Introduction
« El placer es mío, caballero ». Cet avertissement historique, lancé aux hommes depuis la tribune de Vindicación Feminista, marque l’arrivée du féminisme de deuxième vague en Espagne. Il se développe dans un contexte particulier. Franco vient de mourir mais la dictature, elle, lui a survécu et le pays se trouve alors au début d’un processus vers la démocratie. Pour les Espagnoles, le panorama est peu réjouissant : l’idéologie nationale-catholique les a reléguées aux rôles de mères et d’épouses. Certes, dans les années 1970, nombreuses sont celles qui font des études ou travaillent mais elles ne représentent pas la majorité et les stéréotypes de genre ont la vie dure. Dans l’Espagne post-franquiste, les droits des femmes sont moribonds et toutes les batailles restent à mener.
C’est la libération des corps qui concentre les efforts des féministes radicales1. De fait, lorsque Vindicación Feminista sort en kiosques, les lois franquistes sont toujours en vigueur. Jusqu’en 1978, une femme adultère risque jusqu’à six ans de prison, l’avortement est strictement interdit – y compris lorsque la vie de la patiente est en jeu – et le lesbianisme est officiellement catégorisé comme danger social2. Ce combat pour la récupération du corps, elles le médiatisent à travers des actions de terrain – manifestations, occupation illégale de locaux, distribution de tracts – mais aussi grâce aux multiples journaux et bulletins qu’elles publient, comme Dones en Lluita, Desde el feminismo ou l’emblématique Vindicación Feminista.
Fondée par Lidia Falcón et Carmen Alcalde en 1976, Vindicación est la revue phare du féminisme espagnol de deuxième vague. Tout d’abord, parce qu’elle attire les signatures les plus prestigieuses de l’époque comme celles de Marta Pessarrodona, Montserrat Roig, Victoria Sau, Rosa Montero, Carmen Sarmiento ou Cristina Alberdi. Ensuite, parce qu’elle parvient, dans une Espagne peu friande de ce genre de presse spécialisée, à publier trente numéros, sans aucun soutien financier public. Enfin, par le parcours même de ses fondatrices : Lidia Falcón, figure du féminisme radical espagnol est une des promotrices du réseau national de collectifs féministes, et Carmen Alcalde, écrivaine et journaliste espagnole reconnue et engagée dans la lutte féministe.
Le magazine, dont le titre rend hommage à l’œuvre pionnière de la féministe Mary Wollstonecraft, se veut pluriel et cosmopolite puisqu’une place de choix est réservée aux divers courants féministes occidentaux. Il s’engage sur de nombreux thèmes comme l’accès au divorce, l’égalité au travail ou les violences faites aux femmes. Ces sujets, par ailleurs débattus dans l’Espagne de Transition, ne sont pas propres au mensuel mais toute la spécificité de Vindicación tient au regard qu’il porte sur ces sujets, en particulier en ce qui concerne les sujets liés au corps : sexualité, contraception, pratiques de self-help et avortement. L’angle choisi s’affranchit de tout paternalisme et le ton, surtout, se veut incisif et irrévérencieux.
Les journalistes et collaboratrices de Vindicación s’engagent pour la reconquête du corps féminin, indument accaparé par la dictature franquiste. Pour ce faire, elles fournissent à leurs lectrices des armes pour comprendre comment il fonctionne, grâce aux articles de self-help notamment. Elles les aident également à mettre des mots sur ce corps. En effet, dans les années 1970, le monde politique et médiatique est essentiellement dominé par les hommes. Ce sont eux qui contrôlent le discours sur le corps féminin. C’est à travers leurs mots que les femmes appréhendent leurs chairs. Ainsi, Vindicación utilise les termes justes pour renvoyer à l’anatomie féminine et modifie les représentations. Par exemple, le concept de « frigidité » dont parle la presse généraliste est remplacé par l’idée de gaucherie et de manque de savoir-faire masculin. Enfin, les rédactrices du mensuel revendiquent le droit à disposer librement de leur corps. Ainsi, elles envisagent l’accès à l’avortement comme la possibilité de choisir et non pas comme une mesure de protection sociale, considérée comme un moindre mal pour les plus modestes, tel qu’on peut le lire dans la presse progressiste de l’époque. En définitive, les femmes de Vindicación s’arment de leur plume pour se réapproprier l’intime.
L’article se propose d’étudier le discours du corps et de l’intime dans Vindicación entre 1976 et 1982, période de parution du mensuel. L’objectif est de comprendre comment l’écriture a pu servir d’arme pour récupérer le contrôle, non seulement sur le corps des femmes, mais aussi sur les mots pour définir ce corps, jusqu’alors confisqués par le discours dominant. Il s’agira pour cela d’examiner les thèmes choisis, l’angle abordé, le style d’écriture, le degré de proximité avec la lectrice et le profil des autrices. En quoi ce petit magazine, dont la diffusion a été aussi confidentielle durant sa courte existence, est-il devenu la référence du féminisme espagnol de seconde vague le plus avant-gardiste ? L’article tâchera de montrer que Vindicación révolutionne le discours sur les femmes en déconstruisant les codes de représentation, en libérant les corps et en créant un espace d’expression solidaire.
Déconstruire les représentations : un corps pour enfanter, un corps sexualisé, un corps meurtri
Qui sont les femmes que l’on voit à la télévision, dont parlent les journaux et qui peuplent les murs publicitaires ? Dans l’Espagne des années 1970, le choix est restreint : en général elles sont mères de famille, icônes sexuelles ou actrices, voire victimes anonymes des plus sordides faits divers. Les représentations féminines proposées à la société sont donc non seulement limitées mais aussi stéréotypées. Ces images, Vindicación Feminista s’emploie à les rayer de l’imaginaire collectif. Les rédactrices s’engagent pour que chaque femme puisse choisir son destin en dehors des modèles diffusés par les médias.
Tout d’abord, elles déconstruisent le lien systématique entre féminité et maternité. Dans le mensuel, le corps des femmes n’est pas destiné qu’à enfanter. Or, dans les années 1970, cette assertion est loin de faire l’unanimité. En effet, la législation espagnole interdit toute pratique contraceptive et abortive. Jusqu’en juillet 19853, toute femme ayant avorté risque de six mois à six ans d’incarcération. Le simple fait de partager publiquement des conseils sur la régulation de la natalité est passible d’un mois de prison et d’une forte amende4. Certes, à partir de la fin des années 1960, l’usage des moyens contraceptifs commence à se répandre en Espagne, mais la fracture sociale est nette : en 1977, seules 16 % des femmes ayant fait des études supérieures n’a jamais utilisé de contraception contre 51 % des femmes analphabètes, sans études ou n’ayant suivi que les cours de primaire (Folguera 2007, 161). De même, si l’accès à la contraception est relativement courant dans la société5, la question de l’avortement, elle, reste très clivante, y compris parmi les féministes. Pourtant, la législation restrictive n’empêche pas les avortements clandestins. En 1974, ils sont par exemple estimés à 300 000 et auraient entraîné la mort de 3 000 femmes (Montero Corominas 2009, 275‑81, 287). Le magazine sert donc de tribune dans la lutte pour le contrôle de la fécondité et ce, au risque de poursuites judiciaires. Ainsi, dans un article publié en janvier 1977, Soledad Balaguer rappelle que :
está penada la publicidad de la contracepción y la apología de la misma. Si me aprietan, como algún quisquilloso vea que este artículo pudiera ser una apología de la contracepción, podría hacer caer a VINDICACIÓN y a quien esto firma, dentro de los rigores del Código Penal (Balaguer 1977, 41).
Le mensuel se met donc en danger pour informer et défendre les femmes, d’autant plus que les articles en faveur de la contraception et l’avortement y occupent une place de choix. Les journalistes y déconstruisent les arguments natalistes. Par exemple, l’éditorial du 30e numéro, signé par le Parti Féministe Espagnol, est un véritable texte à charge, plutôt amer, contre le gouvernement. Il explique, non sans sarcasme, qu’en prétendant défendre la vie, l’Etat brise des existences, comme celles des centaines de femmes envoyées en prison pour avortement ou celles de parents d’enfants en situation de handicap (« El aborto : un clamor que no cesa » (1977)). L’Eglise, elle aussi, polarise les critiques car, selon les féministes du journal, la morale religieuse corsette les corps. Le dessin de Frattius, qui montre le ventre d’une femme enceinte littéralement colonisé par le Vatican, illustre plusieurs reportages entre 1976 et 19826.
Or, comme le souligne Nuria Beltrán dans un article en faveur de la dépénalisation de l’adultère7, il est urgent de différencier loi et morale. Par ailleurs, outre les arguments fréquemment avancés dans les médias généralistes – mortalité liée aux famines, pauvreté due au chômage, etc. – le mensuel développe également des raisonnements originaux, issus des dernières théories du féminisme de deuxième vague. De nombreux articles reprennent en effet l’idée d’inspiration marxiste selon laquelle les femmes seraient une classe sociale à part entière dont le travail domestique serait utilisé par la classe dominante : les hommes. D’autres se basent sur la théorie biologiste, développée par Kate Millet dans Sexual Politics, qui insiste sur le corps comme moyen de production. Les femmes seraient exploitées jusque dans leurs chairs car elles n’ont d’autre choix que de « produire » des enfants. Vindicación présente donc le corps des femmes comme un outil destiné à fournir des travailleurs à la nation. C’est ce qu’exprime Leonor Taboada dans son article « Self-help, o la descolonización de nuestros cuerpos » qui met en exergue la déshumanisation des femmes : « nuestros hijos son fuerza de trabajo. Nosotras, las máquinas que los producen y los ponen a punto para seguir la cadena » (Taboada 1978a, 38‑40). De même, « Las mil tristes maneras de abortar », publié en décembre 1977, retrace toutes les étapes de l’avortement de María, adolescente de 16 ans, bloquée dans « une société dans laquelle la femme n’est pas maîtresse de son corps et dans laquelle la maternité est planifiée pour des raisons d’État, d’un État constitué d’hommes »8. Article par article, le journal s’évertue donc à déconstruire le mythe de la maternité, enjeu purement économique d’une société capitaliste où même le corps est à vendre.
Mais la maternité forcée n’est pas le seul reproche de Vindicación contre l’économie de marché. En effet, selon les journalistes, la société capitaliste est également à l’origine de la sexualisation du corps des femmes. Il est vrai qu’à la mort de Franco, les produits érotiques et pornographiques rencontrent un fort engouement. Après 36 ans de censure catholique, ce genre, par ailleurs largement développé dans le reste de l’Europe, semble célébrer la libération sexuelle et la modernité espagnole. Néanmoins, pour les journalistes de Vindicación Feminista, cette nouvelle mode ne libère pas les individus, mais au contraire, les dégrade. La pornographie réifie le corps des femmes et le transforme en idéal déshumanisé, en objet dont le seul but est d’assouvir les fantasmes masculins. Dans « La pornografía y el sadismo antifeminismo », Mariló Vigil s’insurge que ces nouveaux produits – films, magazines, sex-shops, clubs de strip-tease… – soient érigés en progrès social car, à son sens, ils sont une « atteinte grave à la dignité de la moitié de l’humanité ». Dans un « système patriarcal et capitaliste », la pornographie n’est en réalité qu’un « commerce de viande féminine » dans lequel le corps est un « produit »9. Cette opinion, partagée par le reste des féministes du mensuel n’empêche pas ces dernières de s’intéresser à l’impact de la pornographie sur la gent masculine. Leur constat est peu élogieux.
En effet, certaines estiment que les consommateurs de produits pornographiques sont impuissants et angoissés par la sexualité réelle (Roig 1978, 19). Les hommes seraient donc eux aussi victimes de cette industrie qui leur fait croire qu’ils peuvent posséder le corps féminin. Comme l’explique Montserrat Roig, cette illusion les détourne de la réalité et ne peut que creuser davantage le fossé entre hommes et femmes. Pour elle, seuls la tendresse et le dialogue sont à même de réconcilier les sexes (Roig 1979, 13). Toutefois, pour d’autres journalistes, cet espoir de réconciliation est utopique car les hommes ne seraient pas des victimes mais de dangereux complices de l’industrie du sexe. Dans l’éditorial « La pornografía y el bestialismo en la hoguera », les journalistes établissent un lien entre pornographie et violences faîtes aux femmes. On peut y lire que « el bestialismo produce muertes gratuitas. Y la pornografía produce violaciones, afrentas y violencias sexuales » (« La pornografía y el sexo en la hoguera » 1978, 3).
Néanmoins, quel que soit leur opinion sur la question masculine, les rédactrices de Vindicación se rejoignent sur deux points : dénoncer l’objectification des femmes et rejeter la relation entre pornographie et modernité. L’objectif est donc de repérer pour déconstruire ces images sexualisées. Pour ce faire, et dans un souci didactique, elles ne manquent pas de recenser, non sans ironie, les derniers exemples de sexualisation du corps féminin. C’est le cas par exemple d’une publicité affichant en gros plan une poitrine presque entièrement nue que l’équipe du journal légende comme « publicidad fina » (Falcón et Pila 1976, 34). Dans un ton plus sérieux, on pourra également citer l’article d’août 1976, « Cuando el hombre consume » (« Manifestación de prostitutas en Barcelona » 1976, 59), intégralement consacré au sujet.
De fait, pour les féministes de Vindicación, il est clair que la libération ne passe pas par la pornographie. Cette dernière uniformise les représentations et peut amener des individus à rejeter leur propre corps, s’il ne s’apparente pas aux canons imposés par l’industrie du sexe (Roig 1979, 11). Pourtant, de nombreux intellectuels progre10 de l’époque sont persuadés que libération sexuelle et pornographie ne font qu’un. Pour eux, après avoir maintenu leurs désirs sous clefs durant la dictature franquiste, hommes et femmes peuvent enfin jouir d’une liberté retrouvée. Or, pour les rédactrices du mensuel, « l’obsession érotique du libéral frise parfois la psychopathie »11. A ces hommes de gauche, elles rétorquent que la seule libération des femmes viendra du féminisme (Roig 1978, 11). Les outrages aux corps sont parfois plus graves.
En effet, Vindicación dénonce également la violence institutionnelle exercée contre le corps des femmes. Il s’agit d’un discours rare et particulièrement moderne pour l’Espagne de l’époque. Le journal remet en question l’association normalisée entre femme et victime. Pour lui, la nature des femmes ne fait pas d’elles des victimes, ce sont les institutions qui les attaquent : la législation leur interdit de disposer de leur corps, la société tolère la prostitution et la pornographie et les médecins s’érigent en gouverneurs des chairs. Le collectif de Vindicación donne libre cours à sa colère dans des articles violents. Ainsi, dans « persona o carne de represión », Lidia Falcón égraine le lexique autour du corps désaminé : « carne de reproducción », « dan con sus huesos en la cárcel »… (Falcón 1977, 16‑17). Plus dur, encore, l’éditorial « Matar y morir de aborto » dans lequel la femme est présentée comme un mannequin sans vie, maltraité par un système hypocrite :
Sexo envilecido, cuerpos en todas las posturas, para los voraces desatados tras la represión de cuarenta años de color de sotana. Y cuando el sexo y el cuerpo para envilecer no puede ser usado y abusado: cuando todo lo sucio no se puede hacer, hay que ser limpios de corazón y rechazar el aborto, asesinando a las madres que no son cebo erótico, y castigar con veinte años de cárcel a las madres que tampoco son cebo erótico. (1977, 4)
L’institution médicale n’est pas en reste des accusations. Vindicación publie régulièrement des témoignages de femmes ayant avorté clandestinement et les histoires ne sont pas choisies au hasard : elles doivent servir la cause féministe. Ainsi, sont diffusés les récits les plus glaçants faisant état de professionnels tout puissants, sans scrupule ni empathie. L’objectif du journal est de pointer du doigt un système qui violente les femmes, les faisant passer d’individu à corps inerte. Ainsi, dans un poème de Leonor Taboada publié par le journal en février 1978, la femme n’est même plus le sujet des verbes. Ces derniers restent à l’infinitif :
Abrir las piernas para que nos hagan niños ver crecer el vientre, ver salir la leche.
Abrir las piernas para que salgan niños ver caer sangre por la entrepierna, una vez al mes, doce veces al año, más de treinta años.
Tener hijos sin querer, tener hijos sin poder, querer y no poder tenerlos, tener que decidir no tenerlos. (Taboada 1978a)
Le titre « Basta » appelle à un réveil : il est temps de reprendre le contrôle.
En définitive, parler des corps, oui… mais autrement. Une à une, Vindicación reprend les représentations courantes du corps des femmes pour les reconstruire du point de vue féministe : un corps pour enfanter ? Oui, mais seulement s’il existe le choix de refuser. Un corps objet ? Non, mais une vraie libération sexuelle. Un corps fragile ? Non, une société coupable. Pour autant, le mensuel ne se borne pas à condamner la société. Il est aussi force de proposition. De fait, son discours est novateur car il propose à ses lectrices un modèle de vie différent, basé sur la liberté et l’indépendance.
Se libérer : accéder à l’indépendance, rechercher les plaisirs, se défaire de ses peurs
Être indépendante c’est d’abord refuser l’ingérence sur son corps. Pour Vindicación, il est urgent que les femmes s’approprient leur être, c’est-à-dire qu’elles connaissent leur anatomie et comprennent leur métabolisme. C’est pourquoi la revue plaide en faveur de l’éducation sexuelle dès le plus jeune âge. Il est indispensable que les adolescentes ne soient pas étrangères à elles-mêmes puisque le contrôle du corps est un « droit fondamental de la personne »12. Or, rappelons-le, en Espagne, jusqu’en 1978, diffuser publiquement des informations sur les méthodes contraceptives est puni par la loi. Les Espagnoles ont donc dû apprendre par leurs propres moyens ou en suivant les conseils de leurs aïeules et de leur curé. C’est pourquoi nombreuses sont celles qui, alors même qu’elles sont mères, connaissent mal leur anatomie et se méprennent sur certains aspects de leur sexualité. Pourtant, comme le prophétise le Parti Féministe dans l’éditorial du no 30, lorsque les femmes disposeront de leur propre corps, alors elles bouleverseront le monde masculin13. Les rédactrices de Vindicación, tout à fait enchantées par ce projet révolutionnaire, se chargent donc de fournir à leurs lectrices les armes pour gouverner seules leur corps. Pour les journalistes, il faut avant tout se libérer des injonctions religieuses autour de la sexualité. Ainsi, dans « Hablan los sumos sacerdotes » (« Encuesta sobre la conducta sexual femenina » 1979, 56‑60), elles donnent la parole, non pas à des prêtres comme pourrait le faire penser le titre, mais à des psychiatres et psychologues engagés dans la cause féministe. Dans l’entretien accordé au magazine, les professionnels répondent à des interrogations et à des angoisses intimes. Ils abordent des thèmes par ailleurs négligés par les magazines féminins de l’époque, à l’instar de la sexualité après 60 ans ou de la ménopause, et élucident des termes peu connus ou inquiétants comme l’anorgasmie, la dyspareunie, le vaginisme ou la frigidité. Selon eux, de nombreux problèmes, plus psychologiques que médicaux, surviennent à cause du stress ou d’une mauvaise communication. Grâce à ce genre d’articles, Vindicación apporte de précieuses réponses à ses lectrices et désamorce les peurs et les fantasmes liés à la sexualité.
Par ailleurs, d’autres reportages s’intéressent à l’aspect purement médical, notamment aux pratiques de self-help. Pour le mensuel, il faudrait pouvoir se passer de docteur. De fait, la défiance envers le corps médical est une constante de Vindicación qui se méfie de la toute-puissance du savoir des gynécologues. Ainsi, entre février et juin 1978, Leonor Taboada publie une série de trois reportages sur le self-help. Le deuxième volet, intitulé « Lo que el ginecólogo no puede saber y nosotras sí » trahit d’ailleurs ses réserves envers les médecins. La militante prône un retour aux remèdes naturels et la reconnexion avec son corps. Même si certains conseils, clairement influencés par le mouvement hippie – comme l’utilisation de yaourt ou d’ail pour soigner les infections vaginales –, sont peu recommandables, dans l’ensemble, les articles s’avèrent utiles et pratiques. Leonor Taboada y explique l’histoire et le fonctionnement des groupes de self-help, utilise les mots justes, sans euphémismes – sécrétions, col de l’utérus, vagin… – pour nommer le corps, décrit, croquis à l’appui, l’utilisation d’un spéculum, etc (Taboada 1978a, 38‑40, 1978b, 16‑18, 1978c, 10‑11). A son niveau, Vindicación Feminista réalise donc des actions de santé publique en guidant les femmes vers une meilleure connaissance de leur corps. Néanmoins, cette libération serait bien malheureuse sans plaisir, principe que le journal ne manque pas de prôner.
Certes, les féministes rejettent la pornographie mais le plaisir sexuel, lui, est exalté. Le collectif s’intéresse à la sexualité des femmes expliquée par les femmes. En 1979, il lance une grande enquête nationale auprès de toutes les Espagnoles, quel que soit leur âge, leur confession ou leur intérêt pour le féminisme. Après avoir trié les réponses des 12 000 questionnaires retournés, il publie les résultats dans l’édition de juillet. Ces derniers occupent une vingtaine de pages et abordent sans tabou des thèmes variés tel que l’attitude lors d’un rapport, l’âge de la première relation, le type de plaisir ressenti, le recours à la contraception, la masturbation, la simulation orgasmique, l’homosexualité… Cette radiographie intime s’accompagne de nombreux témoignages. Plusieurs d’entre eux s’indignent des questions – une anonyme répond même : « je vous le rends pour son indécence et la vôtre » – mais la plupart des femmes acceptent de se confier. Les billets, tantôt touchants, tantôt drôles, sont toujours très personnels, comme celui de cette femme qui raconte :
Desde pequeña, me han dicho que era gorda y fea. Cuando hacemos el amor, prefiero hacerlo a oscuras para que él no me vea. Ya sé que son prejuicios tontos. Porque él, que no tiene reparos en mostrarse desnudo, tampoco me gusta14.
Le journal donne la parole à toutes les femmes. Il propose une alternative au discours sur le corps, monopolisé par les voix masculines et paralysé par les injonctions des magazines féminins.
En outre, il en appelle à la libération et la diversification des plaisirs. Ainsi, dans « La pérdida del erotismo », Victoria Sendón s’appuie sur les travaux de différents sociologues pour expliquer comment la société s’est éloignée du plaisir. En se modernisant, cette dernière s’est déconnectée de son corps et a perdu goût aux petits bonheurs comme sentir contre sa peau la chaleur du soleil ou la fraîcheur de la mer. Elle recommande donc un retour de l’hédonisme : « ya que el cuerpo constituye el ápice de nuestro ser, lo más rotundo de nuestro existir. ¿Por qué no recurrir a su poder a la hora de liberarnos de una civilización tan represiva? » (Sendón 1976, 63‑64). De nombreux artistes rejoignent cette idée dans les interviews qu’ils accordent au journal, à l’instar d’Antonietta Pizzorno qui se confie à Vindicación à l’occasion de la projection de son film, Anatomie d’un rapport, lors de la IX Semaine de Benalmadena. Dans l’article, l’actrice française revendique sa sexualité clitoridienne, ses expériences homosexuelles et estime que le plaisir n’a pas à se limiter à son sexe : « me importa un bledo el lugar de mi sexo. Lo que cuenta es mi cuerpo. Quiero que mi cuerpo goce por entero » (Jiménez 1978, 11‑12).
De fait, Vindicación s’ouvre à toutes les options sexuelles et amoureuses et en particulier à l’homosexualité, puni par la loi espagnole jusqu’en 1978. Le journal aborde par exemple le sujet dans « Dictadura heterosexual. Las lesbianas, ¿son mujeres como las demás? », article dans lequel Regina Bayo normalise le lesbianisme et assure que les homosexuelles ne dérangent que parce que leur relation n’est pas classifiable dans le système patriarcal : elles ne sont ni mères ni épouses. L’autrice rappelle que les individus aimant les personnes de même sexe ne sont donc ni plus ni moins que des humains comme les autres : « Para comprender qué es una lesbiana es necesario pensar en ella como un ser humano que vive, siente y piensa. Es una mujer » (Bayo Falcón 1978, 36). L’iconographie du journal est d’ailleurs ouverte à tous les corps et à toutes les sexualités. Ainsi, la une du numéro 22 montre deux femmes qui s’embrassent. Le style de la photo, simple et tendre, n’a rien à voir avec les représentations vulgaires des couples lesbiens diffusés par les magazines à grand tirage15. De la même façon, le numéro se ferme sur l’image d’une femme en plein orgasme, mais, contrairement à l’usage, la photographe choisit de ne cadrer que sur son visage, comme si elle voulait humaniser son plaisir. Le journal incite donc ses lectrices à revendiquer leur indépendance et leur plaisir afin de profiter pleinement de leurs corps. Toutefois, dans l’Espagne des années 1970, cet idéal d’émancipation n’est pas évident. Pour se libérer, les Espagnoles doivent d’abord se dresser contre tout un secteur de la société traditionnelle. Femmes et féministes sont donc amenées à livrer bataille contre les mœurs archaïques.
Les femmes de Vindicación sont en lutte et les dangers encourus ne sont pas que symboliques. En effet, pour chaque sujet en lien avec les méthodes contraceptives publié avant 1978, les autrices ainsi que la direction du mensuel courent le risque d’un séjour en prison assorti d’une amende. Au cours de son éphémère existence, le magazine subit d’ailleurs trois procès (Blas 1999, 356). L’engagement du collectif est donc bien réel et son attitude est déterminée, ce qui explique le ton des articles. De nombreuses collaboratrices utilisent un lexique belliqueux comme Leonor Taboada qui explique que le corps est un « territoire » qui serait « colonisé » par des ennemis venus « l’assiéger » (Taboada 1978c). Quant aux adversaires, ils sont clairement identifiés. Il s’agit de l’Église, de l’État et des médias antiféministes. Parmi eux, figurent les journalistes de Ya, opposés à la dépénalisation de l’adultère. Dans un article publié en janvier 1977, Mariló Vigil dénonce leur idéologie rétrograde et les compare au grand inquisiteur Torquemada (Vigil 1977, 22). Le deuxième média formellement cité par Vindicación est Interviú, magazine à scandale dont la une expose systématiquement le corps nu d’une femme. Le tabloïd affiche d’ailleurs sans scrupule son mépris envers les féministes en multipliant les provocations. Par exemple, dans un article publié en 1978, son journaliste Joan de Segarra proposait au Colectivo Feminista de Barcelona de se faire inséminer par Copito de nieve, gorille albinos du zoo de Barcelone, afin de faire perdurer l’espèce ; quelques semaines plus tard, Interviú lançait un appel à témoin pour obtenir un entretien avec une femme tombée enceinte à la suite d’un viol, etc. Vindicación ne manque donc pas de dénoncer le magazine. Ainsi, l’éditorial du numéro 22 revient sur l’autodafé d’exemplaires d’Interviú, organisé à l’occasion du 8 mars. Le magazine publie les lignes suivantes : « una formidable hoguera avivada por las brujas feministas que el día 8 del pasado mes levantaban en las Ramblas de Barcelona. INTERVIÚ quemaba como ninguna y crepitaba chispas de sexo, sangre y violencia » (« La pornografía y el sexo en la hoguera » 1978). Ce ton féroce prouve l’opiniâtreté des femmes de Vindicación, prêtes à se battre pour leur libération. Le magazine, mordant et incisif, n’hésite pas à ridiculiser les hommes. Par exemple, dans « La pornografía y el sadismo antifemenino », Mariló Vigil se montre sans pitié envers les clients de clubs de strip-tease :
Es notorio el hecho de que las mujeres son físicamente espectaculares, altísimas, rubias o morenas, normalmente blancas y con cuerpos perfectos. Los hombres que actúan son, sin embargo, más bajos, gorditos y con tripa. Parece que se trata de no crear una sensación de inferioridad en el macho espectador que no siempre es joven ni físicamente atrayente. De esta forma puede identificarse más fácilmente con el actor durante su posesión de mujeres sensacionales. Quienes acuden habitualmente a tales espectáculos son, por un lado, los aborígenes, y por otro, turistas japoneses, latinos y árabes. Todos contemplan el espectáculo muy serios y con la misma cara ajilipollada. (Vigil 1976a)
Quant à l’humour, il devient lui aussi une arme de « déconstruction massive » des préjugés. Ainsi, en une du numéro 29, Vindicación propose son remède contre la frigidité : le divorce ! (« Solución divorcio » 1979) De même, dans un article sur les centres de planning familial, se trouve un prospectus du Centro de Mujeres de Vallecas qui montre un homme dans un état de grossesse avancée, accompagné de la légende : « si los hombres parieran, las píldoras se venderían en los kioscos » (Estany 1978, 32).
Le ton parfois agressif de Vindicación lui vaut cependant les critiques d’une partie du mouvement féministe de l’époque. De nombreuses militantes pensent effectivement que ce style dessert leur cause car il rebute les lectrices potentielles ainsi que les hommes qui, considérés comme des ennemis, ne peuvent pas adhérer au message féministe. L’attitude de Lidia Falcón divise. Laura Freixas, alors jeune activiste, raconte son expérience avortée au sein de la rédaction :
Me fui porque me di cuenta de que iba a chocar inevitablemente con Lidia. No soportaba su autoritarismo y su actitud despectiva. La gota que colmó el vaso fue la siguiente: yo había escrito un artículo para Vindicación. Era el primo texto que iba a publicar en mi vida, y estaba muy ilusionada. (…) Tardó mucho en salir, porque Vindicación se había convertido en trimestral. Cuando por fin apareció, descubrí con horror que aunque el título era el mismo y yo aparecía como su autora, había sido reescrito de cabo a rabo en un estilo panfletario y agresivo, cuya autora no ofrecía ningún misterio… (Caballé 2013, 292)
Cette question du ton, essentielle, fait encore débat aujourd’hui. Les mouvements féministes doivent-ils sacrifier leur juste colère pour gagner l’adhésion du plus grand nombre ?
Quoi qu’il en soit et malgré ces légitimes critiques, on ne peut nier la fraîcheur de ce nouveau magazine, apparu un an seulement après la mort de Franco. Vindicación Feminista est une curiosité dans le panorama médiatique espagnol. Le mensuel pousse ses lectrices à se libérer. Il les aide à s’émanciper de la dépendance masculine car une femme libre est une femme qui administre sa vie, connaît son corps et profite de tous les plaisirs de l’existence. Par son discours et son iconographie, le mensuel désinhibe les femmes et leur assure qu’elles n’ont pas à rougir de leur corps, de leur orientation ou de la teneur de leur vie sexuelle. Cette liberté, Vindicación la défend bec et ongles, quitte à adopter un ton irrévérencieux, voire agressif qui lui attire des inimitiés et clive dans les rangs féministes. Mais le mensuel se définit également par la relation privilégiée établie avec ses lectrices. Il leur donne la parole, s’adresse à elles comme à des amies et se pose en allié.
Une revue solidaire : plusieurs voix pour un seul discours, une lectrice amie, et l’indépendance en danger
L’ambition de Vindicación n’est pas lucrative. Le mensuel cherche avant tout à atteindre un idéal grâce à un travail collectif de type associatif. Les plus grandes artistes et intellectuelles de l’époque16, séduites par le projet, participent au groupe de rédaction et, lorsqu’elles prennent la plume pour le magazine, elles s’y engagent personnellement. Les thèmes abordés induisent en effet un style plus intime. De plus, en participant à son écriture, les rédactrices ne sont plus professionnellement neutres mais militantes. Prenons le cas de la romancière Marta Pessarodona. Durant la Transition, elle collabore avec plusieurs quotidiens nationaux. Dans La Vanguardia, par exemple, elle publie des articles d’information au ton très neutre à l’instar de « Feminismo, socialismo y sociología » (Pessarrodona 1978, 59) et d’autres un peu plus personnels comme « Algunas consideraciones sobre un seminario feminista » (Pessarrodona 1979, 22) dans lequel elle relate ses impressions au sortir d’une conférence féministe. Dans cet article, elle se présente bien en tant que femme engagée, malgré tout, la différence de ton avec les textes qu’elle publie dans Vindicación est frappante : dans le magazine féministe, Marta Pessarodona se confie sur ses expériences personnelles, comme dans « Relatos vivenciales » (Alcalder et al. 1977, 33‑35). S’il semble logique que dans une publication plus confidentielle17 la parole soit plus libre, cette franchise et cette subjectivité s’expliquent également par l’identité même du magazine. Vindicación est un mensuel pour les femmes écrit par des femmes. Les rédactrices et les lectrices étant sensibles à une même cause, écrire pour le magazine introduit les collaboratrices au sein d’une communauté militante dont les voix s’accordent dans un discours commun : celui de l’émancipation féminine. Une relation de confiance et de proximité s’installe donc entre l’équipe rédactrice et les lectrices.
Le magazine cherche à ce qu’une multitude de voix viennent nourrir ce discours. Pour cela, il donne la parole à celles qui ne l’ont jamais. Par exemple, « Las prostitutas » expose tous les problèmes sociaux et légaux de la vie des travailleuses du sexe, sans tomber dans le misérabilisme. Mais sa particularité ne tient pas tellement au sujet – il est traité, de temps à autre, dans la presse à grand tirage18 – mais plutôt à l’angle choisi car ce n’est pas une journaliste qui retranscrit des paroles mais une prostituée qui parle en son nom. Dans Vindicación, ses mots valent donc autant que ceux des grandes signatures du mensuel.
Cette solidarité féminine s’exprime aussi par la place consacrée aux associations féministes dans la revue. Il arrive ainsi que les organisations eux-mêmes rédigent les articles, comme le Colectivo Jurídico Feminista qui signe « La Iglesia católica : ¡Homicidio! » (« La Iglesia católica : ¡Homicidio ! » 1982, 21‑22). Le journal médiatise également les discussions et débats entre les divers courants féministes de l’époque. C’est le cas dans le numéro de janvier 1979, dans lequel on peut lire les conclusions d’une table ronde réunissant des représentantes de Dones Divorciades, l’Associació Catalana de la Dona, Dones per l’autoconeixement i l’autoconcienciació, l’Unió per l’Alliberament de la Dona, l’Organització Feminista Revolucionaria, et le Moviment d’Esquerra Comunista19. Par ailleurs, la revue consacre systématiquement plusieurs pages aux féminismes étrangers. Par exemple, Alicia Fajardo, correspondante en Italie, couvre le débat autour de l’avortement lié à l’affaire Seveso20. Entre mars et novembre 1977, Vindicación publie trois de ses articles pour lesquels elle collabore avec les associations féministes en place. Elle propose ainsi une interview de « Grazia » et « Sandra », militantes du Movimento Femminista Romano. Pour Alicia Fajardo, les féministes italiennes sont des « camarades »21. Il convient ici de rappeler le lien entre certains courants féministes de l’époque et les théories marxistes. Il existerait donc une sorte d’intersyndicale féministe réunissant toutes les organisations de femmes, à l’échelle internationale. C’est ce qu’exprime Lidia Falcón, une des instigatrices de cette théorie en Espagne, dans un article publié en juillet 1979 : « Nuestra exigencia personal de vida, de goce, de alegría, de felicidad, de la que siempre hemos sido privadas, será pronto el germen de nuestra lucha social. Nos hermanaremos en los mismos dolores, conoceremos los sufrimientos de las otras compañeras de clase » (Falcón 1979, 5‑7). Vindicación se propose donc de réunir une multitude de voix – d’anonymes, de professionnelles respectées ou d’homologues étrangères – dans un discours commun, celui de la libération. Par ailleurs, le journal ne perd pas de vue ses premiers soutiens : les lectrices.
La solidarité du discours les concerne en premier lieu. On l’a vu, le magazine s’adresse directement à elles en leur fournissant des informations sur le fonctionnement de leur corps et sur les problématiques spécifiquement liées à leur sexualité. Il publie également à leur intention les adresses et tarifs des rares centres de planning familial espagnols (Estany 1978, 32). Le premier, Federico Rubio, voit le jour dans une semi-légalité à Madrid, en 1976. L’implantation du planning étant récente, il est encore peu connu des Espagnoles. De même, dans « Contracepción a la española : todas somos delincuentes », Soledad Balaguer indique toutes les étapes pour avorter à l’étranger : les délais, les prix, la marche à suive, etc. (Balaguer 1977, 41). Comme la plupart des magazines féminins, la revue se positionne donc comme une amie de la lectrice. Elle lui offre des conseils et la soutient. Il existe cependant une subtilité qui tient en trois lettres : Vindicación n’est pas un mensuel « féminin » mais un mensuel « féministe ». C’est pourquoi les autrices ne se présentent pas en « grandes sœurs » mais en égales. Ainsi, l’utilisation du « nous » est une constante dans les articles. Loin de se tenir sur un piédestal, les rédactrices s’identifient aux lectrices en se fondant avec elles dans cette première personne du pluriel. Ces dernières ont d’ailleurs leur mot à dire sur la ligne éditoriale du magazine. En février 1978, Vindicación leur propose de renvoyer un questionnaire pour mieux saisir leurs envies. Le journal l’introduit de la façon suivante :
Queremos que VINDICACIÓN responda a las necesidades y deseos de todas las mujeres que nos leen. Necesitamos saber quiénes sois y cómo y por qué nos leéis. Sabemos que responder a este cuestionario es añadir más trabajo a vuestro trabajo, pero para nosotras vuestro criterio nos es imprescindible: porque queremos ser fieles a nuestras lectoras. (Taboada 1978a)
Le journal développe donc une relation de confiance et de respect avec ses lectrices. Ensemble, elles forment un collectif solidaire. Néanmoins, cet idéal est-il compatible avec l’indispensable rentabilité d’un mensuel ? Le projet de Vindicación semble en effet bien utopique lorsqu’il se confronte à la réalité financière d’une entreprise médiatique.
De fait, l’indépendance et le ton de Vindicación sont dangereux pour son équilibre économique. Les grands titres de presse – dont les directions sont exclusivement masculines – regardent le magazine avec dédain et ne lui font pas la moindre publicité. Les partis politiques, eux, ne souhaitent ni s’associer ni financer un projet aussi radical (Larumbe 2009, 31), dans le contexte de la Transition démocratique où le consensus est élevé en valeur clef. Quant aux potentielles lectrices, elles sont souvent rebutées par le ton péremptoire et caustique du magazine. En effet, nombreuses sont celles qui, malgré leur activité professionnelle, parviennent à s’épanouir dans leur vie de mère et d’épouse. Comment alors pourraient-elles s’identifier à des femmes qui rejettent les hommes et tout ce qui a trait à la famille traditionnelle ? Les acheteurs potentiels de Vindicación ne représentent donc qu’une petite niche. Or, pour être rentable, le mensuel doit vendre au moins 20 000 exemplaires (Larumbe 2009, 30) de chaque numéro, ce qu’il n’arrive pas toujours à faire puisqu’au fil des années, le chiffre moyen se rapproche des 15 000 (Larumbe 2004, 177). Ces mauvais résultats créent un cercle vicieux puisqu’avec aussi peu de diffusion, les publicitaires n’investissent pas dans le mensuel, ce qui limite d’autant plus les revenus. Selon María Ángeles Larumbe, chercheuse à l’Université de Saragosse, les annonceurs auraient également pu être échaudés par le ton du magazine (Larumbe 2009, 30). Les donations et apports personnels22 ne suffisant plus à assainir les finances, le mensuel se trouve donc économiquement court.
Par ailleurs, Vindicación s’isole car il divise, même parmi les féministes. Le magazine représente davantage l’idéologie « radicale » du mouvement féministe de deuxième vague. Toutefois, il se dit ouvert à la collaboration avec d’autres courants, comme celui du féministe fédéré aux partis et aux syndicats. Cependant, les féministes de parti le boudent, d’une part, car elles ne sont pas entièrement d’accord avec sa ligne éditoriale, d’autre part, à cause des tensions personnelles existant entre les femmes de mouvances aussi différentes. Par ailleurs, même parmi les féministes indépendantes, l’idée selon laquelle la femme serait une classe sociale fait débat. Victoria Sendón de León, écrivaine et membre du Seminario Colectivo Feminista, se remémore les contacts avec Lidia Falcón et son collectif :
Creo que fue en el 77 o 78 cuando apareció Lidia Falcón en Madrid con su revista Vindicación, en la que colaboramos, pero luego la cosa derivó en escisión porque ella creó un nuevo grupo, el « Colectivo Feminista », con muchas de las nuestras. Algunas no tragábamos aquello de que la mujer fuera una clase (…). (Martínez Ten, Gutiérrez López, et González Ruiz 2009, 372)
Quant à Lidia Falcón, on l’a vu, son tempérament haut en couleur, cause du tort au mensuel et finit même par détériorer sa relation avec Carmen Alcalde, directrice et co-fondatrice de Vindicación. En effet, quelque temps avant la liquidation judiciaire du magazine, Lidia Falcón abandonne l’équipe, laissant à Carmen Alcalde la charge de gérer seule les dernières questions administratives, attitude qui l’aurait fortement peiné (Caballé 2013, 295‑96).
Vindicación propose donc un discours solidaire et engagé dans lequel s’investissent personnellement les journalistes. Le magazine est un allié pour ses lectrices et vise un idéal : la création d’une communauté féministe. Ce projet novateur se heurte toutefois à des écueils : il n’est pas assez consensuel pour attirer le grand public et cet isolement le conduit à des difficultés financières qui le feront avorter, au bout de trois ans.
Conclusion
En définitive, Vindicación Feminista révolutionne le discours sur les femmes. Il est le symbole d’une nouvelle époque, après la longue dictature franquiste.
Vindicación est une référence du féminisme de deuxième vague espagnol. Le magazine mène une action politique en offrant leur première tribune aux divers courants féministes de l’époque. Il permet de diffuser les derniers débats, de médiatiser les luttes et d’offrir un regard différent sur l’actualité sociale, politique et culturelle du pays. La revue traite de thèmes novateurs pour l’époque comme l’alcoolisme féminin ou la marginalité féminine. Il participe également à la pression exercée sur les pouvoirs publics afin de dépénaliser les délits dits « spécifiques » aux femmes : adultère, usage de contraceptif et avortement, entre autres.
Mais Vindicación agit également au niveau de son lectorat. Le journal décomplexe les femmes en leur offrant de nouveaux modèles, en dehors des représentations standards. Il parle à celles qui ne veulent pas être mères, qui ne vivent pas en couple, qui aiment les femmes. Le magazine encourage également ses lectrices à se réapproprier leur corps et leurs désirs, ces derniers pouvant légitimement ne pas correspondre aux modèles véhiculés par les produits érotiques ou pornographiques si populaires à l’époque. Il leur fournit les moyens de leur indépendance et les mots pour l’exprimer. En un mot, Vindicación Feminista met en place un réseau de solidarité entre femmes qui revendiquent leur part de liberté dans cette nouvelle étape de l’Histoire espagnole.
Toutefois, le pari reste audacieux, car difficile de faire coïncider militantisme et viabilité économique. De fait, sans compter le numéro spécial de 1982, Vindicación tient trois ans avant de faire faillite. Trop radical, trop exigent, trop politique, le magazine n’obtient pas l’adhésion du grand public. Il est vrai que les excès d’agressivité de certaines collaboratrices peuvent se comprendre au vu des terribles injustices légales et sociales subies par les Espagnoles jusqu’au sortir de la dictature. Le ton du magazine n’en reste pas moins brutal et discrédite la publication aux yeux des potentiels lecteurs et investisseurs. Pour autant, Vindicación aura marqué le féminisme de deuxième vague espagnol. Son impertinence et sa liberté revendiquée représentent fidèlement l’esprit des mouvements alternatifs de la Transition espagnole.
Bibliographie
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En Espagne, le mouvement féministe des années 1960-1970 se divise en deux courants principaux : le féminisme de parti et le féminisme radical. Si les radicales s’inscrivent pleinement dans le féminisme de deuxième vague occidental, les féministes de parti, elles, sont davantage influencées par les questions économiques et sociales du féminisme de première vague. Le fait de militer à la fois pour un parti politique et pour la cause féministe leur retranche une part d’indépendance et, souvent, elles doivent renoncer à certaines revendications, en particulier celles liées au corps. Les féministes de parti s’inscrivant davantage dans un « proto-féminisme », l’article s’intéressera plutôt au féminisme radical, principal moteur de Vindicación Feminista.↩
Depuis 1954, la Loi sur les fainéants et les malfaiteurs qui devient en 1970 la Loi de Dangerosité et de réhabilitation sociale, inclut les homosexuels dans la liste des individus menaçant l’ordre social : Loi du 15 juillet 1954 modifiant les articles 2 et 6 de la loi des du 4 août 1933, publiée le 17 juillet 1954 dans le Bulletin Officiel de l’Etat no 198, p. 4862.↩
Loi du 31 juillet 1985, publiée dans le Bulletin Officiel de l’Etat no 184, le 2 août 1985, p. 24550-24551.↩
Articles 6 et 14 respectivement de la Loi du 24 janvier 1941, publiée dans le Bulletin Officiel de l’Etat no 33, le 2 février 1941, p. 768-769.↩
Selon l’Enquête de Fécondité de l’Institut National de Statistique réalisée en 1977 et publiée en 1978, 30,7 % des Espagnoles pratiquent le coït interrompu, 12,6 % la méthode Ogino, 16,6 % utilisent la pilule contraceptive, 7,1 % le préservatif, et elles sont moins d’un pour cent à utiliser un dispositif intra-utérin ou un diaphragme. L’enquête est relayée dans Hernández Rodríguez (1979), p. 157.↩
On citera, à titre d’exemple, Fajardo (1977a), p. 28.↩
Jusqu’en 1978, selon le Code Pénal, toute femme adultère risque jusqu’à 6 ans de prison, en vertu de la loi du 11 mai 1942, publiée dans le Bulletin Officiel de l’Etat no 150, le 30 mai 1942, p. 3820-3821.↩
Traduction personnelle d’un extrait de V. Las mil tristes maneras de abortar (1977).↩
Traduction personnelle d’un extrait de La pornografía y el sadismo antifemenino de Vigil Mariló (1976b, 18‑20).↩
Abréviation familière de « progresista » apparue dans les années 1970 pour désigner les individus de gauche, iconoclastes et aspirant à une société moderne. Le terme est souvent utilisé avec sarcasme.↩
Traduction personnelle d’un extrait de Vigil (1976b), p.42.↩
Cette demande apparaît par exemple dans l’article de Magda Oranich, publié dans le numéro de janvier 1977. Traduction personnelle d’un extrait de (Oranich 1977, 44‑45).↩
Traduction personnelle d’un extrait de « El aborto : un clamor que no cesa » (1977), p.3.↩
« Encuesta sobre la conducta sexual femenina ». (« Encuesta sobre la conducta sexual femenina » 1979, 16‑36). Le premier témoignage est une traduction personnelle de la version espagnole de l’article.↩
Comme Interviú, par exemple.↩
L’avocate et femme politique Cristina Alberdi, la photographe Pilar Aymerich, les romancières Ana Moix et Rosa Montero, la journaliste Carmen Sarmiento, etc.↩
Le record d’exemplaires vendus est de 35 000 pour Vindicación contre une moyenne de 200 000 pour La Vanguardia, selon les chiffres de la Oficina de Justificación y de Difusión ; (Larumbe 2009, 399).↩
A l’occasion de manifestations, comme dans cet article d’El País, par exemple (« Manifestación de prostitutas en Barcelona » 1976, 21.).↩
Le fait que le siège social soit à Barcelone peut expliquer que les rédactrices du mensuel appellent des associations par leur nom catalan, alors que certaines sont nationales. (« La imaginación al servicio del erotismo. Vindicación Feminista, no 28 (juillet 1979). » 1979, 67‑74).↩
La catastrophe de Seveso a lieu en Italie. En juillet 1976, une usine chimique explose, laissant s’échapper un nuage toxique. De nombreuses femmes enceintes, craignant que leur enfant à venir ne soit attend de malformations, exigent alors le droit de pouvoir avorter, rouvrant ainsi le débat en Italie.↩
Elle les appelle « compañeras », (Fajardo 1977a, 32).↩
Eliseo Bayo, époux de Lidia Falcón, y investit une partie de ses économies. Quant à Marisa Híjar, collaboratrice régulière du magazine, elle contracte même des prêts pour financer le projet ; (Larumbe 2009, 26).↩