Cet article est paru dans l'ouvrage collectif Jean-Paul Sartre, violence et éthique, co-édité par Sens Public et Parangon (2005).
Rédigeant les Cahiers pour une Morale (Paris, Gallimard, 1983), Sartre poursuit, dans la ligne du « Pour-autrui » de l’Être et le néant , et de ses Réflexions sur la question juive , la mise à jour des modes selon lesquels la situation qui scelle notre être-dans-le-monde pose les conditions initiales d’une historicité qui, à cette date (1948) reste encore à thématiser dans nombre de ses dimensions. Bien qu’il ne les ait pas publiés, il est indéniable que les aspects les plus incisifs de ces Cahiers ouvrent le questionnement qui conduira à la Critique de la raison dialectique . Sartre voudrait « comprendre comment la violence apparaît dans le monde comme pure possibilité dès que l’homme surgit » et la saisir « comme type de rapport avec l’autre » (p. 224). Il met en correspondance la typologie des comportements avec la hiérarchie des valeurs, selon que la liberté y transparaît plus ou moins, d’une manière qui n’est pas sans rappeler les travaux de Scheler. Il mentionne « la thèse générale et formelle » de Brentano et Scheler qui fait de la position d’une fin une valeur en elle-même (p. 286) 1 . Scheler fait l’objet d’une lecture critique de la part de Sartre : la notion de valeur est fondamentalement aliénée en ceci qu’elle oppose à l’existence concrète un Moi idéal et fixe qui n’est jamais donné, et justifie l’opposition abstraite de l’être et du devoir-être. Dans la ligne de Scheler les seules valeurs authentiques sont celles que l’on peut reconnaître dans les sentiments affectivement éprouvés.
Les Cahiers décrivent les attitudes existentielles qui maintiennent la violence euphémisée au principe des relations interhumaines : prière, exigence, et autres positions de négociation avec autrui présupposent une violence originelle et chacun joue la comédie des mœurs apaisées. La pacification apparente des relations reflète l’impossibilité pour chacun de résoudre la question de la conversion à des relations généreuses soustraites aux mensonges et aux calculs pervers. Sartre présente d’abord le degré zéro du rapport à l’autre, la violence comme comportement qui nie l’altérité et même l’existence de l’autre. La violence adopte une relation équivoque à l’usage technique : c’est faute de parvenir à enfoncer un clou par des gestes mesurés que je me mets à taper comme un sourd, comptant sur le hasard pour réussir. À moins d’un péril extrême et immédiat, les rapports avec autrui ne sont pas indifférents aux moyens car la violence altère les fins qu’elle se propose. L’univers de la violence est un univers de masses faisant obstacle et d’actions non composées visant la satisfaction immédiate. La violence suppose un ordre, un Bien, mais un ordre tel qu’il serait moins à construire qu’à délivrer en détruisant ce qui fait obstacle. La violence refuse de s’appuyer sur le monde, de faire avec lui, préfère la destruction du but à la connaissance des droits et de l’opération légale. C’est le rêve de la destruction continuée. Ici, « nous retrouvons l’analyse hégélienne du terrorisme » (p. 183), et Sartre décrit l’antinomie de la violence, qui énonce un « droit à la violence » contre le fait. Pourtant, la violence se présente elle-même contradictoirement comme un fait sans justification, et balance entre l’affirmation de la fin générale de destruction du monde et l’exigence d’une reconnaissance par autrui de la légitimité de cette violence. Or, cette reconnaissance ne peut pas être obtenue par la violence : l’autre résiste, et je suis un monstre, ou il cède, et abdique la liberté requise. Ce paradigme permet l’analyse des violences réelles – le viol, l’autodafé (violence fanatique) – et Sartre énonce les principes de la morale de la force, autojustification de la violence fondée sur l’idée de la valeur de l’Être indéterminé et la condamnation de la manière d’être. Cette « morale » exposée pp. 195-196, regroupe divers traits de morales existantes en un tout cohérent portant à l’absolu certaines tentations ou tendances. Elle consiste avant tout dans l’affirmation de l’absolu, et la lutte contre le temps par création de l’irrémédiable – la destruction.
La violence explicite et franche n’est que le cas limite, et la « morale de la force » manifeste trop son instabilité de principe pour être autre chose qu’un symptôme malheureusement fort coûteux du caractère inopérant de la violence pure. La description sartrienne de la violence en fait ainsi un principe d’usage non technique de la force. Là où l’emploi de techniques décompose les phases d’une opération et réduit les forces à mettre en œuvre, la violence, en dépit de l’idée qu’elle voudrait parvenir au but par n’importe quel moyen, indifférente aux moyens là même où ils sont indissociables de la fin, n’emploie pas réellement de moyens et détruit son propre but. Il reste que
« l’intransigeance du violent est l’affirmation du droit divin de la personne humaine à avoir tout, tout de suite. L’univers n’est plus moyen, mais l’obstacle dense et inessentiel entre le violent et l’objet de son désir. (…) Si le but ne doit être atteint que par l’utilisation d’un instrument, alors périsse le but même et l’instrument. (…) Et l’image que me renvoie mon opération est l’image d’un Moi qui au lieu d’être le fondement de mon être est le fondement de son non-être. (…) La violence est affirmation inconditionnée de la liberté. Ici nous retrouvons l’analyse hégélienne du terrorisme... » (pp. 181-182)
À laquelle Sartre ajoute que le violent est de mauvaise foi, car il compte sur le monde pour absorber son assaut et y résister, et il se compare volontiers à une force de la nature :
« Les expression d’impitoyable, d’inexorable sont fréquemment employées dans les serments de violence... » (p. 184)
Après la violence qui détruit son but, le cas d’une violence qui veut atteindre son but dans l’indifférence aux moyens : sous cet aspect, le viol manifeste le consentement comme exigence de la liberté, et fait de la relation des moyens à la fin le critère de justification de l’action. C’est ce critère que récuse le violent, qui détruit la finalisation elle-même. Sartre esquisse une hypothétique « morale » de la force, fondée contradictoirement sur l’apologie du fait et de l’être brut, dont il repère l’emprise dans les attitudes éducatives.
Ainsi, quand les parents disent à l’enfant, anticipant une sanction automatique : « Si tu ne mets pas ton manteau, tu vas attraper froid » (au lieu de « Si tu ne mets pas ton manteau, tu risques de prendre froid ») leur attitude contrevient à toute entreprise de l’enfant : toute entreprise suppose l’acceptation de risques, et l’attitude des parents signifie pour l’enfant un interdit absolu. Le père est irrémédiable, sa parole suivie d’un silence sans appel : l’enfant doit se conformer à ses exigences et non poser des fins. Pour Sartre évoquer l’univers de l’enfance est truqué : quand il n’est pas peuplé d’impératifs, il l’est de raisons qui lui échappent, quand même elles viseraient son bien futur. De toutes façons, l’enfant doit croire. L’enfant dont la liberté est limitée par l’ignorance est dans l’erreur, d’une façon telle que nous ne pouvons l’en tirer – il y faudrait le temps pour lui de devenir adulte. On admettra qu’on ne puisse dire toute la vérité aux enfants, ou, ce qui revient au même, qu’ils ne la comprendraient pas entièrement. Mais c’est justement ce qui marque une situation de violence, puisque ses initiatives ouvrent sur des résultats que d’autres ont prévus et pas lui, qu’il agit sous contrôle, et que le sens de ses actes lui échappe. Tenue à la soumission, l’enfance incarne une aliénation naturelle, qui provient de la seule présence de l’adulte. Il y a là un modèle constitutif essentiel chez Sartre (dont a fort bien traité Josette Pacaly) selon lequel l’ignorance est aliénation quand elle est savoir pour autrui.
De façon analogue, la ruse et le mensonge sont des violences : l’autre est joué, vit dans un monde truqué sous l’un de ses aspects, précisément celui sous lequel s’appuie l’autre. La justification de la violence est son redoublement quasi-juridique : « exigence du plus fort d’être traité comme une personne par celui qu’il asservit » (pp. 150-166). La manipulation est au cœur de la violence, car elle sape la liberté de l’intérieur. Et si la violence peut receler une affirmation de liberté – Sartre évoque le Groupe Stern qui met l’accent non sur la libération abstraite de l’homme, mais sur celle de la Palestine – le mensonge brouille les repères mêmes du monde : après qu’un « type de la Gestapo » a exécuté l’un des élèves de Sartre et son père, il persuade la maîtresse du père qu’ils sont dans un camp en France et qu’il leur portera des lettres (p. 205). La falsification est ici la pire violence, car elle suscite des sentiments et des conduites authentiques sur le fond d’une tromperie cachée qui annule toute la signification de ces actes.
Que penser dans ce cadre des mensonges accomplis « pour une cause aux tenants de cette cause eux-mêmes ? » (p. 209). Dans le cas de la religion pour le peuple la mystification n’atteint son but qu’en induisant des actions à vide, et jusqu’à des sentiments sans objet, afin de perpétuer un ordre ; dans celui du mensonge aux membres d’un parti par les dirigeants de ce parti, le coup de force est un sophisme qui veut que tous ayant la même fin, ils en veulent aussi les moyens ; certains militants le jugeront admissible – la non-divulgation d’un échec peut aider la troupe à conserver le moral et à l’emporter finalement sur l’adversaire. Mais cette fidélité apparente est une trahison analogue au viol qui préjuge du consentement en manifestant le refus de toute réserve ; si la fin suprême est le maintien d’une foi dénuée des motifs de croire, la mystification est totale. Le chef décide alors de ce que « veulent » des libertés, et que la fin déterminante soit l’efficacité par rapport à des buts spécifiques qui deviennent arbitraires. Sartre, avec peut-être la pensée de Paul Nizan, cite le mot de Valentin Feldman au peloton d’exécution du Mont Valérien : « Imbéciles, c’est pour vous que je meurs » (p. 212).
La violence défensive, que Sartre examine à la suite, est celle que j’emploie pour me défendre alors que l’on ne m’a pas fait violence. C’est par exemple le refus de la discussion, alors qu’un désaccord s’est fait jour entre deux personnes, ou bien l’emploi d’arguments ad hominem (p. 217). Soit le jugement de goût : un désaccord entre nous est échec pour la liberté. Mais refuser de discuter les raisons de l’autre (des goûts et des couleurs...), c’est user de violence défensive, dont Sartre donne plusieurs exemples.
Le concept de violence ne connaît-il pas alors une extension excessive ? Paradigme du non-rapport, il devient une modalité normale des rapports quotidiens avec l’autre et Sartre entend montrer que les rapports avec l’autre sont toujours faussés par les asymétries de situation entre les personnes. D’où une suite de descriptions morales de ces asymétries ordinaires : les situations de prière et d’exigence, puis d’appel, d’acceptation et de refus déboucheront sur l’approche de l’ignorance et l’échec qui sont des rapports objectivement faussés, qui serviront à élaborer le concept d’oppression, ce rapport à autrui qui mobilise les formes du droit au service de la violence.
Les types de demande à l’Autre
Prier, c’est se soumettre à la décision ou à l’événement et désirer que soit suspendu son effet. Une liberté s’adresse à une autre, reconnue comme souveraine : la prière renvoie à une soumission, elle prend à témoin et sollicite une alternative sans refuser le cours des choses. Elle se situe sur le plan de l’interprétation et de la valorisation et non pas sur celui de l’action. Certes, je ne prie que contre l’absolu même que ma prière invoque. La prière est un cérémonial signifiant que mon désir est au fond conforme à l’ordre qu’il semble contester, ou bien que cet ordre a des lacunes qui laissent place à mon désir ou encore que la liberté de Dieu permet que le Bien soit tel que mon désir y soit aussi compris (p. 229). La mauvaise foi de la prière prend l’apparence de soumission pour obtenir de la liberté de l’autre qu’il fasse sienne ma volonté. Je me constitue en tentation pour la liberté souveraine que j’invoque. J’implore une exception, mais en la disant compatible avec l’ordre, je demande en fait de changer l’ordre, et j’en appelle à la création libre et à la générosité. Seulement cette générosité est celle de la toute-puissance, et renvoie à une soumission plutôt qu’à la liberté. En fin de compte la prière est appel à un dehors de la situation : « L’accessibilité à la prière, c’est la générosité de la toute-puissance » (p. 233). Les situations de prière mettent en scène l’impuissance qui désavoue la liberté, se retourne vers le monde en postulant que l’être qui me broie peut changer et intervenir dans un monde modifiable en lui-même, mais pas par moi. La prière invoque une liberté et reconnaît l’anéantissement de mes facultés : elle affirme désespérément la puissance de la conscience sur les choses. Sartre se réfère ici à Hegel – le cours du monde – et à Kœstler (Le Zéro et l’infini) pour évoquer la métamorphose, par la prière, de l’échec en victoire symbolique : la prière est poétique par sa manière de transcender imaginairement le donné. Mais comme liberté en situation, dans la vie quotidienne, la prière est appel à la transgression, exerçant une tentation sur le vouloir d’autrui invoqué comme souverain. Si l’invocation de Dieu reste pure, parce que j’attends tout de Lui, rien de la prière, autant elle est impure au quotidien, si je me fais pitoyable pour provoquer l’émotion, et que la prière est en fait un « appel-exigence » (p. 244), invoquant « le droit de qui n’a pas de droit » (p. 244). Sartre rapproche cette situation de l’axiologie formelle : « Personne ne peut vouloir que ma liberté soit annihilée par l’ordre naturel » (p. 244). C’est donc en fonction d’une postulation en elle-même valide que je justifie une demande de bouleverser le cours des choses qui ne passe pas par l’action directement associée à la situation. En fin de compte, la prière comporte une mythologie de la liberté qui invoque et renforce un ordre hiérarchique de type féodal (l’hommage, p. 247). La seule issue à ce monde de rêve est un cogito qui me replace, homme libre face à ma liberté, face à un désir qu’une liberté refuse. Alors naît l’exigence.
L’exigence
L’exigence, c’est l’impératif catégorique. Il s’agit de savoir si la source de l’exigence est le devoir comme universel et inconditionné, ou bien si c’est l’exigence d’une personne envers une autre. Et surtout, l’impératif ne tient pas compte de la situation du monde : il exige un dépassement des conditions données soit en fonction d’une intransigeance indifférente aux condition et qui vaut pour accusation future, soit en supposant une confiance dans l’ordre humain qui confine à sa transgression : le porteur de l’exigence trouvera les moyens – quels qu’ils soient – de répondre à l’impératif, ou bien encourra une honte absolue qui lui fera préférer la mort à l’aveu de son échec.
La fin s’indique à partir de la situation, et tient compte des moyens : tous les moyens ne sont pas possibles, et la fin est toujours complexe 2 : même une fin posée inconditionnellement a valeur d’idéal, non d’obligation (p. 256) : l’obligation est une norme, elle me présente ma fin conçue comme celle d’un autre. Mais si elle m’est imposée, elle émane d’une liberté qui anéantit formellement le monde, ou plutôt émet sur lui une prétention – le devoir-être – qui est un acte : la fin ainsi assignée est ainsi le corrélatif noématique transcendant, non d’une intuition pure, mais d’un acte créateur, et d’une détermination de ma liberté. Pour cette même raison, toute fin renvoie aux moyens qui permettent ou non de l’accomplir et selon quels critères : il est des moyens honteux qui dévalueraient ma liberté (comme fin absolue) au cas où je les emploierai, et simultanément, je transgresse certaines règles pour faciliter l’obtention de la fin, ce qui témoigne du caractère impératif que je lui attribue... La fin est ma fin, elle me fait advenir à l’être :
« comme ce que je crée, c’est moi dans le monde, le lien qui m’unit à la fin est à la fois d’identité et d’altérité. » (p. 258)
C’est moi-même comme attente et promesse. Il y a là l’enthousiasme de la création. La fin est ce que je me fais être comme ayant à l’être, et cela non pas par une obligation contraignante, mais une responsabilité que j’assume librement 3 . La valeur est néant d’être au fondement de la réalisation : son type d’être n’est pas l’existence, mais l’idéalité. Par différence avec l’obligation, qui me transcende car elle est posée indépendamment de mon opération, la valeur n’est que l’indication du dépassement de mon opérer lui-même. Elle n’est nullement affectée par l"état du monde, étant la visée de mon être-moi-même-manqué, non comme à réaliser, mais comme fondement de toute réalisation et comme absolu auquel l’obtention de la fin devrait exhausser dans l’être. Je pense viser la fin, et non la Valeur, qui ne hante que marginalement l’opération moyen-fin, comme l’avait exposé Max Scheler, que cite Sartre :
« Le "devoir-être idéel" se dégage d’une valeur en tant qu’elle n’est pas réalisée sans aucun rapport avec une volonté ou une aspiration quelconque ; il n’a rien de commun avec une règle et ne s’adresse à aucun sujet. » (cité p. 262)
Il y a donc des impératifs dont l’effet est de nier la part qu’y prend un sujet et de l’aliéner à des fins dont il est cependant le seul soutien.
Dès lors Sartre s’en prend à l’impératif kantien, qui soustrait artificieusement l’acte à sa temporalité, et dédouble la liberté, ma liberté se faisant instrument d’une fin qui ne renverrait à personne, pur devoir. Une fin inconditionnée reste sans objet, car nulle gratuité n’existe au moment du choix. La décision est elle-même appelée à être, et non pas libre choix. Enfin, les impératifs viennent au pour-soi par l’Autre : je trouve les exigences dans le monde comme des « on doit » plutôt que comme des fins singulières qui comporteraient un potentiel d’élargissement, et leur séparation des moyens fait de ma liberté concrète le moyen d’une liberté nouménale détachée de toute sujet effectif. Et même en cela il reste une ambiguïté, puisqu’il est impossible de dire si le sujet se met en demeure de faire prévaloir l’impératif en se détachant de sa subjectivité ou bien – de manière hétéronome – en satisfaisant la dimension par laquelle le sujet affirme sa capacité supérieure d’autocontrainte (comme dirait Norbert Elias) ou, plus subtilement, en se soumettant à une exigence telle qu’elle semble provenir de la liberté même :
« L’exigence qui suscite la liberté peut être en même temps, illusoirement, vue comme la liberté elle-même. Ainsi paraît-il que la liberté s’appelle elle-même à l’existence (…) Seulement, on le voit, le Pour-soi ne peut avoir l’illusion de fonder sa facticité que s’il renonce à fonder son projet. » (p. 268)
Sartre insiste sur le dédoublement de la volonté qui en résulte, avec les effets aliénants et les « conflits de devoirs » qui en résultent et la position d’un Autre en moi comme sujet du vouloir inconditionné : « il y a aliénation perpétuelle sans aliénant premier » (p. 269) et l’ensemble des dimensions concrètes sombrent dans l’indifférence, tant le contexte concret que la personnalité agissante : le monde dans lequel je dois inventer les moyens semble biffé par avance au nom du strict respect des fins. Ces critiques seraient évidemment rejetées par Kant. Ce dernier concéderait sans doute le hiatus entre le sujet de l’impératif catégorique et le sujet qui assume ses choix en première personne. Mais ce serait pour mieux faire valoir que la fin ultime demeure l’autonomie du vouloir – garantie incontestable de la liberté qui devra selon lui toujours être conquise sur les tendances et les impulsions du sujet empirique. Kant ne saurait concevoir d’aliénation à une fin-objet si cette fin est par elle-même de nature à préserver l’autonomie de la volonté. Pour Kant, le dédoublement des libertés et l’aliénation n’interviennent que dans l’hétéronomie du vouloir. Fonder le vouloir dans la situation, et le constituer comme libre choix d’une fin serait critiquée par Kant comme exprimant l’abdication de la liberté face au monde. Mais, de Kant à Sartre, ce qui est en question, c’est le statut des possibles, et de la liberté incarnée et néantisante. Un impératif abstrait n’a de sens selon Sartre qu’en tant que repris par une subjectivité. Et il n’est alors plus « catégorique » au sens kantien, étant, comme tout autre vouloir, le corrélat imaginaire d’une conscience, doté de transcendance, posé à distance du réel, et cependant thématisé comme venant du réel et permettant d’en structurer les phénomènes d’une façon qui réponde à mes attentes. Sartre a reformulé les thèmes de l’intuition des valeurs de Scheler, en radicalisant la rupture avec Kant que signifiait déjà l’approche de Brentano et Husserl. Cette dernière a permis à la phénoménologie de poser les fondements d’une morale qui ne dépendrait pas de règles sans contenus se rapportant explicitement au contexte d’action où se trouve placé le sujet, mais il a fallu poursuivre la démarche au-delà de ce qu’avait envisagé Husserl avec l’axiologie formelle et franchir un pas supplémentaire pour inclure les motivations effectives des actes au sein de la réflexion morale. C’est sur cette voie tracée initialement par Scheler que Sartre s’avance en requérant l’accord immédiat de la motivation subjective et de la fin poursuivie dans le monde. L’universalité de la règle doit pouvoir se fonder dans cet accord par extension et généralisation de ce qui se vit comme l’accueil immédiat d’une tâche comme incombant à une personnalité dont elle justifie l’existence dans le monde tout en lui conférant une dignité d’existence humaine. Cette expérience de l’autonomie et d’une toute autre nature que celle de Kant, car elle ne vient pas de l’accord de ma volonté avec une règle valant universellement, mais de la justification plénière qui peut m’être donnée en proposant à autrui une règle subjective ou une action occasionnelle qui indique le type de comportement susceptible d’être adopté si la situation donne la possibilité d’échapper à une aliénation trop souvent sans appel. Si la honte, la crainte et la fierté sont des attitudes originelles, alors elles sont compatibles avec une visée de conversion morale spontanée.
L’ordre
Cette caractéristique se trouve évidemment absente dans le cas où je dois me conformer à une ordre, quand bien même celui-ci serait donné comme valant « pour mon bien », comme Sartre l’a établi à propos de la relation des parents aux enfants – contrairement là encore à Kant qui faisait de la discipline l’apprentissage indispensable de la fixité des règles et de la valeur des comportements réglés. Un ordre a pour particularité de spécifier une conduite à tenir de telle sorte que les éléments du contexte aient une portée aussi réduite que possible, « toutes choses égales par ailleurs ». L’ordre, c’est l’attitude d’exigence, fondée sur la reconnaissance hiérarchique d’une liberté par une autre – ce qui différencie l’ordre de la menace, qui nie la liberté adverse. Sartre approche de la théorie de l’oppression donnée plus loin. Exigeant, je saisis ma liberté comme inconditionnée pour plusieurs motifs complémentaire : elle est reconnue par une autre liberté ; elle est inconditionnée pour qui s’y soumet ; ma volonté devient objective et l’exigence est un moment du dialogue de moi à moi à travers un autre ; enfin il y a donc une reconnaissance (minimale) de la volonté de l’autre : même dominé ou esclave, celui qui accepte mes exigences reconnaît l’inconditionnalité de ma volonté (Cf : Hegel), et peut être pourvu de pouvoirs par délégation expresse de cette volonté même. Il s’agit bien sûr pour l’esclave de réaliser les fins d’un autre, mais il a « le droit de faire son devoir ». Au fond de l’ordre il y a la promesse formelle d’une liberté inconditionnelle : cette duperie sera l’origine de la complicité de l’opprimé avec l’oppresseur, ce qui manifeste à quel point l’exigence est aliénante.
Avec la prière, l’exigence, et le refus, une éthique de la générosité doit pouvoir dépasser le formalisme kantien vers la réalisation d’une solidarité interhumaine. Le reproche de fond adressé à l’impératif tient à ceci : catégorique il s’impose à moi dès que je le reconnais pour valable universellement, avec la même intransigeance que l’exigence venue d’autrui et à laquelle je devais me soumettre. Il réalise le paradoxe d’être entièrement formel et de ne pas tenir compte de la situation – ce qui le rend vide et abstrait –, et de s’imposer à moi avec l’absoluité concrète de l’exigence imposée par autrui. Certes il est exigence de l’autonomie du vouloir. Mais cela ne le sauve pas de l’objectivation de la liberté conçue comme un être et non comme une possibilisation, comme une réalité à faire et non comme la condition des possibilités. Dire que l’impératif est de ne rien faire qui contrevienne à la liberté ne suffit pas : la situation peut être telle que la liberté s’y perde nécessairement et qu’il faille agir quand même – et c’est précisément alors qu’un critère apparaît nécessaire, et que l’impératif cesse de jouer. Si la bonté du vouloir et son autonomie sont des principes valides pour comprendre l’essence de la moralité, reste que dans les actes concrets, il est besoin de dépasser cet idéal dont Kant lui-même exprime qu’il ne connaît pas de réalisation certaine, pour parvenir à un critère qui s’applique alors même que la situation ne permet pas l’usage de la liberté pure. Ce critère, le paradigme que constituait la violence permet de la définir : la violence est négation de l’existence même et de la liberté d’autrui. Et cependant le violent a besoin de cette liberté pour être justifié. Aussi la violence est-elle un régime d’action contradictoire, que seule sa propre perpétuation peut maintenir. L’analyse des situations de violence a manifesté que le mensonge était plus proche de réaliser l’idéal de la violence que la force brute. La prière engendre une situation rêvée et fascinante où l’ordre des choses semble tenir au décret souverain d’une volonté - ce qui conduit à représenter le réel comme enchanté et soutenu dans son existence par une volonté que l’on invoque dans le péril, et l’ordre humain par un régime où chacun dépend de la liberté d’un seul, tout autre que le seigneur lui devant l’hommage, qui est abdication de la liberté.
Quant à l’exigence, elle est exigence de soumission, et l’analyse de l’ordre révèle un monde structuré par la complicité de l’opprimé pourvu du « droit de faire son devoir » avec l’oppresseur qui le lui enjoint. Cette approche négative dégage le principe sur lequel se profile la moralité de l’acte : ne pas mettre en œuvre une violence ou l’un de ses succédanés. Et les critères en seraient les suivants : dans l’ordre du monde, prendre l’indication de l’action dans la situation elle-même ; dans l’ordre interhumain : mettre en place une relation telle que la relation de violence – irrémédiable hors d’une conversion – n’y ait pas cours. Or ceci est chose impossible : Sartre montre la contradiction des disciples d’Alain qui entendent obéir sans adhérer et justifient en fin de compte les exactions qu’ils tolèrent faute de les combattre avec davantage de vigueur. Il est vrai que l’entrelacs de la violence et du droit rend l’affaire complexe :
« On parle mal de la violence. On pense qu’elle engendre une situation de fait que les vaincus sont à même d’accepter ou non. Mais c’est trop commode. La violence crée l’acceptation parce que le vaincu proclame un refus inefficace qui recouvre une soumission de fait. Fût-il décidé à lutter contre le vainqueur par tous les moyens, au moins reprend-il à son compte la situation faite par le vainqueur (…) Au fond, le Mal dans la violence vient précisément non de ce qu’elle détruit le droit, mais de ce qu’elle le crée. Elle met le vaincu dans une situation telle qu’il doit l’accepter ou mourir. Et s’il ne meurt pas il se soumet et la violence émane du vainqueur et la reconnaissance, donc le Droit, émane du vaincu. » (p. 275)
De fait, c’est la liberté soumise du vaincu qui donne à l’esclavage une apparence d’ordre accepté – et qui se généralise quand c’est entre esclaves soumis que l’on se tient à respecter l’ordre émanant du maître. Sartre suivant ainsi le modèle hégélien de la relation du maître et de l’esclave montre ainsi que le devoir est « cette obligation absolue dont chacun peut se réclamer auprès de chacun ». Le devoir est ainsi répliqué et réfracté en autant d’esprit qu’il y aura d’esprits soumis et justifiés par leur devoir d’obéissance – ce qui explique l’efficace de la soumission même en l’absence de maître personnellement incarné (comme dans l’ordre social contemporain) : si je me tiens pour inessentiel face à la volonté du souverain, ce n’est pas tant du fait que je le reconnaisse qu’en raison de la reconnaissance que lui vouent les autres : il faut surmonter le Droit et ses propres scrupules pour s’autoriser à résister à la « violence consacrée » (p. 280) de la paix extorquée :
« Ainsi je suis dans la collectivité soumise comme le Dasein est dans le monde. Reste cependant un élément d’union qui est la volonté souveraine. Je la vois en l’autre qui la voit en moi (…) La volonté du maître est le seul élément qui du dehors ou du dedans est appréhendé comme identique. » (p. 281)
Sartre en déduit que les différences interpersonnelles se trouvent fallacieusement estompées lorsque l’on considère les normes de comportement, dès lors que ces dernières présupposent une soumission de chacun aux modèles de domination dans lesquels « ma volonté me revient comme volonté des autres et volonté inconditionnée de l’autre (chef) » (p. 283) qui ne peuvent donc que m’inciter à la soumission, « chacun s’aliénant au profit de chacun. (…) » (ibid.) sans réaliser que cette volonté commune est réellement une volonté « toujours autre » qui
« n’est plus la volonté de personne ; elle est l’oppression pour tous. La morale du devoir est en fait un type de relations humaines et sociales : celui de l’aliénation qui tourne en rond, de l’esclavage sans maître, du sacrifice de l’homme à l’humain »(ibid.).
La ruse de l’exigence consiste ainsi à présenter la soumission comme la volonté de tous, ce qui rend impossible ou scandaleuse toute révolte et laisse place à des arrangements hypocritement fondés sur l’apparente libéralité d’une multiplicité des personnes qui poursuivent leurs fins immédiates en s’efforçant d’y rallier autrui en en appelant fallacieusement à des motifs élevés et désintéressés (p. 284).
Ces phrase de Sartre sont à notre connaissance les premières où résonne cette manière désenchantée de traiter des collectifs et des fins poursuivies par les hommes : mûries par l’expérience du Stalag et de l’Occupation, puis du retour à l’ordre trois ans après la Libération, Sartre décrit l’aliénation dominant des sociétés qui n’ont pas même besoin d’un maître ou d’un péril imminent pour que s’exerce un contrôle sans failles. Ainsi, loin de toute idée abstraite que pourrait signifier une universalité de la règle, le contrôle social de chacun par tous les autres signifie moralement quelque chose en cas de révolte ou de conversion : l’acte moral questionne la soumission de l’autre – c’est en quoi l’appel est essentiellement différent de l’exigence. Sartre articule les motifs d’agir avec générosité et les collectifs susceptibles de revendiquer un Nous actif et pas seulement un On de soumission ; tout le poids de la question morale chez Sartre tient à l’effort pour rendre effectif ce Nous personnalisant à la place de l’anonymat du On lié aux conformismes dominants et dominés. La dénonciation de l’impératif kantien ne débouche pas sur un relativisme, mais sur l’idéal d’une reprise par chacun des actes en situation qui restent à accomplir pour rompre avec l’indifférentiation entre personnes qui signifie la résignation de chacun aux rivalités étriquées (entre individus qui revendiquent le droit de faire leur devoir) et la soumission de tous à un ordre dont nul ne saurait justifier l’existence. Les recherches ultérieures de Sartre poursuivront cette opposition à l’idée individualiste du salut par l’action vertueuse pour penser une « historialisation » du vouloir indispensable pour sortir de la répétition soumise.
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Voir à ce sujet de Brentano, L’origine de la Connaissance morale (1889), traduction par Marc de Launay et Jean-Claude Gens, Paris, Gallimard, 2003, et de Max Scheler, Le Formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs , Paris, Gallimard, 1955, trad. par Maurice de Gandillac. ↩
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Sartre insiste sur le complexe moyen-fin comme formant une unité : manger, ce n’est pas satisfaire son appétit, le plus souvent, c’est préférer telle viande, retrouver des amis, etc. – et on peut aussi ne pas manger, sauter un repas ; etc. Et même dans le cas d’une infraction, tous les moyens ne sont pas équivalents : les fins ne sont inconditionnées que si leur accomplissement est vital, ou alors il s’agit d’un cas pathologique où l’exigence finale s’affranchit de toute réalité. ↩
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p. 258. Cela renvoie à EN. La Valeur serait la totalité réalisée du Pour-soi et de l’En-soi : ce n’est pas elle qui est visée (on vise le manque, et non le manqué) et cependant elle donne sens à toutes mes visées partielles en tant qu’elle est toujours au-delà comme leur fin à réaliser ultime : moi-même comme Valeur, comme existant non-contingent, que n’affecte pas les états de choses du monde. Le rapport à trois termes est entre l’attente-promesse de la valeur, le désir (ou conscience) non-thétique du manque et la conscience thétique du manquant. ↩