×

Ce site est un chantier à ciel ouvert habité par les éditeurs, lecteurs, auteurs, techniciens, designers de Sens public. Il s'agence et s'aménage au fil de l'eau. Explorez et prenez vos marques (mode d'emploi ici) !

La société presque juste et le mal du début du siècle

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (4)
      • Mot-clésFR Éditeur 30 articles 2 dossiers,  
        30 articles 2 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 62 articles 1 dossier,  
        62 articles 1 dossier,  
        Mot-clésFR Éditeur 211 articles 14 dossiers,  
        211 articles 14 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
        485 articles 14 dossiers,  
      Texte

      Mon regretté compatriote John Rawls, l’auteur d’une Théorie de la justice, fut l’une des gloires de la philosophie sociale et politique de la fin du siècle dernier – d’aucuns diraient la plus grande. Lors d’un récent Congrès de Philosophie et en présence de membres du Bureau de la FISP, j’ai commenté en passant le petit livre que Rawls a publié vers la fin de sa vie, The Law of Peoples (Le droit des gens).

      « Ici, Rawls accepte simultanément la démonisation politique et médiatique de certains États, démonisation qui contribue tant, aujourd’hui, à l’atmosphère belliqueuse qui nous entoure ; la perpétuation de l’extrême pauvreté de certains États par rapport aux autres, pourvu que les premiers évitent la famine, en ajoutant que ce sont eux qui portent la responsabilité de leur situation ; le contrôle des flux migratoires, en constatant qu’au principe du droit pour tous les gens de quitter leur propre pays ne correspond aucune obligation de la part des autres pays à les accepter. Est-ce cela la justice ? Est-ce cela la logique même ? Nous ne le croyons pas. »

      Une société presque juste ?

      Depuis, l’atmosphère belliqueuse dont j’ai parlé s’est manifestée, la guerre même a éclaté, selon ce qui était prévu et planifié, et certains ont essayé de la justifier au nom du principe de la guerre juste, ou des droits humains, ou de la liberté du peuple irakien. Mais je n’ai pas l’impression de vivre dans un monde plus juste ou plus humain ou plus libre que celui d’il y a un an ; bien au contraire. En effet, ce n’est pas par hasard qu’il y a eu une augmentation du nombre des livres et des conférences sur la question du mal – et il ne s’agit pas, ou presque pas, de l’axe du mal proclamé par le Président des États-Unis, mais du mal dans un sens beaucoup plus large : et je crois que la politique actuelle de ce monsieur et de ses conseillers en est une cause insigne. Pour ne pas cacher mon point de vue, il me semble que la proclamation, par la plus grande puissance militaire de tous les temps, de son droit d’attaquer n’importe qui, n’importe quand, s’il y a le moindre soupçon d’une attaque future qui pourrait être lancée par ce n’importe qui – en d’autres termes, le droit à attaquer n’importe qui, n’importe quand, point preemptive war – est évidemment et radicalement mauvaise, et capable de produire plus de maux globaux jusqu’à l’infini.

      Une brève méditation sur un seul terme utilisé par le maître de la justice (comme on parle, par exemple, en tapisserie, du maître du feuillage), John Rawls, dans son œuvre principale, permet de poser le problème de la justice dans le contexte de notre nouveau siècle. Le terme dont il s’agit, c’est presque juste. La théorie rawlsienne est censée être une théorie déale qui prend le moins possible en compte les conditions historiques – hormis les sociétés sous-développées, où la priorité du principe de la liberté ne peut pas être assurée, je n’entre pas dans ce détail ici. Cependant, au milieu du livre, Rawls traite trois problèmes concrets et non-idéaux : l’obligation d’obéir à une loi injuste, l’appel à la conscience en désobéissant à certaines lois, et le refus du service militaire – il est évident que Rawls a été influencé par les événements des années soixante, pendant lesquelles il écrivait son livre. C’est dans ce contexte qu’il parle de la société presque juste. Il dit qu’il ne va rien écrire à propos de la révolution comme possibilité, mais qu’il ne l’exclut pas en principe comme résolution concevable d’une situation sociale tout à fait injuste. Dans les chapitres auxquels je renvoie, Rawls propose des règles qui devraient gouverner le comportement des groupes résistants dans une société qui, par exemple, prive certaines minorités du droit de voter, à l’élection à de certains postes gouvernementaux, à être propriétaires, ou à changer de logement. Il me semble évident que de telles contraintes constituent des injustices très sérieuses. La question qu’il faut donc poser est la suivante : peut-on vraiment qualifier de presque juste une société comportant de telles contraintes ? On répondra, je pense, que cela ne pourrait paraître acceptable que si l’on appartient à la majorité privilégiée... Rawls nous incite donc à supposer que tout finira bien si ses règles de résistance limitée et disciplinée sont suivies : les injustices dénoncées seront abolies, et par la suite la justice règnera plus que jamais dans la société presque juste.

      Casuistique et ambiguïtés de la justice

      Le monde de Rawls est un monde inlassablement raisonnable et bon. Bien sûr, il a subi, comme tout le monde, des épisodes douloureux dans sa vie privée. Mais les 600 pages de son grand ouvrage ne comportent qu’une seule référence au concept du mal, dans un chapitre qui s’intitule La bonté comme rationalité. Durant sa carrière, il donnait l’impression de quelqu’un de très ouvert et de très tolérant, comme en témoigne cette histoire racontée récemment par le Professeur Susan Miller Okin, une critique féministe de Rawls, qui lui demandait comment interpréter un certain texte assez obscur de son livre. Il lui a répondu qu’il ne savait pas, mais que ce n’était pas lui, en tout cas, mais plutôt elle et les autres qui devaient donner à ce texte la signification convenable. On se demandera donc si John Rawls était un vrai saint (il serait alors, malgré l’avis du Pape, le tout premier...) ou un simple naïf, ou s’il ne s’agit pas plutôt d’une stratégie, peut-être à peine délibérée à l’époque, pour dépeindre la société américaine comme celle qui est la société presque juste. Je pourrais citer beaucoup d’éléments pour soutenir cette deuxième hypothèse – par exemple, le récit rawlsien d’une convention constitutionnelle imaginaire qui ressemble beaucoup à celle qui a été convoquée à Philadelphie en 1787 – mais ce n’est pas ici le propos, d’autant que cette tendance à faire l’éloge de la société américaine, d’une manière à mon sens inacceptable, est devenue manifeste dans ses écrits postérieurs à Une théorie de la justice, levant tout doute à ce sujet.

      Pour ne pas trop prolonger cet essai, je ne dirai rien du recueil intitulé Political Liberalism, qui montre l’évolution de la pensée de Rawls dans une direction, disons, plus modeste du point de vue philosophique et en même temps plus provinciale. Mais je veux retourner au Droit des gens et citer quelques textes qui me semblent particulièrement choquants. (Les traductions seront les miennes.) Parmi les cinq espèces d’États ou de société qu’il distingue, il y en a une qu’il appelle « chargée » (burdened), un nom un peu bizarre. Supposons, dit-il, que les citoyens d’une telle société éprouvaient des sentiments d’infériorité envers les citoyens d’une société plus prospère ; est-ce acceptable ? Oui, ce serait acceptable, dit-il :

      « pourvu que ces sentiments soient justifiés. Mais une fois que l’obligation de l’assistance a été remplie [c’est-à-dire une fois que les sociétés plus riches ont assez donné pour éviter la famine] et chaque peuple a son propre gouvernement libéral ou bienséant [encore un mot bizarre, « decent » en anglais, qu’il applique aux sociétés qui sont hiérarchiques et non-libérales mais pas trop mauvaises], ces sentiments ne sont pas justifiés. Car alors chaque peuple arrange pour soi-même la signification et l’importance de la richesse de sa propre société. S’il n’en est pas satisfait, il peut continuer à augmenter ses épargnes ou bien, si cela ne peut pas se faire, obtenir des prêts des autres membres de la Société des Peuples. » 1 .

      En tout cas, selon Rawls, les charges que portent ces espèces de société sont leurs propres responsabilités. Comme il dit :

      « Je crois que les causes de la richesse d’un peuple et les formes qu’elle prend se basent dans sa culture politique et dans les traditions religieuses, philosophiques, et sociales qui soutiennent la structure fondamentale de ses institutions politiques et sociales, aussi bien que dans l’industrie et dans les talents pour coopérer que l’on trouve chez ses membres, le tout soutenu pars leurs vertus politiques. » 2 .

      Il ajoute que, à son avis, presque n’importe quelle société au monde pourrait devenir bien-ordonnée (un de ses mots préférés) si elle acquérait les attitudes et les vertus correctes et pratiquait le contrôle des naissances. 

      Bref, quand le champion de la justice distributive dans le cadre d’une seule société bien-ordonnée et presque juste comme les États-Unis considère la distribution obscènement asymétrique des ressources globales, il montre un manque de sympathie qui va jusqu’au point d’être insultant. Ici, je crois que l’on devrait se souvenir de la question puérile et pathétique que se sont posés beaucoup d’Américains ordinaires dans ces dernières années : Pourquoi est-ce qu’ils nous haïssent ?

      Un dernier aspect de ce dernier, petit livre de Rawls qui m’a toujours frappé, maintenant plus que jamais, est le fait qu’il y retourne si souvent au phénomène de la guerre. Dans un certain sens, ce n’est pas surprenant, parce que, après tout, le droit international moderne trouve son point de départ le mieux connu dans l’étude de Grotius, De jure belli ac pacis. Mais chez Rawls dans ce livre la guerre devient, à mon avis, une espèce d’obsession. Il dit, par exemple, qu’il faut garder les armes nucléaires. Elles pourraient être supprimées, selon lui, dans un monde où il n’y avait que des états libéraux ou bienséants. Mais en fait il faut garder ces armes afin de mettre aux abois les États dits hors la loi, qu’il trouve si menaçants. Il admet que l’on a eu tort, sérieusement tort, d’utiliser des bombes atomiques contre le Japon à la fin de la deuxième guerre mondiale, mais il préconise leur utilisation possible dans l’avenir dans des situations d’urgence extrême. Encore dans sa conclusion de son livre, il prononce la phrase suivante, que je trouve assez signifiante :

      « On ne trouve pas la paix en constatant que la guerre est irrationnelle ou un gaspillage – quoiqu’il se peut, bien sûr, qu’elle le soit – mais en préparant la voie pour qu’un peuple puisse développer une structure fondamentale qui soutient un régime plus ou moins juste (selon la lettre du texte, raisonnablement juste) ou bienséant. » 3

      Je propose donc la conclusion suivante. Certains éléments du langage hautain, dénonçant les attitudes belliqueuses que l’on trouve chez Rawls surtout dans ce livre de ses dernières années peuvent être regardés comme une anticipation, sinon une justification d’avance, de l’arrogance et de la revendication d’un droit illimité à attaquer n’importe qui n’importe quand, que je tiens pour constitutives du mal, en fin de compte radical, auquel nous devons faire face en ce début de siècle. Ses intentions, comme celles de certains ayatollahs, voire de certains membres de l’administration actuelle du gouvernement américain auraient pu être bonnes. Mais cela ne m’intéresse pas beaucoup ici, car les problèmes réels de la justice dans le contexte global du monde d’aujourd’hui ne se réduisent à une évaluation ni de la bonté ni de la rationalité (au moins au sens étroit) des intentions au sens de Kant – et Rawls, d’ailleurs, s’est toujours déclaré kantien. Je me suis donné la peine d’examiner ses expressions dans le détail parce qu’il était mon compatriote, que son œuvre a été influente, et parce que la politique du gouvernement de mon pays est actuellement la source d’une grande partie (pas de la totalité, bien sûr !) des problèmes parmi les plus aigus de l’époque. En fin de compte, il faut se poser la question : quelle espèce de société peut-elle se voir elle-même en tant que « presque juste » – pour reprendre ainsi les mots de l’un de ses intellectuels les plus habiles à asseoir sa popularité ?


      1. The Law of Peoples, p. 118.

      2. Idem., p. 108.

      3. Op. cit. p. 123.

      Mac Bride William
      Wormser Gérard masculin
      La société presque juste et le mal du début du siècle
      Mac Bride William
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2005-03-06

      L’une des vedettes de la philosophie sociale et politique de la fin du siècle passé – quelques-uns diraient la plus grande – était mon compatriote lamenté, John Rawls. Une brève méditation sur un seul terme utilisé par le maître de la justice (comme on parle, par exemple, en tapisserie, du maître du feuillage), dans son œuvre principale, permet de poser le problème de la justice dans le contexte de notre nouveau siècle. Le terme dont il s'agit, c'est « presque juste ».

      Philosophie
      États-Unis
      Politique et société
      Droits humains