On constate depuis quelque temps, chez les chercheurs en études des arts et plus généralement en sciences humaines, un grand intérêt pour l’espace public et les formes qu’il prend. Mais se préoccupe-t-on des publics eux-mêmes et de leurs actes, qui ont le pouvoir de faire exister l’espace public ? Cette question est au fondement des travaux de notre groupe de recherche et du projet « Art urbain, art public et cultures numériques : des publics, des sites, des trajets », par lequel nous étudions l’action concrète des publics sur différentes formes d’art. Nous tentons, notamment, de dégager certains types d’actions prescriptrices, ou de modalités de légitimation des œuvres qui seraient inédites afin de vérifier si, par exemple, les communautés de goût qui se rassemblent autour de l’art auraient changé depuis qu’internet contribue à reconfigurer l’espace public. Ou s’il faut encore opposer public local et public global, alors qu’ils tendent peut-être à se confondre. C’est ainsi que nous observons la circulation et les évolutions dans les cyber-réseaux d’images photographiques d’œuvres choisies, suivant les gestes de photographes amateurs et d’amateurs d’art actifs dans le web. Les enjeux étudiés, les méthodes employées et les résultats obtenus contribuent à ancrer une étude sociologique de l’art dans les recherches récentes en humanités numériques. L’utilisation d’outils et de théorisations propres au numérique permet de renouveler la pensée sur les logiques circulaires de production, de propagation et de validation des œuvres, de leurs images numériques et de leurs vies en ligne.
Ce n’est pas d’hier que les œuvres « s’expatrient » (Cauquelin 2002, 156) pour (sur)vivre. Les reproductions circulent depuis longtemps (Janin [1839] 1989 ; Benjamin 2000, notamment) et, dans les années 1960, apparaît le « supplément documentaire » (Krauss [1993] 2007, 76) très souvent produit par les artistes eux-mêmes et contribuant à faire connaître les œuvres, loin de leurs sites. À cet égard, certaines pratiques de land art composent des exemples remarquables, comme l’illustrent les travaux de Robert Smithson et le Lightning Field de Walter de Maria.
À la fin des années 1960, Robert Smithson imagine le principe de « site/non-site », par lequel un site peut être transporté, ou transposé, de la périphérie vers le centre. Ainsi, par des matériaux prélevés – des minéraux, très souvent –, des photographies et des cartes du site, éléments rassemblés et exposés sous l’appellation de non-site, un chemin se trace entre un site éloigné, généralement postindustriel et dévasté ou désertique, et la galerie, dans la ville ; le non-site réfléchissant en quelque sorte son site. Après avoir produit une série de non-sites (Franklin New Jersey, Oberhausen, Mono Lake, Death Valley, etc.), Smithson construira ses grandes œuvres Spiral Jetty et Broken Circle/Spiral Hill qui seront elles aussi accompagnées de non-sites qui, dans ce cas, pourraient s’apparenter à des produits dérivés, en ce qu’ils font partie de l’œuvre et portent le même titre, comprennent des informations qui aideraient à s’y rendre, peuvent en tenir lieu et même être vendues en galerie (Alloway 1983). À l’opposé du raisonnement de Smithson, mais connaissant certes lui aussi le pouvoir des images, Walter de Maria avait sérieusement réglementé leur circulation : il était en principe interdit aux visiteurs de photographier son Lightning Field, toutes les photographies publiées devant être conformes et donc fournies par la Dia Foundation, dépositaire et gestionnaire de l’œuvre depuis les années 1970. La Dia était autorisée à vendre un jeu de diapositives couleur, toujours les mêmes, à qui en faisait la demande, manière de faire qui indisposa manifestement certains théoriciens (Beardsley 1981) et qui rappelle ces paquets de diapositives préemballées de sites touristiques populaires que l’on pouvait se procurer un peu partout, aussi dans les années 1970.
Aujourd’hui, les images circulent très bien sans les artistes. Ce sont surtout les gestes des amateurs, photographes et internautes, qui forment autant de médiations essentielles à leur survie, c’est pourquoi il est utile de les étudier. Ainsi, nos recherches nous font supposer qu’une géographie singulière des œuvres d’art se trace, par les images et leur propagation, entre l’espace concret et le web (ou l’espace numérique). Car les réseaux de médiations formant des trajets d’instauration (Latour 2012), façonnant et prolongeant la vie des œuvres, incluent désormais ces publics très particuliers que sont les amateurs actifs – sans oublier leur production photographique.
Le public dont il sera question est un public voyageur, qui lui-même se déplace, ce qui suggère une circularité proprement touristique : une image vue provoque le désir d’y aller voir, de se déplacer vers un site, vers le motif de la photographie, pour y prendre soi-même des photos, qui pourront elles-mêmes être mises en circulation, provoquant à leur tour le désir, et ainsi de suite. Entre les œuvres physiques, leurs photographies sur Flickr et sur Instagram, en passant par les blogues, les magazines en ligne et les sites comme Pinterest, tout un réseau de résonances et de correspondances se dessine. Ce sont ces échos provoqués par les images, entre différents sites en ligne et hors ligne, que nous nous employons à cerner, à suivre et à cartographier, de façon littérale tout aussi bien que théorique.
Nous souhaitons, dans cet essai, présenter d’abord nos méthodologies de recherche ; nous proposerons ensuite de brèves études de cas qui autoriseront à avancer quelques remarques conclusives sur le devenir-destination de certaines œuvres d’art, un destin façonné par cette logique touristique que nous interrogeons.
Méthodes
La première étape nous permettant de mener nos enquêtes est la publication en ligne, sur la plateforme Flickr, de photographies d’œuvres d’art qui ont pour point commun d’avoir (ou d’avoir eu) une existence physique, ou matérielle, dans l’espace concret, qu’elles soient pérennes ou éphémères. Nous pratiquons cette activité de prise et de mise en ligne de photographies de communautés Flickr depuis 2012. Il peut s’agir d’images de performance, de land art ou de micro-interventions. Les photos sont publiées de façon à motiver et faciliter le « partage » ou les réutilisations, grâce à une licence Creative Commons. Il s’agit plus précisément de la licence « Attribution 2.0 Generic » autorisant le partage et la modification avec pour seule contrainte l’attribution adéquate des crédits de l’image. Nous plaçons chaque photographie dans plusieurs groupes Flickr afin d’augmenter sa visibilité – il existe des dizaines de groupes de photographies de land art, par exemple – et administrons nous-mêmes plusieurs groupes thématiques afin d’entretenir les échanges et l’activité de nos profils Flickr. Ainsi mises à disposition dans un environnement propice à la reprise, à la fois accessibles et bien référencées par les moteurs de recherche, notamment grâce aux tags que nous prenons soin d’ajouter sur Flickr, les photographies servent de « pots de miel » (honeypot), pour reprendre une expression issue du marketing web, afin d’attirer les réappropriations potentielles.
Pour chaque photo publiée sur Flickr, nous observons le nombre de vues par image et comptabilisons ces statistiques régulièrement, de façon à produire des graphiques. Ceux-ci nous permettent de découvrir quand et comment augmente la visibilité d’une image. Lorsqu’il y a une augmentation rapide, comme ce fut le cas avec les Sun Tunnels de Nancy Holt (Fig. 1 et 2), il est fort probable que ces photographies sortiront de la plateforme et seront réutilisées à d’autres fins sur d’autres sites, ailleurs dans le web. Nous retraçons par la suite leur circulation avec l’outil de recherche d’images inversé de Google. Le processus de recherche d’images et la collecte de données relative aux pages web sur lesquelles se retrouvent les images ont été automatisés avec un outil conçu spécialement pour nos besoins : les adresses URL de toutes les pages web découvertes par Google Images sont automatiquement listées avec notre robot synchroniseur et mises à jour dans notre base de données en ligne. Ce genre d’outil a déjà été développé à des fins de recherches en humanités numériques par Digital Methods Initiative. Appelé le Google Reverse Image Scraper, il permet également de comptabiliser tous les résultats de recherche pour une requête par image sur Google et a été utilisé pour des projets de recherche comme « Digital Engagement and Cultural Heritage » ou « Pixel This ». Menant des enquêtes similaires à celles qui nous occupent, ces projets visaient à caractériser les usages d’images rendues disponibles en ligne par certaines institutions muséales comme le Rijskmuseum ou le Louvre. Isabella Kirton et Melissa Terras ont également travaillé à partir de la recherche inversée d’images sur Google pour retracer des photographies d’œuvres dans leur article « Where Do Images of Art Go Once They Go Online? A Reverse Image Lookup Study to Assess the Dissemination of Digitized Cultural Heritage », publié en 2013. Resig (2014), Boullier et Crépel (2013), de même que Dagiral et Tessier (2014) notamment, ont suivi des voies similaires. Ainsi, non seulement la participation active du public, mais aussi l’ampleur de la dissémination des images sont cruciales pour ce genre de recherche. La poursuite de certaines photographies en ligne est par ailleurs une pratique assez populaire auprès d’artistes, de photographes et d’autres détenteurs de droits d’auteurs sur les images, qui s’en servent pour retracer les réutilisations non autorisées. Véritable outil d’enquête donc, la recherche d’images inversée s’avère particulièrement utile pour étudier la circulation des photographies d’art.
Soulignons également l’utilisation soutenue de la capture d’écran comme instrument de recherche. Elle est indispensable pour archiver les apparitions des photographies dans de nouveaux milieux, puisque les pages deviennent souvent inaccessibles ou les images sont remplacées, effacées, modifiées. L’importance de cette pratique pour notre méthodologie de recherche est intimement liée aux dynamiques mouvantes et fluctuantes de l’espace web dans lequel les sites changent sans cesse. Au-delà de la collecte d’adresses URL, les captures nous permettent de stabiliser l’apparence d’un site, de suspendre le temps réel de la consultation et de conserver la trace de l’image dans son milieu numérique.
En plus d’un souci d’archive manifeste, il s’agit en fait d’objets similaires à des photos de voyage […]. La capture d’écran capte et enregistre ce qui apparait sur les écrans : elle prend ; elle obtient copie ; elle produit des « obtenues » plutôt que des données, comme dirait Venturini (2012). (Proulx 2018)
Ayant suivi les trajectoires des images, nous cherchons conséquemment à identifier leurs destinations. Notre méthode pour cela est un alliage de collecte automatisée et manuelle afin d’obtenir la localisation géographique des pages web. La plupart du temps, la localisation est définie par une recherche avec l’adresse IP de la page web, mais aussi grâce à l’extension nationale des adresses URL. Ce code, inclus à la fin de l’URL d’un site internet, représente un pays donné sans que le site soit nécessairement hébergé dans ce pays. Si ces méthodes ne sont pas concluantes pour certains résultats, on peut aussi mener une petite enquête sur les créateurs des pages en cherchant à savoir où ils se situent. Ce genre d’opérations manuelles et d’enquêtes s’avère nécessaire dans la mesure où nous sommes constamment confrontées à la matérialité des données, qui devient évidente lorsqu’on se bute à la localisation de serveurs internationaux qui hébergent des sites d’un peu partout dans le monde. En effet, de telles procédures d’enquête rendent palpable le fait que les données numériques ne sont pas seulement très mobiles, mais aussi particulièrement ancrées dans leurs sites d’hébergement, à partir desquelles elles peuvent exister et voyager. D’autres avenues plus artisanales doivent alors être envisagées afin de pallier la centralisation grandissante des centres de données.
Une fois les données de localisation collectées, nous avons produit des visualisations géographiques avec les données recueillies sur les dizaines de pages web découvertes. En illustrant chacune des destinations que des données de géolocalisation ont permis de situer, les cartes de type choroplètes créées par la suite autorisent la visualisation de l’ampleur de la circulation des images1. Il est ainsi possible de voir, par couleur, la densité de présence des photographies dans chaque pays, de même que le détail des occurences de chacune des photographies par pays lorsqu’on clique sur la zone.
Pour l’enquête et les cas qui nous occupent ici, nous avons tenté de caractériser les vies en ligne de quelques photographies de trois œuvres de land art que nous avons publiées sur Flickr.
Les premières images sont celle des Sun Tunnels (Fig. 3) de Nancy Holt. Située dans le très aride Great Basin Desert en Utah, près d’un village quasi-fantôme du nom de Lucin, l’œuvre est complétée en 1976. Quatre grandes buses de ciment dans lesquelles on peut entrer, bien ancrées au sol, se font face, désignant divers phénomènes célestes, temporels et naturels, dont quelques constellations d’étoiles et les solstices ; le soleil à son lever s’y encadre parfaitement à chaque solstice. Les buses ouvrent de même des vues et perspectives différentes, mais toutes également grandioses, sur le désert environnant et sa grande nature.
La seconde image est celle de Broken Circle/Spiral Hill (Fig. 4), une œuvre de Robert Smithson réalisée dans une carrière, près de la ville d’Emmen aux Pays-Bas, en 1971 lors de l’événement Sonsbeek 71, une grande exposition de sculptures, toutes réalisées dans des sites extérieurs. Une colline spiralée édifiée suivant les instructions de Smithson fait face à une presqu’île circulaire à la forme bien découpée, construite à même l’étang formé au centre de la carrière. Celle-ci est toujours en opération aujourd’hui, mais on peut tout de même visiter l’œuvre et la photographier, l’entreprise propriétaire étant très coopérative – elle entretient aussi l’œuvre avec beaucoup de soin depuis les années 1970.
Une photographie du Lightning Field (Fig. 5) de Walter de Maria est la troisième image. Située en haute sierra au Nouveau-Mexique l’œuvre, en place depuis 1977, est constituée de 400 pieux d’acier inoxydable plantés au sol et formant une grille d’un mile par un kilomètre. Comme le titre de l’œuvre l’indique, les pieux attirent parfois les éclairs, même si l’expérience de l’œuvre ne se résume pas à cet événement. Pour la visiter, il faut accepter d’y passer presque 24 heures, moyennant un tarif fixé par la Dia Foundation, gestionnaire de l’œuvre. Les visiteurs sont cueillis à Quemado puis conduits sur les lieux, où l’on ne peut se rendre que de cette façon, et sont hébergés dans une cabane qui ne peut contenir que 6 visiteurs à la fois. Il y a là, d’emblée, un fonctionnement de type touristique et les réservations à la nuit se font un an à l’avance, ce qui démontre que l’expérience est très prisée.
Pour mener l’enquête, nous avons mis en ligne sur Flickr, entre 2012 et 2015, quelques photographies de ces œuvres. Nous avons retracé leur circulation, en plus de produire certaines visualisations à partir des données de localisation. La plupart des photographies ont été retrouvées maintes fois sur des sites comme Pinterest : puisque ce sont des œuvres célèbres et photogéniques, des centaines d’internautes en font la collection sur ce genre de plateforme. Avec Pinterest ou Tumblr, il est cependant impossible de localiser les utilisateurs qui ont publié ces images. Il est alors ardu, voire irréalisable, de définir les destinations géographiques de ces images lorsqu’elles circulent vers ou à partir de ces plateformes. Les serveurs de Pinterest se trouvent en Californie, c’est donc tout ce qui apparaît sur nos cartes pour ce site et ses usagers. Parmi l’abondance de résultats obtenus lors de nos enquêtes sur les photographies de ces œuvres de land art, nous avons pu observer des cas de circulation à la fois représentatifs et localisables. Ceux-ci nous permettent de formuler des observations fertiles sur les destinations de nos photographies, sur l’action des publics amateurs et sur le destin des œuvres.
Observations
Les Sun Tunnels
Comme on peut le voir sur la carte qui comptabilise les destinations des photographies de Sun Tunnels (Fig. 6), celles-ci ont été retrouvées sur plusieurs pages web étatsuniennes, dont des dizaines de fois sur Pinterest, mais aussi en Italie, au Danemark, en Allemagne, en Espagne et au Royaume-Uni, de même qu’en Indonésie.
Avec entre 2 000 et 10 000 vues par image sur Flickr, ces photographies des Sun Tunnels apparaissent sur quelques sites qui abordent plus précisément l’art, en servant d’illustration pour les genres du land art et de l’art environnemental. Une de nos photos illustre même un article qui demande « Do These Giant Sun Tunnels in the Utah Desert Count as Art? ». Ce qui ressort le plus clairement des résultats de recherche demeure cependant la présence marquée de ces photographies sur des sites touristiques. L’une des photos a été utilisée par exemple sur un site de voyages israélien, tandis que plusieurs autres pages dédiées au tourisme en Utah ou dans la région du Great Salt Lake ont été découvertes. Le blogue personnel « Summer of Salt » utilise notamment une de nos photos pour illustrer un article intitulé « Seeking Solitude: Desert »2. Puis, sur le site « Only in Your State », on les retrouve sur des publications avec des intitulés comme « Here are the 12 weirdest places you can possibly go in Utah ». L’une de nos photos illustre aussi un billet du site Mother nature network intitulé « The ultimate solstice viewing spot is in the middle of the Utah desert »3.
On retrouve aussi l’image sur des publications dédiées au tourisme artistique comme le site de IñigoArt, géré par une consultante en arts visuels. L’image accompagne un billet intitulé « Contemporary Art Pilgrimages », où sont principalement rassemblées des destinations où l’on peut découvrir des œuvres de land art, y compris Double Negative (1969-1970) de Michael Heizer, et PRADA Marfa (2005) d’Elmgreen et Dragset. Elle illustre de même des publications sur des sites de recommandations d’excursions artistiques (Fig. 7) ou sur un site qui répertorie des destinations inusitées.
Broken Circle/Spiral Hill
La photo de Broken Circle/Spiral Hill a été vue maintes fois sur Flickr – environ 7 000 vues – et a été retrouvée sur quelques dizaines de sites un peu partout dans le monde : en plus des États-Unis, on l’a retracée en Estonie, en Argentine, en Allemagne et aux Pays-Bas (Fig. 8). À titre d’exemple, en 2013, la photographie est apparue, pour un très court moment, sur plusieurs pages de la magnifique Gallery of Lost Art de la Tate Modern, dorénavant close. Une présence furtive et inattendue qui a certainement augmenté la visibilité de l’image en ligne. Par ailleurs, sur les sites qui réutilisent nos photographies, le crédit de l’image est souvent attribué par un lien actif vers nos pages Flickr, ce qui contribue, conséquemment, à l’augmentation des vues et des réemplois. Nous avons aussi retrouvé une de nos images sur un site allemand qui répertorie les œuvres de Robert Smithson4, et où, plutôt que d’attribuer le crédit photo à notre profil Flickr, il a été attribué à « 115 best Robert Smithson images on Pinterest land art », où on retrouve également l’image, il va sans dire. Ce petit détail démontre comment la photographie passe par plusieurs sites pour se rendre « à destination », pour mieux en repartir (ou se démultiplier).
Le Lightning Field
Nous n’avons publié qu’une seule photographie de Lightning Field sur Flickr et sa visibilité ne semble pas particulièrement élevée, puisqu’elle n’obtient que 4 500 vues, mais elle a été retrouvée en plusieurs endroits en ligne. La carte produite à partir des destinations de Lighntning Field est moins diversifiée que les deux autres puisque non seulement nous n’avons publié en ligne qu’une seule photographie de l’œuvre, mais plus de la moitié des apparitions sont sur Pinterest. Ce qui réduit la majorité de nos résultats de localisation aux serveurs de Pinterest en Californie. D’autres résultats méritent toutefois notre attention : dès nos premières recherches vers 2013, la photo a été retrouvée sur Gallivant, un magazine étatsunien de voyage « pour hommes » qui recommande la visite de cette œuvre. Un filtre façon Instagram a été ajouté sur la photo originale (Fig. 9). Elle a aussi été retrouvée sur une publication de 2014 intitulée « Get Cultured on Your Weekend Getaway: Best Trips for Art Lovers » dans une section du Daily Beast appelée « Destination Art ». L’article explique comment et quand réserver la visite de l’œuvre et se termine en recommandant d’autres activités touristiques sur la route. On nous propose notamment de suivre la fameuse « green chili cheeseburger trail » qui débute à San Antonio, en chemin vers Albuquerque.
En consultant les apparitions de l’image sur Pinterest, on constate également qu’elle a été maintes fois épinglée à partir d’un article du magazine culturel espagnol Revista Mito sur le land art, laissant ainsi entrevoir une petite portion des points de passage qui forment la trajectoire effectuée par les images d’un site à l’autre. Il est étonnant de penser que quelques images d’œuvres de land art parviennent au statut de « mobiles immuables », et que Pinterest serait leur « point de passage obligé » à partir duquel de vastes réseaux se créent ; c’est par les images, devenues mobiles et combinables, que les formes se fixent et deviennent reconnaissables (Latour 2006). Il serait de même fascinant de parvenir à retracer les différents points d’arrêt de ces trajectoires, mais cela semble pour l’instant difficile à accomplir. La possibilité de dater les apparitions de chaque image sur un site serait déjà un pas dans cette direction pour l’enquête.
Régime touristique, destinations et vie des œuvres
En juillet 2018, une de nos photos de Sun Tunnels a été retrouvée en marge d’un article du site anglais Culture Trip, intitulé « Art that will make your Instagram seflies irresistible », introduit en ces mots :
Snap the ultimate Instagram photo for maximum likes by heading to your nearest art gallery and striking a pose. From psychedelic sculptures in the Nevada desert to immersive installations by Japanese artist Yayoi Kusama, art is the secret to the most enviable Instagram posts. So like Katy Perry and Victoria Beckham, the ultimate selfie is only one click away with our curated selection of the most Insta-friendly art.
Cet amusant rappel au sujet de la photogénie et de l’« instagrammabilité »5 des œuvres de land art pointe vers l’importance d’une enquête complémentaire portant sur les publications Instagram. Une telle investigation s’avère en effet une excellente façon d’évaluer la production des photographes amateurs qui se déplacent pour voir ces œuvres, les prendre en photo et les partager en ligne. Une recherche avec le #suntunnels montre que de nombreuses photographies sont prises et partagées sur les lieux, avec près de 4 900 publications s’y référant, ce qui signale que cette œuvre est véritablement devenue une destination par la circulation de ses photographies. Examinant les images des Sun Tunnels trouvées sur Instagram, on constate également que l’œuvre reste un lieu de prédilection pour l’observation des solstices, activité à laquelle se livraient déjà ses tout premiers visiteurs, ceux d’avant le numérique, Holt l’ayant conçu à cette fin (Amizlev 1999) (Fig. 10).
Ces œuvres difficilement accessibles, géographiquement puisqu’elles sont situées dans le désert6, et aussi parfois temporellement puisque certaines ont été conçues pour être éphémères7, sont par ailleurs toutes désignées pour marquer le caractère événementiel qu’encouragent les logiques de partage d’Instagram. La présence du visiteur sur les lieux de l’œuvre est saisie comme un instant qui vaut la peine d’être partagé immédiatement en ligne. Il est même possible de supposer que ce genre d’évènement est non seulement digne de documentation par les stories – des publications Instagram accessibles pour vingt-quatre heures seulement et hautement accolées au présent vécu comme évènement8 – afin d’attester sa présence, mais mérite même une publication permanente en tant que souvenir mémorable. Grâce au #lightningfield et #thelightningfield, on constate en outre que l’interdit de photographie n’empêche pas les amateurs de photographier les lieux, avec plus de 1 000 publications rattachées à ces mots-clics. Une photographie de la cabane qui accueille les touristes (Fig. 11) indique même en légende que ce séjour a été offert en cadeau de mariage : difficile de faire plus touriste.
Qu’il s’agisse de résultats plus prévisibles ou inattendus, nos méthodes attentives de publication, de collecte de données et d’analyse permettent de cerner l’ampleur de la circulation des photographies d’œuvres d’art, de même que les destinations précises où se retrouvent ces images et les motifs récurrents de leurs (ré)apparitions. Entre la fixité des œuvres ancrées dans le paysage, la mobilité des photographies en ligne et les déplacements des publics voyageurs, nous assistons assurément à un devenir-destination, non seulement du land art, mais de toute œuvre ancrée dans un site, l’« instagrammabilité » de l’art ou le fait que qu’il soit devenu « the secret to the most enviable Instagram posts » ajoutant à la circularité touristique tributaire de l’image.
Entre espace tangible et espace en ligne, entre la photographie et son motif, la visibilité, passant généralement par l’image, est certes un facteur déterminant de notre époque. Et c’est bien une visibilité renouvelée qui est venue au land art par le travail de ces publics amateurs, certains étant amateurs d’art, certains amateurs de tourisme « des confins » (Urbain 2002), ou de tourisme « hors des sentiers battus » (Vaslin 2018), certainement tous amateurs de photographie – ou photographes amateurs.
À partir des années 2000, après une éclipse de quelques décennies, le land art a vécu un double revival. Au moment d’une sorte de redécouverte, lorsque cette forme d’art avait suffisamment vieilli pour devenir historique, le développement du web, puis le web 2.0, ont concurremment entraîné un engouement pour ainsi dire élargi pour cette forme d’art, allant au-delà des cercles de l’art légitime. Côté institutionnel, de nombreuses expositions ont été organisées, bon nombre de catalogues et d’ouvrages bien documentés ont été publiés (Penders 1999 ; Boettger 2002 ; Tsai, Butler, et Crow 2004 ; Kaiser et Kwon 2012, notamment) ; conservateurs, commissaires et auteurs ont réfléchi à nouveaux frais la place et l’importance historiques du land art et de sa documentation. Celui-ci est ainsi devenu beaucoup plus visible sur la scène artistique qu’il ne l’avait été depuis au moins deux décennies.
Côté non institutionnel, la photographie et la circularité entrainée par un régime touristique de plus en plus présent et l’arrivée du web 2.0 ont eu pour effet une réception des œuvres beaucoup plus active, le phénomène allant en s’amplifiant à mesure de l’augmentation de la mobilité des images photographiques, de ceux et celles qui les prennent et du perfectionnement de l’appareillage qui le permet. Les publications de nombreuses photographies de pèlerinages artistiques sur Instagram montrent comment la boucle de visibilité revient, par les photographies vues et prises, sur le site des œuvres. Cela devrait nous engager à interroger les modes de consommation de l’art aujourd’hui et, conséquemment, à nous demander ce qui, de l’art actuel, passera à l’histoire et par quels médiums ou véhicules.
Car ce qui est transporté peut se diffuser dans l’espace et devenir durable, pour paraphraser Bruno Latour (2005, pp. 337-338). Pour qu’une œuvre vive et survive, afin qu’elle ne s’arrête pas, ne tombe pas en pièces, il faut qu’elle soit portée, déplacée et reprise continûment, au moins par son image, il faut l’action ininterrompue d’acteurs qui ne sont pas toujours les mêmes. Des acteurs en tous genres, ceux qui ont le pouvoir institutionnel, mais aussi ceux qui aiment, ce qui est la première activité et le pouvoir premier des amateurs (Flichy 2010). Et, ce qui transporte transforme : c’est ainsi que les œuvres du land art, par leur mobilité et celle de leurs amateurs, ont pu devenir tout à la fois des icones populaires et des destinations.
D’une part, un véritable passage à l’histoire de l’art, accompagné de relectures diverses par ces acteurs, commissaires et théoriciens, détenant le pouvoir institutionnel, et, d’autre part, une appropriation par les publics internautes, rendue tangible à travers toutes ces photos en circulation, ont signé cette transformation. Ce qui a permis, à terme, de vérifier une hypothèse émise au moment même où s’amorçait la renaissance institutionnelle de cette forme d’art, à savoir que ces œuvres deviendraient des destinations touristiques grâce à des acteurs étrangers au monde de l’art (Paquet 2009). Le land art toutefois, reste symptomatique d’une certaine destinée de toutes les œuvres d’art : si elles sont « uniques à leur lieu », comme le disait Benjamin des œuvres « auratiques » (Benjamin 2000), il faut tout de même s’y rendre pour le constater. Mais pour cela, il faut avoir fait l’expérience d’une reproduction, d’une photographie, maintes fois vue et revue…
Bibliographie
Alloway, Lawrence. 1983. « Robert Smithson’s Development ». In Art in the Land: A Critical Anthology of Environmental Art, par Alan Sonfist, 125‑41. New York: E.P. Dutton.
Amizlev, Iris. 1999. « Land Art: Layers of Memory, the Use of Prehistoric References in Land Art ». Thèse de doctorat, Département d’anthropologie: Université de Montréal.
Beardsley, John. 1981. « Art and Authoritarianism: Walter De Maria’s "Lightning Field" ». October 16:35‑38. https://doi.org/10.2307/778373.
Benjamin, Walter. 2000. « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ». In Œuvres, III, traduit par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz, et Pierre Rusch, 67‑113. Folio Essais. Paris: Gallimard.
Boettger, Suzaan. 2002. Earthworks: Art and the Landscape of the Sixties. Berkeley: University of California Press.
Boullier, Dominique, et Maxime Crépel. 2013. « Biographie d’une photo numérique et pouvoir des tags. Classer/circuler ». Revue d’anthropologie des connaissances 7 (4):785‑813. https://doi.org/10.3917/rac.021.0785.
Cauquelin, Anne. 2002. Le site et le paysage. Quadrige. Paris: Presses universitaires de France.
Dagiral, Éric, et Laurent Tessier. 2014. « Explorer les cultures visuelles sur le web. Constituer un corpus à l’aide de la recherche inversée d’image ». Les Cahiers du numérique 10 (3):17‑35. https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-numerique-2014-3-page-17.htm.
Flichy, Patrick. 2010. Le sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique. La République des idées. Paris: Seuil.
Janin, Jules. (1839) 1989. « Le Daguérotype ». In La Photographie en France. Textes et controverses : une anthologie, 1816-1871, par André Rouillé, 50. Paris: Macula.
Kaiser, Philipp, et Miwon Kwon, éd. 2012. Ends of the Earth: Land Art to 1974. Los Angeles, New York: The Museum of Contemporary Art, Los Angeles / Prestel.
Krauss, Rosalind. (1993) 2007. « Notes sur l’index ». In L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, traduit par Jean-Pierre Criqui, 4e édition, 360. Vues. Paris: Macula.
Latour, Bruno. 2005. La science en action. Introduction à la sociologie des sciences. La Découverte Poche / Sciences humaines et sociales. Paris: La Découverte.
Latour, Bruno. 2006. « “Les ’vues’ de l’esprit”. Une introduction à l’anthropologie des sciences et des techniques ». In Sociologie de la traduction : Textes fondateurs, par Madeleine Akrich, Michel Callon, et Bruno Latour, 33‑69. Sciences sociales. Paris: Presses des Mines. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.1191.
Latour, Bruno. 2012. Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes. Hors collection Sciences Humaines. Paris: La Découverte. http://modesofexistence.org/.
Paquet, Suzanne. 2009. Le paysage façonné. Les territoires postindustriels, l’art et l’usage. Géographie - Recherche. Québec: Presses de l’Université Laval.
Penders, Anne-Françoise. 1999. En chemin, le Land Art : Tome 1 : Partir; Tome 2 : Revenir. Vol. 2. Bruxelles: La Lettre Volée.
Proulx, Christelle. 2018. « Photographier l’image dans son milieu numérique : la capture d’écran et le cas d’After Facebook ». Archiver le présent. http://archiverlepresent.org/explorations/photographier-limage-dans-son-milieu-numerique.
Resig, John. 2014. « Using Computer Vision to Increase the Research Potential of Photo Archives ». Journal of Digital Humanities 3 (2). http://journalofdigitalhumanities.org/3-2/using-computer-vision-to-increase-the-research-potential-of-photo-archives-by-john-resig/.
Tsai, Eugenie, Cornelia Butler, et Thomas Crow. 2004. Robert Smithson. Berkeley: The Museum of Contemporary Art, Los Angeles / University of California Press.
Urbain, Jean-Didier. 2002. L’Idiot du voyage. Histoires de touristes. Petite Bibliothèque Payot. Paris: Payot & Rivages.
Vaslin, Julie. 2018. « Les espaces du graffiti dans les capitales touristiques : l’exemple de Paris et Berlin ». EchoGéo, nᵒ 44. https://doi.org/10.4000/echogeo.15348.
Venturini, Tommaso. 2012. « Great Expectations : Méthodes quali-quantitative et analyse des réseaux sociaux ». In L’Ère post-média. Humanités digitales et cultures numériques, par Jean-Paul Fourmentraux, 39‑51. Cultures numériques. Paris: Hermann.
Les outils utilisés, de même que les différents essais de visualisations de données, produits avec l’aide de Lena Krause et Aziz Boughedir, sont accessibles ici : https://artetsite.github.io/visualisation/ ↩
http://www.summerofsalt.com/2013/2013/07/30/seeking-solitude-desert/ (le site n’existe plus, mais l’emploi de l’image a été archivée en capture d’écran).↩
http://www.mnn.com/lifestyle/arts-culture/blogs/ultimate-solstice-viewing-spot-middle-utah-desert (le site n’existe plus, mais l’emploi de l’image a été archivée en capture d’écran).↩
http://cypru.hamsaa.co/robert-smithson-works/ (le site n’existe plus, mais l’emploi de l’image a été archivée en capture d’écran).↩
Voir, notamment : Dan Piepenbring, « Your Art’s Not Intagrammable Enough, and Other News », The Paris Review, 22 juin 2017.↩
C’est le cas de la Spiral Jetty (1970) de Robert Smithson, et des œuvres de Michael Heizer.↩
La grande majorité des œuvres de Heizer et quelques tracés de Walter de Maria, notamment, laissées à elles-mêmes dans les déserts du Nevada, se sont peu à peu effacées du paysage.↩
Il s’avère cependant fort difficile, pour l’instant, d’effectuer des enquêtes à partir du matériel partagé sous forme de stories sur Instagram avec les outils et méthodes de recherches actuelles.↩