La « violence » est loin d’être un concept univoque. Caractérisons-la au pluriel : « les violences ». La violence dont on parle n’est pas du tout la même si l’on pense à la guerre comme activité technique organisée, aux violences associées aux traumatismes psychiques, ou encore liées à des situations de travail dans lesquelles on subit des pressions. Parfois intentionnelle et manifeste, elle sera, dans d’autres situations, subie par ceux mêmes qui la commettent. La violence peut être pensée comme un paradoxe interne à la culture. Si nous envisageons de parler de la violence comme d’une forme d’expression (ainsi « des regards chargés de violence »), nous devrons nous demander comment établir une relation entre la notion de violence et celles d’expressivité ou d’expression. De quoi y a-t-il expression quand nous parlons de violence ?
Réfléchissons au paradoxe qu’il y a à attribuer à la violence une origine naturelle ou quasi naturelle. Il faut bien sûr qu’il y ait des forces naturelles mobilisées dans la violence : la force musculaire, la « force psychique », des instruments favorisant l’action violente. Cependant, nous devons nécessairement remonter vers des relations symboliques. Seules des expressions symboliques permettent en effet, s’agissant de vengeance par exemple, de rapporter l’un à l’autre deux événements séparés dans le temps, que relient une intention de rétorsion violente, de réplique. La violence est d’abord un acte symbolique lié à l’expérience temporelle d’un sujet, de plusieurs sujets, ou de collectivités capables d’intérioriser ou d’extérioriser des pulsions, des affects, de reprendre une mémoire, de la transformer en vendetta ou de revivre – peut-être dans des schémas moins violents mais traumatiques malgré tout – des situations qui ont eu lieu sous une forme violente. Leur insistance mémorielle en fait autant de motifs qui répètent et manifestent l’impossibilité d’imaginer du nouveau, matérialisant le fait de « ne pas pouvoir s’en sortir » : c’est la cas de l’inhibition. L’inhibition collective est un phénomène lié à la violence, même s’il ne se présente pas d’abord comme tel. L’essentiel de ce que nous nous interdisons, ce que nous ne parvenons pas à faire pour sortir de nos habitudes, pour sortir de nos schèmes de comportement, est lié aux inhibitions qu’induisent des violences mal assumées, ou des souvenirs de violence qui se sont transformés en honte, en difficulté à vivre, en difficulté à être et principalement en difficulté à nous transformer nous-mêmes.
La question du singulier
La violence nous apparaît comme une relation et non comme un objet, comme une chose : il n’y a pas d’essence de la violence. Elle n’est pas « quelque chose ». La caractériser comme relation, c’est dire qu’elle est une tension : elle suppose une relation de moi à autrui, de groupes collectifs entre eux, de nations qui se combattent. La question qu’on est en droit de se poser face à la violence n’est donc pas la question de savoir ce qu’elle est – à proprement parler elle n’est rien –, mais la question de ce qu’elle engage. Qu’est-ce qui est engagé dans la violence ? Elle n’est rien en tant que telle, mais elle engendre des effets très puissants sur ceux qui se trouvent engagés dans une relation violente. Nous nous trouvons confrontés, engagés, pétris de violence, sans qu’il soit jamais possible d’associer la violence à un être (ce que le procédé du Bouc émissaire tente de faire en extériorisant, pour l’exorciser, la violence sur quelqu’un). Dès que des rapports de violence sont engagés, nous sommes nous-mêmes pris par eux. La réflexion sur la violence s’inscrit dans une perspective que Durkheim a nommé « anomie ». La violence n’est pas quelque chose mais elle renvoie à des tensions qui s’expriment de manière plus ou moins régulée, à l’intérieur d’un collectif n’assumant pas les déterminations qui en sont l’origine. Traitant du thème « violence et histoire », nous nous interdirons donc de poser la question ontologique d’un être de la violence. Ce ne serait d’ailleurs pas le seul cas où une question, posée en termes métaphysiques, inviterait à essentialiser un phénomène sans essence, au risque de renforcer des croyances ou des illusions aux effets souvent considérablement violents. Ces dernières peuvent engendrer une violence qui, sans cette quête métaphysique, n’aurait pas existé.
Prenons un exemple. Il n’y a pas de races, mais il y a du racisme. Se demander s’il y a un substrat ontologique au racisme, renvoyant à ce que l’on trouverait de différent entre les hommes, rend susceptible de créer de pseudo-essences, de pseudos-groupes, des pseudo-entités. Elles se présenteront comme autant de « justifications » pour des comportements et agressions de type raciste. Méfions-nous de l’essentialisation, de la naturalisation de ce qui n’est pas une chose mais se présente principalement comme une relation, comme une tension – ce point faisait l’intérêt de la table ronde entre Jacques Sémelin et Paul Zawadzki, à propos de la différence entre approche explicative et approche par la compréhension. Le risque existe bien d’appliquer des schèmes généraux aux phénomènes violents, qui se présentent toujours comme des singularités. C’est ce que manifeste tout particulièrement l’indispensable reconnaissance du point de vue des victimes : que les victimes puissent avoir besoin d’une reconnaissance dit bien que la violence meurtrit en tant qu’elle singularise. Elle ne saurait constituer un « exemple » d’occurence pour des phénomènes généraux. C’est en tant que j’ai été victime singulière d’une violence unique que je requiers une reconnaissance de la part des autres.
La typologie ne répare pas le mal commis, la souffrance endurée. Approcher la violence, c’est aller du cas vers l’événement. Et la violence fait précisément que l’histoire n’est pas une science sociale comme les autres. Si les sciences sociales se sont fréquemment définies à partir de ressemblances ou de contiguïtés avec les sciences exactes, en tâchant de dégager des lois, des types, des normes, des constantes ou des invariants, l’histoire a ceci de particulier qu’elle n’a jamais pensé pouvoir établir des lois, alors même que certains des faits dont elle traite peuvent s’être produits à plusieurs reprises sous des apparences presque semblables. Le propre de l’histoire n’est pas dans la généralisation. A travers l’individualisation de chacune des périodes, de chacun des accidents, de chacun des événements, dont elle s’attache à comprendre les conditions de sa production au passé, l’histoire ne cherche pas, si j’ose dire, à « typifier » : il ne s’agit pas de savoir si la monarchie des Valois ou des Capétiens est l’équivalent de celle qui pouvait se créer dans le même temps en Angleterre ou en Espagne. Il s’agit principalement de comprendre la spécificité d’un régime politique, d’une forme sociale, les particularités d’un modèle culturel, etc.
Le caractère singularisant de l’histoire est donc ce qui la distingue de toutes les sciences sociales qui prétendent dégager des lois, des constantes, des invariants. C’est à travers la singularité que l’histoire est porteuse de sens et non pas à travers l’hypothétique légalité à laquelle elle pourrait prétendre parvenir. Nous devons nous armer contre le spectre de la fausse généralisation, qui conduit à une euphémisation terrible de la violence. Considérer la violence comme un ensemble de cas types, pouvant entrer sous des lois, sous des constantes, sous des statistiques, nierait précisément l’aspect violent de la violence. Il en resterait une norme sociale dont nous pourrions constater, statistique à l’appui, qu’elle se pérennise ou qu’elle se modifie. Mais ce que dénie une telle norme sociale c’est la violence en tant qu’acte intentionnel subi ou commis. La question du sens de la violence renvoie nécessairement à une dimension d’intentionnalité, qui ne saurait tomber dans un cadre statistique, ni faire l’objet d’une analogie ou d’une recherche de récurrence. En droit, toute violence est unique et singularisante.
La culture contre la violence
Si l’on constate que la violence se présente dans l’Histoire comme le fond même des choses, une telle exigence n’est-elle pas excessive ? L’histoire n’est-elle pas l’histoire des formes de la violence et des modes de régulations de cette violence qui ont pu être déployés par les différentes communautés humaines ? Pas plus que d’une ontologie ou d’une essence, nous n’avons à rechercher quelle est l’origine de la violence : elle est déjà là. Elle fait partie de l’équipement des sociétés, avec lesquels les sociétés doivent se battre : elle est la négativité propre de l’existence. La violence est là au même titre que la rareté peut être là, qui ne nous intéresse qu’à proportion de notre besoin de subsister, de nous déplacer, de nous cultiver. Nous visons la production culturelle, non l’ignorance. Certes, si dans une société cultivée, il y a des zones d’ignorance, la question se pose de la production de l’ignorance à l’intérieur d’une culture, mais l’ignorance comme telle n’a pas une essence, elle n’a pas une origine que nous aurions à chercher comme si cela devait nous apprendre quelque chose sur nous-mêmes. L’ignorance est simplement l’envers de la culture. De même, la violence est l’envers des sociétés humaines qui s’efforcent de la réguler, de la délimiter, de la circonscrire à ses formes légitimes, si révoltantes puissent-elles être. Et c’est précisément notre tentative pour y parer qui la fait apparaître comme une menace. Le merveilleux texte de Thucydide autour de la guerre du Péloponnèse nous fournit un exemple. L’auteur nous raconte que la guerre qui s’est livrée entre Athènes et sa coalition, Sparte et les cités qu’elle avait fédérées, constituait la plus grande confrontation politique qui ait jamais eu lieu. Et Thucydide de décrire l’état matériel de la civilisation grecque à l’époque de la guerre du Péloponnèse comme celui d’une accumulation inégalée de produits technologiques, d’équipement matériel, de ressources humaines mobilisées : cela prouve à ses yeux qu’il a assisté – il a été un temps général dans cette guerre bien que nous n’ayons pas un récit précis de ses campagnes –, à une scène exemplaire manifestant tout ce que les hommes peuvent faire subir à d’autres hommes, et toute l’énergie que les hommes peuvent mettre dans des corps de bataille. Thucydide en tire la conclusion explicite que, pour un homme qui a assisté à cette guerre du Péloponnèse, aucun des phénomènes historiques ultérieurs ne sera véritablement étranger. L’histoire permet ainsi de discerner les cadres requis pour une anticipation réglée. Thucydide n’anticipe pas précisément les guerres mondiales du vingtième siècle, pourtant la structure de l’événement qui rend possible une guerre mondiale est accessible à l’historien. Au 4e siècle avant Jésus-Christ, il a compris ce qui s’était joué en termes de rivalité humaine, de mobilisation des forces techniques, de circuit économique et de diplomatie internationale. Thucydide concluait nettement que la coalition la plus puissante, celle d’Athènes, invincible du fait de sa force maritime, était cependant fragile dès lors qu’elle se lançait dans des expéditions lointaines où ses militaires, ses diplomates, étaient moins à l’aise que pour défendre leur territoire. Cela aurait pour effet radical de diluer le courage, la vertu qui caractérisait la démocratie athénienne. Thucydide, vous le savez, met en scène les discours de Périclès : dans son oraison funèbre en honneur aux soldats athéniens morts au combat, il rappelle à ses concitoyens que seule la vertu, l’énergie patriotique, peut justifier la puissance et la préserver. Certainement pas l’aventure de la conquête, prise en tant que telle et comme but sans fin, sans limite, sans détermination. Publiée après les événements, ce discours fait bien la part chez Thucydide entre les propos réels de Périclès et une anticipation du désastre de la conquête de la Sicile par les armées athéniennes. Il anticipe également sur la perte de la liberté pour Athènes, période que ni Périclès ni Thucydide ne connurent. Il lui assigne d’avance pour cause la transformation de la démocratie athénienne en régime de puissance et de marchands, de puissance et d’investissements dans les colonies, au détriment de l’exigence civique à l’intérieur d’une cité respectueuse de ses propres limites.
Transposons. Venons-en à la situation européenne de la fin du 18e siècle. Selon Thucydide, un tel écart ne pose pas de problème de méthode. L’histoire est la même. Simplement il faut singulariser les événements, on ne peut pas déduire de lois. L’événement de la fin du 18e siècle, c’est la constitution des espaces nationaux et des formes constitutionnelles : l’Indépendance américaine, la Déclaration des droits de l’Homme, la Révolution française sont autant de jalons. Un siècle après la révolution anglaise qui avait mis en scène le Parlement dans ses formes modernes, ces événements se développent sur le fond d’une réflexion à la fois philosophique et juridique au sujet des degrés de l’autonomie individuelle. L’abbé de Saint-Pierre et Rousseau ont devancé l’événement par leurs réflexions sur la paix. Pour la période exacte de la Révolution française, référons-nous à Emmanuel Kant qui déploie une réflexion sur la paix et le droit. Son approche peut nous sembler étrange en ce qu’elle ne se veut ni une réflexion de relations internationales, ni une réflexion de stratège, ni de diplomate – mais de philosophe et de moraliste. Qu’est-ce que la guerre ? Foncièrement selon Kant, et cette tradition remonte à l’Antiquité, c’est un débordement de passion. La guerre s’explique principalement par le dérèglement des passions humaines. En ce sens, la guerre est un phénomène anthropologique avant même d’être politique ou social. Dès lors, penser la paix, l’issue face à la violence, c’est pour Kant un problème de moraliste, un problème de règles morales. Il faut penser la construction d’un espace où les vertus morales peuvent être pratiquées, une limitation – l’expérience passionnée déborde les limites de ce qu’un être raisonnable peut souhaiter pour lui-même et pour les communautés dans lesquelles il vit.
Maîtriser les maîtres
Pour Kant et ses contemporains, le paradoxe est celui du pouvoir. Hobbes développe une théorie emblématique du pouvoir au 17e siècle dans le Léviathan. Puisque les individus peuvent se nuire librement dans l’état de nature, expose Hobbes, il serait bon qu’un souverain puisse sanctionner les débordements des individus. Dans son hypothèse, ce souverain, d’une certaine façon, serait extrait de l’ordre des passions à condition d’avoir la garantie de n’être pas lui-même menacé : plus ce souverain se montrera juste et impartial, moins on n’inquiétera le trône et plus il sera assuré de rester en place. Son intérêt le conduit à l’équité. Délibérément artificiel, un tel montage ne tient pas compte des comportements réels des hommes et des souverains. Les théories politiques du 18e siècle s’essaieront toutes à proposer des alternatives à la thèse de Hobbes. Montesquieu en conserve cependant quelque chose lorsqu’il écrit que « seul le pouvoir arrête le pouvoir ». Cependant, cette thèse largement partagée par ses contemporains sonne le glas de toute idée de neutralité du pouvoir. Un souverain qui aurait tout le pouvoir, qui ne serait borné par aucun pouvoir, loin de se montrer juste comme Hobbes le propose, peut se montrer totalement passionné, sans limites. Puisque le pouvoir lui est accordé sans restriction, libre à lui de s’en servir comme il lui convient. Kant tient cette thèse pour un axiome : il tient effectivement que les souverains, les chefs d’État, sont ceux dont les passions s’expriment avec le moins de retenue, sous tous les régimes politiques. Le propre du pouvoir est de corrompre, et ainsi de corrompre absolument si le pouvoir est absolu : « Que le pouvoir absolu corrompe absolument parce qu’il est de la nature du pouvoir d’inciter les passions à se déployer... », ainsi s’exprime Kant. De sorte que les pensées politiques du 17e siècle se trouvent tout à fait invalidées par cette hypothèse anthropologique selon laquelle le pouvoir, loin de rassurer ceux qui le détiennent, les affole, les rend incapable de se maîtriser. La paix en est rendue d’autant plus impossible. Les institutions supposées régir la paix et la guerre sont ce que valent les hommes qui les incarnent. Kant se demande donc comment faire pour que les hommes qui assument le pouvoir soient contrôlés de manière automatique, par des institutions desquelles ils ne puissent s’affranchir. C’est une inversion complète du programme de Hobbes : il ne s’agit pas de contrôler les citoyens de l’état de nature en établissant un pouvoir supérieur, mais, à l’inverse, de contrôler les tenants du pouvoir en les enfermant dans un tissu de règles desquelles ils ne pourraient pas s’échapper. Tel est le modèle paradoxal proposé par Kant pour établir une paix perpétuelle entre les États. Son objet n’est pas d’abord un objet de diplomatie et de relations internationales, mais de créer des liens juridiques suffisamment puissants entre les États pour qu’il devienne absolument impossible à l’un quelconque des chefs d’État de s’en affranchir. Rendons les chefs d’État esclaves des règles et alors quelque chance sera donné à la paix. Si c’est une utopie, elle est précisément datée. Le texte de Kant Projet de paix perpétuelle date de 1795, il fut immédiatement envoyé à Sieyès à l’époque membre du Directoire à Paris. Le modèle de société que Kant avait en tête, même s’il l’appelle République, correspond au type de régime qui en France a pris la forme du Directoire et correspond quelque peu à la Monarchie censitaire d’après l’époque napoléonienne. C’est un régime où les élites gouvernent, en principe sous d’étroits contrôles qu’elles sont supposées s’appliquer à elles-mêmes, notamment dans le cadre des relations entre États. La diplomatie et les règles contraignantes entre les États seraient le principal moyen de réguler les passions humaines et de faire que les relations soient pacifiées à l’intérieur de chacun d’eux. La construction politique qui ressemble le plus à ce que Kant avait en tête, n’est pas, contrairement à ce qu’on dit souvent, le système des Nations Unies ou de la Société des Nations, mais bien davantage ce qui est en train de se construire dans le cadre de l’union Européenne. Ici en effet, les prétendus « abandons de souveraineté » de chacun des États seraient considérés par Kant comme des régulateurs automatiques. Ils pourraient empêcher les assemblées nationales de chacun des pays de déclarer, au nom de la souveraineté populaire, des lois et des règlements qui seraient attentatoires au droit des citoyens. Réfléchissons à ce qui s’est passé en Autriche ces deux ou trois dernières années et à la manière dont finalement le droit public européen l’a emporté dans ce pays sur les passions politiques haineuse. On peut penser que les choses sont en bonne voie. Ce modèle kantien, bien que tout à fait utopique, n’est peut-être pas sans application concrète. De son temps, le Directoire de 1795 n’a pas duré : les coalitions militaires des puissances militaires européennes contre la contagion révolutionnaire et la mainmise impériale de Napoléon sur l’héritage de la Révolution ont remis l’Europe sur le chemin des guerres nationales – fondées sur le nationalisme, sur la souveraineté, sur l’État, et finalement sur la toute-puissance de ces chefs dont Kant jugeait qu’ils étaient indûment passionnés.
Mondialisation ou globalisation ?
Le régime kantien ne s’est finalement pas appliqué dans l’Europe du 18e siècle. L’alternative est entre une philosophie de l’Histoire qui assigne une fin glorieuse à l’Histoire à condition que les hommes soient héroïques (ce seront les voies de Fichte, Hegel, partiellement Marx aussi) et une pensée des régulations, qui se pense aujourd’hui sous le nom de globalisation. La première face, celle de la philosophie hégélienne de l’Histoire, pense la mondialisation et dit que celle-ci se fera lorsque les États seront capables de créer une sphère juridique de souveraineté, de créer des institutions, même à travers les guerres, ou bien – c’est l’hypothèse de Marx – quand le prolétariat se libérera des chaînes que lui impose le travail dont il ne choisit pas les conditions, dont il ne modère pas les règles. Ici, on pense la mondialisation au nom de l’Histoire. Face à l’hypothèse d’un sursaut de l’humanité sur elle-même qui lui permettrait d’échapper aux contradictions de l’histoire présente, de penser la mondialisation pour établir un régime qui serait celui de la paix – mais combien de guerres pour établir ce régime ? –, l’alternative s’appelle aujourd’hui « globalisation », c’est-à-dire précisément l’abolition des frontières, l’abolition des États : au 19e siècle, on parlait de « libre échangisme », ce qui n’est pas forcément la même chose que le libéralisme politique. Le libre échangisme et la globalisation sont la thèse selon laquelle il faut mettre un terme à l’Histoire précisément parce que l’Histoire est l’histoire de la violence : mettre un terme à l’Histoire, c’est créer un monde sans frontières, qui dénonce le temps historique et serait régulé au fond par des automatismes. La régulation économique se substituerait à la volonté historique. On pourrait dire ici que mondialisation et globalisation définies de cette manière – il y a d’autres définitions possibles – renvoient à deux significations antagonistes : la mondialisation est du côté de l’Histoire, la globalisation est du côté de la sortie de l’Histoire. Si tel est le cas, nous dirons que la mondialisation, la volonté de l’Histoire, pose un problème précisément car elle doit assumer la violence. Il y a une violence de l’Histoire, un tragique de l’Histoire que doivent assumer les philosophies de l’Histoire. Mais il y a, du côté de la globalisation, du libre-échangisme, une négation de la violence : le commerce apporte la paix, les relations du libre-échange sont réputées pacifiques ; la violence est entièrement reportée du côté des individus qui n’ont pas particulièrement la possibilité d’en dire quoi que ce soit. Chacun assume comme il le peut la situation que lui font les marchés ; l’existence de chacun est renvoyée à sa propre compétence sur le marché global où les compétences s’échangent et se valorisent. Il n’y a dès lors plus aucune place pour la souffrance, plus aucune place pour la violence dans cette théorie. La globalisation escamote les rapports de violence et rend incompréhensible la souffrance des individus. Voyez par exemple comment, dans des sociétés qui disent elles-mêmes éradiquer la violence, celle-ci revient sous la forme du suicide, d’écoliers qui s’attaquent les uns les autres avec des armes à feu, de fantasmes que chacun joue à travers les feuilletons télévisés – succès mondiaux mais tout aussi bien un état général des névroses collectives. L’irréalisation est de règle et chacun voit annulées ses difficultés quotidiennes, qui deviennent inexprimables dans ce régime de la globalisation et de rejet de l’expression historique. Et si l’on peut dire que le temps des philosophies de l’Histoire a été l’apogée des romans – Guerre et Paix de Tolstoï est à la fois un roman d’Histoire et de destins personnels, l’écriture de Dickens explore à rebours la solitude mutique des individus livrés à eux-mêmes –, on voit comment la réduction contemporaine de la forme romanesque renvoie à l’abolition du statut tragique ou du statut de sens des individus. Bien sûr la telenovela ne substitue rien au roman qui puisse donner sens à l’expérience singulière de chacun, même si le cinéma en a prolongé la mise en forme narrative durant un siècle.
Nous en sommes revenus à un nouveau directoire, celui des institutions internationales, les Nations Unies, le G8, l’OMC, et autres organismes qui du point de vue du libre-échange sont l’analogue de ce que le Directoire pouvait être vers 1795. Nous ne savons pas si cette pacification apparente des relations internationales n’a pas pour envers une plus grande souffrance du côté des individus, et pour aller à l’extrême, la condamnation générale de toutes les populations du monde qui n’ont pas à défendre une compétence, une matière première, un système économique dans lequel ils puissent faire valoir le caractère unique de ce qu’ils ont à proposer sur le marché global. Notre directoire est une époque dans laquelle la principale violence faite à l’intérieur de l’humanité est le décret économique par lequel le tiers au moins de la population mondiale peut être considéré comme inutile à l’existence collective. Les souffrances de ceux qui n’ont rien sont annulées par les systèmes même dans lequel le monde se trouve gouverné. Si tel est le cas, nous nous trouvons dans une situation tout à fait grave. Cela veut dire que toutes les convictions humanistes que les Européens ont mis au jour dans le cadre de leurs philosophies, à travers la critique des guerres, de l’esclavage colonial et des génocides, se trouvent battues en brèche par la pratique qui s’en est suivie. Que peut signifier le libre arbitre et la volonté de bien faire si chacun est assigné à sa place dans le monde par un système global qui ne laisse finalement que la possibilité de son propre sacrifice, sans la transformation des conditions de vie réelle de l’environnement dans lequel il ou elle vit ? Que peut signifier le progrès, la civilisation, si ce progrès et cette civilisation deviennent la soumission de tous au développement de technologies que personne ne gouverne ? Que peut signifier la paix si la paix renvoie précisément à la négation des aspirations de tous ceux qui n’ont pas d’armes pour faire entendre leur besoin ? La question est alors celle du lien qui peut encore être établi entre l’existence singulière et l’existence collective. Puis-je, comme sujet personnel doté d’une intentionnalité, me reconnaître encore dans des collectifs qui pourraient, de leur force propre comme le souhaitait Rousseau et comme le pensait Kant, exercer sur la société environnante une force allant dans le sens d’un meilleur exercice de la raison humaine dans l’environnement social, économique et culturel où chacun de nous se trouve impliqué ? Le propre des guerres modernes est de signifier à chacun sa propre impuissance. La fonction idéologique des guerres contemporaines n’est pas simplement de détruire du matériel ou des hommes, elle est aussi, même dans les pays qui se trouvent en paix, de signaler à chacun qu’il est inutile de résister. C’est là une pétition fondamentale, qui a pour conséquence paradoxale que le problème de la guerre dans son rapport à l’Histoire n’est pas, malgré ce que nous disent les média, celui de la guerre internationale, mais bien celui qu’on peut nommer « la guerre civile ».
Violence et Morale
Des réflexions fondamentales ont été produites sur ces questions à l’issue de la dernière Guerre Mondiale. Jean-Paul Sartre, dans un texte qu’il a écrit juste au sortir de la guerre, mais resté inédit à l’époque (intégré aujourd’hui au volume des Cahiers pour une morale) a écrit ces mots :
« Ce n’est pas la fin qui justifie les moyens, dans le cadre de la violence, c’est le moyen qui justifie la fin en lui conférant par la violence, sacrifice du monde entier à la fin, une valeur absolue. Comme toute activité est en même temps valeur, la violence porte en elle sa propre justification, c’est-à-dire qu’elle réclame par son existence même le droit à la violence. Ainsi la violence est manichéiste, elle croit à un ordre du monde donné mais dissimulé par de mauvaises volontés. Il suffit de détruire l’obstacle pour que l’ordre apparaisse. Ceci de l’antisémitisme qui libérera l’ordre du monde en détruisant les Juifs au Surréalisme qui fera apparaître le surréel à l’horizon des destructions. La violence implique donc la confiance dans le bien mais au lieu de penser le bien comme à faire, elle le pense comme à délivrer. Paradoxalement donc la violence se présente comme le moralisme absolu. C’est au nom d’une règle que bien sûr le violent se croit en droit d’infliger à autrui qu’un ordre du monde doit être issu de la violence même au nom d’une justification qui n’a pas à se justifier. Le fait fait le droit. » 1
Qu’est-ce que l’homme violent chez Sartre ?
L’homme violent veut que les autres le perçoivent comme un élément afin que son unité biologique avec ses faiblesses contenues ne se révèlent pas sous le regard. Les expressions d’impitoyable, d’inexorable sont fréquemment utilisées dans les sermons de violent, autant pour provoquer l’effroi que comme des précautions, des cérémonies pour donner à autrui une image convenable de soi. Ainsi, la violence pure et le droit pur ne font qu’un. Si je suis fort de mon droit, je refuse de discuter et de composer, je recours à la force, j’appelle la police ou je frappe. Toute violence se présente comme une récupération du droit, et réciproquement tout droit soutenu inexorablement est embryon de violence. Ainsi le doute est-il au coeur de la réduction de la violence. L’acte d’affirmer « son bon droit » est peut-être un germe de violence précisément parce qu’il ignore le doute. 2
Alors, à l’extrême du doute, nous avons les postulations que Sartre a étudiées et qu’il a étudiées comme toujours sur des cas pratiques – pas de règle générale, mais des situations historiques. Pour Sartre, la situation singulière se travaille notamment à travers la biographie puisque celle-ci unit le général de la situation de chacun d’entre nous au singulier d’une expérience. Sartre travaille la question de la violence dans sa biographie de Genet (Saint-Genet, comédien et martyr, 1952). Citons quelques phrases :
« Il découvre que cette volonté du néant dissimulait un recours à l’être donc à l’optimisme donc au bien. Ainsi il voulait transformer le plus d’être possible en néant mais comme son acte est réalisation, il se trouve en même temps que le néant se métamorphose en être et que la souveraineté du méchant se trouve en esclavage. Tant qu’elle demeure au stade de la rumination solitaire, l’expérience du mal est un cogito princier qui découvre à la conscience sa singularité en face de l’être. Je veux être un monstre, un ouragan, tout ce qui est humain m’est étranger. Je transgresse toutes les lois qu’ont établi les hommes, je foule au pied toutes les valeurs. Rien de ce qui est ne peut me définir ou me limiter, cependant j’existe, je serai le souffle glacé qui anéantira toute vie. » 3
Bref, on voit le lyrisme de la violence comme imaginaire absolu. Cet imaginaire sans limite est lié au pouvoir – le pouvoir le plus absolu étant évidemment celui de l’imagination. Le fantasme renchérit sur l’idée de passion sans limite de pouvoir chez Kant. Je contemple avec ironie hors de moi et jusqu’en moi-même où l’éducation les a déposés, les impératifs de la collectivité. Ils sont là mais ils ne me touchent plus. J’ai mis le monde entre parenthèses, l’être est éclairé par la lumière obscure du non-être, et l’universel par celle de l’exception. Le crime est un miracle, il mettra la légalité en vacance ; merveilleuse, vertigineuse liberté du méchant, c’est la terreur.
Sartre continue sans transition :
« Je commets le crime. D’un seul coup, toute cette fantasmagorie crève comme une bulle. Je me retrouve un être au milieu d’autres êtres. En tuant je me suis donné une nature. Et cette nature est la fin de tout, il n’y a plus l’imaginaire de la violence, il y a à la place un jeu de pression et de répression qui transforme l’individu en élément statistique dans une société qui contrôle la violence et qui légifère contre elle. »
Je m’arrête là, le point que je voulais établir ici est que s’il n’est pas possible de proposer une règle générale ou une ontologie de la violence, qui est toujours singulière, ce n’est pas pour autant qu’on ne peut pas l’étudier, qu’on ne peut pas l’analyser : Sartre a tenté de le faire avec la Critique de la raison dialectique, où il essaie de comprendre sur l’exemple même des sociétés directoriales. Pour lui, il s’agit du pouvoir des Bolcheviks après la Révolution. La régulation de la violence est cet impossible face auquel les sociétés se trouvent amenées à définir leur propre institution. La difficulté vient de ce que les régulations automatiques par l’économie, par le droit ou par la contrainte sont dans l’incapacité de comprendre le statut psychique des individus sans lesquels ces sociétés ne peuvent pas non plus avoir d’avenir. Les individus, dit Sartre, intériorisent l’exigence de la matière pour la ré-extérioriser comme exigence de l’homme. Et il va jusqu’à dire finalement que tout un chacun, nous tous, quand nous avons une compétence, une culture, une éducation, nous nous sommes nous-mêmes transformés en exigence de la société, exigence de la technique que nous avons intériorisée. A travers ce qui nous paraît le plus propre, nous ne faisons peut-être finalement qu’être le porte-parole des forces qui nous meuvent sans que nous en ayons nous-mêmes conscience, qui sont en partie des forces historiques, donc des forces construites par les hommes. C’est ce que Sartre appelle les contre-finalités. La réflexion sur la violence et l’Histoire doit prendre au sérieux la singularité historique, ne pas la résorber dans des formes euphémisantes de généralité et comprendre comment, à travers chacune de ces expériences, se présente ce que les philosophes nomment un analogôn. Nous pouvons penser notre propre situation à travers des comparaisons, des analogies, et nous mettre en situation, en lieu et place d’autrui comme si nous avions peut-être nous-mêmes à exercer la violence ou à la subir. L’exercice d’histoire imaginaire est probablement l’un des meilleurs antidotes à la violence – si ce n’est pas la naïveté qui fait parler l’intellectuel de sa foi en la culture. Cette idée repose sur le fait que la variation mentale est le ressort même de la possibilité de parler, de la possibilité d’échanger, des expériences se trouveront comparées les unes aux autres et donneront lieu à de nouveaux discours et à une nouvelle temporalité. La temporalité est donc une création interhumaine dont le fondement n’est pas là non plus d’ordre biologique, pas non plus d’ordre naturel. La temporalité propre à l’expérience humaine est une temporalité de discours et elle s’origine, si elle doit avoir une origine, précisément dans la méditation sur l’Histoire, dans la comparaison des situations sociales et des situations historiques que chacun d’entre nous peut éprouver par variation imaginaire. Il y a là toute une réflexion sur la violence qui, je crois, peut se continuer à partir des hypothèses développées chez Kant, chez Sartre, et qui forme le petit héritage d’une philosophie rationaliste européenne.
Discussion
Rodrigo de Zayas - Je voudrais prendre quelques instants pour dialoguer avec Gérard Wormser. Vous avez fait une synthèse absolument magistrale depuis Thucydide jusqu’à l’oeuvre de Sartre avec cette sortie très ponctuelle sur Francis Fukuyama que vous n’avez pas nommé, sur la fin de l’histoire. N’importe quelle personne censée peut se demander ce qu’il en sera de la fin de l’histoire, ou de la post-modernité, ou autres concepts, dans 5000 ans. Il y a une sorte d’hypertrophie du présent, je pense que nous sommes d’accord là-dessus. Vous avez commencé en disant que la violence est une relation, il n’y a pas une ontologie de la violence. Soit. Mais il y a quand même deux points que j’aimerais que vous éclaircissiez. D’abord la présence de l’ontologie dans l’Histoire, ce n’est pas rien puisque c’est Dieu. L’ontologie fondamentale et là, elle est terrifiante de violence. La violence dépend de l’ontologie et non l’ontologie de la violence. Il n’y a pas un être antérieur de la violence. Mais d’une façon extrêmement simple, extrêmement bête, Kant l’expose d’une façon claire dans les premiers chapitres de la première critique concernant l’analytique transcendantale, il faut avant d’entrer dans n’importe quel groupe ou n’importe quelle série de phénomènes concrets, de phénomènes que l’on peut atteindre d’une manière empirique, il faut une synthèse a priori. Cette synthèse a priori n’a pas un sens nécessairement ontologique ni essentiel, mais n’est-ce pas vrai que, partant de cette idée de synthèse a priori ou transcendantale, ni vous ni moi, n’avons jamais vu un arbre ? Jamais. Des peupliers, des chênes, oui. L’idée d’arbre, c’est finalement comme cela que nous procédons d’une façon psychologique. La violence en soi n’existe peut-être pas mais quand on dit la violence, quelle violence ? Si tout d’un coup je me mettais à mordre quelqu’un, cet acte violent serait ponctuel. C’est la réalisation empirique d’une idée a priori, oui ou non ? Que pensez-vous de cela ?
Gérard Wormser - Pour faire très bref, je me référerai à l’usage que Sartre fait d’une notion comme celle de l’ontologie. Et pour lui, il n’est pas question de définir quelque chose comme une ontologie substantielle. Je pense que nous serions d’accord. Ce qui l’intéresse, c’est de constater que ce dont nous avons connaissance dans le monde, nous le connaissons comme un fait et que les conditions de possibilité, si l’on reprend le langage de Kant, qui rendent compte de ce fait – surtout si ce fait est un fait construit culturellement comme l’Histoire, la violence, la subjectivité, la liberté, etc. –, doivent être rapportés non pas à un être mais à cette étonnante situation que Sartre découvre, à savoir que c’est le manque d’être qui fonde les entités auxquelles nous pouvons nous référer. La liberté est un projet, la liberté n’existe pas mais elle est un projet de libération lié précisément à ce que nous ne nous sentons pas libres. Nous n’expérimentons pas une liberté comme quelque chose qui serait en nous, une faculté permanente comme celle que nous avons d’ouvrir les yeux. De la même manière, la violence n’est pas expérimentée comme un fait de nature mais comme la contrepartie de ce que j’appelais tout à l’heure avec Sartre, les contre-finalités. La violence est d’abord ce que nous subissons. C’est le sens même du terme très ancien de passion. La passion est d’abord ce que nous subissons, cela nous excède, cela nous emporte et c’est l’envers précisément du fait que la violence n’a pas d’être. Elle nous déborde, mais le débordement n’est pas un être, il est précisément quelque chose que nous ne modérons pas. C’est l’absence de limite. Je crois qu’ici il est important d’être assez rigoureux : nous pouvons avoir connaissance des enchaînements violents dans l’Histoire ou dans la psyché, ou dans le langage, ou dans d’autres formes auxquelles nous avons accès, sans pourtant qu’il existe quelque chose qui puisse être pour autant nommé la violence. Bien sûr, d’accord avec vous, pour délimiter la zone dans laquelle cela se situe et établir des relations entre les différents types de violence qui se manifestent pour moi, alors nous recourons à des concepts mais il n’est pas obligatoire que ces concepts recouvrent quelque réalité que ce soit. Ce sont des commodités de langage.
Rodrigo de Zayas - Je pourrais évidemment objecter qu’une réalité de langage est une réalité. Et si nous retournons à Kant, évidemment la chose en soi n’est pas, elle existe certainement, mais elle est absolument inatteignable pour notre psyché. Tout n’est que représentation aussi bien la réalité de langage que la réalité d’une guerre...
Gérard Wormser - Celui qui a porté le plus loin une réflexion de ce genre, et Sartre était très sensible à cela dans sa jeunesse même s’il ne l’a pas beaucoup cité après, c’est Nietzsche, le grand penseur de l’absence d’ontologie. Précisément, les mots sont de purs instruments qui permettent de désigner des intensités. Deleuze a retrouvé cela, à sa façon, d’une autre manière. Les mots sont des marqueurs d’intensité et non pas des marqueurs d’essence.
Jacques Semelin - Je voulais répondre à Gérard Wormser sur plusieurs points. J’ai apprécié la clarté de son exposé, ce qu’il a dit sur Kant, du contrôle par le haut. C’est vrai qu’on peut le dire de ce qui se passe au sein de l’Union Européenne. Je pense que l’on peut aussi le dire des balbutiements de la justice pénale internationale qui est peut-être encore plus explicitement d’inspiration kantienne par cette volonté du droit international. J’ai aussi apprécié votre citation de Sartre que je ne connaissais pas après la guerre, dans la mesure où elle semble dire que la violence produit de la morale. J’irai peut-être plus loin dans ce sens-là en référant à la discussion d’hier matin : la violence produit du religieux, la violence produit du sacré et c’est une autre forme de sa justification. Mais j’ai quelque gros problème avec votre présentation qui me semble faire un coup de force que j’inscrirai même dans votre lecture de Sartre. Vous connaissez peut-être le texte de Sartre qui préface le texte de Franz Fanon, Les damnés de la terre : c’est véritablement une apologie incendiaire de la violence qui, il me semble, serait difficilement lisible ou recevable aujourd’hui. Ceci m’a alerté sur votre manière de présenter les choses. Beaucoup de choses que vous avez dites, je les partage mais il y a un point qui me semble être de désaccord, dirons-nous. Vous dites, l’histoire, c’est l’histoire de la violence. Je crois que vous généralisez vous-même ce que vous ne voulez pas faire. Vous dites que la violence est toujours singulière, vous avez raison, mais en même temps vous généralisez vous-même, vous dites à un moment l’Histoire, c’est celle de la violence. Mais l’histoire, c’est aussi celle des mentalités, c’est aussi celle des civilisations, aussi celle du politique. Prenez l’exemple justement de la guerre d’Algérie qui est douloureusement inscrite dans notre Histoire de France. Les militaires français, on peut dire qu’ils ont gagné la bataille d’Algérie, ils l’ont dit. Cependant la France a politiquement perdu la guerre d’Algérie. J’ai l’impression que vous faites l’impasse sur l’histoire du politique, l’histoire du politique qui ne se réduit pas à l’histoire de la violence. Vous faites aussi l’impasse sur ce que l’on appellerait aujourd’hui l’histoire de la société civile internationale qui tente de se construire à travers l’action des ONG. Donc, c’est là que votre discours est assez réducteur et même je sens du déterminisme historique dans votre discours. Dans la mesure où même si vous vous dites que les gens veulent se libérer de la violence, etc., – c’est en tout cas ce que j’ai compris –, ils ne le peuvent pas parce qu’ils sont poussés par des forces qui sont celles de l’Histoire et qui sont celles de la violence. Dites-moi si je me trompe complètement dans cette lecture de votre exposé...
Gérard Wormser - Je vous remercie de cette intervention. Elle permet de clarifier certains points. Il va de soi que si j’ai dit que l’Histoire était l’histoire de la violence, ce n’est pas du tout avec l’intention d’annuler la fonction et le statut des institutions politiques et encore moins de la société civile. S’il n’y a pas d’ontologie de l’Histoire et que l’histoire se constitue comme auto-émergence, auto-organisation, il nous faut nous demander dans quelle tension et dans quelle relation les institutions politiques, les institutions civiles, les règles morales, les codes de conduite, les méthodes éducatives, les formes artistiques et autres, se produisent comme contre-effet d’une intention humaine. Celle-ci est tout aussi fondamentale que le phénomène auquel elle s’oppose bien sûr. Elle réagit à la violence, fond quasiment cosmique dans lequel les institutions prennent leur racine. Il n’y a pas d’origine des institutions sociales dans la violence, mais la postulation d’une violence primitive constitue la possibilité même de construire un langage pour discuter des institutions, des techniques, des codes de justice, des cours pénales internationales. Leur aptitude à réduire la violence est ce qui permet d’en mesurer la valeur. Dans la perspective de Sartre, quand il ne dit pas « la violence », dans la Critique de la raison dialectique, il dit « la rareté », ce qui revient à peu près au même : si je me bats pour quelque chose et l’obtiens, un autre ne l’aura pas. La genèse de la concurrence renvoie à quelque chose que l’on peut appeler « la rareté ». De manière analogique, la genèse des institutions politiques présuppose un rapport à quelque chose que l’on appellera « la violence », fond sur lequel se construit la culture humaine. Le fait que les institutions de la culture, le langage et toutes les autres formes auxquelles nous avons accès encadrent, délimitent, et réduisent la violence, pourrait laisser penser que les institutions politiques et sociales ne sont que les prolongements dialectiques d’une violence quasi naturelle qui engendrerait tout naturellement leur autre, leur contraire que seraient les institutions. Dans la perspective de Sartre, il est très important de dés-ontologiser la violence pour montrer que les institutions humaines sont construites face à elle, mais non pas comme un développement démiurgique rachetant le mal par un bien. Il y a une rupture de nature, il y a une rupture d’essence, si vous voulez, entre les institutions auxquelles nous croyons et le phénomène originaire de la violence auquel ces institutions répondent. Je suis en plein accord avec vous pour dire que tout le sens de l’institution humaine (après avoir cité Thucydide, Kant et Sartre) vient de l’idée d’encadrer les conditions dans lesquelles la violence, la rareté, la concurrence, la rivalité mimétique et autres phénomènes se déploient. Ce qui ne minore ni la signification ni la grandeur des institutions politiques.
De la salle - J’ai trouvé votre discours très pessimiste, notamment quand vous avez dit que la symbolique des guerres modernes était de signifier à chacun qu’il est inutile de résister. J’ai pensé à ce qu’avait dit Sophie Body-Gendrot hier, qui était quand même nettement plus optimiste, à savoir que la société civile peut se mobiliser pour aider les institutions à mieux faire. Je souhaitais mettre en parallèle ces deux interventions.
Gérard Wormser - Pour la réflexion sur « inutile de résister », vous avez trouvé cela récemment exprimé d’une autre manière dans un texte que Baudrillard a publié dans Libération il y a une dizaine de jour où il disait : « nous assistons maintenant à la guerre de tous les États contre tous les peuples ». Pour ma part, j’ai eu plutôt le sentiment que Sophie Body-Gendrot allait hier dans le même sens : il faut exercer une force importante de résistance et de construction d’institutions à petite échelle, dans les milieux de vie, dans les villes, dans les cités, dans les quartiers, si nous voulons ne pas sombrer dans le pessimisme que vous m’attribuez. J’essaye en fait de montrer qu’il découle des conditions générales dans lesquelles les médias imposent un ordre du jour à nos cerveaux. Pour se libérer de cet ordre du jour médiatique, il est extrêmement important d’être là où sont les autres et de créer les conditions d’un échange. Je veux remercier ici très personnellement Michel Cornaton qui nous réunit et nous offre ce dialogue.
De la salle – Vous avez utilisé les mots « automatique », « régulation automatique », je n’avais jamais pensé que derrière cet adjectif, on pouvait mettre tant de choses, je pense à la bureaucratie qui gère automatiquement, par exemple dans le cadre de la politique agricole commune, le destin du petit producteur que je trouve à la Croix-Rousse et qui me vend ses légumes ainsi que le grand céréalier. Tous les deux sont régulés automatiquement, froidement, bureaucratiquement depuis Bruxelles. Dans cette régulation automatique, quelque chose de non-vivant et de machinique nous est appliqué, alors que nous sommes des êtres humains vivants. Alors une métaphore me venait, comme lorsqu’on prend une boîte à rythme, c’est une régulation automatique, mais est-ce encore de la musique ? Avec un vrai spécialiste du rythme, un batteur, le rythme restera vivant, nous serons encore des vivants parce que la régulation de notre vie en commun se fera encore par un vivant...
Gérard Wormser - Ce dont il est question en parlant d’histoire n’est précisément pas l’automatisme, mais ce qui y échappe. Le projet historique est bien évidemment de faire mentir l’automatisme. C’est pourquoi j’opposais tout à l’heure mondialisation et globalisation. Du côté de l’Histoire, la conscience d’avoir à échapper aux automatismes fait rencontrer le risque de l’histoire tragique (on est passé de l’enthousiasme révolutionnaire de 1789 à la Terreur, de l’optimisme à la tragédie). Du côté de la mondialisation, il y a cette résignation aux automatismes considérés comme un moindre mal face aux philosophies tragiques de l’Histoire. Il y a peut-être de la bonne foi des deux côtés. Un mot que je n’ai pas employé et qui me paraît utile d’employer à cet instant de la discussion, c’est un terme qui me vient en partie de Norbert Elias, celui de « configuration ». Le propre de l’Histoire, c’est peut-être de passer d’une configuration à une autre configuration – ce mouvement est le propre de la démocratie. On ne peut pas se libérer tout seul, mais on peut, au moins à la marge, modifier les configurations dans lesquelles nous nous trouvons pris. L’altération ou l’altérité des configurations, prises comme renouvellement, échappent aux automatismes. Elles permettent de penser l’Histoire.
Sylviane Tribolet (média Rhône-Alpes, centre régional de formation aux métiers des bibliothèques) - Une question me tient à coeur à propos de la peine de mort. Comment peut-on la qualifier ? Je pense aussi à la peine de mort programmée, par exemple aux États-Unis.
Gérard Wormser - Reprenons à partir de Sartre, il y a chez lui deux positions contradictoires en apparence qui sont le problème même que nous avons à penser. D’une part il dit, « les conditions de la mort ne sont pas données avec la vie ». Phrase extrêmement forte de la Critique de la raison dialectique, qui prolonge des choses écrites dès L’être et le néant, une constante de sa pensée. A savoir que la vie est toujours là pour modifier ses propres configurations. Le propre de la vie est d’être une aventure dont le terme n’est pas fixé. C’est vrai de la vie individuelle, c’est vrai des sociétés. Les conditions de la mort ne sont pas données avec la vie, méditons cela. Mais à l’autre bout, toujours dans la Critique de la raison dialectique, il parle des individus surnuméraires, et dit que toute société désigne déjà ses propres morts. Cela peut relever de la sociologie de l’espérance de vie, des accidents du travail, des accidents de la route, etc. Les violences sociales désignent des morts programmés. L’expérience vitale ne se donne pas de limite et ne comporte pas de terme. Simultanément les sociétés désignent en leur sein des individus ou des groupes comme des morts potentiels.
Georges Linossier - Vous avez fait le parallèle entre les institutions actuelles et le Directoire du 18e siècle. Il semble pourtant que c’est au développement et au renforcement de ces institutions mondiales qu’il faut aller et ceci dans tous les domaines, pour la préservation de la paix bien sûr, mais aussi pour la protection de l’environnement, la protection de la planète, également en ce qui concerne la recherche sur le génome humain pour définir une éthique, la justice internationale... Le problème, c’est le contrôle démocratique de ces institutions et l’organisation de contre-pouvoirs. L’équilibre que l’on doit trouver entre ces institutions et ces contre-pouvoirs pour éviter que la société civile et que les individus ne subissent des décisions auxquelles ils n’ont pas pris part. Il me semble que tout est à inventer dans ce domaine.
Gérard Wormser - Rien dans la description que nous avons des institutions politiques, que ce soit celles du 18e siècle ou d’aujourd’hui, ne nous permet de minorer le fait que les institutions, fussent-elles internationales, sont traversées de conflits et que ces conflits engagent des intérêts, des personnes, des rivalités. L’impensé de Kant, si vous voulez, l’impensé du Directoire, c’est l’idée selon laquelle les institutions se comporteraient comme des personnes. En réalité, les institutions sont traversées des mêmes conflits que les sociétés. La difficulté à penser les institutions internationales tient au fait que nous avons à penser la conflictualité à l’intérieur de ces institutions comme nous devons penser la conflictualité à l’intérieur des sociétés. C’est ainsi que les sociétés peuvent être aussi en voie de se transformer. Prenez les travaux de Stiglitz, prix Nobel d’économie, ancien de la banque mondiale, qui a démissionné avec fracas et continue maintenant, à l’extérieur des institutions internationales, un travail de recherche et de publication visant à renforcer l’opinion publique internationale. Il poursuit des polémiques engagées avec et contre ses anciens collègues des institutions internationales. Nous avons besoin de ces gens qui sortent de la langue de bois et montrent que les institutions sont traversées des mêmes contradictions que la société. Quel que soit le journal que vous prenez, Le Monde ou L’Équipe, vous avez les mêmes informations sur la rivalité internationale, le vedettariat, la circulation des média, le transfert financier, etc.