l’avant-garde : être d’avant-garde, c’est savoir ce qui est mort ; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore. J’aime le romanesque, mais je sais que le roman est mort. (Barthes, Roland 1971, 102)
Ses positions reflètent un flottement certain et il n’est pas illogique de parler d’oscillation dans sa démarche romanesque. Mais c’est le dû de tout chercheur, de tout scientifique (et Barthes l’était au plus haut niveau en tant que sémiologue) d’avancer à tâtonnements dans ses recherches :
Pour avancer un peu dans le Fantasme (c’est-à-dire pour entrevoir d’en sortir vers le Réel), je devrais essayer de voir avec lucidité quelles sont mes propres dispositions (comme on dit mes « facilités » personnelles) à faire un Roman ; il faut que j’examine d’après ce que je sais de moi, de ma pratique d’écriture, si je peux faire un roman, après tout, si j’en suis capable. Ma seule force (pour le moment), c’est mon désir (de faire un roman), c’est l’obstination de ce désir, mais même si j’ai souvent « flirté » avec le Romanesque, le Romanesque n’est pas le Roman, et c’est précisément ce seuil que je veux franchir. (Barthes, Roland 1978a, 77)
Voulait-t-il « ressusciter » le roman comme genre littéraire, forme narrative qu’il avait déclaré « morte », mais qui d’une façon ou d’une autre continuait de le fasciner ? Et puis, qu’entendait-il au juste par « romanesque », par « roman » ? Nadine Monier-Bérengier signale que Roland Barthes n’a jamais donné une définition du roman. Quant à son concept du romanesque, il est aussi diversifié que flou. L’auteur de Sade/Loyola/Fourier (1971), chef d’œuvre pédagogique dont l’assemblage des textes rappelle l’exactitude d’un orfèvre-horloger, s’égare dans une imprécision étonnante dès qu’on touche au roman. Lors d’un entretien avec Bernard H. Lévy publié en janvier 1977 dans le Nouvel Observateur, Barthes reconnaît qu’il écrit « au coup par coup, par un mélange d’obsessions, de continuités et détours tactiques ». Questionné sur la rigueur de ses concepts, il affirme qu’il s’agit de « concepts-métaphores, qui fonctionnent comme des métaphores (…) Et mes concepts, du coup, n’ont pas toute la rigueur que leur donnent d’habitude les philosophes » (Barthes 1977a). Tout ceci est en vérité très énigmatique. Les points interrogants sont nombreux.
Balzac, Gide, Proust…
Son intérêt à analyser l’œuvre de Balzac (l’analyse novatrice de Sarrasine (1830) lui permit de fonder ce qu’on allait appeler par la suite « la nouvelle critique ») ou celle de Flaubert et, par l’intermédiaire de l’œuvre de Robbe-Grillet, le Nouveau Roman (sans compter sa défense, plutôt émotive, des romans « telqueliens » de Philippe Sollers), montre que le romanesque était pour lui un problème essentiel à comprendre et à résoudre. Nous savons que dans sa jeunesse il avait eu une grande admiration pour Gide et Les Nourritures Célestes (1897), puis une vénération profonde pour Marcel Proust et la Recherche, horizon fuyant de toute sa vie d’écrivain. « La littérature lisible ne dépasse guère Proust », disait-il dans une séance de « La Préparation du Roman », le 16 février 1980. Dans Le Plaisir du Texte, il affirme l’importance axiale qu’il accorde à l’œuvre proustienne : « Je comprends que l’œuvre de Proust est, du moins pour moi, l’œuvre de référence, la mathesis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire… » (Barthes, Roland 1973c, 59) Néanmoins, cette vénération de la Recherche ne l’empêche pas de constater, pendant la séance du 9 décembre 1978, tout ce qui, dans sa tentative de trouver une forme romanesque personnelle (une forme « brève », inspirée en partie des « haïkus » japonais), le sépare de Proust et du roman : « Sans doute ai-je quelques souvenirs-éclairs, des flashes de mémoire, mais ils ne prolifèrent pas, ils ne sont pas associatifs (torrentueux) ≠ Proust. Ils sont immédiatement épuisés par la forme brève […], d’où l’impression de « romanesque » qu’on peut avoir [de cette forme], mais aussi, précisément, ce qui le sépare du Roman » (Barthes, Roland 1978a, 80).
Barthes dissimule à peine son ambition d’aboutir à une nouvelle forme « séparée du roman ». Ce n’est pas très clair, mais peu importe. Le fait marquant de sa propre recherche est son honnêteté intellectuelle constante, mise en valeur dans un article de Tzvetan Todorov (1981, pp. 323-327). Barthes hésite, mais il cherche honnêtement, sans discontinuer. Dans sa Théorie du texte (1974), développée pendant ses cours à l’École Pratique des Hauts Études, il fera un effort formidable pour clarifier sa pensée. Sa théorie l’amènera à poser les fondements d’une nouvelle approche des genres littéraires, par-dessus la rhétorique conventionnelle, qu’il maitrise autant qu’il méprise. Peu après, il va publier Roland Barthes par Roland Barthes (1975) et Fragments d’un discours amoureux (1977), livres qui vont confirmer et compléter sa théorie du texte. Roland Barthes par Roland Barthes n’est pas un simple récit autobiographique accompagné de quelques photos de famille et les Fragments d’un discours amoureux ne constituent pas un recueil de quelques confidences « amoureuses » homosexuelles, ce sont des « textes » (dans le sens qu’il donne au mot « texte » dans sa nouvelle théorie) étonnamment innovateurs de la littérature narrative. Ces livres (en particulier les Fragments) et sa théorie du texte, même s’ils n’annoncent pas explicitement une nouvelle rhétorique, apportent une grande lumière pour comprendre la littérature narrative et la problématique des genres. Par malheur – et ceci peut paraître étrange, contradictoire, difficile à admettre – cette lumière éblouit et aveugla Barthes lui-même, qui n’aura pas la tranquillité émotionnelle (à cause du deuil de sa mère), ni le temps (à cause de sa mort imprévue) de la diriger calmement et efficacement sur son travail d’écrivain.
Afin de mieux saisir les sinuosités de son cheminement, il faut revenir sur son analyse de l’œuvre de Proust. Pour Barthes, contrairement à l’opinion des critiques ordinaires, la Recherche n’est pas un roman, même si parfois, porté par l’inertie commerciale de l’establishment édito-littéraire, il en parle comme d’un « roman ». Ce serait plutôt quelque chose entre un essai et un roman, une œuvre qui appelle à une « tierce forme », à une forme à deux versants, celle de l’essai et celle du roman, mais qui est dialectiquement au-dessus de ces deux genres, tout en les assumant, en les absorbant. Il faudrait parler de « texte » dans le sens précisé dans sa théorie, dénomination un peu plus épaisse que celle de « mayonnaise » qu’il utilise dans son article sur Proust, « Ça prend », rédigé parallèlement à son séminaire : « La Recherche est comme une mayonnaise [qui] se lie, et n’a plus dès lors qu’à augmenter peu à peu » (Barthes 2003, V:655), assure-t-il, goguenard, faisant référence au développement de l’œuvre proustienne. C’est bien connu, Barthes s’est largement nourri de la Recherche, œuvre de plaisir (« Une grande œuvre de plaisir, celle de Proust, par exemple… » (Barthes, Roland 1973c, 40). De toute façon, lorsqu’on lit Barthes par Barthes ou Fragments d’un discours amoureux, il est impossible de ne pas faire le rapprochement intertextuel avec l’œuvre de Proust. Par moments, il est possible d’imaginer qu’on assiste à une sorte d’écho ou, mieux encore, à un approfondissement de la pensée proustienne. Car Barthes, porté par sa maîtrise poétique de la sémiologie (il a « poétisé » la sémiologie, pourrait-on dire) va plus loin que Marcel Proust dans sa phénoménologie de l’expérience amoureuse, ne serait-ce que par le positionnement univoque de son Moi créateur, pilier de sa subjectivité immédiate, dépourvue de l’écran du « personnage » (chez lui, il n’y a pas d’Albertine) face à la réalité concrète de l’« objet » aimé (à l’opposé, et le détail est amusant, de Dante dans la Vita Nuova (1294) et de son recours à la Donna dello schermo pour occulter son amour adultère pour Béatrice). Toutefois, il est toujours dubitatif en ce qui concerne la définition formelle de son texte en préparation, hésitation moins importante dans le cas de l’auteur de la Recherche que dans le sien : Proust n’était pas un scientifique, tandis que lui, le docte conférencier de « La Préparation du Roman » au Collège de France, le sage Directeur de l’École des Hauts Études de Paris, l’était d’office et cela à un très haut niveau d’exigence. « Cela ne veut pas du tout dire que je sois un spécialiste de Proust : Proust, c’est ce qui me vient, ce n’est pas ce que j’appelle ; ce n’est pas une « autorité » ; simplement un souvenir circulaire » (Barthes, Roland 1973c, 59), prévient-il, toujours dans Le Plaisir du Texte en s’excusant de ses imprécisions. Dans sa conférence sur Proust au Collège de France (séance du 19 octobre 1978) les imprécisions rhétoriques sont nombreuses. Après avoir parlé de « la tierce forme » proustienne (logiquement « post-romanesque »), il revient sur le Roman (avec majuscule) : « J’aimerais un jour développer ce pouvoir du Roman (…) étant donné que j’appelle ainsi, par commodité, toute Forme qui soit nouvelle par rapport à ma pratique passée, à mon discours passé. Cette Forme je ne puis la soumettre par avance aux règles structurales du Roman… » (Barthes, Roland 1978a).
L’occultation médiatique de Roland Barthes
Barthes revient donc sans cesse sur la problématique du roman. Pas seulement pour des raisons rhétoriques, strictement littéraires, mais aussi pour dénoncer des pratiques éditoriales, banalement commerciales. Dans Mythologies, Barthes dénonçait courageusement le « roman commercial », celui qui constitue la poutre maîtresse de l’industrie édito-littéraire. Avec témérité, il se moquait de la presse (L’Express, Paris-Match, Elle, France-Soir, Le Figaro, etc.) pour sa connivence avec le monde de l’édition, complicité maladroitement camouflée tant leurs liens financiers sont visibles. Les « relents marxistes » dont il sera accusé par la suite (et même aujourd’hui par d’anciens compagnons jaloux de son génie), expliquent en partie la relative occultation de son œuvre5. Néanmoins, plus que sa reconnaissance du matérialisme dialectique, du matérialisme historique, et sa caricature sans merci de la bourgeoisie (des « relents marxistes », donc) c’est sa mise en question du roman dans sa Théorie du Texte qui a ébranlé la torpeur et les certitudes pantouflardes du milieu littéraire parisien :
Le texte est étudié d’une façon immanente, puisqu’on s’interdit toute référence au contenu et aux déterminations (sociologiques, historiques, psychologiques), et cependant extérieure, puisque le texte, comme dans n’importe quelle science positive, n’est qu’un objet, soumis à l’inspection distante d’un sujet savant. On ne peut donc parler, à ce niveau, de mutation épistémologique. Celle-ci commence lorsque les acquêts de la linguistique et de la sémiologie sont délibérément placés (relativisés : détruits-reconstruits) dans un nouveau champ de référence, essentiellement défini par l’intercommunication de deux épistémès différentes : le matérialisme dialectique et la psychanalyse. La référence matérialiste-dialectique (Marx, Engels, Lénine, Mao) et la référence freudienne (Freud, Lacan) voilà ce qui permet, à coup sûr, de repérer les tenants de la nouvelle théorie du texte. (Barthes Roland 1974)
Les tenants de la nouvelle théorie ne peuvent pas être, logiquement, des romanciers. Alors, pourquoi Barthes dans les dernières années de sa vie annonçait-il son désir d’écrire un roman ? Ce désir, répond-t-il à une vraie volonté de revenir en arrière pour opérer un retournement rhétorique destiné à réintroniser un genre qu’il avait lui-même déclaré « mort » ? S’agit-il d’une restauration après une révolution dévoyée ? Les clercs du milieu pourraient prétendre que la démarche de Barthes correspond simplement à celle d’un marxiste repenti qui a compris enfin que le roman est le promoteur et le défenseur de la liberté et des droits de l’homme, piétinés par les communistes-anthropophages6. Pourtant, si on observe attentivement le parcours avant-gardiste de Barthes, on peut constater que son cheminement créatif entre sa jeunesse et les deux dernières années de sa vie est assez cohérent d’un point de vue esthétique et idéologique, au moins en ce qui concerne ses grands ouvrages. Ainsi, Le Degré Zéro de l’Écriture (1953), où il dénonce le mécanisme du roman comme produit et source d’aliénation de notre société, est suivi par l’acuité décapante de sa critique de la bourgeoisie française dans Mythologies (1957), chef-d’œuvre de l’ironie littéraire ; puis (après d’autres livres et de nombreux essais éblouissants dans la grisaille parisienne du Nouveau Roman des années 60), par Le Plaisir du Texte (1973a), ouvrage audacieux, délicieusement provocateur et avant-gardiste ; ensuite Barthes par Barthes (1975), « autofiction » aussi proustienne qu’originale et, finalement, en 1977, Fragments d’un discours amoureux, (1977) son chef d’œuvre absolu, l’un des plus beaux livres de la littérature française contemporaine. Dans ces ouvrages on ne remarque aucun revirement radical concernant sa vision du roman. Bien au contraire, Barthes par Barthes et, surtout, les Fragments confirment à la perfection sa Théorie du Texte (1973), qui démonte et dépasse le roman anticipant une nouvelle étape dans l’histoire de la littérature : l’étape que j’appelle « post-romanesque », et l’avènement d’un nouveau genre narratif, l’Intertexte, que Barthes prélude sans le nommer et sans être vraiment conscient de la portée rhétorique de ses propres recherches. Seul Alain Robbe-Grillet s’aperçut de l’importance avant-gardiste des Fragments : « Avec Fragments d’un discours amoureux tu as franchi, non pas le pas de la société, mais ton propre pas vers ce qui apparaîtra, peut-être, dans vingt ans comme le Nouveau Nouveau Roman… » (Samoyault, Thiphaine 2015, 632) écrit-il dans une lettre à son ami sémiologue. Robbe-Grillet, à part les dates, ne se trompait pas. Les Fragments et, dans une certaine mesure, Roland Barthes par Roland Barthes, sont des « Intertextes » précurseurs. Dans un entretien accordé à l’Humanité le 9 mars 1978, quand on lui demande s’il était prêt à écrire un roman, Barthes affirme : « Écrire un (…) roman c’est renoncer à une certaine exigence de modernité, abandonner toute intention d’avant-garde, renouer avec des styles passés (…) Nous devons tous écrire plus « populaire » ; encore faut-il que ce tournant, ce changement de pratique et d’image soit vécu intérieurement, non comme un retour simpliste à des formes passéistes, mais comme une pensée nouvelle du moderne lui-même. Quoi qu’on écrive, il faut rester à l’écoute du « contemporain » » (Barthes, Roland 1978b, 538). Barthes dit ceci à peine deux ans avant sa mort. En cela, il rejoint Picasso… et Peter Brook (Gac 2019a).
Le fantasme
Répétons-le, la position de Barthes face au roman est glissante7, malaisée à cerner y compris lorsqu’il s’agit de son propre projet. Dans « la Préparation du Roman », il devient encore plus énigmatique. Influencé par le freudisme, il va jouer constamment avec l’idée de « fantasme ». Pendant les séances du 2 et du 9 décembre 1978, il parlera sans cesse du « fantasme » et du « roman fantasme » : le sien, celui qu’il n’a pas écrit encore et (il s’en doute déjà), qu’il n’écrira jamais. Voici quelques éclairs qui illuminent sa nuit romanesque, peuplée de fantasmes :
Chaque année, en commençant un cours nouveau, il me paraît juste de rappeler le principe de cet enseignement, qui a été énoncé à titre programmatique dans la « Leçon inaugurale », à la page 43 où j’écrivais : « Je crois sincèrement qu’à l’origine d’un enseignement comme celui-ci, il faut accepter de toujours placer un fantasme, qui peut varier d’année en année. » Je reviendrai bientôt sur le « fantasme » de cette année (et je pense des années suivantes, car ce fantasme-ci s’annonce, sinon tenace (qui peut le dire d’un fantasme ?), du moins ample et même ambitieux. Ce principe de référer un enseignement ou une parole institutionnelle à un « fantasme », c’est un principe général. (Barthes, Roland 1978a, 22)
Le cadre du séminaire est affiché. Pas d’académisme conventionnel, pas de rigorisme institutionnel, place au fantasme :
Vouloir-Écrire a toujours un objet fantasmatique. Et par conséquent, il y aurait des Fantasmes d’écriture. Il faut d’ailleurs prendre à ce moment-là l’expression « fantasmes d’écriture » dans sa force désirante, c’est-à-dire, comprendre le fantasme du vouloir écrire quelque chose à égalité avec les fantasmes dits sexuels (…) Le Vouloir-Écrire dont je parle ici, c’est celui du Roman et que la forme fantasmée n’est pas le poème ou la pièce de théâtre, mais le Roman. (Barthes, Roland 1978a, 58)
Or, il se ressaisit rapidement de son désir « romanesque » :
Donc je n’écris pas un roman, j’en suis au Fantasme de roman, mais évidemment je sais qui se produira immanquablement : ou bien le désir tombera (c’est ce qui arrive peut-être de mieux au fantasme), ou bien il rencontrera le réel d’écriture et ce qui s’écrira ne sera pas le Roman Fantasmé (et probablement ne sera-ce même pas un roman). Donc, pour le moment, nous restons au plan du Fantasme –- ce qui modifie évidemment du tout au tout la façon (ou la « méthode » si vous voulez) dont nous pouvons employer le mot « roman ». (Barthes, Roland 1978a, 64)
Il est difficile de fermer les yeux devant le phénomène, Barthes laisse ouverte la porte à l’apparition d’un fantasme… différent du roman.
Sémiologie littéraire / Sémiologie clinique
Barthes sémiologue apporte lui-même quelques éléments qui facilitent l’éclairage partiel de son énigme fantasmatique, notamment lorsque, faisant référence à Proust et à la mémoire, au fonctionnement de la mémoire « narrative » qui se trouve à la base du roman, il utilise le mot « anamnèse » : « …une forme brève (que j’ai essayé de mettre un peu en scène dans un passage central du livre que j’ai feint d’écrire sur moi-même, et ce passage s’appelle : Anamnèses » (Barthes, Roland 1978a, 80). Ce mot d’origine grecque (anamnesis / ἀνάμνησις) est utilisé, comme d’ailleurs celui de « sémiologie », aussi bien en littérature qu’en médecine8. L’anamnèse clinique (historique de la maladie en cours chez un patient) est capitale en médecine. Bien menée, elle permet un bon diagnostic et une bonne thérapie. Fait biographique raconté par lui-même (« anamnésique » donc), Barthes songea pendant sa jeunesse, lorsqu’il était confiné pour soigner sa tuberculose en 1943-1945 au Sanatorium des Étudiants de France à St-Hilaire du Touvet, près de Grenoble, à devenir médecin. Et il imaginait même la possibilité de devenir psychiatre, comme il l’avouait à ses camarades au sanatorium. Le monde de la maladie mentale l’attirait autant que la littérature et la musique. Profitant d’une institution admirable créée pour aider les étudiants malades à faire leurs études médicales, il s’était inscrit au « PCB » (Physique /Chimique/ Biologie), le cours préparatoire aux six années d’études qui lui auraient permis de devenir médecin, puis de se spécialiser en psychiatrie. Nous savons qu’il n’ira pas jusqu’au bout, loin de là, mais son intérêt pour le traitement de la souffrance psychique est un fait. Bien entendu, la sémiologie clinique et la sémiologie « linguistique » (formulation un peu forcée, certes), sont deux disciplines totalement séparées, même si toutes deux s’occupent de signes : l’une, des signes de la maladie et l’autre, des signes du langage. Mais Barthes, poète/sémiologue, était capable de mettre en rapport métaphorique et intertextuel les deux pratiques :
On pourrait imaginer une typologie des plaisirs de lecture – ou des lecteurs de plaisir ; elle ne serait pas sociologique, car le plaisir n’est un attribut ni du produit ni de la production ; elle ne pourrait être que psychanalytique, engageant le rapport de la névrose lectrice à la forme hallucinée du texte. Le fétichiste s’accorderait au texte découpé, au morcellement des citations, des formules, des frappes, au plaisir du mot. L’obsessionnel aurait la volupté de la lettre, des langages seconds, décrochés, des métalangages (cette classe réunirait tous les logophiles, linguistes, sémioticiens, philologues : tous ceux pour qui le langage revient). Le paranoïaque consommerait ou produirait des textes retors, des histoires développées comme des raisonnements, des constructions posées comme des jeux, des contraintes secrètes. Quant à l’hystérique (si contraire à l’obsessionnel), il serait celui qui prend le texte pour de l’argent comptant, qui entre dans la comédie sans fond, sans vérité, du langage, qui n’est plus le sujet d’aucun regard critique et se jette à travers le texte (ce qui est tout autre chose que de s’y projeter). (Barthes, Roland 1973c, pp. 99-100)
Barthes fut atteint (à l’instar de Hans Castorp, le protagoniste de La Montagne Magique (1924), mais aussi de René Daumal, l’alpiniste ésotérique du Mont Analogue (1952)) de la maladie organique la plus fréquente et terrible de son époque : la tuberculose. Il subit aussi (à l’égal du Faust de Lenau, de celui de Goethe, de celui de Pessoa) des périodes dépressives tout au long de sa vie (il s’ennuyait souvent du fait pur et simple d’exister), la plus grave de toutes étant celle qui suivit la mort de sa mère. Barthes souffrait énormément de la disparition de son unique compagne, sa mère-épouse en quelque sorte (« Première nuit de noces / Mais première nuit de deuil ? » (Barthes et Léger 2009, 13) sont les mots nimbés d’ambigüité amoureuse qui commencent son Journal de Deuil, voué à sa « Mam »). De toute évidence, il était psychiquement très fragilisé au moment d’affronter son dernier cours au Collège de France. D’un point de vue de la sémiologie clinique, un étudiant en psychiatrie serait obligé de faire le diagnostic de « dépression ». Un état dépressif concomitant à son deuil, bien sûr, alourdi peut-être par la « dépression du senior », maladie faustienne qui touche à des degrés divers tous les hommes mûrs (surtout les intellectuels, sans distinction de sexe) à l’approche de la vieillesse9.
C’est dans cet état qu’il dut faire face à son séminaire sur « La Préparation du Roman », et qu’il rédigea son dernier livre, La Chambre Claire. Cet ouvrage consacré à la photographie est inspiré par une photo de sa mère, image escamotée par lui-même pour empêcher le lecteur d’y avoir accès. En sémiologie psychiatrique on pourrait parler d’un « acte psychotique » obéissant à la logique « illogique » de la psychose, acte qui rappelle un peu l’acte pictural autodestructeur de Frenhofer, l’artiste psychotique du Chef-d’œuvre inconnu (1831), la nouvelle de Balzac.10 Bien sûr, pour Barthes cet escamotage est aussi d’ordre « poétique ». Dans La Chambre claire il revient souvent, surtout dans la deuxième partie, sur la folie et les hallucinations. En bon sémiologue clinique amateur, Barthes va se permettre de faire le distinguo (indispensable pour différencier les symptômes de la psychose de ceux de la névrose) entre les hallucinations et les illusions :
Hallucinations :
Or, dans la Photographie, ce que je pose n’est pas seulement l’absence de l’objet ; c’est aussi d’un même mouvement, à égalité, que cet objet a bien existé et qu’il a été là où je le vois. C’est ici qu’est la folie ; car jusqu’à ce jour, aucune représentation ne pouvait m’assurer du passé de la chose, sinon par des relais ; mais avec la Photographie, ma certitude est immédiate : personne au monde ne peut me détromper. La Photographie devient alors pour moi un médium bizarre, une nouvelle forme d’hallucination : fausse au niveau de la perception, vraie au niveau du temps, en quelque sorte, modeste, partagée (d’un côté « ce n’est pas là », de l’autre « mais cela a bien été ») : image folle, frottée de réel. (Barthes, Roland 2003)
Illusions :
Le cinéma fictionnel, celui précisément dont on dit qu’il est le septième art ; un film peut être fou par artifice, présenter les signes culturels de la folie, il ne l’est jamais par nature (par statut iconique) ; il est toujours le contraire même d’une hallucination ; il est simplement une illusion, sa vision est rêveuse, non ecmnésique. L’autre moyen d’assagir la Photographie, c’est de la généraliser, de la grégariser, de la banaliser, au point qu’il n’y ait plus en face d’elle aucune autre image par rapport à laquelle elle puisse se marquer, affirmer sa spécialité, son scandale, sa folie. (Barthes, Roland 2003)
En dépit de sa souffrance, Barthes ne se considère pas malade, il n’a aucune conscience de sa maladie (symptôme reconnu comme typique des psychoses), il ne veut même pas parler de deuil pour la disparition de sa mère, mais seulement de profond chagrin, comme si elle n’était pas vraiment morte mais uniquement absente, « partie » temporairement, à la façon d’une maitresse adorée et infidèle qu’on espère toujours voir revenir. En tout cas, le traumatisme émotionnel qu’il subit fut dévastateur. Et ce choc, à l’égal d’un traumatisme physique violent, va lui provoquer une sorte de paralysie, d’invalidité émotive (il parle d’acédie, la maladie des moines devenus émotionnellement insensibles à la suite des rituels monastiques harassants), mais aussi intellectuelle. Son intelligence est blessée, troublée, amoindrie, phénomène aggravé par l’agression dont il fut victime de la part de quelques obscurs romanciers-parisiens, véritables sicaires du milieu germanopratin qui ont voulu, en le parodiant grossièrement, se moquer de lui et le tuer intellectuellement. « Vous l’avez tué ! », accuse Michel Foucault, dénonçant ce méfait programmé pour gêner le déroulement du séminaire, en 1978. Foucault, qui avait ouvert les portes du Collège de France à son ami, n’avait aucun doute là-dessus : le « milieu » s’était proposé d’abattre Roland Barthes d’une façon ou d’une autre11. Le but évident des commanditaires du pastiche moqueur était, comme Foucault le dénonça inutilement, celui d’affaiblir et d’humilier Barthes. Peut-être craignaient-ils une nouvelle poussée de « fièvre marxiste » de sa part ou une condamnation définitive du roman, même si son marxisme et sa position anti-romanesque étaient vilipendés comme des caprices de jeunesse, déjà dépassés, étouffés et oubliés. Toutefois, l’avertissement était clair : on ne ridiculise pas la bourgeoisie et la presse bourgeoise, on ne raille pas le prix Goncourt (et derrière lui, le milieu édito-littéraire) sans s’exposer à des représailles, immédiates ou décalées dans le temps, en rapport, bien entendu, avec l’importance du railleur. Et Barthes, même considéré comme un « critique » de plus12, avait une grande importance. Coïncidence significative, l’un des sicaires obtiendrait par la suite le prix Goncourt et, ô couronnement suprême pour les romanciers affairistes d’aujourd’hui, il deviendrait membre de l’Académie Goncourt13. Barthes fut atteint de plein fouet. Faisant preuve de noblesse, il se plaignit uniquement d’avoir été attaqué juste après le décès de sa mère. Mais le mal était fait. Naïf, il aurait pu tenir compte des conseils de Philippe Sollers auquel il avait confié plus d’une fois qu’il se sentait harcelé par le « milieu » :
Sollers me disait je crois très justement que l’écrivain, l’intellectuel, s’il veut survivre, devra (devrait et doit peut-être tout de suite) accepter de s’injecter un peu de paranoïa. Un peu moins de perversion ! Hélas ! ça rend heureux la perversion. Mais peut-être un petit plus de paranoïa. « Pas de cadeau ! » Pas de cadeau quand la bêtise se manifeste. Et donc défense nécessaire de l’Artiste au sens nietzschéen du terme, c’est-à-dire comme type. (Barthes, Roland 1978a, 39)
L’histoire de la littérature française éclairera un jour le trimballement de la revue « Tel Quel » des Éditions du Seuil vers Gallimard (d’autres diraient « hold-up » éditorial, pratique courante dans le milieu germanopratin). Barthes, avec une grande lucidité, avait décelé le lien entre la bourgeoisie et les avant-gardes, dépendantes, en fin de compte, de l’argent des éditeurs. Le groupe « Tel Quel », devenu dans les années 60 révolutionnaire « tous azimuts », agaçait de plus en plus la bourgeoisie intellectuelle de la vieille France. Il fallait mettre fin aux agissements des dangereux maoïstes anti-romanesques qui menaçaient il negozio. Claude Gallimard (fils de Gaston, collaborationniste absout par un tribunal à Paris, mais non par l’Histoire), homme de droite comme il faut, c’est-à-dire, sympathisant masqué de l’extrême-droite, s’occupa de la besogne14. Carnet de chèques en main, il dévoya (avec charme et discrétion) via les Éditions Denoël (branche-écran mineure de Gallimard) la presque totalité des telqueliens vers une nouvelle revue, « L’Infini », programmée pour remplacer « Tel Quel ». Monsieur Claude, poussé par Sollers voulut aussi acheter la dénomination « Tel Quel », mais il n’y réussit pas. « L’Infini » deviendrait rapidement une publication de castrati inoffensifs, snobs et ennuyeux. L’accident mortel, singulièrement opportun, de Barthes facilita cette émasculation collective de l’intelligentsia parisienne15. Le transvasement définitif de « Tel Quel » “new look” vers Gallimard fut sabré au champagne en 1987. Fini le danger du marxisme, du maoïsme, du gauchisme, de la gauche en général, finies les attaques contre le roman, d’autant plus que les deux vedettes les plus en vue de « Tel Quel », Julia Kristeva et Philippe Sollers, deviendraient – enfin ! – des romanciers comme les autres (quoique beaucoup moins lisibles), Madame écrivant un roman policier « inédit » et Monsieur rédigeant à la queue-leu-leu des romans « intersexuels »16. Tout est bien qui finit bien (citation sans guillemets, à la Sollers). Non seulement Barthes était mort, mais l’avant-garde française aussi. Les critiques littéraires étatsuniens, qui ne savaient plus comment stopper la « French Théorie » suspecte de marxisme, respirèrent soulagés17.
Les marchands de romans ont-ils eu gain de cause ? Partiellement, peut-être. Dans son séminaire, Barthes parlait ouvertement de lourdes pressions exercées sur lui pour qu’il se consacre de préférence à la gestion de ses réussites éditoriales passées. C’était une façon hypocrite de lui demander de se taire. Il ne se tut pas, mais, psychiquement malade et désormais égaré dans le romanesque, son discours fut dévié et, en quelque sorte, dénaturé.
La « folie » de Barthes
Question grave : Barthes, est-il devenu fou après la mort de sa mère ? Rappelons qu’un psychotique, même délirant, peut passer pour quelqu’un de normal si son délire est logique et bien dissimulé. « Mon deuil n’a pas été hystérique, à peine visible aux autres, peut-être parce que le théâtraliser m’aurait été insupportable » (Barthes et Léger 2009, 139), note-t-il dans son Journal de deuil18. C’est aussi le cas de beaucoup de romanciers ordinaires, leurs romans pouvant être lus comme des délires scripturaux (« pour écrire un vrai roman il faut accepter d’être fou », assure Hubert Haddad, l’un des romanciers les plus doués de la Nouvelle Fiction, le mouvement inspiré par Frederik Tristan19). Barthes n’était pas plus fou qu’un romancier de nos jours. Néanmoins, il faut reconnaître que son discours tout au long de « La Préparation du Roman » est préoccupant. Ses idées à propos du « roman fantasme » sont en apparence cohérentes et toujours intéressantes en dépit de leurs inconsistances fantasmagoriques, mais pas faciles à prendre au sérieux.
Éric Marty, dans son livre Le Métier d’écrire inspiré par Barthes (dont il était l’un des amis intimes), note ceci :
D’une manière générale, Barthes avait un rapport étrange avec la folie, avec les fous. Il avait terriblement peur (…) Sans doute, cette peur de la folie était une peur à l’égard de lui-même, à l’égard de sa propre folie. Sa folie était pascalienne elle aussi, sa folie c’était sa raison, sa normalité qu’il vivait comme une folie, comme un empêchement à vivre, à désirer, aimer (être aimé). Un empêchement aussi violent qu’une grave paranoïa, une schizophrénie. Cet empêchement dont il tentait de percer l’origine et que parfois il identifiait à la maladie d’écrire. Sa folie, c’était son moi. (Marty 2006, 253)
Le diagnostic de Marty est surtout existentiel, mais maints petits signes justifient une approche clinique de la conduite de Barthes suite au décès de sa mère. Par exemple, si ses innombrables métaphores entre la musique (il était bon pianiste) et la littérature sont d’une grande richesse poétique, comparables à celles qu’on trouve dans la Recherche ou dans le Doktor Faust de Thomas Mann (1947), quelquefois elles sont stupéfiantes, proches de la mégalomanie… inhérente aux fous et aux génies :
J’ai ce fantasme d’un lieu absolument retiré, abrité, au sein d’une grande ville […] ; c’est pour cela que Paris me convient : ville aux modulations rapides, hardies, entre des lieux centraux et des lieux provinciaux ; entre Saint-Germain-des-Prés et ma rue (provinciale), la place Saint-Sulpice (quelques mètres) est une modulation aussi difficile et réussie que de passer du do majeur au fa dièse mineur. (Etienne, Valère 2012, 105)
D’ailleurs, dans son amour de la musique, il s’identifiait volontiers à Schumann, reconnu par la doxa comme un compositeur fou :
Dans ce monde cassé, tiré d’apparences tournoyantes (le monde est tout entier un Carnaval), parfois un élément pur et comme terriblement immobile fait sa percée : la douleur. […] Cette douleur pure, sans objet, cette essence de douleur est certainement la douleur du fou ; on ne pense jamais que les fous […] tout simplement souffrent. La douleur absolue du fou, Schumann l’a vécue prémonitoirement cette nuit du 17 octobre 1833, où il a été saisi de la plus épouvantable peur : celle, précisément, de perdre la raison. (Etienne, Valère 2012, 199)
Plus stupéfiant encore, Barthes semble établir un rapport totalement métonymique entre Musique et Littérature, au point que l’une pourrait prendre entièrement la place de l’autre. « Écrire une œuvre en Ut majeur » (Etienne, Valère 2012), disait-il dans la séance du 23 février 1980, deux jours avant son accident. « Penser toujours l’écriture en termes de musique » (Etienne, Valère 2012), prônait-il avec emphase, puisqu’il possédait les moyens de s’approcher de l’écriture en tant qu’instrumentiste doué, capable d’imaginer une composition musical. Cette métonymie entre littérature et musique est très jolie comme fantasme, mais plutôt impossible à réaliser… sauf comme métaphore. Heureusement ! Qui voudrait la disparition de la Recherche au profit de la musique de César Frank, de Debussy, de Fauré, etc., ou vice-versa20 ? Et le principe de réalité semble encore plus perturbé lorsque Barthes analyse le haïku, forme poétique traditionnelle du Japon.
La « sagesse » orientale de Roland Barthes
Barthes était un bon orientaliste… malgré lui. « L’Orient m’est indifférent » (Barthes 2014a, 11), affirme-t-il dans la première page de L’Empire des signes, son ouvrage sur le Japon et le haïku. On peut alors mettre en doute la profondeur de ses connaissances sur la culture millénaire du Japon, de la Chine et du bouddhisme zen. En réalité, cette connaissance est considérable, mais elle est purement intellectuelle… et touristique. Barthes, qui aimait visiter le Japon (beaucoup plus que la Chine) ne pratiqua jamais corporellement la méditation zen. Il écrit le mot « méditation » dans le titre des feuillets manuscrits de sa Vita Nova, mais sa méditation (comme d’ailleurs celle de Valéry et de son personnage romanesque, Monsieur Teste) est avant tout l’œuvre du seul intellect. Or, sans la pratique corporelle régulière de la méditation zen, qui implique une présence et une sensation profonde et globale du corps en position « fleur de lotus » (pour permettre l’harmonisation des centres psychiques de l’appareil mental, intellectuel, émotionnel, et moteur), il est impossible d’approcher le zen autrement que par l’imagination, toujours fluctuante et capricieuse21. Nonobstant, il avait découvert l’inépuisable richesse de la culture orientale à une époque où la bourgeoisie française la plus obtuse croyait que l’Orient était une menace affreuse pour l’Occident. La lecture du livre d’Alain Watts sur le bouddhisme zen (1957) contribua sans doute à éveiller chez lui l’intérêt pour le Japon et l’étude des haïkus, poèmes « minimalistes » qui saisissent l’instant présent dans ce qu’il a de singulier et d’éphémère en trois vers et dix-sept syllabes. Leur beauté est certaine. Et leur brièveté, exemplaire. Seulement, s’inspirer de leur forme ancestrale et minime pour accomplir l’écriture du « grand roman » qu’il fantasmait, croyant ainsi surmonter les aléas de la mémoire narrative – la « mémoire du passé » – mise en œuvre par Tolstoï et par Proust à travers des milliers de pages, et la remplacer par une notation instantanée du moment vécu – la « mémoire du présent » – était un pari sinon insensé, du moins très improbable. Un haïku ne correspond pas nécessairement à « la mémoire du présent », bel oxymore saturé de poésie. Le haïku coïncide plutôt avec la conscience de soi du poète, cette même conscience de soi qu’éprouve le moine zen pendant la méditation, d’où la mémoire est exclue comme un obstacle gênant. Le « roman fantasme » ne pouvait pas, matériellement, avoir lieu, même en imaginant la possibilité de juxtaposer des milliers d’haïkus. Poussé par son ambition (aller au-delà de l’horizon de la Recherche ? dépasser Proust ?), Barthes s’était mis dans une impasse narrative pathétique, pareille à ces culs de sac de la raison qui précèdent souvent les cassures psychotiques22.
De même, lorsqu’il aborde la relation entre le corps et l’écriture, entre le corps de l’écrivain et son œuvre, relation elle aussi, d’après sa perspective, de type métonymique, Barthes paraît encore s’éloigner du principe de réalité. Un poète, un artiste peut se passer esthétiquement de ce principe valable pour le commun des mortels. Or ce n’est pas en poète que Barthes traite ces sujets, mais en théoricien. Il est astreint à une logique scientifique. Alors, quand il décrit la relation entre le corps de Balzac et l’œuvre de celui-ci, on ne peut que sourire. Valère Etienne, faisant référence à S/Z, remarque (sans sourire) que pour Barthes « la chair de l’auteur (Balzac) est partout dans le texte, elle est en quelque sorte le texte lui-même (c’est un référent « inoubliable ») » (Etienne, Valère 2012, 139). Peut-on imaginer la masse énorme du corps bedonnant de Balzac comme chair répandue dans son œuvre, étant cette œuvre même, certes énorme elle aussi ? Barthes, porté par sa passion pour la musique et le lien direct et essentiel de celle-ci avec le sens corporel de l’ouïe, mais aussi par sa pratique du dessin et de son rapport immédiat avec le sens corporel de la vue, voulait absolument in-corporer le corps dans la production scripturale : « Nous savons bien que finalement l’écriture est faite avec le corps, mais par quel relais, c’est encore une chose extrêmement énigmatique », dit-il dans un entretien avec Normand Biron pour Radio Canada en 1975 (Barthes 2003, V:420). Or, la littérature ne reconnaît aucune approche avec un sens corporel spécifique. Nous pourrions dire qu’elle est avant tout « l’art de l’intellect », car la lecture et l’écriture imposent un apprentissage préalable des codes linguistiques sans lesquels il est impossible d’avoir accès au contenu artistique et aux dimensions émotionnelles, érotiques, historiques, etc., d’un texte. Il faut d’abord être alphabétisé, tandis qu’un analphabète (un enfant) peut très bien apprécier sans aucun intermédiaire un tableau de Paul Klee ou une sonate pour piano de Mozart. Barthes parle de jouissance et de plaisir « textuels », mais ce faisant il reste dans une sphère purement intellectuelle dans la mesure où il ne s’agit, au fond, que de simples figures rhétoriques. Dans Barthes par Barthes, il écrit : « Mon corps ne m’existe à moi-même que sous deux formes courantes : la migraine et la sensualité » (Barthes, Roland 1975, 64). Apparemment, Barthes n’était en contact immédiat et conscient avec son corps qu’à travers la douleur ou le plaisir. Pour le reste, tout se passait dans son mental, par livres interposés. C’est le cas, probablement, de l’immense majorité des intellectuels en Occident23.
Passons.
Je rappelais en commençant cet essai que Barthes, au début de sa carrière d’écrivain, affirmait que le roman, forme aliénée de la littérature, produit esthétique par excellence de la société bourgeoise, était mort. À la fin de son parcours et de sa vie, il va dire ceci :
Le roman (en tant que « à faire », agendum) apparaît comme ce qu’on appelait dans la théologie le Souverain Bien (dans saint Augustin, dans Dante, dans saint Thomas, puis maintenant dans certains écrits psychanalytiques) : Il Sommo Bene. Donc, en un sens, il peut être fantasmé comme acte d’amour. (Barthes, Roland 1978a)
La contradiction est totale entre le Souverain Bien et le cadavre du roman.
Explication de l’énigme ?
L’explication scientifique (à l’égal de la sémiologie linguistique, la sémiologie psychiatrique est aussi une science) d’un tel phénomène (les contradictions, parfois hilarantes dans leur démesure, sont fréquentes chez les psychotiques) est plausible : au moment de rédiger Le Degré Zéro de l’Écriture Barthes était au sommet de sa force intellectuelle, force dont il va disposer plus au moins jusqu’au moment de la mort de sa mère, en octobre 1977. Car Barthes était ce qu’on appelle « un homme faible », pareil à n’importe quel fils-à-papa ou fils-à-maman. « Je croyais que la mort de mam ferait de moi quelqu’un de « fort » (…) Or cela a été tout le contraire : je suis encore plus fragile… » (Barthes et Léger 2009, 106), note-t-il dans son Journal de deuil. Et puis : « Beaucoup, autour de moi, m’aiment, m’entourent, mais aucun n’est fort. Tous (nous sommes tous) fous, névrosés (…) Seule mam. était forte, parce qu’elle était intacte de toute névrose, de toute folie » (Barthes et Léger 2009, 228). Barthes a été fort aussi longtemps que sa mère avait été là pour le soutenir. Femme psychiquement très solide, résistante et courageuse, Henriette Binger24 avait eu l’intuition que son fils était un génie et elle avait pris très tôt la décision de lui consacrer humblement l’essentiel de ses forces et de sa vie, un peu comme la mère de Proust le fit à l’égard de Marcel25. Après le décès d’Henriette, la personnalité de Barthes s’est en grande partie effondrée. L’effondrement se produisit, disions-nous plus haut, avec d’autant plus de facilité qu’il fut parallèlement ébranlé par un pamphlet assassin (« Le pamphlet est un boulet de canon », prévenait Balzac dans son pamphlet contre la presse parisienne). Sans aucun doute, Barthes est aussi personnellement responsable de son propre effondrement. Noctambule attristé, il décrit dans son texte posthume, Soirées de Paris (2003), ses parcours lugubres accompagné de gigolos décevants à travers les cafés, les saunas, les brasseries de luxe et les restaurants asiatiques du Quartier Latin. Souvent, il rentrait seul chez lui, pour constater que « Mam » ne l’attendait plus comme autrefois. Il n’y avait dans son cœur plus aucun enthousiasme, plus aucune envie de vivre. Voulait-il se donner la mort ? Son accident mortel pousse à « fantasmer » sa fin et imaginer quelques digressions, quelques variantes romanesques (Barthes aurait dit peut-être « romancer en troisième personne du singulier »)26 :
« Il avait déjeuné agréablement en compagnie de François Mitterrand, de Jack Lang et quelques amis chez Philippe Serre, rue des Blancs Manteaux et, suivant ses habitudes, fumé un Partagas cubain et bu un excellent armagnac, tout en discutant avec eux de son concept de l’essai-roman et du méta-livre, façon Fourier. Plaisantant, verre à la main et avec son humour parfois lourd, Mitterrand lui avait promis, s’il était élu Président, de lui réserver un appartement à perpétuité au Panthéon, le monument aux grands personnages de la République. Jack Lang, de son côté, s’était dit étonné de la lenteur de l’Académie Française pour l’inclure dans sa liste des « Immortels ». Il se contenta de lui demander un exemplaire dédicacé de son « roman sur Dante », œuvre qu’il supposait déjà achevée. Lang ne pouvait pas imaginer qu’à ce moment-là l’écrivain était, littérairement parlant, Claude Lantier, le peintre fou du roman de Zola, « L’Œuvre », qui se suicida sans avoir accompli son projet artistique dont il parlait comme d’un travail destiné à changer l’histoire de l’art. La réunion touchait à sa fin. Barthes, un peu ivre après les bons vins et les alcools « hors d’âge », déclina la proposition qu’on lui fit de le déposer chez lui en voiture. Il préféra rentrer à pied pour faire la promenade jusqu’à la place Saint-Sulpice. Mais il voulut passer d’abord par son bureau, situé derrière la statue de Dante Alighieri, face au Collège de France, à quelques pas du Panthéon. C’était l’une de ces rares journées ensoleillées et éblouissantes de février qui préludent la splendeur du printemps à Paris. Il descendit d’un pas tranquille la rue des Archives et la rue Lobau en allant en ligne droite vers la Seine, dont les eaux d’un vert bleuté miroitaient sous le soleil, puis traversa l’Île Saint-Louis par le pont Louis Philippe et franchit le pont Saint-Louis et celui de l’Archevêché, frôlant du regard l’abside de Notre-Dame et les premiers pétales dorés des forsythias dans les jardins de la cathédrale. Il poursuivit son chemin par la rue du Haut-Pavé et la rue Fréderic Sauton, où il s’arrêta un moment au N°8-10 devant la plaque commémorative de l’Écrivain Inconnu et ensuite avança jusqu’à Maubert-Mutualité et le boulevard Saint-Germain. Agacé par la circulation trop dense qui l’empêchait d’admirer la merveilleuse perspective des platanes du boulevard, il traversa au pas de course la chaussée face à la rue des Carmes en esquivant avec témérité les voitures. Il alluma un cigare qu’il sortit de la poche de sa chemise et passa lentement devant la vieille blanchisserie du quartier installée au N°4, où un beau jeune homme chargeait des corbeilles pleines de draps blancs dans une estafette. « Ah ! De belles robes pour couvrir la nudité perverse de mes fantasmes ! », s’exclama-t-il, regardant avec désir le garçon. Celui-ci, jouant les indifférents et pour se donner de l’importance, fit mine de prendre les clés du véhicule. Barthes continua, déçu, son chemin vers la rue des Écoles, cent mètres plus loin. Il mesurait son parcours entre l’orphelin pauvre de son enfance et son statut actuel de professeur dans une institution prestigieuse, écrivain mondialement célèbre dont l’amitié était convoitée par les plus hauts dirigeants politiques français. « Peut-être qu’ils ont compris mon truc de l’essai-roman », marmonna-t-il, pensant aux convives du déjeuner. « Mais le méta-livre à la Fourier… que dalle ! » Il se souvint à nouveau de sa mère, toujours vivante dans sa mémoire, mêlant son image à celle de ces garçons à la beauté apollinienne dont il avait parlé pendant le séminaire, jeunes téméraires au volant de leurs voitures de sport qui par bravade se jettent contre un arbre se croyant immortels. Barthes, fatigué par sa longue promenade, commença à traverser la rue des Écoles face à la statue de Dante en fixant le poète de son regard : « Vita Nuova ou Vita Nova ? », lui demanda-t-il, esquissant un sourire. « Nous ne sommes pas tout neufs, mais nous sommes des immortels quand même, n’est-ce pas ? ». Un klaxon et un coup de freins ébranlèrent violemment la fin de l’après-midi. Barthes ne vit qu’au dernier moment les yeux ahuris du jeune chauffeur de l’estafette qui, ayant quitté la blanchisserie voisine pour continuer son périple d’employé besogneux, allait le renverser et le blesser mortellement. »
Henriette Binger n’était plus à ses côtés pour le protéger et l’envelopper de son amour. Tout au long de sa vie, elle avait discrètement veillé à son bien-être, sans lui faire jamais « une observation » (Barthes et Léger 2009, 267). Bien sûr, elle « savait » tout sur son homosexualité, rempart de leur amour exclusif, barrière contre toute femme hormis elle. « Mon Roland, mon Roland » (Barthes et Léger 2009, 228) avaient été ses derniers mots de moribonde inquiète non pour elle, mais pour lui, qui n’était pas bien assis à son chevet27. Henriette était en réalité son véritable guide, son Virgilio, sa Beatrice : « Perte du vrai guide », écrit-il dans sa Vita Nova le 22 août 1979. Et, forçant le trait de son stylo, il ajoute la référence « Enfer II, 139-42 », citation qui correspond au passage de la Divine Comédie où Dante accepte Virgile comme celui qui va le guider jusqu’au seuil du Paradis Terrestre :
« Tu duca, tu signore, tu maestro »,
così li dissi ; e poi che mosso fu,
intrai per lo cammino alto e silvestro. (Dante 1965)
« Mam. reste le guide » (Barthes, Roland 1995, V:1018), confirme-t-il le 26 août 79 dans son agenda. Pour lui il n’y avait qu’une seule Beatrice, une Béatrice céleste et éternelle comme celle de Dante : Henriette Binger.
Cet amour, « incestueux » pour des freudiens sectaires, était-il pathologique, source véritable de la faiblesse de Barthes et de son effondrement ? Je ne crois pas. L’amour authentique, quelle que soit sa manifestation, est divin, il fait partie toujours de l’amor che move il sole e l’altre stelle (Dante 1965), celui-là même qui guida Dante jusqu’à la fin de sa vie et de son œuvre. C’est l’amour complice, constant et sublime entre la mère et son fils, enfant d’un père tué au combat au début de la guerre de 1914, qui a nourri la création, au-delà de toute ambigüité rhétorique, d’une des œuvres littéraires les plus décisives du XXe siècle.
(Fin de la première partie)
Deuxième partie à suivre : Dialogue intertextuel avec Barthes.
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C’est ce que confirme Thiphaine Samoyault, auteure d’un monumental « essai-biographie » consacré au sémiologue (2015). Par sa lisibilité son ouvrage rappelle le suspens romanesque des biographies de Henry Troyat sur Flaubert, Balzac, Baudelaire, Zola, Gorki, Dostoïevski, etc., véritables « romans-biographies ». Mais le labeur scientifique de Thiphaine Samoyault va bien au-delà du ramassage des données historiques, des anecdotes savoureuses, des faits étonnants : elle éclaire, avec subtilité, le développement de la pensée très complexe de Roland Barthes.↩
Dans une lettre qu’il adresse au frère de Léon Blum en 1913, Marcel Proust lui avoue, à propos de la Recherche : « Je ne sais pas si je vous ai dit que ce livre était un roman. Du moins, c’est encore du roman que cela s’écarte le moins. Il y a un monsieur qui raconte et dit « Je ». » (Proust, Marcel 1965) La Recherche, comme j’essaye de le montrer dans mon essai Bakhtine, Proust et la polyphonie romanesque chez Dostoïevski (2019) présenté à l’Institut Gorki de Moscou en octobre 2019, n’est pas un roman, mais une « autofiction », genre littéraire intermédiaire entre le roman conventionnel et l’Intertexte. (J’y reviendrai).↩
Dans une réunion de Sens Public à Paris, Gérard Wormser racontait qu’un éminent professeur sorbonnard, proche de la retraite, disait à ses étudiants de ne pas trop s’inquiéter de l’arrivée d’Internet et des « cuites d’ordinateur » que l’apprentissage de son maniement imposait, car il ne s’agissait que d’une mode passagère, sans lendemain.↩
Peut-on parler d’occultation s’agissant d’un écrivain mondialement connu ? Il faut relativiser, bien entendu. Il s’agit d’une « occultation médiatique » où la mise en avant de ce qui est « convenable » cache ce qui ne l’est pas. Je fus moi-même touché et désavantagé par cette « occultation ». Au début des années 70 on parlait de Barthes comme d’un dangereux maoïste, dandy et homosexuel, théoricien abscons du groupe Tel Quel, mentor de l’« illisible » Sollers, de l’« inextricable » Julia Kristeva et des « non-poètes malodorants », Denis Roche et Marcelin Pleynet. Commençant à peine mon exil intellectuel à Paris, je donnai préférence à l’analyse de l’œuvre romanesque de Sollers (2016), négligeant celle de Barthes. Mea Culpa.↩
D’aucuns diraient qu’après le « succès de ventes » de ses premiers livres, il se serait tout simplement « embourgeoisé ». La pauvreté qui affligea Barthes pendant son enfance et son adolescence ne dura pas. Avec l’argent apporté par ses livres et aussi par ses conférences et ses différents postes académiques, il put s’acheter un premier appartement dans un des plus beaux quartiers de Paris, près des jardins du palais du Luxembourg, puis un deuxième (pour sa mère) dans le même immeuble de la rue Servandoni et, encore, au dernier étage, deux chambres de bonnes couplées pour y installer son bureau d’écrivain. Ajoutons sa résidence secondaire dans un des villages de son enfance, près de Bayonne. Il aimait aussi s’habiller avec élégance. Il ne devint pas « bourgeois » pour autant : contrairement à Proust, jamais il ne s’adonna aux mondanités creuses du faubourg Saint-Germain. De toute façon, il n’aurait pas été « reçu », même comme « homme élégant non titré » (Barthes 1954, 345). Il n’était pas chroniqueur mondain du Figaro.↩
Dans Le Miroir qui revient Robbe-Grillet compare son parcours à celui d’une « anguille » (Robe-Grillet 1984, 67).↩
La sémiologie clinique, dont l’origine est attribuée à Hippocrate, date du Ve siècle av. J.C. La sémiologie selon Barthes, date de 1960 : « Vers 1960, le discours critique me paraissait trop impressionniste et j’ai eu envie, sur la littérature, d’un discours plus scientifique, çà a été la naissance de la sémiologie » (Barthes, Roland 1978b).↩
En 2008, invité par Gérard Wormser, co-organisateur du forum Midlife à Lyon avec la participation de Sens Public, j’ai donné une conférence à la Cité Internationale à propos de ce que je nomme « la dépression du senior » (Gac 2008). Pour définir cette variante de la dépression, je m’appuie sur le Faust de Lenau, un Faust particulièrement déprimé, encore plus que celui de Valéry, mais beaucoup moins que celui de Pessoa, paradigme poétique de ce qu’aujourd’hui on appelle en psychiatrie une pathologie « bipolaire ».↩
Voici ce que l’artiste frustré dit de sa « créature-épouse » : Le vieux peintre resta debout, immobile, dans un état de stupidité parfaite. – « Comment ! s’écria-t-il enfin douloureusement, montrer ma créature, mon épouse, déchirer le voile sous lequel j’ai chastement couvert mon bonheur ? » Barthes va citer la nouvelle balzacienne dans le plan de sa Vita Nova… mais en se trompant (par sentiment de culpabilité, pourrait l’accuser un psychanalyste freudien) sur le nom du peintre : il écrit « Porbus » au lieu de « Frenhofer ».↩
Les méfaits du « milieu » sont bien connus, mais soigneusement dissimulés (Pamphlets Parisiens (Gac, 2014)). Ma situation d’écrivain exilé en France, position marginale que je vis comme un avantage et non comme un handicap, me permet d’observer, en pleine liberté de conscience, ce qui pour un romancier français est pratiquement impossible à regarder et à dénoncer. Il serait décapité par les éditeurs et son corps trainé boulevard Saint-Germain sous les quolibets des « kirittiks » et les ricanements des « ruminssiés » (selon René Daumal (Gac 2016a)) installés dans les cafés du faubourg attendant de gagner un Grand Prix. La France pétainiste-lepéniste d’aujourd’hui compte pour défendre ses « valeurs » sur des « ruminsiés » comme Michel Houellebecq, le clown triste du cirque germanopratin devenu le porte-drapeau de la bourgeoisie islamophobe et fascistoïde.↩
« Critique » : c’est l’étiquette que beaucoup des « kirittiks » voudraient lui coller pour l’enserrer dans leur sérail. Certes, on peut comparer Barthes à Sainte-Beuve, le plus connu des critiques français du XIXe siècle qui, outre ses critiques journalistiques, écrivit plusieurs recueils de poèmes et une demi-douzaine de romans sans grand relief. Mais Barthes est très au-dessus d’un simple critique : à l’égal de Bakhtine, il est un vrai penseur de la littérature et un authentique « écrivain-écrivant » d’avant-garde, comme le prouve sa Théorie du texte. Fait curieux, Mme Chantal Thomas, récemment sacrée « Immortelle » par l’Académie Française, auteure d’un livre en hommage à son ancien directeur de thèse – Pour Roland Barthes– (2015), écho inversé du célèbre ouvrage de Proust – Contre Sainte-Beuve – ne mentionne nulle part la Théorie du Texte ni le séminaire du même titre, fondamental pour l’évolution de la littérature. Occultation strictement académique ?↩
C’est vrai, depuis sa fondation à la fin du XIXe siècle, plus d’un authentique bon écrivain (y compris Proust) s’est vu attrapé dans les filets « académiques » conçus habilement par les frères Goncourt, eux-mêmes piètres romanciers. Au XXe, Bernard Pivot, amateur autant de littérature que de grands crus, dédaigna, de son propre aveu, de postuler à l’Académie Française pour s’attabler avec ses copains de l’Académie Goncourt derrière une bonne bouteille de rouge au restaurant Drouot (offerte par Antoine Gallimard) et décider, en toute hilarité, du lauréat de l’année en cours. Cela coïncide, par chance, avec le lancement du Beaujolais nouveau. Pierre Assouline, « ruminssié-parisien » plus rusé que la moyenne des clercs du milieu, se débrouilla pour devenir, lui aussi (pourquoi pas ?), « académicien ». C’est lui, en tant que croupier du casino germanopratin, qui s’occupe de distribuer les jetons et les cartes du jeu entre les candidats (et les jolies candidates) à la Suprême Récompense.↩
Bernard H. Lévy avait auparavant tenté le coup au nom de Grasset, profitant de l’hébètement idéologique total de Sollers. Mais celui-ci donna sa préférence à Gallimard. Lévy se vengerait plus tard, après la mort de Barthes.↩
Pendant mon enfance en Araucanie (éphémère royaume de la Nouvelle France entre 1860 et 1862 sous le règne d’Orélie-Antoine 1er, avoué périgourdin déclaré fou et expulsé par le gouvernement du Chili en 1863 pour avoir demandé l’indépendance des indiens mapuches), j’ai assisté à l’émasculation collective de moutons et de veaux dans des cérémonies orgiaques qui finissaient par un grand « machitùn » campagnard. Les Mapuches aimaient le côté gastronomique et aphrodisiaque de la fête. À Paris, capitale mondiale de la mode et du bon goût, Laurent Binet, le romancier qui « tua » Barthes, procéda, en toute élégance, à la castration publique (avec un sécateur rouillé et ébréché, sans anesthésie) du pauvre Philippe Sollers et fit transporter par Julia Kristeva ses testicules encore tièdes et saignants. L’épouse inconsolable les jeta à l’eau dans la plus stricte intimité. Puis, elle se désinfecta les mains avec de l’alcool à 90°. Ce n’est que du roman, bien entendu, du roman-parisien par excellence (Binet 2015, 417).↩
Après avoir écrit Nombres (1984), ouvrage avant-gardiste remarquable (à peine vendu), Sollers est revenu au romanesque commercial avec son best-seller Femmes (1995) puis, s’essayant à l’intertextualité, il a publié une série de romans « intertextuels » piteusement égocentriques (Don Giovanni et Zarathoustra sont des personnages tout petits à côté de « S » ; « S » comme Sollers, évidemment). Il n’arrive pas à se débarrasser des limites du romanesque comme il le rêvait dans sa jeunesse. Et pour cause : il est grassement payé par son éditeur pour défendre sur le marché « l’immortalité du roman ». Son entourage appelle cela « mûrir » intellectuellement et moralement.↩
Philippe Forest, dans son Histoire de Tel Quel (1995), trace une histoire détaillée de l’évolution idéologique chaotique et invraisemblable de Tel Quel (structuralisme, freudisme, marxisme, maoïsme, catholicisme, anticommunisme, etc.), laissant de côté les aspects matériels et mercantiles du phénomène, sans lesquels il est pourtant impossible de comprendre réellement la mort de la revue. Le récit de Forest laisse néanmoins entrevoir les tentatives fébriles et avortées de BHLévy pour subtiliser la revue à Seuil et, éventuellement, la mettre à son nom chez Grasset, où il était directeur de collection. Gallimard, « la banque centrale » du milieu germanopratin selon Sollers, mit plus d’argent sur la table. Aujourd’hui Lévy est devenu actionnaire et administrateur de Grasset. Il possède (par héritage et spéculation boursière) une fortune d’environ 200 millions d’euros, jet privé, vaste appartement dans « le faubourg » (où il n’est toujours pas « reçu », faute de « titres »), et de nombreuses propriétés éparpillées par-ci par-là. On pourrait être jaloux. Le problème ce sont les dizaines de milliers de Libyens morts qui pèsent sur sa conscience. Dans le Figaro du 20/11/2011 il justifiait son appel à l’invasion de la Lybie (« J’ai porté en étendard ma fidélité à mon nom et ma fidélité au sionisme et à Israël ») avec le résultat barbare et sanguinaire que l’on connaît : l’assassinat brutal de Kadhafi fut le point de départ du terrible flux migratoire nord-africain qui submerge l’Europe d’aujourd’hui. Laurent Binet fait dans son polar sur Barthes l’éloge des chemises de BHL, blanches et immaculées, conçues spécialement pour lui. En bon dandy, il les change jusqu’à trois fois par jour pour occulter les taches de sang indélébiles qui lui collent à la peau, et se donner ainsi un visage plus humain. Parmi tous les personnages mis en dérision par Binet, le seul épargné est, curieusement, BH Lévy : ses testicules sont caressés par la maîtresse de Lacan, il bande comme un cerf (Clerc 2010, 153) et il est le plus modeste et le plus intelligent de tous les « éditeurs-écrivains », bien au-dessus de Sollers, simple castrato dépourvu de talent. Comment expliquer cette mystérieuse énigme, indigne de Roland Barthes ? C’est très facile : BHL est l’éditeur du livre et, selon toute apparence, le commanditaire. « La vengeance est un plat qui se mange froid », dit le proverbe.↩
Lorsque j’étais encore psychiatre au Chili, j’ai reçu dans ma consultation Bernardita S. C’était une femme charmante, d’une grande beauté, fille d’un diplomate de haut rang et épouse d’un des dirigeants de la Braden Copper Co., mon employeur d’alors, mère de deux fillettes qui avaient des problèmes scolaires, motif principal de la consultation. Le comportement de Bernardita S. était apparemment normal. Elle s’occupait bien de ses filles et remplissait sans problèmes ses obligations d’hôtesse d’accueil principale de la mine de cuivre El Teniente, dans la cordillère des Andes. Pendant notre entretien, se sentant en confiance, elle m’avoua « sa » vérité : elle n’était pas en réalité Bernardita S., elle était Marushka Gorki, fille de Maxime Gorki, comme elle voulait le prouver dans le manuscrit d’un roman – Un día de tormenta – qu’elle commençait à écrire…↩
Pendant une courte période, je me suis approché du groupe de la Nouvelle Fiction : Tristan, Haddad, Marc Petit, Châteaureynaud, François Coupry, etc. L’accent mis sur « les fictions mortes » et leur dénonciation de la littérature romanesque sclérosée m’ont attiré vers eux. J’ai organisé à leur intention un colloque en Espagne et écrit une nouvelle (En marge de Pieyre de Mandiargues (2011)) dans laquelle je me promène par le Quartier Gothique de Barcelone en compagnie de mon ami Claude Faraggi, discutant de leurs idées, bien arrosées avec de l’Anís del Mono, la liqueur préférée de Picasso.↩
À Santiago du Chili j’ai eu la chance de connaître personnellement Totila Albert, poète, musicien et superbe sculpteur d’origine allemande. Vers la fin de sa vie, après un accident vasculaire cérébral, en écoutant les symphonies de Beethoven, il eut une sorte d’illumination : le compositeur lui « dictait » sa musique, transformée fidèlement par Totila en paroles… Le même genre d’illumination lui est arrivé avec Brahms, Bach et Schuman, dont il « copiait » minutieusement les dictées. Les strophes sont poétiquement merveilleuses, sans doute, mais elles n’ont qu’une valeur métaphorique et nullement métonymique… comme le prétendait Totila Albert, très affaibli psychiquement.↩
Toutes distances gardées, la connaissance de Barthes de la psychanalyse est à peu près du même ordre, principalement livresque : il suivit, en tout et pour tout, trois séances analytiques avec Lacan à l’époque où celui-ci recevait (accomplissant un exploit digne d’être répertorié dans le Guinness) jusqu’à dix patients à l’heure, consultations aussi rapides que chères, payées « cash » par ses clients fortunés. Business is business. « Ce fut une rencontre entre un vieux con et un vieux chnoque », avoue Barthes, se moquant de sa très courte expérience analytique. (Samoyault, Thiphaine 2015, 665)↩
Gogol, l’auteur du célèbre Journal d’un fou (1835), vécut quelque chose de comparable dans sa tentative manquée de faire de son roman, Les âmes mortes (1842), une sorte de nouvelle Divine Comédie. Il ne réussit pas à aller au-delà du premier tome (l’enfer russe). D’après Bakhtine, « il ne pouvait passer de l’enfer et du purgatoire au paradis avec les mêmes personnages dans une seule et même œuvre : les passages continus étaient impossibles. Sa tragédie (sa folie) c’est, dans une certaine mesure, celle du genre (le roman) lui-même… » (Bakhtine 1970, 462) Gogol se trouva devant un obstacle narratif infranchissable. Il tomba dans une profonde dépression et cessa de se nourrir, provoquant ainsi sa mort.↩
« La présence », dont parle Peter Brook dans son entretien sur l’art avec Pérez-Guillon (Gac 2019a), rend possible l’incorporation réelle et consciente du corps du lecteur-écrivain dans son travail scriptural. Barthes, qui aimait Bertolt Brecht et sa technique de la « distanciation », disait : « Mon corps est faiblement théâtral à lui-même » (Barthes, Roland 1975, 64). C’était en tant qu’acteur (ponctuel et éphémère dans sa jeunesse et au début de sa maturité) qu’il mettait en jeu, d’une façon pratique et non seulement théorique, la masse de son corps. Malheureusement Barthes ne s’intéressa pas au théâtre de Peter Brook.↩
Henriette était la fille de Louis-Gustave Binger, haut fonctionnaire de l’administration coloniale française en Afrique, et de son épouse Noémie Lepet, « bas-bleu » issue de la bourgeoisie industrielle, qui divorça de son premier mari pour épouser Louis Révelin, professeur de philosophie au collège Sainte-Barbe, avocat et militant socialiste illustre. Noémie n’accepta jamais le déclassement social de sa fille, mariée à un simple enseigne de vaisseau. Elle lui refusa toute aide lorsqu’Henriette vint s’installer à Paris avec son fils, qui avait à peine de quoi s’habiller correctement pour aller aux prestigieux lycées Montaigne et Louis-le-Grand, où il avait pu s’inscrire en vertu de son statut de « Pupille de la Nation ».↩
La différence considérable entre elles, c’est que la mère de Proust était la fille d’un richissime agent de change, aidée et choyée par son entourage. La mère de Barthes « n’avait pas le sou ». « Maman et la pauvreté ; sa lutte, ses déboires, son courage. Sorte d’épopée sans attitude héroïque » note Barthes dans son Journal de Deuil (Barthes et Léger 2009, 242). C’était le sujet de l’un des livres qu’il aurait voulu écrire.↩
Thiphaine Samoyault revient dans son essai-biographie sur le trajet suivi par Barthes depuis le lieu du déjeuner avec Mitterrand jusqu’au Collège de France. Elle est bien obligée de « fantasmer » – elle aussi – sur son itinéraire car personne n’avait accompagné l’écrivain. De son côté, Laurent Binet, « ruminssié-flic » et limier plutôt médiocre, ne se donne pas la peine de reconstituer le parcours. Il commence par imaginer Barthes remontant la rue de Bièvre, où habitaient les époux Mitterrand, puis il situe « la bouffe » (sic) rue des Blancs Manteaux, dans le Marais. Manifestement, il fait la confusion entre le domicile de Mitterrand, rive gauche, où Barthes n’était pas attendu, et le domicile de Pierre Serre, rive droite, où le déjeuner était organisé. Cette confusion est risible (Simenon aurait ri aux éclats, Agatha Christie aurait fait une moue de mépris), car un bon polar exige une grande précision dans les détails. Frileux, Binet a-t-il eu peur de découvrir le seul commanditaire logique du meurtre romanesque du sémiologue ? Giscard d’Estaing, tiens ! Le président, fou de colère et de jalousie par la « trahison » de Barthes (il l’avait reçu à déjeuner bien avant son rival), aurait-il voulu le punir ? Coïncidence étrange, le comte d’Ornano, son ministre et courtisan « grande gueule » (il se vantait d’être le seul à « engueuler » son « ami ») fut écrasé (et tué sur le coup) par une camionnette à la sortie d’un déjeuner à Saint-Cloud, pas très loin du marécage où un autre des ministres giscardiens, M. Boulin, fut découvert noyé dans 50cm d’eau (officiellement « suicidé », ce que conteste toujours sa famille). Si nous ajoutons l’histoire des diamants offerts par Bokassa Ier à son « cousin » de l’Élysée sous le nez du prince Poniatowski, le ministre de l’Intérieur, nous nous trouvons devant un gisement inépuisable pour les ruminssiés.↩
Son cri rappelle celui d’Albertine dans la Recherche : « Marcel, mon Marcel » (1913), appelait-elle désespérément son amoureux endormi, Marcel Proust.↩