Évoquer ce texte de Kant de nos jours constitue une occasion toute particulière pour mesurer l’état de la réflexion sur le droit international et les guerres. À l’instar d’Alain Pellet (Le Monde, 22 mars 2003), nous pouvons nous demander comment faire aller ensemble le souci démocratique et le droit international. Les Nations Unies peuvent-elles éviter de « donner une prime à l’agression », soit en laissant aux États-Unis les mains libres au Moyen-Orient au motif qu’il leur appartient de payer les pots cassés, soit en venant financer la réhabilitation et la sécurisation d’une région qui subit une agression que n’autorise aucun texte international (la notion de « guerre de défense préventive » n’existe pas en droit), bien qu’elle ne doive probablement jamais être sanctionnée : ni le Conseil de sécurité, ni la Cour internationale de justice ne s’en saisiront.
Les tenants du droit international sont ainsi désemparés de constater qu’après la Guerre froide, le début d’un consensus international qui s’est manifesté dans les Balkans pour stopper les menées serbes et croates sur la Bosnie s’est trouvé grandement fragilisé par les échecs subis en Afrique (Rwanda, Congo…), au Proche-Orient (échec du processus de Paix israélo-palestinien), et à présent en Irak. Douze ans après la libération du Koweït par la coalition constituée par George Bush en 1991, le nouvel ordre international a montré les limites de sa capacité à imposer une régulation de la violence, et témoigne plus que jamais de la versatilité des intérêts étatiques. Les États-Unis durent s’en prendre aux Talibans après les avoir armés, cautionnent des régimes qui leur sont hostiles dès que leurs dirigeants semblent se plier à leurs vues (comme au Pakistan, par exemple), et, sous couvert d’une répression qui vise, à travers l’Irak, tout autant les monarchies pétrolières du Golfe, ils risquent de favoriser les divisions idéologiques dont se nourrissent les extrémistes que l’on affirme combattre.
Nous avons donc au moins trois motifs pour lire aujourd’hui les réflexions de Kant « Pour la paix perpétuelle ».
- 1. Nous comprendrons comment il est possible de penser régler les conflits interétatiques à travers le droit constitutionnel : l’idéalisme kantien, celui même du droit, consiste à penser que ce qui est doit être réglé sur ce qui doit être : puisque la paix internationale est le but affiché par chacun des États légitimes, il s’ensuit qu’il serait de leur intérêt objectif de se rallier aux propositions les plus susceptibles de fonder cette paix. Rédigé à l’extrême fin du 18e siècle, ce texte de Kant, peut être tenu pour une synthèse des pensées classiques sur le sujet, avant que ne s’ouvre la période des guerres napoléoniennes : la proposition de Kant aux souverains européens, en 1795, était d’une exceptionnelle actualité, puisqu’elle visait à favoriser la création d’un cadre juridique international capable de permettre la coexistence de la Révolution française, revenue de la Terreur et dont le régime du Directoire était affairé à « terminer la Révolution », et des monarchies européennes, auxquelles Kant expliquait qu’il était de leur intérêt d’adapter sans révolution les acquis de la révolution des droits de l’homme aux cadres de chacun des États européens, tout en obtenant de la France que les États existants soient tous maintenus et non pas annexés à une République conquérante.
- 2. Que Kant ait été contemporain de la Révolution française et se soit enthousiasmé pour ses commencements est connu, et nous comprendrons qu’il ne pouvait en aller autrement. Qu’en revanche il ait salué, par la publication de Pour la paix perpétuelle, la fin de cette Révolution et les chances que le Directoire pouvait offrir à la politique européenne nous retiendra un moment : on sait que le texte a été traduit en français et personnellement adressé à Sieyès, au faîte de son pouvoir et principal penseur de la constitution républicaine en France. La signification générale du texte vise bien à favoriser la prise de conscience, parmi les responsables politiques des monarchies européennes, du caractère irréversible des progrès du droit et de la liberté, au point de les inciter à cesser leurs coalitions militaires pour rechercher avec le régime issu de la Révolution un régime de coexistence fondé sur la généralisation des principaux Droits de l’Homme aux peuples européens : Kant avait l’idée que cette charte des libertés, si elle était octroyée par les souverains à leurs peuples, garantirait la pérennité de leur trône. La déception qui allait s’ensuivre fut probablement pour Kant - jusqu’à son décès en 1804, à la hauteur de ses espoirs antérieurs.
- 3. De surcroît, puisque le projet kantien a connu un échec immédiat et n’a pas été suivi d’effet – le Congrès de Vienne est loin d’en approcher les espérances –, quand bien même certains de ses thèmes sont passés dans les réflexions de Wilson sur la Société des Nations, puis dans les institutions du système des Nations Unies, cet opuscule peut être tenu pour un moment d’histoire virtuelle, décrivant des possibles qui ne se sont pas réalisés, et qui nous permettent aujourd’hui de caractériser notre propre situation, ainsi quand nous voyons que les armées permanentes et le financement de la défense à crédit sont la règle partout, là où Kant posait que la paix supposait à titre de condition préliminaire la résorption des armées permanentes et le financement comptant des dépenses militaires (le tout pour rendre directement sensible le coût civique de la guerre et éviter que les décisions soient prises par des personnes qui n’en ressentiront pas les effets), cela vaut explicitement pour les chefs d’État dans le texte de Kant.
Situation du Texte
Cet essai doit être situé chez Kant dans le flux des textes relatifs au jugement. La communication et l’intersubjectivité en sont les termes transcendantaux dont les modalités empiriques sont relatives à la question du droit et à celle des possibilités pour penser rationnellement le Bien et son entrée dans une histoire collective. Il s’agit de préciser la dimension pratique des « trois questions » du criticisme : Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? dont la synthèse est explicitement « Qu’est-ce que l’homme ? », qui achèvent la Critique de la raison pure de 1781. L’entreprise kantienne est définie en tant que « philosophie transcendantale », ce qui signifie qu’elle ne recherche pas tant des faits empiriques nouveaux, ni même de nouvelles interprétations de ces faits, mais qu’elle entend réunir les conditions qui rendent ces faits intelligibles pour nous. L’intelligibilité proviendra à la fois d’une description suffisante de la nature des faits, pris en eux-mêmes et rapportés à nos facultés de connaître d’une part (c’est l’analytique), d’autre part de la mise en corrélation des faits ainsi établis avec les connaissances fondamentales que cette analytique nous permet d’acquérir relativement aux limites de la validité des connaissances qu’il nous est possible d’explorer à partir de ces mêmes données analytiques. C’est la philosophie critique proprement dite, celle qui utilise les relations entre les faits et les facultés qui nous permettent d’en établir la validité pour délimiter les pouvoirs de nos facultés de connaître et éviter de la sorte à notre entendement les erreurs de méthode qui ont empêché jusqu’ici la philosophie et la science de progresser sans tomber dans diverses erreurs qui ont ralenti leurs cours.
Dire que la question de la paix est ainsi en passe de devenir chez Kant une question transcendantale, c’est signifier qu’une réflexion sur les conditions de possibilité de la paix doivent permettre de prescrire des comportements délibérés et de contribuer à définir l’humanité de l’homme. Et simultanément, que les limites rencontrées par cette réflexion renvoient aux limites internes, capacité de connaître et d’agir. Le texte de Kant sur la paix perpétuelle vient donc conclure une réflexion qui a, dix ans durant, approfondi le lien entre l’étude des facultés de connaître dont dispose l’humanité et l’environnement collectif au sein duquel ces mêmes facultés ont trouvé le terrain favorable pour se développer. Cette réflexion s’inscrit dans le droit fil des travaux de Kant sur le jugement, dont les dimensions « esthétiques » et « téléologiques » ont été étudiées dans la Critique de la faculté de juger (1790), ouvrage qui succède de près à la Critique de la raison pratique (1788) et aux Fondements de la métaphysique des m œ urs (1785).
C’est à la période de rédaction des Fondements que se rattache le texte si fréquemment cité Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique , souvent tenu pour le cœur de la pensée kantienne de l’histoire. Nous ferons l’hypothèse que ce texte constitue un état provisoire de cette pensée, celui dont précisément la Critique de la raison pratique et la Critique du jugement doivent établir la portée réelle et fonder les arguments. Kant expose en 1785 certaines conjectures qui seront mises à mal dans les publications ultérieures, et qui, en tout état de cause, susciteront des débats au cours des décennies suivantes. En effet, ce texte postule une téléologie de la nature au sein de laquelle le développement d’une harmonie au sein de l’humanité semble requise. En dépit de quelques faits décrits de manière générale (le soin que les générations antérieures prennent en vue de faciliter la tâche aux suivantes ; fait qui serait controversé en nos temps de désastres écologiques sans remèdes…) rien n’est évident dans cette démarche qui renvoie à une série de thèses dont la validité est suspendue. Autant dire que dans cette perspective la « paix perpétuelle » apparaît comme une nécessité rationnelle, une condition initiale et logiquement requise pour assigner une signification intégrée aux phénomènes historiques que notre entendement tente d’unifier pour produire une conception générale du champ de connaissance considéré au terme de laquelle une place spécifique serait faite pour l’action humaine et aux objectifs qu’elle se donne. La paix perpétuelle serait ainsi une notion initiale plutôt qu’un programme. Cette Idée de la raison serait indispensable pour permettre de penser le présent en tant qu’il participerait d’une temporalité orientée et non pas d’un émiettement sans cohérence.
La recherche téléologique pose chez Kant un grand nombre de questions, qui sont autant de problèmes à résoudre, que nous pouvons énoncer brièvement : Kant se fonde sur un trait anthropologique d’organisation tenu pour descriptivement clair, « l’insociable sociabilité ». Cela signifie un état zéro de la société, dont les effets se retrouvent dans les états suivants. L’homme serait hors d’état de se passer des autres hommes, et simultanément porté à résister à leur influence, à se surpasser pour éviter d’avoir à se soumettre à autrui. Ce mixte de dépendance objective et de goût pour la solitude renvoie simultanément à une figure de l’autonomie farouche tenue pour caractéristique des hommes accomplis et à diverses informations provenant des voyages lointains qui donnent à l’humanité un mode d’existence « naturel », sous forme de communautés restreintes, généralement oisives en même temps que craintives. Encore de nos jours, ces caractères ont été étudiés par Marshall Sahlins (Â ge de pierre, âge d’abondance , 1978) et par Pierre Clastres ( Chronique des Indiens Guyaki , 2001), qui actualisent ces réflexions. La figure du Sauvage habite ce texte, et Kant assure qu’un développement de la culture se produisant avec le temps en raison de cette rivalité,
« par cette voie, un accord pathologiquement extorqué en vue de l’établissement d’une société peut se convertir en un tout moral. Sans ces qualités d’insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes, au milieu d’une existence de bergers d’Arcadie, dans une concorde, une satisfaction et un amour mutuels parfaits (…) Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou même de domination. » (Kant, Philosophie de l’histoire , Paris, Aubier, 1947, p. 65)
C’est donc dans le cadre d’une manifeste contradiction que se serait développée la culture humaine, et Kant n’hésite pas à fustiger un bonheur qui serait vécu sans se concevoir comme tel, sans provenir d’une résolution consciente. Kant s’éloigne donc de Rousseau : au lieu de voir dans les artifices de la société des prothèses destinées à pallier les échecs d’une sociabilité qui n’est en rien organiquement nécessaire à l’humanité – hormis des soins parentaux minimaux aux enfants – mais qui peut d’elle-même atteindre à sa perfection hors de toute culture (par simple jouissance d’être quasi animale), Kant estime que le bonheur naturel n’a pas de valeur s’il n’est pas élaboré en conscience par des individus qui ont dû pour cela surmonter de instincts violents qui sont en même temps le ressort de tout perfectionnement collectif (voir proposition 5 : la métaphore des arbres plantés serrés qui poussent droit. – La discipline comme cause passive de la culture). Kant lui-même voit la contradiction de son dispositif en posant que l’homme a besoin d’un maître sur ce chemin de culture, et que seuls des hommes pourront être des maîtres pour les hommes et notamment les réfréner dans l’abus de la liberté, et ceci en dépit d’une limitation de nature aux capacités d’éducation : « le bois dont l’homme est fait est si noueux qu’il est malaisé d’y tailler des poutres bien droites » (68).
De là, Kant passe directement à l’idée que seuls des États pourront contraindre l’homme comme il convient, en particulier par l’obligation de prévoir la discipline requise pour assurer la sécurité vis-à-vis des autres États. La solution du problème anthropologique passerait donc par l’établissement d’une Société des Nations, dont la signification est claire (mais qui ne recoupe pas celle qu’on lui prête en se réclamant habituellement de Kant) : en permettant aux États coalisés de limiter les abus que rechercheront chacun des États pris en particulier, une telle société permettra aux hommes de toucher les bénéfices des contraintes qu’ils se donnent pour se préparer à résister aux abus des États voisins, sans voir leurs efforts ruinés par la survenue réelle des malheurs guerriers. Il s’agit ici principalement pour Kant de concilier le fait que les contraintes de discipline sont le principal vecteur de perfectionnement de l’espèce, avec la contradiction que représenterait le fait que cette discipline devienne le but lui-même (et non pas la culture) si les menaces étaient trop fortes et que les préparatifs guerriers devenaient le but principal de l’activité humaine.
La Société des Nations serait donc un régulateur historique, mais ne ferait pas cesser l’esprit de rivalité entre les peuples. Il est en tout état de cause remarquable de constater que Kant, pour dépasser la contradiction qui consiste pour lui à apercevoir que les hommes ont besoin d’être éduqués sans disposer de maîtres au sein de leur espèce, imagine conférer aux États une plus forte autorité sans contestation possible sous la seule clause d’un droit international qui obligerait chaque État, tant pour disposer à sa guise des énergies patriotiques que par crainte de rétorsions de le part des autres États, à pratiquer à l’intérieur comme à l’extérieur de ses limites un pacte social qui serait fondamentalement favorable à la culture humaine à travers l’inculcation de toutes sortes de disciplines (Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir , Paris, Gallimard, 1973). Ainsi, le dilemme kantien est-il un dilemme moral : puisqu’il est irréaliste de penser que les hommes, pris individuellement ou collectivement, puissent s’autodiscipliner, il revient aux êtres artificiels que sont les États, précisément parce qu’ils sont supposés obéir davantage aux calculs d’intérêts et moindrement aux passions indisciplinées, de faire pénétrer au cœur des citoyens une dynamique d’autocontrainte rationnelle qui leur permettra de renforcer leur liberté et de se conduire conformément à la morale, alors même que ce ne sont ni la liberté ni la moralité qui les font agir. Les institutions étatiques sont ainsi promues chez Kant au rang d’opérateurs techniques favorisant l’accession des hommes à la conscience des motifs qui les font agir et de la nécessité absolue de les soumettre à des règles universalisables. L’État est ainsi le pendant de l’impératif catégorique, et le moyen de faire en sorte que l’intérêt de la raison, désintéressé dans les Fondements de la métaphysique des m œ urs, soit rendu sensible en devenant une condition formelle pour l’établissement de relations pacifiées entre le hommes, préalables à toute activité menée sous le sceau de l’autonomie. Telle serait la manière dont Kant reprendrait l’articifialisme hobbesien pour le faire servir non pas tant à l’érection d’un pouvoir doté de moyens supérieurs de contrainte, mais bien à l’intériorisation de la conscience morale : la paix serait donc un dispositif pédagogique et préparatoire pour une autonomie humaine véritable.
L’objection de principe pourrait être formulée d’une absence d’orientation de l’histoire humaine, et Kant y répond comme il peut (p. 71-72), tout en reconnaissant ne pas disposer de fait convainquant pour clore le débat, hors l’hypothèse d’une moralisation ultime de l’humanité – ce que Sartre appellera « conversion » en 1948, avant de renoncer tout à fait à cette idée. De là, Kant est obligé de faire comme si le « plan caché de la nature » était de moraliser l’humanité à son insu... Ainsi la question de la paix perpétuelle se pose-t-elle dans un contexte où Kant s’essaye à totaliser l’histoire de la culture humaine pour la fin du 18e siècle, en s’efforçant de répondre aux arguments que Rousseau avait formés pour démontrer le peu de valeur explicative de l’idée de progrès. On se demandera si Kant, parvenu au terme de sa réflexion, dix ans plus tard, répond de la manière la plus convaincante. Sa doctrine s’est perfectionnée en ce sens qu’elle parvient à se passer en grande partie d’une supposition téléologique trop forte, et peut se proposer comme un horizon pour une pratique historico-juridique. Mais alors, si la paix perpétuelle peut bien être proposée comme un but valant pour lui-même – et non plus comme un moyen requis pour développer la culture humaine – reste que les passions humaines qui sont à l’origine des guerres sembleront imparables, et le combat intérieur de l’humanité impossible à dépasser. Dès lors, la signification entière du dispositif semble se modifier en profondeur : l’enthousiasme de Kant pour la Révolution française peut bien provenir de ce qu’elle semble témoigner de la moralisation possible du genre humain. Mais simultanément, le processus révolutionnaire lui-même montre les limites d’une pensée prescriptive en histoire et les difficultés presque insurmontables que les situations conflictuelles opposent à l’esprit de liberté et de culture.
Au terme de la carrière philosophique de Kant, il apparaît donc qu’il a posé des problèmes que les générations intellectuelles ultérieures devront tenter de résoudre à nouveaux frais. L’intuition de départ (l’associable sociabilité) sera retrouvée et approfondie par toutes les disciplines des sciences sociales qui se développent à partir du 19e siècle. L’ethnographie de Lévy-Brühl avant les auteurs déjà mentionnés, les écoles de sociologie (Comte puis Durkheim, Weber, Elias) reprendront de fond en comble la question des progrès dans la connaissance et dans la maîtrise des fonctions sociales ; la psychanalyse et la psychologie de l’enfant étudieront l’agressivité et les passions mimétiques ; l’histoire et la linguistique historique (Dumézil) étudieront les traces dans la langue et les institutions des modes les plus anciens de régulation de la violence ; et diverses écoles de pensée (Aron, Hassner en France, Habermas en Allemagne, Rawls aux États-Unis), retrouveront le débat sur la possibilité de créer des règles de justice qui puissent être généralement acceptées et qui préfigureraient un ordre international réglé. Ce débat avait été lancé dès le 17e siècle avec les travaux des Jurisconsultes (Grotius) sur le droit de la guerre et de la paix, qui tentaient de concilier la souveraineté avec des règles de conduite susceptibles de favoriser le règlement négocié des conflits. Et la pensée libérale du 18e siècle (Locke) avait tenté de fonder l’espoir d’un auto-contrôle par les hommes de leurs passions de pouvoir et de domination. Les sciences sociales d’aujourd’hui trouvent donc leur origine dans les questions posées dans un contexte proche de celui de Kant en 1795.
En clair, disons que les coalitions dressées contre la Révolution française, puis les guerres napoléoniennes, ont semblé invalider une thèse de la paix par le droit que la Guerre d’indépendance américaine et la Révolution française semblaient accréditer après deux siècles de recherches intellectuelles que synthétise Kant à sa façon. Par la suite, la guerre de Sécession aux États-Unis, les rivalités nationales en Europe (fondation de la Croix-Rouge après les visions d’horreur de Henry Dunant lors de la bataille de Solférino), puis les guerres du 20e siècle – de 1914 à 1972 (fin de la guerre américaine au Vietnam) avec leurs cortèges de morts et de blessés de génocides et de transferts de population ont semblé invalider totalement les réflexions des philosophes des lumières : les guerres ne servent en rien de leçon, elles sont poursuivies de manière immodérée, les traités de paix laissent subsister nombre de motifs pour reprendre les hostilités, la domination des États les plus puissants sur les autres est une constante historique, etc. Pour la génération du 20e siècle qui a vécu ces conflits, le choix a été dramatique, car il a fallu soit parier sur la capacité d’autolimitation des pouvoirs qui seraient issus de la guerre (le pouvoir soviétique ou la coalition des pays capitalistes), soit tenter de renforcer des institutions internationales qui dépendaient en fait du bon vouloir d’États rivaux. Le symbole que représente l’admission tardive de l’URSS à la société des Nations alors que les États-Unis n’y ont jamais siégé et que l’Allemagne s’en est retirée avec fracas, est un spectre qui hante encore les Nations Unies. La question politique de la souveraineté n’est ainsi pas encore tranchée, depuis l’époque où Hegel (Principes de la philo du droit) ironisait la proposition kantienne en constatant qu’elle ne serait pas applicable tant que les États souverains ne reconnaîtraient pas au-dessus d’eux une instance de décision supérieure – ce qui revient à considérer la validité maintenue des thèses de Hobbes – et par conséquent à tenir le fait anthropologique de la menace que les hommes font peser les uns sur les autres pour plus significatif que les règles consensuelles auxquelles leur raison peut les faire parvenir. Il faut reconnaître que Kant n’avait pas une opinion fort différente de celle de Hegel relativement à la force intrinsèque d’un droit qui ne serait pas étayé par une volonté forte d’en faire passer dans les faits les principales idées.
Reprise 120 ans après Hegel, ces réflexions ont donné lieu aux recherches de Raymond Aron sur le système international (Aron évoque une erreur sur la lecture de Clausewitz au titre de l’une des origines centrales des conflits du 20e siècle), comme aux travaux de Sartre sur la raison dialectique (des conditions d’une effervescence révolutionnaire à la retombée dans le pratico-inerte des régulations bureaucratiques et des règles sociales injustes).
Il faut donc beaucoup de courage ou de naïveté pour emprunter aujourd’hui le chemin proposé par Kant. Pourtant, depuis les conventions de Genève de 1920 jusqu’aux résolutions des Nations Unies sur le droit d’ingérence et à la création de la Cour pénale internationale, des progrès réels ont été faits pour réduire l’impunité des responsables politiques, et il est permis de penser – à la suite des auteurs de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme des Nations Unies (1948), que le temps du règlement des conflits par le droit est venu. C’est pourquoi il n’est peut-être pas inutile de revenir aux sources de cette réflexion au destin chaotique.
Les Critiques
La Critique de la raison pratique avait établi la signification de l’intention relative au Bien comme ensemble des catégories de la liberté – distinguées formellement des catégories de la nature (Pléiade 2, 687) – et montrait de manière rigoureuse que le Bien moral ne devait avoir d’autre mobile que le fait de vouloir la règle morale elle-même : l’intention de la liberté est de vouloir la liberté comme choix absolu d’une règle qui soit bonne en elle-même, et Kant établit que cette règle bonne en elle-même ne saurait être que la règle morale, transcrite en « devoirs de la raison pure pratique ». Toute autre règle incorporerait un ensemble de désirs subjectifs dont la cause ou l’origine, la motivation, ne seraient en rien la liberté, mais la sensibilité, l’intérêt calculateur ou autres motifs « hétéronomes » qui font de la règle un instrument et non pas une fin universelle de la raison agissant sous la règle de la liberté. Pour résumer la pensée de Kant, disons que la liberté se prouverait elle-même en faisant exister un ordre réel qui ne dépendrait pas de l’agencement et des rapports de forces entre causes naturelles ou techniques. Kant doit donc établir la possibilité de soumettre ces dernières à un ordre d’une autre nature, celui du libre-vouloir. Mais pour que ce projet soit pourvu de sens – et on peut fort bien contester qu’il le soit, à condition d’en assumer également les conséquences pour penser le statut de l’humanité, il est essentiel au projet kantien de montrer que de telles actions sont possibles. Cette possibilité est celle de « faire son devoir pour faire son devoir » : c’est le seul cas où l’on peut montrer sans ambiguïté que l’action est motivée exclusivement par la liberté. Les exemples donnés par Kant convergent tous pour dire que seule une action accomplie par devoir sans aucun intérêt ni plaisir peut être l’occasion d’une démonstration de la validité de la loi morale et de l’autonomie du vouloir. Bien évidemment, dire cela n’est en rien condamner le plaisir, le calcul, la recherche de l’intérêt : mais c’est établir que l’humanité comme telle peut décider de choisir pour la liberté et la loi morale, et qu’il serait fallacieux de poser que l’intérêt, ou le plaisir, ou la force, etc., doivent dominer la monde parce qu’il serait impossible à l’humanité de se régler sur d’autres critères de jugement que ceux issus de l’intérêt personnel, en quelque manière qu’on présente ce dernier. Le respect, l’admiration librement consentie témoigne de cette capacité de la sensibilité à être rapportée à la liberté et désintéressée, et le respect pour la loi morale peut être tenu pour le sentiment désintéressé par excellence, qui prouve non pas la soumission de la volonté à des règles rationnelles – même un calcul purement logique pourrait passer pour intéressé, intéressé à la cohérence de l’action par exemple –, mais la libre élection du devoir comme fin de mon action par respect pour la liberté qui habite notre être propre.
La moralité est donc le principe de l’action par liberté dans le monde (735-736) et se trouve donc nécessitée par l’obligation philosophique de démontrer non pas seulement que la raison humaine peut concevoir un autre ordre des choses que celui déterminé par la nature, mais bien que cet ordre « par la liberté » donne lieu à des réalisations effectives dans l’ordre de la causalité (et non pas seulement dans celui de l’imagination conceptuelle). La morale est donc l’effectivité même de la liberté dans l’ordre réel – quand bien même la satisfaction qu’elle procure resterait dans l’ordre des plaisirs intellectuels, celui de savoir que la conscience est ontologiquement libre.
La Critique de la faculté de juger se donne un objet systémique : établir que notre entendement est capable de coordonner ses objets en fonction de règles qui lui sont propres. Sans cette démonstration, les deux précédentes critiques pourraient passer pour des démonstrations locales sans portée d’universalité. Il faut donc, écrit Kant (Pléiade, 864, introd. 1, et 934, introd. 2) que la faculté de juger déterminante se double d’une faculté de juger réfléchissante. La première consiste à comparer des phénomènes et des concepts en vue de les combiner de manière explicative, la seconde est une faculté faisant appel à la capacité d’invention pour déployer des concepts à partir des cas : c’est la capacité de schématisation du jugement qui fait l’objet de l’enquête. Et il lui est nécessaire de poser initialement l’hypothèse cognitive d’une « finalité de la nature », d’une organisation intégrée de cette dernière en un tout. Cette hypothèse initiale est le pendant, au plan du système de toute connaissance possible, de postulats de la raison pure pratique (immortalité de l’âme et existence de Dieu) qui garantissent la signification de la moralité en élargissant l’horizon de la connaissance de la pratique au-delà de l’existence individuelle : ces postulats sont l’indication d’un problème non réglé, celui même que reprend Sartre.
La Critique de la faculté de juger décrira donc deux types de jugements réfléchissants : le jugement esthétique, qui explore la catégorie de ce qui plaît sans recourir à des concepts issus de la connaissance – pas même celui de perfection – sans quoi les jugements qui en sont issus seraient simplement déterminants, à la manière dont peut être motivée l’appréciation des qualités propres d’un animal lors d’un concours agricole (taille, poids, port de la tête, aspect du pelage, etc., déterminent des catégories d’appréciations et ne laissent presque rien à réfléchir pour le jugement), et le jugement téléologique, qui apprécie les finalités, c’est-à-dire la capacité d’intégration systémique d’un fait quelconque au regard de sa « fin naturelle ». Dans ces deux cas, l’usage régulateur de la raison – destiné à fonder les règles – dispose que les objets pris en considération seront détachés de leur causalité réelle pour être étudiés en fonction de l’hypothèse d’une intention et de son « remplissement » (pour parler comme Husserl). C’est dire que l’hypothèse générale est celle qui considère les objets de la nature comme s’ils relevaient d’une conception technique ou artistique : en fonction d’un libre dessein qui fonde leur existence, sinon les déterminations auxquelles ils se plient. Mais (891-893), Kant prend la précaution de mentionner l’usage de la faculté de juger réfléchissante se borne à établir un « comme si », qui postule la spontanéité naturelle de cette organisation, et non pas une volonté effective – qui relèverait d’une faculté de juger déterminante hyperbolique et délirante.
De la première introduction à la seconde, l’accent est fortement porté sur la liberté et sur le plaisir désintéressé qui est la marque du libre jeu des facultés de connaître : le principe pur du jugement réfléchissant ressorti donc au libre exercice des facultés de connaître. C’est en cela qu’il reste sous la catégorie d’un jugement pur – et non pas finalisé par un usage technique ou pratique : le jugement réfléchissant fait usage de facultés naturelles de connaître dans des domaines où il importe seulement à la raison d’introduire un ordre et une cohérence. Dans cette mesure, la liberté s’exerce sous le seul contrôle de la logique interne de ses significations, ce qui ne veut en rien dire qu’elle récuse toute limite : ainsi, ce sera pour de raisons propres à la raison que la finalité dans la nature sera un principe de jugement réfléchissant qui peut bien séduire l’intellect, mais ne sera pas retenu comme un principe qui justifierait quelque connaissance empirique que ce soit, dont les éléments resteront strictement liés à la causalité spatio-temporelle. Bien évidemment, Kant ne veut pas exclure l’hypothèse d’une création divine, mais constate qu’il ne saurait s’agir d’une connaissance, et que cela relève de la croyance – au même titre que les « croyances morales ».
De la critique du jugement de goût sera retenue l’idée d’un « sens commun » postulant l’accord des entendements (universalité du jugement). S’agissant du « sublime », la capacité de l’entendement à être saisi par la « grandeur » est testée par la capacité qu’a l’esprit d’être mis en mouvement par cela même qui le dépasse. Dans la nature, cette sublimité nous écrase relativement, mais elle élève l’âme lorsque c’est face aux réalisations de la liberté que nous sommes confrontés –qu’il s’agisse alors de prouesses de la connaissance et de l’ingéniosité ou encore de celles du courage et de la liberté : et Kant de préciser que cette sublimité intellectuelle ne saurait être prise au sens propre (1044) car ce plaisir n’est pas simplement intellectuel ; nous en ressentons une émotion subjective. Et qu’il n’est pas simplement esthétique – car nous y prenons intérêt au sens de la liberté morale : ces prouesses sont pour nous des exemples – qui peuvent soulever l’enthousiasme, lequel ne saurait en matière morale avoir le moindre effet négatif (1048), tout au contraire. Kant dira ainsi de quelle façon le soulèvement de la liberté en 1789 peut légitimement inspirer l’enthousiasme à considérer ce que peut l’intelligence humaine, même alors qu’on doit être méfiant sur les conséquences des troubles politiques. Cela se rapporte bien à notre objet.
Le jugement individuel portant sur des cas où la sensibilité est engagée exerce les facultés spécifiques permettant de rapporter un cas à la règle qui permet de le juger, ou encore d’élaborer une règle à partir d’un cas particulier (§ 40 le goût comme sensus communis). Ces procédures, pour autant qu’elles sont communes à tous les esprits, sont des « maximes du sens commun et de la communication sans entraves », et peuvent être considérées comme les lois de la liberté en matière de jugement : Kant leur donne une formulation succincte et remarquable :
- 1. Penser par soi-même ;
- 2. Penser en se mettant à la place de tout autre être humain ;
- 3. Penser toujours en accord avec soi-même (1073).
Ces trois règles suffiraient à fonder une communauté humaine de jugement sain.
La faculté de juger téléologique (pp. 1209-1212) considère la nature à la fois en fonction du déterminisme technique et téléologique. Elle est tenue pour un système total dont les parties sont en interaction, et dont l’organisation est conforme à un plan général. Mais le principe réfléchissant de la téléologie ne vaut que pour nous et subjectivement, il n’enfreint en rien une étude « réductionniste » de la nature (qui met de côté la question du plan général pour étudier chaque phénomène isolément). Et tout peut laisser penser que
« la condition formelle sous laquelle la nature seule peut atteindre cette intention finale qui est la sienne est cette disposition dans le rapports des hommes entre eux, où, un préjudice que se portent les libertés en conflit naturel, s’oppose au pouvoir légal dans un tout, qui s’appelle la société civile ; car c’est seulement en elle que peut se réaliser le plus grand développement des dispositions naturelles. Mais si les hommes étaient assez avisés pour la trouver et assez sages pour se soumettre à sa contrainte, un tout cosmopolite, c’est-à-dire un système de tous les États qui risquent de se porter préjudice entre eux serait encore nécessaire ».
« En l’absence d’un tel système, et vu l’obstacle que la passion des honneurs, du pouvoir et de richesses, oppose, principalement chez ceux qui détiennent le pouvoir, à la possibilité d’un tel projet, la guerre (…) est inévitable ; la guerre, de même qu’elle est une tentative inintentionnelle de l’homme (suscitée par des passions effrénées) est aussi une tentative cachée profondément et intentionnelle de la sagesse suprême, sinon pour établir, du moins pour préparer une légalité conciliée avec la liberté des États et par là l’unité d’un système des États moralement fondé ; et malgré les effroyables tourments qu’elle inflige à l’espèce humaine, et ceux peut-être encore plus grands qu’exige sa constante préparation en temps de paix, la guerre est néanmoins un mobile supplémentaire (puisque l’espoir d’un état d’un paisible repos et de bonheur de peuples s’éloigne toujours plus) pour développer tous les talents qui servent à la culture » (1235-1236)
Il est manifeste que ces phrases vont plus loin chez Kant que ce qu’il est possible de prouver raisonnablement. La croyance raisonnable dans le postulat de l’amélioration progressive du genre humain ne suffirait en effet nullement à établir sans autre justification la nécessité de la société civile – en cela il s’oppose aux thèses de Rousseau sur l’état de nature, qu’il connaît bien, au point d’en faire le cadre d’un développement quasiment prophétique des États dans un cadre cosmopolitique. La téléologie historique, ainsi posée chez Kant au détour d’une réflexion sur la téléologie et le jugement réfléchissant, ne saurait passer pour une évidence de droit pour un philosophe aussi soucieux qu’il peut l’être de développer une compréhension des principes fondamentaux sur lesquels étayer des conduites rationnelles. Cependant, le point remarquable ici semble bien être l’effort de Kant pour un certain « réalisme » : sur le fondement de ce qu’il est possible de poser rationnellement en matière de paix universelle – qui requiert une Société de Nations au sens où nous en avons déjà parlé – et même en tenant compte du fait que l’histoire ne semble pas permettre à cette éventualité de se réaliser – il reste à se demander comment un but voisin peut être atteint à travers ce qui semble être son contraire – la guerre. Ainsi l’autodiscipline comme préparation d’une autonomie du jugement reste le but ultime de la réflexion chez Kant : le travail quotidien pour penser son régime et en limiter les désastres est en lui-même une préparation à cette autonomie qu’apporterait la paix.
Kant pose que l’homme, en tant qu’être moral, peut être reconnu comme fin de la création (1249), dans le cadre d’une « théologie éthique », et indique le but final comme celui de voir l’homme soumis à des lois morales, c’est-à-dire capable de faire de l’autonomie du jugement la loi de la société civile. Fonder cette hypothèse, ce sera pour Kant décrire une histoire de la raison et du progrès des Lumières.
Pour la paix perpétuelle
Reste donc à produire une description du statut de la « paix perpétuelle » chez Kant : il s’agit d’un dispositif technique de régulation des passions humaines irréformables. C’est un appareil de contraintes extérieures là où la moralité et le sens subjectif du devoir ne peuvent suffire à emporter la décision.
D’où la signification essentiellement négative des articles préliminaires :
- 1. Aucun traité ne doit être pensé comme provisoire ;
- 2. Aucun État ne pourra être acquis par un autre ;
- 3. Aucune armée permanente ne devrait exister ; et à la limite, aucune richesse excessive ne devrait être permise aux États ;
- 4. Aucun budget de défense ne devrait être géré par l’endettement (c’est-à-dire que le coût de préparatifs guerriers devrait être sensible immédiatement à tous) ;
- 5. Aucune ingérence ne doit être tolérée ;
- 6. Aucun acte barbare ne devrait être commis en temps de guerre.
Ces articles stipulent de règles négatives de limitation de actions guerrières, qui ne nuisent pas à la préparation militaire que les États peuvent vouloir donner à leurs citoyens. Nous pouvons dire que le droit international a reconnu des règles de ce genre pour cœur de ses institutions, sous la clause générale qu’il ne doit y avoir ni diplomatie secrète, ni prime à l’agression, ni situation économique désespérée qui soit un motif de guerre. Des traités multilatéraux de désarmement ont été conclus, et une Cour de justice internationale voit actuellement le jour. Reste que les Nations Unies se sont vues refuser l’usage d’une force qui relèverait directement de son Secrétariat général, et que la souveraineté des États a permis que des guerres civiles inexpiables et des génocides puissent être commis en toute impunité. En ce sens, l’idéal d’un droit cosmopolitique peut être tenu pour inadapté face à des conflits qui, pour engager des règles générales de négociation, sont d’abord et avant tout des conflits locaux, qui relèveraient plutôt d’organisations régionales dont les capacités de prévention des conflits sont actuellement fort limitées.
Les articles définitifs restent actuellement fort éloignés d’une quelconque application : l’idée que l’état de guerre ait cessé d’être au cœur des questions de souveraineté ferait sourire tous les juristes de droit international. L’idéal républicain de Kant, qui s’accompagne de la question de l’assentiment à demander aux citoyens d’armées non permanentes s’ils veulent faire la guerre eux-mêmes (sans pouvoir y substituer des mercenaires) semble un sûr moyen de limitation des conflits. Mais Kant ne compte pas avec les motivations nationalistes et idéologiques qui ont marqué les deux siècles suivant son époque. Quant aux armées de citoyens, clairement défensives, elles ont partout cédé la place aux armées professionnelles capables aussi bien de combattre à l’extérieur ou d’assurer le maintien de l’ordre intérieur : on ne peut donc pas dire que les constitutions actuelles soient républicaines au sens de Kant, car l’intérêt de citoyens directement et personnellement concernés par les décisions qu’ils auront à prendre n’est pas ce qui s’exprime généralement dans les élections des pays même les plus démocratiques, dont la fonction est avant tout de dégager des majorités politiques à qui le pouvoir est remis sans guère de possibilité de contrôle pour une période plus ou moins longue. Kant se prononce explicitement pour un gouvernement représentatif, donc pour un pouvoir délégué – ce qui lui permet d’écarter le soupçon de « démocrate » qui serait un motif de censure en Prusse... et de faire de la République le régime de la séparation des pouvoirs législatifs et exécutifs. Concrètement, ce régime pourrait être celui de la Restauration ou de la Monarchie de Juillet en France, celui d’un régime censitaire au sein duquel les menées du Cabinet sont supposées être contrebalancées par la vigilance des notables.
Le second article distingue les traités de paix (inclus au droit de la guerre – et sur ce point Kant proclame par avance son accord avec Hegel quant à l’inutilité de recherche d’un supérieur aux États qui n’y consentiront jamais) des règles du droit international de la paix, qui devraient instituer une fédération mondiale. Cette utopie est peut-être progressivement en passe de se réaliser en Europe, mais elle aura supposé des millions de morts et surtout une forme économique de marché international qui abolit toute idée d’autarcie des différents États. C’est donc bien davantage l’intérêt que le droit qui sera parvenu à fédérer les États européens. La seconde clause définitive suppose donc réalisée la première. Mais on se demande si la première pourra jamais être réalisée sans la seconde : car on voit mal se constituer sous la menace de guerres un ensemble mondial de républiques décidées à abolir les armées permanentes et à auto-limiter la poursuite de leurs intérêts. La troisième condition serait semble-t-il plus aisée à remplir : il s’agit de mettre fin au colonialisme pour établir un « droit de visite » universel au lieu du « droit de conquête » en vigueur jusqu’ici. On voit donc que le juridisme de Kant, qui lui fait approuver des mesures protectionnistes qui seraient incluses dans tous les traités internationaux, va à l’encontre des efforts déployés par les pays les plus avides et les plus avancés techniquement et militairement. Cette idée d’auto-limitation est bien évidemment en phase avec le kantisme en général, mais c’est précisément elle qui semblera la moins opérationnelle depuis lors : le traité d’Adam Smith sur la Richesse des nations a été publié dix ans plus tôt, et c’est au libre commerce que se consacreront les juristes depuis deux siècles, à l’instigation des milieux industriels et marchands, qui prétendent depuis le 18e siècle que le commerce est favorable à la paix, et qu’il faut donc abolir toutes les barrières pour permettre la communication universelle entre les hommes sur un marché mondial. Kant apparaît donc comme un critique de la mondialisation en cours et des avancées techniques qui la renforcent : à la clause provisoire interdisant les crédits militaires abusifs, il aurait ajouté depuis l’interdiction de rapatrier les bénéfices des capitaux investis à l’étranger – alors même que ce rapatriement est la condition centrale du développement économique international depuis 1945.
Les adjonctions disent :
- 1. Qu’il n’est pas nécessaire de dominer parfaitement le droit pour parvenir à des compromis raisonnables – et ainsi que nul peuple ne doit être soumis de l’extérieur au motif de l’imperfection de ses institutions, qui seront toujours amendables ; et
- 2. Que les propos des personnes intéressées à la généralité des règles et désintéressées relativement au pouvoir (les philosophes) doivent être entendus par les pouvoirs publics (supposés républicains). La demande de Kant, accompagnée dans le même texte de l’affirmation selon laquelle le pouvoir corrompt inévitablement le jugement de la raison, semble un vœu pieux, vu deux siècles après, sauf à considérer que les élites occidentales sont lasses d’avoir du sang sur les mains et n’ont plus d’intérêt à dominer militairement le reste du globe. Mais ce ne sont pas les événements du jour qui nous en convaincront.
L’essentiel de la proposition de Kant est donc contenu dans l’appendice où il établit la progressivité nécessaire du droit, tant national qu’international : un despote éclairé est possible, qui améliore la constitution et tende à la séparation des pouvoirs, une révolution qui améliore une constitution cesse du même coup d’être illégitime, et il faut laisser le temps à chaque État de se convaincre que les menaces qu’il redoute se sont apaisées avant qu’il améliore sa constitution. Ainsi convient-il de montrer l’exemple et de stabiliser les progrès plutôt que de censurer les imperfections présentes.
Anticipant sur Max Weber (éthique de conviction et éthique de la responsabilité), Kant établit qu’il convient de rompre avec les règles du machiavélisme politique et de la raison d’État, et fonde cet espoir sur une ruse de la raison morale : plus on agira avec sagesse, et plus les bénéfices publics seront au rendez-vous. Il faut donc une condition matérielle pour favoriser une juridicisation authentique que rien autrement ne permet d’envisager. Et cette condition relève de la « publicité des débats ». En fin de compte, la condition transcendantale de la paix perpétuelle comme du droit républicain sera la possibilité pour tout être intéressé à être raisonnable de voir publiquement débattues les options entre lesquels se décident les gouvernants. La raison politique est principiellement une raison publique, et c’est le jugement public – l’opinion publique – qui sera le critère de l’amélioration des mœurs et des règles : cela peut prendre un temps fort long, mais Kant pose que cette possibilité de comparaisons rationnelles constitue un levier suffisant à terme et une indication immédiate des intentions des États relativement aux peuples comme aux autres États. Ce critère est un critère formel : ce que je ne peux énoncer publiquement est par avance injuste. Par conséquent, tout énoncé doit pouvoir être débattu publiquement, et constituer une voie possible d’amélioration des règles publiques. Il est supposé garantir les souverains contre une insurrection et le peuple contre l’arbitraire, Dans l’ordre international, il favoriserait des engagements permanents et vérifiables, faisant diminuer les suspicions réciproques.
Nous aurions donc maintenant à montrer que cette « anticipation rationnelle » ne correspond pas aux réalités politiques du temps, et de là passer à la Critique de la raison dialectique, de Jean-Paul Sartre, qui s’efforce de penser les conditions de la guerre et de la paix et non plus de postuler une finalité rationnelle des progrès de la civilisation. Fondamentalement, c’est la notion de civilisation requise chez Kant et ses contemporains qui a été détruite par deux cent ans de guerres de plus en plus effroyables. Et il importe de se demander ce qui peut bien rester de l’édifice de Lumières au terme de ce processus. Des idéaux certes, mais surtout l’obligation de penser concrètement les situations conflictuelles, sans se résoudre à choisir une histoire en train de se faire pour critère de valeur. Penser les altérités au sein même du temps, voilà pour partie l’apport d’une démarche phénoménologique en matière de pensée historique.
Les impensés de Kant
Il faut donc interroger, pour conclure, les impensés de Kant tels qu’ils sont exprimés dans ce texte : nous nous contentons ici de les indiquer, afin de marquer les travaux qui seraient à mener pour poursuivre l’histoire de la pensée de la paix dans le contexte historique.
Il peut sembler que la cadre kantien se donne trop aisément une référence juridiquement pertinente en n’évoquant que les conflits entre États qui prennent une forme de guerre internationale. En effet, hormis la période des 17e et 18e siècles, on peut considérer que de telles guerres ne sont pas le cas général : la Guerre des Paysans en Allemagne et les guerres de religions en Europe, la Révolution anglaise, les soulèvements nationaux du 19e siècle, puis les conflits idéologiques du 20e siècle, avant même les expériences des guerres « ethniques » les plus récentes, permettraient de montrer que la matrice pour penser la guerre est bien davantage la guerre civile que le conflit inter-étatique. Certains stratèges affectent de le redécouvrir aujourd’hui, alors même que ce fait est tenu par les écoles historiques du 19e siècle comme le trait dominant de l’histoire des États qui s’efforcent, comme le dira Max Weber, de s’assurer le « monopole de la violence légitime ». L’idée qu’une révolution puisse être « déclarée » aux souverains despotiques, dans un cadre constitutionnel, semble une douce naïveté chez Kant eu égard aux conditions effectives des transformations historiques. L’usage du modèle international est peut-être une facilité de pensée qu’il conviendrait d’écarter pour se concentrer sur les conditions effectives de l’économie des guerres et de leurs motifs.
La disqualification « téléologique » des calculs d’intérêt à court terme semble par conséquent hâtive : l’horizon de justification d’une idée selon laquelle à long terme l’honnêteté est profitable dans une perspective de moralisation semble devoir être soumise à un examen critique rigoureux.
Kant semble faire l’impasse sur toute interrogation de la violence comme fonds anthropologique oublié au profit du concept de Culture, à la veille de l’industrialisation massive et des exodes ruraux et coloniaux. S’il mentionne bien l’associable sociabilité, c’est exclusivement dans une intention téléologique visant à montrer comment les sociétés humaines sont parvenues à se cultiver à travers l’expérience de conflits où chacun fait l’expérience de ses passions et de ses intérêts. Mais il reste à interroger les forces obscures qui hantent les allées des pouvoirs civils et militaires et qui peuvent mettre en mouvement des sociétés entières dans une dynamique suicidaire. À cela s’ajoute pour les époques ayant suivi celle de Kant la dynamique des masses comme ordre de grandeur des populations, des richesses et des entreprises dans le régime industriel. Elias Canetti (Masse et puissance) a tenté d’en porter témoignage.
Kant ne se fie-t-il pas excessivement aux règles de la raison et du jugement désintéressé ? La rationalité techno-scientifique instrumentale ne s’est-elle pas substituée aux règles consensuelles entre esprits libres ? Montesquieu disait que « seul le pouvoir arrête le pouvoir » et n’aurait pas misé sur la bonne volonté et sur la simple formulation d’une liberté de publication pour obtenir des résultats tangibles. D’ailleurs les théories de la communication ont depuis longtemps établi que la rationalité et le bon sens ne sont pas davantage réalisés à travers la mise en circulation de produits culturels qu’à travers la prédication religieuse – curieusement absente du texte. Sur ces deux points, il semble en effet essentiel de faire voir combien Kant, tout en remettant aux pouvoirs de l’opinion publique et de la libre circulation des idées le sort de la paix et de la guerre internationale, semble éloigné des pensées qui sont les nôtres relativement aux motifs d’agir des nations contemporaines : le fanatisme de masse dans des populations éduquées et informées est évidemment une perspective ignorée de Kant, tout autant que la fascination rémanente pour la violence qui alimente encore (et surtout ?) les « mass media » que sont les chaînes de télévision. Comment peut-on concevoir une pacification par les médias ? Les impensés de Kant seraient ceux d’une modernité fascinée par sa propre abolition dans un vertigineux « retour à la horde primitive » et à l’abandon à des fantasmes de violence qu’alimente une frustration individuelle et collective précisément issue des formes « républicaines » de la politique – celles où chaque citoyen est annulé à ses propres yeux par les infinies médiations auxquelles il est soumis et qui semblent le confiner à une sphère d’irresponsabilité plutôt qu’à le préparer à assumer les fonctions éminentes que lui réserve la libre culture du jugement selon Kant.
En conséquence, les impensés centraux de l’hypothèse kantienne recoupent les aspects les plus grandioses de sa philosophie : la libre volonté et son exercice, le libre arbitre et ses conditions de possibilité, et la moralité comme motif de pratiques universalisables. Ce sont ces a priori centraux de Kant qui seront remis en question à l’issue de cette lecture. Ces impensés sont des impensés du Droit comme de la philosophie. Ils renvoient à une naïveté anthropologique et politique de Kant : penser qu’il y ait possibilité de faire fonds sur une « volonté bonne » et sur un Prince en partie désintéressé. Plus fondamentalement, ils questionnent les impensés centraux de la philosophie, dont les deux siècles ultérieurs tenteront de déterminer les contours. Sans induire d’ores et déjà une réponse, constatons seulement que le 19e siècle devait s’achever sur les réflexions issues de la guerre de Sécession aux États-Unis (voir les travaux de Louis Menand sur la crise intellectuelle qui en est résultée), et sur la fondation du Comité international de la Croix-Rouge qui constate que le secours aux blessés requiert une action immédiate et neutre, exigeant l’accès aux victimes et qu’ainsi, les conditions contemporaines pour penser la paix à partir des droits de l’Homme se sont fondées davantage sur les critères minimaux de ce qu’est une personne humaine (dans sa dignité et sa liberté) que sur des règles de droit inter-étatique. La méditation des guerres du 20e siècle a confirmé ce fait, diamétralement opposé aux réflexions de Kant, quant bien même on voudrait faire honneur au philosophe d’avoir réfléchi aux cadres notionnels qui pouvaient permettre d’encadrer la guerre et de favoriser la paix.