Le problème du réel
La mer est là, devant nous. Elle est grande, immense. Elle est bleue. Elle est, peut-être, belle, magnifique, sublime. Elle est une énorme quantité d’eau salée. Elle est
« salée » parce qu’elle contient des substances dissoutes, les sels, constitués d’ions, principalement des ions halogénures comme l’ion chlorure et des ions alcalins comme l’ion sodium. On trouve 30 à 40 g de sels dissous pour 1 kg d’eau de mer. L’eau salée s’oppose à l’eau douce, qui contient moins de 1 g de sels dissous par kilogramme. La masse volumique de l’eau de mer à la surface est d’environ 1,025 g/ml, supérieure de 2,5 % à celle de l’eau douce (1 g/ml) à cause de la masse du sel et de l’électrostriction (« Eau de mer » 2018).
Tout cela, nous pouvons le dire parce que la mer est là, « devant nous ». Mais que se passe-t-il lorsque nous ne sommes plus là pour la percevoir devant nous ? Est-elle encore là ? Est-elle encore grande, immense, bleue, belle, magnifique, sublime ? Est-elle encore une immense quantité d’eau ? Cette eau est-elle encore salée, contient-elle encore des substances dissoutes, les sels, constitués d’ions, principalement des ions halogénures comme l’ion chlorure et des ions alcalins comme l’ion sodium ?
En fait, nous n’en savons rien. Il semblerait que nous ne puissions rien en savoir, quoique cela puisse paraître absurde. Car pour savoir si la mer est encore là, nous n’avons – semblerait-il – d’autre option que de nous remettre devant elle pour l’avoir à nouveau devant nous.
Je viens de formuler une des obsessions les plus courantes de notre pensée. Une obsession et un paradoxe qui hantent l’histoire de la philosophie depuis toujours et qui ont été au centre de la réflexion d’innombrables penseurs.
John Locke, en 1689, proposait, dans son Essai philosophique concernant l’entendement humain (Locke 1735) une solution à cette question qui serait devenue une référence : la distinction entre qualités primaires et secondaires. Chaque chose aurait des qualités qui lui sont propres indépendamment du fait qu’elles soient perçues par un sujet ou pas. Les qualités primaires définissent donc ce qu’une chose est en soi, car elles sont « celles qui sont entièrement inséparables du Corps » (Locke 1735, liv. II, 8). Les qualités secondaires dépendent en revanche des modes de perception, car elles « ne sont effectivement autre chose que la puissance de produire diverses sensations en nous par le moyen de leurs premières qualités » (Locke 1735, liv. II, 8). Ces qualités définissent du coup ce qu’un objet est pour nous.
Pour revenir à la mer : elle a une étendue, définissable exactement avec un chiffre. Elle a une composition chimique. Ces deux sont des qualités premières. Si nous partons, l’étendue de la mer reste la même et sa composition chimique aussi. En revanche, le fait que la mer soit bleue dépend de notre manière de voir. Le fait qu’elle soit belle dépend de nos critères esthétiques. Une fois que nous ne sommes plus devant elle, donc, la mer n’est plus bleue ni belle.
Or cette distinction semble impossible à défendre après les différentes critiques qui l’ont attaquée, en particulier celle que Kant formule dans sa Critique de la Raison pure (Kant 1781) et, de façon encore plus directe, dans ses Prolégomènes à toute métaphysique future qui aura le droit se présenter comme science (Kant 1865). Kant souligne l’aspect paradoxal de la distinction entre qualités primaires et secondaires : cette distinction est dogmatique, car elle ne peut pas être démontrée. En effet, comment connaître des qualités qui seraient propres à l’objet indépendamment du sujet si nous ne pouvons en parler qu’en tant que sujets ?
Kant affirme :
Je dis, au contraire, que des choses nous sont données comme extérieures à nous et saisissables à nos sens, mais que nous ne savons rien de ce qu’elles peuvent être en soi, que nous n’en connaissons que les phénomènes, c’est-à-dire les représentations qu’elles opèrent en nous lorsqu’elles affectent nos sens.
Donc, même les qualités primaires ne sont en réalité que des qualités dépendantes de nos sens, car nous ne pouvons en parler que parce que nous les percevons d’une manière ou d’une autre.
Nous sommes donc face à un paradoxe : d’une part nous avons un monde qui existe indépendamment de nous, mais qui, justement pour cette raison, nous est totalement inaccessible – et nous ne pouvons donc rien en dire, même pas qu’il existe ; d’autre part, nous avons un monde qui n’existe que parce que nous y avons accès, mais qui donc n’a d’autre existence que dans notre accès à lui. D’une part un monde sans accès au monde, de l’autre un accès au monde sans monde.
Les deux positions philosophiques – quelque peu caricaturales – qui représentent ces deux pôles, peuvent être définies – en suivant la proposition de Quentin Meillassoux – comme « réalisme dogmatique » et « corrélationisme »1. Le réalisme dogmatique, justement la position métaphysique critiquée par Kant, paie de son dogmatisme son réalisme : pour affirmer qu’il y a une réalité, il doit faire abstraction de toute expérience et baser son affirmation du réel sur un a priori non démontrable et non rationnel. Le monde, affirme le réaliste dogmatique, existe indépendamment de nous. Mais il n’y a aucune manière de le démontrer, de telle sorte que cette affirmation est dogmatique – et, en suivant Kant, non scientifique. Le corrélationisme consiste à éviter cette naïveté dogmatique du réaliste en affirmant que nous ne pouvons parler que de ce à quoi nous avons un accès : la corrélation est « l’idée selon laquelle nous n’avons accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à l’un de ces termes pris isolément » (Meillassoux 2012, 18)2. Mais ce faisant, on limite le réel à notre accès au réel en risquant ainsi de tomber dans un constructivisme radical où le monde n’est que ce que nous construisons. Si le monde n’est que ce que nous en percevons, le risque est que chacun voie le monde qu’il désire : la réalité devient une pure construction. Comment éviter les négationnismes historiques, par exemple ? Comment se référer à un sens de réalité pour contrer de fausses informations ou des théories du complot ? Un autre problème est que certaines affirmations dont nous avons l’habitude de reconnaître la validité scientifique semblent dépourvues de sens si nous n’admettons pas l’existence du monde au-delà de notre perception de ce dernier. C’est notamment le cas de ce que Quentin Meillassoux appelle « les ancestraux », à savoir des énoncés scientifiques qui concernent un temps antérieur – et parfois très antérieur – à l’apparition des êtres humains. Quel serait le sens de parler des ères géologiques, par exemple, alors que, à ces époques, il ne pouvait pas y avoir d’accès au monde tout simplement parce qu’il n’y avait pas d’êtres humains ? Selon l’approche corrélationiste, des énoncés qui concernent des époques précédant l’apparition des êtres humains n’ont de sens qu’après une rétrojection du passé : ce passé n’existe que maintenant, pour nous. Cela est un contresens du moment que le propre d’un énoncé ancestral est justement de parler d’un passé réel, indépendant de l’accès humain.
Nous sommes donc devant un paradoxe : le réalisme dogmatique et le corrélationisme ont tous deux des conséquences impossibles. Il faut d’abord souligner que l’histoire de la philosophie peut être pensée dans sa totalité comme une tentative de trouver des solutions à cette opposition. La pensée de chaque philosophe, lorsqu’analysée attentivement, propose des solutions convaincantes à cette antinomie, en travaillant sur les nuances des concepts, sur la complexité de structures de raisonnements, sur des modèles de pensée différents. Autrement dit, aucune philosophie digne de ce nom ne tombe dans la naïveté de l’une ou de l’autre de ces deux positions. Cependant, ce problème reste ouvert, il reste toujours à penser : il semble toujours à nouveau nécessaire de le soulever et d’en proposer une solution. Cela est dû à la nature même du geste philosophique, qui consiste justement à proposer des structures de pensée, des parcours qui permettent d’aller au-delà des paradoxes et de penser le monde. Ce besoin est justifié par le fait que le geste de pensée correspond avec les conditions matérielles de sa production – comme on le montrera dans la suite de ce texte. Ces conditions sont à la fois historiques, politiques, sociales, économiques… C’est pourquoi il y a du sens à reproposer des gestes philosophiques même après 2600 ans de philosophie alors que, on pourrait dire, tout a déjà été dit et pensé.
La médiation originaire
Une solution radicale au paradoxe de l’accès au monde consiste à penser que la corrélation, l’accès, se fait avant l’apparition des êtres humains. Le monde – et le réel – n’est que l’accès au monde, accès qui serait le résultat d’une médiation originaire, éternelle et primaire. C’est la solution de certains idéalismes, typiquement celui de Berkeley et de Hegel. L’Être est initialement et originairement médiation – ou pour le dire avec Berkeley, le monde est fait d’idées3.
Ce geste consiste à renverser le problème : il n’y a pas un monde et ensuite un accès au monde, mais – en un seul et même temps – une médiation originaire qui constitue le monde et l’accès au monde ; un monde accessible, car il est en soi la dimension de son accessibilité. La médiation ne serait donc pas un geste fait par le sujet pour accéder au monde, mais une dynamique inscrite dans le monde lui-même.
Cette position est celle que, en se référant explicitement à Hegel, Meillassoux appelle l’« hypostase de la corrélation ». Il la critique violemment en l’assimilant à un réalisme dogmatique : en effet, comment parler de cette médiation sans l’affirmer dogmatiquement puisqu’elle précéderait notre accès au monde ?
La corrélation, en effet, peut être posée comme indépassable ou bien d’un point de vue transcendantal (et/ou phénoménologique), ou bien d’un point de vue spéculatif. Il est possible de soutenir la thèse suivant laquelle nous n’appréhendons rien d’autre que des corrélations, ou bien la thèse suivant laquelle la corrélation est par elle-même éternelle. Dans ce dernier cas, celui de l’hypostase de la corrélation, nous n’avons plus affaire à un corrélationisme au sens strict, mais à une métaphysique qui éternisera l’Ego ou l’Esprit pour en faire le vis-à-vis pérenne de la donation de l’étant. Dans une telle perspective, l’énoncé ancestral ne pose pas difficulté : le métaphysicien du Corrélat éternel pourra soutenir l’existence d’un « Témoin ancestral », un Dieu attentif, faisant de tout événement un phénomène, un donné-à, cet événement fût-il la formation de la Terre, ou même de l’Univers. Mais le corrélationisme n’est pas une métaphysique : il n’hypostasie pas la corrélation, il limite bien plutôt par la corrélation toute hypostase, toute substantialisation d’un objet de la connaissance en Étant existant par soi. Dire que nous ne pouvons nous extraire de l’horizon corrélationnel, ce n’est pas affirmer que la corrélation pourrait exister par soi, indépendamment de son incarnation en des individus. Nous ne connaissons pas de corrélation qui soit donnée ailleurs qu’en des humains, et nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes pour découvrir s’il est possible qu’une telle désincarnation du corrélat soit vraie. Le Témoin ancestral est donc une hypothèse illégitime du point de vue d’un corrélationisme strict. La question que nous avons posée peut donc se reformuler ainsi : dès lors que l’on se situe au sein du corrélat, tout en se refusant à son hypostase, comment interpréter un énoncé ancestral ? (Meillassoux 2012, 26)
La clé de la critique de Meillassoux est de dire que parler d’une corrélation éternelle équivaut à l’hypostasier et donc à aller contre le principe même du corrélationisme qui tend justement à éviter la substantialisation des objets de la connaissance. En d’autres termes, l’hypostase de la corrélation est une métaphysique prékantienne. En effet, dit Meillassoux, « nous ne connaissons pas de corrélation qui soit donnée ailleurs qu’en des humains et nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes pour découvrir s’il est possible qu’une telle désincarnation du corrélat soit vraie ». Cette affirmation me paraît problématique et c’est justement en la mettant en question qu’il est possible de démontrer la faiblesse de la critique que Meilassoux développe contre l’idée de médiation originaire.
Ce qui me semble très problématique dans l’affirmation de Meillassoux est que l’idée selon laquelle la corrélation ne pourrait s’incarner que dans des individus est profondément dogmatique elle aussi. Elle correspond à dire que « nous, êtres humains, pensons le monde ». Mais cette idée comporte une série de concepts et d’interprétations qui sont elles aussi hypostasiées : l’idée d’individu, l’idée d’être humain, l’idée de pensée… En effet, cette idée de la corrélation comme pensée du monde – typiquement moderne – se fonde sur le fameux ego cogito cartésien, la certitude d’un sujet qui pose le monde en le pensant. De cette certitude se moque avec brio Nietzsche :
Pour ce qui en est de la superstition des logiciens, je veux souligner encore, sans me laisser décourager, un petit fait que ces esprits superstitieux n’avouent qu’à contrecœur. C’est, à savoir, qu’une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas lorsque c’est moi qui veux ; de sorte que c’est une altération des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l’attribut « je pense ». Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l’antique et fameux moi, c’est une pure supposition, une affirmation peut-être, mais ce n’est certainement pas une « certitude immédiate ». En fin de compte, c’est déjà trop s’avancer que de dire « quelque chose pense », car voilà déjà l’interprétation d’un phénomène au lieu du phénomène lui-même. (Nietzsche 1903, Chapitre I, 17)
Quelque chose pense, mais que cela soit un moi est une construction aussi dogmatique que dire qu’il y a un monde sans accès au monde. Mais que retenir donc de la charge anti-dogmatique du corrélationisme ? Fondamentalement deux choses : qu’il n’y a pas de monde sans accès au monde et que cet accès doit être incarné – ou mieux, concret, objectivable, réel. On ne peut pas – dit Meillassoux – séparer pensée et être. En effet. Et cette pensée doit être incarnée. En effet. Mais cette pensée doit-elle forcément être humaine ? Cette incarnation doit-elle nécessairement se faire dans le corps d’un être humain ? Est-il vrai que nous ne connaissons d’autre forme d’incarnation que celle qui se donne dans les êtres humains ?
Numérique, posthumain et préhumain
Cette question se pose de façon particulière aujourd’hui. Je disais que l’on pourrait interpréter l’ensemble de l’histoire de la philosophie comme une tentative de sortir de l’opposition entre réalisme dogmatique et corrélationisme. Mais l’époque que nous vivons nous pousse à nous poser de nouveau la question, parce que les changements techniques qui la caractérisent reposent la question de l’humain, de son rapport au non-humain, au machinique et au technique. Il ne s’agit pas de trouver des solutions inédites, ou de critiquer les grands gestes philosophiques du passé qui ont proposé des visions éclairantes du rapport entre le monde et l’accès au monde. Il s’agit plutôt de savoir de quelle manière, aujourd’hui, la question se pose concrètement et matériellement – et donc de prendre en compte la réalité historique, sociale et culturelle dans laquelle nous vivons. C’est un premier pas pour considérer la matérialité de l’inscription.
J’arrive ici à la thématique qui nous intéresse tous en tant que digital humanists. La notion de Digital Humanities pose en effet de façon renouvelée la question de la définition de l’humain et de son rapport avec la technique et les machines. La locution digital humanities semble au premier abord un oxymoron en ce qu’elle met ensemble deux pôles d’une opposition très présente dans l’imaginaire collectif : celle de l’humain contre la machine. La difficulté de la traduction française met encore plus en évidence cette tension implicite dans la locution : des humanités numériques (alors qu’une traduction plus exacte devrait plutôt se référer aux « sciences humaines numériques »). Le topos de l’humain non quantifiable qui a des sentiments et une vie ne pouvant être réduite à un calcul se trouve balayé par cette expression qui remet ensemble les deux dimensions4.
L’explosion du fait numérique, plus en général, pousse des auteurs comme Milad Doueihi à affirmer que, plus que d’humanités numériques, il faudrait parler d’un véritable « humanisme numérique » (Doueihi 2011), car le numérique ne peut pas être considéré comme un simple ensemble d’outils, mais plutôt comme une culture à part entière qui change notre rapport au monde et, finalement, notre manière d’être humains.
Dans une direction semblable va tout un pan de réflexion sur le statut de l’humain par rapport aux développements technologiques que l’on retrouve souvent regroupés sous l’étiquette de « posthumanisme », étiquette complexe et ambiguë, car elle assimile des approches profondément différentes et même souvent contradictoires.
Nous irons ici dans la direction de Karen Barad, qui comprend le posthumanisme comme une catégorie qui permet de penser au-delà de l’opposition entre humain et non-humain.
My posthumanist account calls into question the givenness of the differential categories of human and nonhuman, examining the practices through which these differential boundaries are stabilized and destabilized. (Barad 2007, 66)
Le concept de posthumanisme n’est donc pas une invitation à dépasser l’humain pour aller vers une humanité augmentée – ce qui serait le vœu de certaines interprétations qu’on pourrait qualifier de transhumanistes – mais de questionner la catégorie même d’humain et sa relation avec le non-humain.
Dans le même sens on peut lire le travail de Cary Wolfe qui affirme clairement, en appuyant les thèses de Katherine Hayles (Hayles 1999), que
posthumanism in my sense isn’t posthuman at all – in the sense of being “after” our embodiment has been transcended – but is only posthumanist, in the sense that it opposes the fantasies of disembodiment and autonomy, inherited from humanism itself (Wolfe 2010, XV)
Il ne s’agit pas d’aller au-delà de l’humain, mais de mettre en question la notion d’humain telle qu’elle émerge de l’humanisme – approche qui met l’être humain au centre de toute réflexion sur le monde.
Et c’est justement là que la réflexion sur le posthumain peut être liée au problème posé par Meillassoux. Affirmer que le corrélat ne peut que s’incarner dans un individu humain revient à dire qu’il y a un « humain » défini et reconnaissable et que c’est cet humain qui seul peut être le facteur qui produit l’accès au monde, en tant que sujet du « je pense » ou du « je perçois ».
Or, la médiation originaire peut être non-humaine. Le « je » du pense peut être un « ça », comme l’affirmait déjà Nietzsche. Karen Barad le souligne dans un passage éclairant de son Meeting Universe halfway :
By “posthumanist” I mean to signal the crucial recognition that nonhumans play an important role in natural/cultural practices, including everyday social practices, scientific practices, and practices that do not include humans. But also, beyond this, my use of “post humanism” marks a refusal to take the distinction between “human” and “nonhuman” for granted, and to found analyses on this presumably fixed and inherent set of categories. Any such hardwiring precludes a genealogical investigation into the practices through which “humans” and “nonhumans” are delineated and differentially constituted. A posthumanist performative account worth its salt must also avoid cementing the nature-culture dichotomy into its foundations, thereby enabling a genealogical analysis of how these crucial distinctions are materially and discursively produced. (Barad 2007, 32)
En continuant dans la direction de Barad et de Wolfe, on peut donc affirmer que le posthumanisme n’étant pas un dépassement de l’humain pourrait être plutôt pensé comme un préhumanisme, dans le sens où il pointe une dynamique de production de l’humain à partir de relations qui précèdent l’humain. Il n’y a pas un humain et un non-humain et ensuite une relation entre ces deux pôles, mais plutôt l’inverse : une série de relations dynamiques à partir desquelles émerge l’humain, qui finalement n’est qu’un après-coup stabilisé à des fins de discours d’un processus ouvert qui implique des actes plus que des essences.
Il n’est donc pas juste possible de parler d’un corrélat non-humain, mais il est nécessaire que ce corrélat préhumain soit là si on veut avoir la possibilité de parler d’humain tout court. Il y a d’abord un « ça pense » si on veut pouvoir parler ensuite d’un « je pense ».
La métaontologie
Cette approche permet évidemment de résoudre le problème des ancestraux tel qu’il est posé par Meillassoux : si la médiation est préhumaine, l’accès au monde se fait avec le monde et il n’y a pas besoin de témoin humain pour que le monde existe.
Mais comment une pensée préhumaine peut-elle éviter l’accusation de dogmatisme que Meillassoux portait contre l’hypostase du corrélat ? On pourrait en effet affirmer que dire qu’il y a une médiation originaire revient à postuler dogmatiquement l’éternité du corrélat. Qu’en savons-nous ? En d’autres termes, l’hypothèse d’une médiation préhumaine ne serait qu’une version déguisée du réalisme dogmatique : il y a quelque chose au-delà de nous et nous l’affirmons comme un dogme, vu que nous ne pouvons pas sortir de nous pour le prouver.
La réponse à cette critique est double. D’une part, comme on vient de le voir avec Nietzsche, même l’idée que « nous » voyons le monde et en sommes témoins est dogmatique. D’autre part, cela implique que la seule possibilité de sortir du dogmatisme est de se concentrer sur l’aspect incarné que doit avoir la médiation pour ne pas être une simple chimère.
Après avoir réalisé que l’idée même d’être humain est une production qui ne peut se faire qu’après une pensée, nous pouvons accepter le fait qu’il y ait d’autres incarnations possibles, tout aussi objectives et matérielles, de la pensée. Nous pouvons donc souscrire au postulat de fond du corrélationisme, selon lequel il n’y a pas d’Être sans pensée de l’Être, mais cette pensée n’est pas nécessairement humaine. Elle est une médiation. Et cette médiation, justement parce qu’il n’y a pas d’Être sans pensée de l’Être, doit être toujours là. C’est donc une médiation originaire. Cela équivaut à dire que l’Être, en tant que tel, est toujours déjà médié. L’Être n’est pas le monde, mais l’ensemble des conditions matérielles de son apparition. L’Être est une médiation originaire et cette médiation est réelle, car elle est matérielle, incarnée.
C’est cette incarnation qui nous permet d’éviter la critique de Meillassoux : il y a des médiations qui produisent l’accès au monde et ces médiations sont matérielles, incarnées dans autre chose que des êtres humains. Par ailleurs, pour éviter l’anthropocentrisme du mot « incarné », il faudrait plutôt parler d’inscription. L’Être est donc une médiation originaire, matérielle, parce qu’inscrite, non nécessairement humaine. Cette médiation est toujours en action – car il n’y a pas d’Être sans elle. Et cette médiation, justement parce qu’elle est toujours matérielle et inscrite ne peut qu’être multiple : il n’y a pas une médiation, mais multiples médiations. Mais si l’être est toujours déjà médié et si les médiations sont originairement multiples, alors il est insensé de parler d’Être au singulier. Il faudra plutôt parler d’Être-multiples, au pluriel. Les Être-multiples sont la multiplicité du réel qui est – où l’être des Être-multiples est justement médiation.
Cette approche qui consiste à penser des médiations matérielles inscrites, multiples et originaires qui sont la condition d’existence des Être-multiples est ce que j’appelle « métaontologie ».
La métaontologie est l’ontologie des Être-multiples, la méthodologie pour penser et exprimer une réalité qui fait résistance et qui ne se laisse pas modeler sans limites, mais qui, en même temps, est faite d’Être-multiples, qui ne se réduit pas à un Être totalitaire5.
À partir de ce point de vue, nous pouvons revenir à la question des qualités primaires et secondaires. Les critiques fondamentales à cette distinction étaient celle de l’idéalisme subjectif de Berkeley et celle de Kant. Les deux montraient qu’il était impossible de diviser les qualités primaires des qualités secondaires parce que nous n’avons expérience que des qualités secondaires et que donc même ceux que Locke identifie comme qualités primaires sont en réalité des qualités secondaires.
Selon un point de vue métaontologique, c’est exactement l’inverse : en effet, il n’y a pas de distinction possible entre les qualités primaires et les qualités secondaires, précisément parce que l’Être est toujours déjà médié. Cela signifie que toutes les qualités sont primaires, même celles qui, selon Locke, étaient secondaires. La médiation de l’Être est l’Être lui-même.
Mais que sont-elles, ces médiations inscrites ? De quel type d’inscription peut-on parler s’il ne s’agit pas d’une incarnation ? Les médiations dont nous parlons ici sont bien des pensées – ou en tout cas quelque chose qui a la structure fondamentale de la pensée comme pliage, réflexion de l’Être. En quoi peuvent-elles être non-humaines et préhumaines ?
L’éditorialisation comme médiation
Une piste de réponse nous vient, me semble-t-il, de notre culture technique. La production de sens dans les environnements numériques est en effet un exemple clair de médiation non-humaine. Je propose donc d’utiliser la théorie de l’éditorialisation (Vitali-Rosati 2016) pour donner une exemplification de ce que les médiations originaires peuvent être.
On pourra objecter que les environnements numériques sont des artefacts et que donc ils sont justement des productions humaines, qu’ils ne font que prolonger la pensée humaine. Mais cette objection s’appuie sur une idée d’humain très essentialisée – celle que nous avons justement critiquée en suivant Hayles, Wolfe et Barad. Les médiations technologiques peuvent être pensées comme préhumaines en ce que l’humain est plutôt ce qui dérive d’une série d’interactions d’agents dont la technologie fait partie.
Or, le point clé de la théorie de l’éditorialisation, celui qui la distingue de nombre d’autres approches à la production de sens dans l’espace numérique, est de considérer l’ensemble des relations et interactions qui se font dans les environnements numériques comme les dynamiques qui portent à la production de l’espace et, en dernière analyse, du sens.
En 2016, je définissais l’éditorialisation comme
l’ensemble des dynamiques qui produisent et structurent l’espace numérique. Ces dynamiques sont les interactions des actions individuelles et collectives avec un environnement numérique particulier.
Aujourd’hui, au vu des considérations précédentes, j’aurais tendance à revoir la deuxième partie de la définition. En effet, même si je cherchais à éviter l’opposition homme-machine, je me limitais à parler d’une interaction d’actions avec un environnement. On pourrait interpréter cette définition en disant qu’il y a finalement des êtres humains qui interagissent avec des machines. Or, ce n’est pas ce que veut exprimer la théorie de l’éditorialisation. Il n’y a pas des individus, des collectivités et des environnements numériques qui interagissent et donnent lieu à l’espace numérique. Il y a plutôt un espace qui est le résultat dynamique d’un ensemble d’interactions entre forces différentes. De ces interactions émergent après-coup des individus, des collectivités et des environnements numériques.
On pourrait donc revoir ma définition en disant que :
L’éditorialisation est l’ensemble des dynamiques qui constituent l’espace numérique et qui permettent à partir de cette constitution l’émergence du sens. Ces dynamiques sont le résultat de forces et d’actions différentes qui déterminent après-coup l’apparition et l’identification d’objets particuliers (personnes, communautés, algorithmes, plateformes…).
En ce sens, l’éditorialisation peut être pensée comme l’ensemble des conditions matérielles de médiation qui déterminent l’émergence d’un monde. L’éditorialisation est un accès au monde qui se fait avec le monde lui-même.
Un exemple pourra éclaircir la définition. Un individu X – Michael Sinatra, par exemple – est le résultat d’une série de dynamiques qui définissent cet individu et le font apparaître. Michael Sinatra est ce qui émerge d’un processus toujours en mouvement qui implique des forces et des actions différentes : des algorithmes, des clics, des agencements de données qui font en sorte que la requête « Michael Sinatra » sur Google donne un certain résultat, que les profils de Michael Sinatra dans les différentes plateformes sont plus ou moins visibles, affichés d’une manière ou d’une autre et que, finalement, Michael Sinatra est cette personne particulière (un professeur, le directeur du Crihn, mais aussi l’ami de…, l’homonyme d’un chanteur, etc.).
Ces dynamiques sont des médiations inscrites et matérielles : exactement comme je peux penser Michael Sinatra. De la même manière, l’environnement numérique, ou mieux, les environnements numériques pensent Michael Sinatra. Michael Sinatra existe via cette pensée. L’accès à Michael Sinatra et son être sont la même chose. Sauf que cet accès n’est pas humain, il est là, inscrit, matériel, concret, même sans nous.
Concrètement, dans les environnements numériques, ces dynamiques s’inscrivent dans la logique du modèle. Le modèle interprétatif d’abord, fonctionnel ensuite et finalement physique (Meunier 2014) sont des identifications de modes d’accès concrets, inscrits et matériels au monde.
Pour revenir à la question de l’existence du monde en dehors de nous : si nous ne pouvons pas affirmer qu’il y a un monde sans accès, nous pouvons par contre toujours imaginer un accès concret au monde qui se fait avec le monde lui-même.
Dans le cadre de l’éditorialisation, si nous ne pouvons pas savoir si Michael Sinatra existe quand nous ne le voyons pas, nous pouvons par contre savoir qu’il y a des dynamiques qui le médient de façon continue indépendamment de nous – et donc qu’il existe en tant que médié techniquement, en tant que pensé par quelque chose.
Les ères géologiques et la mer
Revenons maintenant aux ancestraux. La théorie de l’éditorialisation et le type de médiations inscrites que nous donne à voir la technique pourraient attirer une objection : ces formes-là viennent – au moins chronologiquement – après l’apparition des êtres humains sur la terre. On pourrait donc imaginer que, même s’il y a des médiations inscrites qui sont autre chose que la pensée d’un individu, ces médiations n’existent qu’après l’apparition des êtres humains en tant qu’espèce6.
Mais justement l’exemple des ères géologiques qui ont précédé l’apparition des êtres humains nous donne des pistes pour identifier des médiations inscrites qui viennent – même chronologiquement – avant les êtres humains. Il suffit de faire l’épistémologie des affirmations scientifiques ancestrales pour s’en rendre compte. En effet, l’affirmation « Le Crétacé est une période géologique qui s’étend de ≃ 145,0 à 66,0 Ma » ne se base pas sur notre accès au monde : il n’y avait personne pour le voir, évidemment, puisque l’espèce humaine est apparue seulement 60 millions d’années plus tard. Elle se base plutôt sur quelque chose qui a eu accès au Crétacé et à quoi « nous » – ou mieux, une série de médiations concrètes et matérielles qui font la science aujourd’hui – avons accès. Typiquement, la stratographie consiste à analyser les inscriptions à travers lesquelles s’est faite – et se manifeste – l’histoire de la terre. Le Crétacé existe en tant qu’il est une série de médiation. L’Être du Crétacé n’est pas quelque chose en soi qu’ensuite nous regardons comme il nous apparaît : l’Être du crétacé – ou mieux, ces Être-multiples – est l’ensemble des conditions matérielles de son apparition – dont les stratotypes sont un exemple. Les stratotypes sont des Être-multiples médiés du Crétacé.
Et pour conclure, revenons finalement à la mer. Nous avons dit qu’elle est grande, immense, bleue, belle, magnifique, sublime. Elle est une énorme quantité d’eau salée. Elle « contient des substances dissoutes, les sels, constitués d’ions, principalement des ions halogénures ».
Or, on pourrait dire qu’il y a un individu « je » qui voit et pense la mer grande, immense bleue, etc. La médiation s’incarne dans l’individu. L’accès se fait dans l’individu. Mais on pourrait aussi dire qu’il y a des conditions matérielles inscrites qui constituent la vision du bleu. La mer est ce qui dans des conditions matérielles particulières se voit bleu. L’accès à la mer en tant que mer bleue n’est pas une qualité secondaire, mais primaire, car la mer est l’ensemble des conditions matérielles qui peuvent donner accès à la mer. Et cet accès n’est pas nécessairement humain. Au contraire, ce qu’est l’humain dépend plutôt de ces conditions d’accessibilité à partir desquelles le sujet se définit. Je suis un être humain parce que je vois la mer bleue – et non d’une autre couleur, ce qui ferait de moi, par exemple, une mouche.
Il n’y a donc pas d’abord la mer, avec ses qualités primaires (l’Être en soi), puis une série de manières de la voir qui dépendent de ce qu’est la mer en elle. Il y a au contraire une série de manières de voir – toutes matérielles, inscrites et concrètes – qui font émerger par après-coup la mer.
La mer ne peut pas être séparée de la pensée de la mer, car la mer est les multiples pensées de la mer et ces pensées sont des médiations inscrites et matérielles : des pensées préhumaines.
Bibliographie
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Je reprends ici la reconstruction de cette situation paradoxale proposée par Quentin Meillassoux dans la pars destruens de son Après la finitude (Meillassoux 2012)↩
Graham Harman et Tristan Garcia appellent le même type d’approche « philosophies de l’accès » (Garcia 2011, 11; Harman 2002, 123)↩
Berkeley affirme : « Mais, dira-t-on, quoique les idées elles-mêmes n’existent pas hors de l’esprit (_mind_), il peut y avoir des choses qui leur ressemblent et dont elles sont des copies ou images, lesquelles choses existent hors de l’esprit dans une substance non pensante. Je réponds qu’une idée ne peut ressembler à rien qu’à une idée ; une couleur, une figure, ne peuvent ressembler à rien qu’à une autre couleur ou figure. Si nous regardons seulement un peu dans nos propres pensées, nous trouverons qu’il nous est impossible de concevoir une ressemblance, si ce n’est entre nos idées. De plus, ces originaux supposés, ou choses externes, dont nos idées seraient des portraits ou représentations, je demande s’ils sont eux-mêmes percevables ou non ? S’ils sont percevables, ils sont donc des idées, et nous avons gagné notre cause. Et si on dit qu’ils ne sont pas percevables, j’en appelle à qui que ce soit : y a-t-il de la raison à prétendre qu’une couleur est semblable à quelque chose d’invisible ? Que le dur ou le mou sont semblables à quelque chose d’intangible ? Et ainsi du reste. » (Berkeley 1920, paragr. 8)↩
Une approche semblable est celle proposée par Karen Barad qui parle en ce sens de « réalisme agentiel » : « I propose “agential realism” as an epistemological-ontological-ethical framework that provides an understanding of the role of human and nonhuman, material and discursive, and natural and cultural factors in scientific and other social-material practices, thereby moving such considerations beyond the well-worn debates that put constructivism against realism, agency against structure, and idealism against materialism. » (Barad 2007, 26)↩
Il est à souligner que Graham Harman critique la position de Meillassoux en montrant qu’il donne une importance excessive au temps chronologique par rapport par exemple à l’espace. Cf Harman (2011)↩