Pour Michèle Narvaez
« Selon Poutine, sa vie entière est une opération spéciale » Vladimir Sorokine
Feu sur la liberté !
Que peuvent les jeunes qui viennent de lancer des œufs pleins de peinture sur les vitres de l’Ambassade de Russie à Paris ?
Huit ans après la révolution qui a vu l’Ukraine, indépendante depuis 1992, devenir une véritable démocratie, Vladimir Poutine lance son armée à l’assaut de son voisin : il n’a pas pardonné. A contre-courant de trente ans de transformations, il rêve de dominer personnellement sans partage un empire d’une taille inégalée et de faire de la Russie une puissance de premier ordre pour le siècle qui vient. Payé au prix du malheur de millions d’Ukrainiens, ce scénario sera un fiasco. Ce cauchemar nihiliste exige le travestissement total des faits les plus élémentaires par la propagande officielle, une dictature interne visant à décourager toute opposition, et la destruction méthodique du pays qu’il envahit, qu’il condamne à passer les vingt prochaines années à se relever des ruines et des souffrances. Quelles affres pour les Russes qui éprouveront la culpabilité d’avoir laissé faire Poutine ! Responsabilité impossible à assumer ! Poutine écrit la page la plus noire de notre siècle. Comme le dit le général Desportes « deux choses peuvent l’abattre : l’armée russe, qui refuse cette guerre civile, et la fracture de la société russe, dont on ne sait combien de temps elle pourra supporter cette guerre. Mais, dans les deux cas, cela laisse suffisamment de temps à Monsieur Poutine pour détruire une grande partie de l’Ukraine. » (Chanteau 2022)
Face à cette catastrophe inouïe, il m’a semblé pertinent de mêler quelques reflets d’une Ukraine heureuse aux premières réflexions que suscite cette horreur. J’ai parcouru les rues d’Odessa en 2013, celles de Kiev et Lviv en 2014. Marcher le long des quais du port, parcourir les avenues qui descendent vers le fleuve, circuler en bus, visiter les monastères, les synagogues et des appartements privés, photographier les rues, écouter les récits qui m’étaient faits, prendre les transports en commun, cette mosaïque fixe un cadre pour interpréter le savoir livresque. Participer à des colloques, éditer l’un d’entre eux, organisé à la hâte en 2014 par Valentyna Dymytrova (2014), fait sentir les nuances des propos tenus et des courriers échangés. Ecrit à l’automne, l’article d’Antoine Arjakovski (2014) qui conclut les Actes de ce colloque donne déjà le ton de ce qui adviendra ensuite : « En ce mois d’octobre 2014, le président russe a pris parti en faveur de l’option nationale-communiste sur les traces de l’ex-dictateur serbe Milosevic. Poutine cherche à transformer la guerre russo-ukrainienne en conflit planétaire des civilisations ». De quelle légèreté ont fait preuve les dirigeants qui voulurent pactiser avec Poutine ! Écrivant ces lignes, je tiens à exprimer toute ma reconnaissance (pas seulement ma solidarité) aux Ukrainiens rencontrés alors, pénétrés de l’amour de leur patrie et du souvenir des sacrifices pour la bâtir. Ils m’ont narré la geste de ses régions : j’ai compris que Kiev et Odessa provenaient d’empires évanouis, j’ai approché certaines des multiples dimensions spirituelles d’un pays que l’adversité n’a pas détruit1.
Des vestiges de l’antiquité hellénistique déposés dans des musées aux monuments dédiés aux victimes du nazisme – plus récemment à celles de la répression de la révolution de 2014, l’Ukraine incarne une exceptionnelle synthèse des civilisations nées entre le Bosphore et la Baltique. Sa récente indépendance lui a rendu une capacité créative longtemps bridée. La Russie de Catherine, Pierre, Lénine et Poutine ? Un voisin brutal qui méprise les paysans et les a massacrés ou affamés par millions quand les communistes ont saisi leurs terres pour les remettre brutalement à des kolkhozes2 qu’ils rejetaient. L’Armée rouge qui défit Hitler et Berlin était en grande partie ukrainienne : le nombre d’Ukrainiens morts au combat dépasse le total des pertes américaines, britanniques et françaises réunies et le taux de mortalité fut le pire de toutes les nationalités – à quoi ajouter 1,5 millions de Juifs massacrés ! Leur déportation et les morts des batailles de Kharkov (Lopez 2022) n’empêchèrent pas Staline de réprimer l’Ukraine et d’interdire l’enseignement de la langue ukrainienne après avoir éradiqué ses formes les plus spécifiques (Shevchenko 2014).
Périphérie captive dont le martyre au XXe siècle, a été conté dans son ensemble par Timothy Snyder (2012, 2014), l’Ukraine indépendante pouvait d’autant moins s’orienter vers un régime de terreur que les traces du génocide et dus malheur, depuis la grande famine qui tua quatre millions de paysans ostracisés par la politique de dékoulakisation3 ordonnée par Moscou jusqu’à la répression indiscriminée des collaborateurs une fois les Allemands vaincus, restent bien visibles dans tout le pays. Comme un palimpseste, elles seront maintenant recouvertes par celles des destructions nouvelles infligées par leurs maîtres russes. Comment ce peuple poursuivra-t-il son émancipation démocratique ? Il a donné naissance à bien des militants et des intellectuels communistes du XXe siècle. Mais il lui fallut trente ans pour retrouver une certaine prospérité et former de nouvelles élites intellectuelles, tant la population avait été décimée par les famines des années trente et le génocide des Juifs des années quarante – que symbolise le ravin de Babi Yar proche du centre de Kiev (Berkhoff 2015) – , sans parler de la répression post-stalinienne de la culture ukrainienne.
Après avoir accompagné l’Armée rouge comme correspondant de guerre (Grossman 2007), avec Ilya Ehrenbourg, né à Kiev, Vassili Grossman, juif ukrainien également, a réuni les premiers témoignages sur les atrocités nazies et les a rassemblés dans le Le Livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945 (2019), qui n’a jamais pu paraître en Union soviétique et fut tardivemet publié en Occident. Venue d’un autre âge, la guerre de Poutine ne peut qu’engendrer une catastrophe absolue – y compris pour la Russie. Comme l’écrit Jonathan Littell (2022), « La Russie mérite la liberté, la même liberté que l’Ukraine a douloureusement bâtie ces dernières décennies ». C’est précisément cette envie de liberté que Poutine veut détruire sous le couvert des menaces de l’OTAN. Cela suppose de faire régner la terreur en Russie même, dont la population est otage. Jusqu’à quand ? La dissolution de Mémorial en décembre dernier, et en ce début mars la censure totale des derniers sites d’information indépendants, annoncent des lendemains terribles.
Je dénonce les affabulations grotesques que répandent à travers le monde les médias négationnistes et conspirationnistes financièrement ou idéologiquement à la solde de Moscou. Ils cautionnent les méthodes de Poutine et ses affidés. L’existence des Ukrainiens fut jusque très récemment marquée du sceau des privations et des difficultés quotidiennes. Même si les systèmes de transports et l’éducation de base étaient convenables, nombre de produits étaient difficiles à trouver : il était bon de se fournir en fruits et légumes auprès de paysans circulant en ville. Le décorum des bâtiments anciens du centre d’Odessa, plus ou moins restaurés, signale avec nostalgie une époque révolue – ainsi des synagogues réaffectées à des activités culturelles. Par contraste, les édifices de style fonctionnaliste soviétique tardif créent de constants décalages au long des avenues de la capitale. Pour sa part, Lviv a tout d’une ville d’Europe centrale. Même après l’entrée des Russes dans le Donbass en appui des « séparatistes », aucune action n’a été menée contre les russophones de Kharkiv ou d’ailleurs, ce qui dément l’invective poutinienne contre une société ennemie des Russes et néo-nazie. Lviv est un carrefour des cultures européennes où les éléments germaniques, juifs ou polonais côtoyaient depuis fort longtemps les populations orthodoxes. J’ai eu cette chance, je ne l’oublie pas. Je remercie l’amie qui me l’a offerte et sans qui mes pensées ne seraient que d’inutiles généralités. Datant de 2014, les photos accompagnant cet article se veulent le tombeau d’une ouverture au monde que cette guerre meurtrière entend punir. Engager une guerre totale contre une démocratie pacifique qu’on prétend libérer est tout simplement monstrueux. Les présupposés impérialistes et totalitaires qu’elle mobilise font de la Russie de Poutine un Etat-paria qui ne se relèvera pas de cette campagne inique.
Dans son ouvrage Retour à Lemberg, Philip Sands (2016) a mené une enquête exceptionnelle dont l’épicentre se trouve à Lviv (Lemberg du temps que cette ville était en Galicie, dépendant de Vienne). Remontant au berceau de sa famille, partie de Vienne se protéger du nazisme à Londres et à Paris, ce juriste réalise que Lviv (Lemberg), nettoyée de ses Juifs par les nazis4, avait formé à peu d’années d’intervalle deux de ses éminents prédécesseurs, à qui les déportations et les massacres allaient inspirer deux des concepts juridiques qui marquent le droit international depuis 1945. L’un, Lauterpacht, passé en Angleterre au motif du numerus clausus bloquant ses études dans l’empire austro-hongrois, a élaboré le concept de crime contre l’humanité qui fut au centre des procès de Nuremberg. L’autre, Lemkin, passé aux USA après que l’antisémitisme l’a obligé à renoncer à sa carrière de juge en Pologne, élabora le concept de génocide, nouveau concept juridique lui aussi entré dans le droit international. En 1915, l’ambassadeur américain Morgenthau avait compris que le massacre des Arméniens visait l’éradication sans précédent d’un peuple entier ; la Solution finale indiquait que cette volonté d’extermination totale était devenue l’un des buts de guerre des nazis, qu’ils menèrent à bien jusque peu de temps avant de devoir abandonner les territoires conquis par leurs armées. La volonté exterminatrice était malheureusement devenue l’un des traits de l’époque. Comment sortir du cercle infernal de la violence ? Aujourd’hui, Philip Sands cosigne avec Gordon Brown, ancien premier ministre britannique qui a publié de longue date sur le risque d’invasion de l’Ukraine, un appel à constituer un Tribunal international spécial sur les crimes en Ukraine.
L’Ukraine, selon Snyder, incarne la contradiction centrale de l’Empire russe. Clairement européenne, sa population cultivée s’employa au XVIIe siècle à développer une Russie très attardée (Snyder 2014). Pour cette raison même, la politique identitaire russe s’en est toujours prise aux Ukrainiens, suspects de s’écarter des valeurs grand-russe. Cette démonisation de l’Ukraine et de l’Occident fonde encore la popularité de Poutine à Moscou – de là les invectives contre un Etat soi-disant contrôlé par des nazis et des drogués. La réalité est toute autre : port qui se souvient d’avoir été lié à Byzance-Constantinople, Odessa est aujourd’hui tournée vers Istanbul comme vers la Roumanie et la Bulgarie : la ville a résisté en 2014 à une tentative de soulèvement préparé par les Russes. Kiev se souvient de ses liens avec les Grands-duchés de Varsovie et de Lituanie qui dominèrent la région (et la Biélorussie actuelle) jusqu’à la poussée des Moscovites et des Prussiens (qui se partagèrent ces territoires au XVIIe siècle, une part revenant aux Habsbourg de Vienne). A quoi bon falsifier cette complexité et la détruire quand toute ville est une collectivité multiculturelle, un lieu d’accueil international ? L’ancre ukrainienne symbolise le cosmopolitisme d’une terre de migrations et de passages entre Baltique et Mer noire. De Kiev et Odessa jusqu’à Kharkiv ou Lviv, les Ukrainiens contribuent à la conversation européenne : pas question de les désintégrer !
Une partition hitlérienne et sa variation Poutine
Naïves, crédules ou simplement nationalistes, bien des personnes fusionnent leurs fantasmes avec les intox. Prenons un exemple. J’ai entendu dire que le gouvernement ukrainien aurait pu être mis en place par l’Américain Bannon pour enfoncer un coin trumpiste dans le jardin russe. On en veut pour preuve la place du groupe Pravy Sektor (Secteur droit) dans la révolution de 2014. Pure désinformation : avec moins de 1% des votes aux élections de 2014, ce groupe a disparu du paysage. L’armée régulière a résisté à toutes les provocations. Par ailleurs, il est simple de vérifier que Trump et Bannon soutiennent Poutine. Le premier affirme aujourd’hui que s’il était au pouvoir, il aurait trouvé un accord avant que n’éclate une guerre, le second déclare crûment que l’Ukraine n’est pas un pays et ne fut que la base corrompue de l’enrichissement des Clinton (@RonFilipkowski (Twitter) 2022). A moins d’imaginer qu’on aurait créé l’indépendance ukrainienne pour permettre aux Russes de la détruire, ce complotisme est sans objet – la réalité le dément d’elle-même. Mais les réseaux sociaux prêtent l’oreille aux déclarations absurdes des figures-repoussoirs dont se nourrit la désinformation générale. Les pires idéologues sont célébrés par leurs adversaires comme par leurs partisans. Quand bien même il suffit de quelques pages informées pour démentir les allégations et les images trompeuses, la défiance se nourrit de rumeurs colportées, reprises en boucle et commentées – plus c’est gros, plus ça passe ! Une vision conspirationniste tient lieu d’explication générale : n’ai-je pas parlé à Paris au premier jour de l’attaque à la responsable russe d’un magasin de luxe ? Agissant de fait en agent de Poutine, elle affirme tranquillement que nous saurons bientôt les motifs véritables d’une attaque certainement justifiée. Comment est-ce possible ? Les réseaux sociaux confirment les pires préjugés idéologiques selon l’effet bulle de filtre identifié par Eli Pariser : les réseaux sont calibrés pour envoyer à chacun ce qui conforte ses orientations. Le pire ? Ces infox sont relayées sans recul par des personnes aux avis largement partagés : s’agissant d’influenceurs, ce colportage est criminel.
Hormis certains Russes résignés et passifs, comment ne pas saisir la fausseté des montages repris sur les réseaux sociaux du monde entier pour stigmatiser l’extrémisme violent des Ukrainiens ? On fait tourner en boucle des évocations de l’incendie qui a ravagé en 2014 la Maison des syndicats d’Odessa, où périrent quarante militants pro-russes qui, ayant échoué à soulever la ville, s’y étaient retranchés. Livrée à l’excès de données invérifiables et aux bouleversements rapides du quotidien, notre époque devient délirante et conspirationniste : elle rêve d’intentions occultes et de manipulations. Spinoza disait voici 400 ans que le ressort de ces croyances était le désir impérieux de disposer d’une explication à tout. Il semble alors satisfaisant de penser qu’une volonté préside à la réalité. On fuit de la sorte l’incertitude existentielle, nommée contingence chez Sartre (1943). La Russie excelle à manipuler de tels schèmes. Il resterait à nous pencher sur la part d’angoisse, et sur la tentative de la colmater à tout prix par des certitudes, fussent-elles nées d’illusions fondamentales, qui pourrait rendre compte de l’usage frénétique des réseaux sociaux comme s’ils nous raccrochaient au monde. La contradiction sur laquelle se fonde leur règne tient à une alchimie étonnante de micro-mouvements par lesquels chacun suit ses contacts en même temps que chacun tente vainement d’arrêter le temps et de stabiliser ses vécus. Comme l’écrit Matthew Guay, « Les notes nous aident tout à la fois à oublier et à nous souvenir. Plus d’angoisse de perte ; on peut avoir nos idées et aussi les oublier. Nous pouvons les couper et les tailler, et cependant conserver nos chères pensées. Nous voulons nous rassurer et savoir que nos mémoires n’étaient pas superflus et qu’ils seront bien là si nous voulons les restaurer. Sans quoi nous ne les laisserions pas partir. » (2022) Manière élégante de dire que nous cherchons des certitudes apaisantes et tentons d’éviter la vacuité que procure le sentiment de notre inutilité. Les métaphysiciens russes ont de longue date affronté cette question, reprise à sa façon par Elias Canetti.
Les réseaux électroniques permettent aussi de partager des informations factuelles, des réflexions ou des appels à manifester. Sous cette forme, ils accueillent les nouveautés, les imprévus, et nous permettent de modifier nos points de vue. Mais c’est à la condition expresse de varier nos sources d’information et de prendre du recul pour analyser nos représentations. Sous cet aspect, ils nous permettent d’affronter la conflictualité et non de l’éluder, d’enrichir nos points de vue, non de les simplifier, de traiter du réel historique, non de mythologies potentiellement meurtrières et toujours stériles pour la pensée. Ces expériences critiques sont-elles devenues trop exigeantes pour notre époque ? Entre le blocage des informations et des réseaux en Russie et la paresse si répandue à s’informer, les rumeurs prospèrent sur un fond d’ignorance et d’indifférence aux faits. Crédulité meurtrière et esprit critique disent des mondes et des aspirations opposés. Les pratiques informationnelles réfléchies visent d’autres mœurs, une tout autre éducation, d’autres projets de vie. Le conspirationnisme tue : rien n’est inutile qui le confronte à ses absurdités. En l’occurrence, cette guerre est celle d’un seul homme, obsédé et revanchard selon l’analyse d’Antoine Arjakovski, qui pointe la divergence fondamentale entre la théologie politique russe, centrée sur une verticalité qui fait du tsar le représentant de Dieu, et la tradition ukrainienne pluraliste et coopérative, à l’image d’une société rurale et non pas militaire, où l’Etat accomplit une mission de pacification des différences et non d’une répression pour les anéantir (Arjakovski 2014).
Le conflit a été préparé par une propagande honteuse faite de détournements d’images et des caricatures les plus éhontées du pays que l’on se prépare à démanteler. Vu du Nord, l’Ukraine serait un vaste marécage qui sépare les villes de la Baltique d’un débouché impérial vers la Méditerranée : la construction d’Odessa et de Sébastopol au XIXe siècle en seraient les issues. L’humour corrosif de Gogol, né en Ukraine, avait saisi sur le champ que ces projets ne pourraient s’accompagner que d’une bureaucratisation et d’une servitude sans limites.
L’écrivain russe Vladimir Sorokine (2022) rappelle que l’autocratie russe reste sous Poutine celle conçue par Ivan le Terrible : une poigne de fer prête à s’abattre à tout moment sur toute composante du peuple. Comment ce despotisme est-il intact après 500 ans ? C’est un fait. Poutine se débarrasse des opposants ou des oligarques suspects, héritant d’un pouvoir qui, comme une carotte de glace conserve des traces du passé, plonge ses racines par-delà la couche soviétique jusqu’aux temps médiévaux. D’ailleurs, Poutine a réhabilité la figure oubliée d’Ivan Iline au point d’en faire une référence. Cet intellectuel antibolchevique espérait non seulement qu’un dirigeant suprême redresse la Russie à la chute du régime, mais avertissait que « si les périphéries structurées par le léninisme, au lieu de revenir dans la nation, cédaient aux tentations occidentales, la révolution, au lieu de cesser, pourrait bien accomplir son dessein mortifère lié à la perversité occidentale »5. Poutine affirme aujourd’hui que le germe de l’indépendance ukrainienne tient aux conséquences désastreuses de la politique léniniste en matière de nationalités. Ayant consenti d’absurdes concessions, selon Poutine, dans les années qui ont suivi la révolution, le Parti communiste a commis la même erreur en 1989, concédant un droit de sécession aux républiques soviétiques, espérant ainsi négocier le maintien d’une fédération au prix d’une quasi-souveraineté. Poutine revendique donc explicitement le retour à la Russie impériale d’avant 1917, oubliant que l’Ukraine se battait depuis des décennies pour son indépendance et qu’elle l’avait obtenue dès 1917 : les « concessions » léninistes étaient le prix à payer pour une bonne entente entre les peuples, brisée peu d’années après par les réquisitions staliniennes ! À propos de Poutine, Sorokine ajoute que :
Sa popularité russe est fondée sur la duplicité même avec laquelle cet homme viril affiche ses buts et dissimule ses intentions – le mensonge étant une pratique constante du pouvoir russe. S’il a trompé vingt ans durant tous ses interlocuteurs et même Merkel, il vient de jeter le masque : son discours d’entrée en guerre évoquait davantage sa haine de l’Occident et de l’OTAN que les Ukrainiens, une haine bue avec le lait noir du KGB. Ennemi de la liberté et de la démocratie – chacun a fini par le comprendre –, il ne peut que perdre : sa guerre d’Ukraine est son chant du cygne. Attaquant un pays parce qu’il est libre et démocratique, il se heurte à quelque chose de plus grand que son radotage éculé. Rénovateur d’un sombre passé médiéval, produit de la corruption, du mensonge et du mépris de la liberté humaine, nous devons tout faire pour que ce monstre retourne une fois pour toutes au passé dont il est issu. (Sorokine 2022)
Rien de nouveau : la rumeur a toujours accompagné les guerres et la propagande idéologique. Mais la puissance des réseaux couplée aux moteurs de recherche conçus pour sélectionner par itération des résultats convergeant avec des requêtes antérieures garantit que les fermes de trolls encouragent les représentations biaisées ou fausses qui apparaîtront avant des articles mieux documentés, mais plus délicats à charger. La communication de crise en Ukraine ne fait pas exception. La panique y est entretenue par les assaillants, d’où le rôle essentiel de Volodymir Zelensky.
Dans ce qui semble avoir contribué à son délire, Vladimir Poutine a mis en scène le ballet diplomatique qui s’est organisé en février 2022 pour tenter de le dissuader de passer à l’action malgré les signes d’une préparation méthodique de l’assaut. Ces pourparlers sans résultat n’étaient qu’un intermède de son Crépuscule des dieux, un bras de fer rituel pour mesurer la force des protagonistes. A cette aune, le canal offert par le président français, président du Conseil européen à cette date, était le meilleur. Mais la résistance ukrainienne et la solidarité internationale rendent Poutine furieux. Sa propagande exige alors l’inversion de toute réalité : après avoir parlé de libérer les Ukrainiens du joug des nazis, il lui faut rejouer la partition du complot planétaire contre la Russie. Qui pourra l’écarter du pouvoir et restaurer la parole russe ? Faudra-t-il que Xi Jin-ping s’entremette ?
Que de regrets pour les Allemands d’avoir pensé, avec Schröder et Merkel, que la diplomatie du gaz tenait lieu de politique étrangère ! (Popp 2022, 6). Herfried Münkler l’expose simplement (2022, 46) : Poutine pense en termes de zones d’influences; il a toujours pris prétexte de défendre des principautés amies pour briser la souveraineté des voisins de la Russie. Les zones d’influence sont porteuses de conflits violents car aucune règle n’est édictée pour en sortir. 1989 fut sur ce point une anomalie – celle que Poutine tente de corriger depuis son accession au pouvoir : « L’Occident n’était tout simplement pas prêt à risquer une grande guerre pour faire observer les règles et forcer le respect des valeurs. C’était un calcul raisonnable compte-tenu des risques d’escalade et tant qu’existait un garant de l’ordre international. » (2022, 47) Le retrait du garant américain, acté en Syrie dès 2013, a encouragé les transgressions de Poutine : retour à la case départ pour l’Europe, qui va vivre dans la crainte d’agressions majeures qu’elle devra affronter seule. La guerre d’Ukraine est le test d’un nouvel ordre international où Poutine renverse la table, forçant l’Amérique à revenir.
Lancée par Vladimir Poutine, la campagne d’Ukraine de l’armée russe a été précédée d’une intense propagande reprise des stratégies élaborées par Hitler pour soutenir Franco après son putsch contre la République espagnole ou démembrer la Tchécoslovaquie (Snyder 2012), voire de celle utilisée par les Soviétiques pour attaquer la Finlande en 19396.
Le dictateur ne s’arrêtera pas à mi-chemin. Intégrer de force l’Ukraine à un système de prédation contrôlé depuis Moscou ferait du nouvel Empire un acteur dominant des secteurs énergétiques et agricoles mondiaux : de quoi mettre l’Union européenne à genoux et tenir le choc de la puissance chinoise. Peut-on parler d’un risque calculé ? Le 11-Septembre a marqué la politique internationale jusqu’au départ d’Afghanistan des soldats américains. Cette invasion ouvre une nouvelle époque du monde, caractérisée selon Branko Milanovic par les prétentions d’un capitalisme étatique à l’emporter sur le capitalisme libéral (Milanovic 2020). L’économiste d’origine serbe décrit le jeu des oligarques au service d’un pouvoir central qui protège leurs activités et la corruption qu’elles supposent, pour autant qu’elle s’accorde à ses objectifs de puissance : la démocratie n’est pas une priorité. L’Ukraine vaincue, même détruite, fournira de quoi rétribuer les soutiens de Poutine, qui s’est renforcé depuis vingt ans en jouant sur la foi des États européens en une paix par le commerce.
Zelensky, héraut d’une nouvelle Europe
Depuis le 24 février 2022, les cartes sont rebattues. L’Allemagne, choquée par le déclenchement d’hostilités auxquelles elle ne s’est nullement préparée, procède au tournant radical de ses orientations. Après Angela Merkel qui attendait de Poutine qu’il se montre fair play, Olaf Scholz improvise contre ses convictions antérieures. Le correspondant du Guardian à Bruxelles, Daniel Boffey, a signalé que le Conseil européen a été bouleversé par le témoignage de Volodymir Zelensky. Son courage et son engagement total au service de ses concitoyens forcent l’admiration. Son intervention a sorti l’Europe d’une posture de neutralité bienveillante et précipité les décisions : sanctions majeures, envoi de matériels militaires, soutien aux réfugiés et aux volontaires décidés à rejoindre l’armée ukrainienne. Trop tard pour sauver l’Ukraine, mais cet élément imprévu a fait sortir Poutine de ses gonds : il a parlé de mettre en alerte ses forces nucléaires – une première. Ursula von der Leyen promet d’intégrer l’Ukraine à l’Union européenne. Cette victoire diplomatique inespérée de Zelensky se paie d’une intensification immédiate des bombardements : comment concrétiser cette promesse après une victoire russe ? Faudra-t-il attendre la mort de Vladimir Poutine ou un effondrement économique radical de l’économie russe ? Un engagement militaire suffisant pour expulser les Russes des territoires qu’ils ont conquis ? Ce dernier scénario n’est pas le plus probable.
On ne voit pas encore le soutien militaire massif de nature à inverser le cours de la bataille. L’improvisation totale des Européens ne peut excéder les limites que se donne l’OTAN : ne pas entrer en conflit direct avec la Russie. Certes, comparées à ce que furent les réactions internationales à la montée des nazis au pouvoir, les sanctions internationales sont nettement plus rapides aujourd’hui : il aura fallu quelques jours. A contrario, l’Union soviétique, après le pacte Ribbentrop-Molotov qui laissait le Reich agir à l’Ouest, ne se préparait pas à l’imminence de l’attaque allemande qui allait dévaster l’Ukraine de 1941 à 1943. Par ailleurs, les USA ont longtemps poursuivi leurs transactions bancaires avec l’Allemagne, même après Pearl Harbor. L’opinion publique américaine était loin de soutenir unanimement la Grande-Bretagne de Churchill ou la France occupée7. Si l’on peut regretter la faiblesse du soutien accordé à l’Ukraine avant l’invasion russe, la riposte aura des effets puissants même en l’absence d’engagement de troupes étrangères aux côtés des Ukrainiens.
L’installation des Russes en 2014 dans le Donbass ukrainien devait affaiblir l’Ukraine et pousser le pouvoir de Kiev à se militariser. Mais ce gouvernement n’a donné aucun signe de vouloir reconquérir les enclaves irrédentistes, ôtant tout prétexte d’intervention à Poutine. Qu’à cela ne tienne ! La propagande évoquant un futur génocide des populations russophones de la région par des miliciens nazis suffira à convaincre une part de l’opinion russe et internationale. Il fallait répondre à la menace fantasmatique d’un encerclement de la Russie par l’OTAN – en réalité affaiblie et divisée : l’Alliance atlantique, une fois Mouammar Khadafi assassiné, n’a remporté aucun succès ces 15 dernières années. Sous la présidence de Volodymir Zelensky, comédien juif russophone brillamment élu contre le président issu de Maïdan, Petro Porochenko, l’Ukraine démontrait que l’ancienne république soviétique était mûre pour rejoindre l’Union européenne après avoir mis bas une dictature répressive, comme auparavant l’Espagne et le Portugal en 1986 ou encore la Roumanie et la Bulgarie en 2007. L’Accord passé entre l’UE et l’Ukraine contribuait à l’essor du pays sans devenir le prétexte à une intervention russe qu’aurait signifié l’annonce d’un projet d’adhésion. C’était déjà trop pour Vladimir Poutine. Il est vrai que Blinken, en Pologne, a négocié le remplacement d’avions de type soviétique que ce pays détient encore, lesquels seront envoyés en Ukraine d’où ils ne reviendront pas, par des avions américains. Discrètement, les USA reprennent pied en Europe et voudront la contrôler. Macron a beau avoir le champ libre après Merkel, à présent que celle-ci est discréditée par l’aventure de NordStream, un président français est impuissant si les USA ne font rien. En 2013, François Hollande a du retenir au dernier moment les avions prêts à frapper la Syrie d’Assad en réponse aux attaques chimiques lancées par ce dernier. Sans explication, Obama renonçait à sanctionner la « ligne rouge » qu’il avait lui-même édictée. L’invasion de l’Ukraine orientale (Donbass) n’a pas donné lieu à de vraies représailles en 2014 : les Accords de Minsk ont prétendu geler la situation et maintenir les apparences d’un équilibre russo-ukrainien au nom d’une paix fondée sur les contrats gaziers. Les sanctions actuelles ne permettront pas aux Ukrainiens de virer les Russes avant la mort de Poutine : ruinée, l’Ukraine sera un chiffon rouge abritant le programme de reconquête diplomatique américaine après Trump. Vingt ans après la calamiteuse affaire des armes de destruction massive de Saddam Hussein, les USA peuvent prétendre revenir aux valeurs de l’ONU. Merci Zelensky !
Poutine est loin d’avoir gagné – mais sa défaite prendra du temps et laissera l’Ukraine exsangue. Timothy Snyder (2022) le voit pris dans un système de dénégations et de provocations liées à ses illusions manipulatrices et affirme que le despote russe n’a aucun horizon stratégique cohérent. Russia Today banni des moteurs de recherche, le blocage des liaisons aériennes internationales vers la Russie, les transactions financières bloquées, le spectre de la faillite russe est là. Poutine exportera ses stocks pétroliers et agricoles vers la Chine : cela ne se fait pas du jour au lendemain. Peut-il occuper l’Ukraine sans courir au désastre ? Zelensky le sait, cela explique sa manière de faire voir au monde et aux Russes l’énorme forfaiture de Poutine et le patriotisme ukrainien. C’est d’ailleurs le motif de son attitude intransigeante lors de la tentative de médiation esquissée par Emmanuel Macron, qui a certainement tenté de faire pression sur Zelensky pour lui conseiller un moyen d’éviter la guerre après avoir entendu les récriminations de Poutine. Convaincu de l’inutilité de la moindre négociation alors que les Russes étaient déjà en ordre de bataille, Zelensky a demandé l’appui européen quelle que soit la décision prise par Poutine. Les faits lui ont donné raison, ainsi qu’il l’a proclamé dans son adresse au Parlement britannique le 8 mars : « Nous n’avions pas prévu de devenir grands, mais tel aura été notre destin dans la guerre » (ITV News 2022). Homme de médias qu’habite la mémoire des génocides, le président ukrainien, avec des moyens limités, a fait de l’Ukraine un partenaire fiable des États démocratiques et montré qu’il possédait assez les codes diplomatiques pour mettre ses partenaires devant leurs responsabilités. En guerre, il est un combattant, devenu l’icône sacrificielle d’un pays victime de ses faiblesses héritées. Quant aux fake news, elles continueront sans doute, mais le crédit perdu de Poutine ne lui permettra plus de financer à travers le monde un réseau de médias propagandistes répandant quotidiennement les rumeurs les plus insidieuses. C’est même tout le contraire à quoi nous assistons : l’Ukraine, à travers le courage de son président, son sens de l’organisation et son talent de communiquant, a fait gagner à son pays le soutien de la communauté internationale. L’Ukraine a acquis un plein droit de cité et sa voix sera également relayée par la présence des exilés un peu partout. Une partie d’entre eux ne pourra pas rentrer dans un pays dévasté – ce ne sera pas la première fois.
Il restera à peser les motivations de cette guerre insensée dont l’un des résultats sera la ruine complète de la Russie : il est loin le temps où les financiers de Goldman Sachs inventaient le concept des BRIC’s pour désigner les économies émergentes les plus dynamiques. Les quatre grands pays désignés par ces initiales sont tous actuellement soumis à des pouvoirs autoritaires qui ne s’offusquent guère des inégalités extrêmes qui caractérisent leurs sociétés et sont restés solidaires avec la Russie en dépit de la violation manifeste d’une souveraineté dont chacun de ces pays entend jalousement la défendre pour lui-même. Le débat historique ne fait que commencer s’agissant de comprendre la motivation des décisions de Poutine. Quelques interprétations se dégagent cependant assez clairement. Certains font état de la crainte où seraient les dirigeants russes d’une forme de contagion démocratique depuis l’Ukraine, mais cette idée empruntée au souvenir de la désintégration de l’URSS est probablement très loin d’avoir effleuré un état-major russe certain de sa capacité répressive. A rebours, Jonathan Littell indique que Poutine exerce jusqu’ici une force que rien n’arrête, il avance tant qu’il n’est pas bloqué. Tel est aussi l’avis diffusé par l’ancien président François Hollande. Branko Milanovic tire les conséquences de cette hypothèse en quelques points saillants : la raison d’État s’impose aux oligarques dont le pouvoir semble disparaître ; pour conserver leur fortune sans trop de risques, les plus riches auront à choisir entre la constituer dans des États qu’ils contrôlent ou bien à inventer de nouveaux paradis fiscaux : il en résultera une fragmentation nouvelle de la sphère financière, ce qui pourrait bénéficier à Bombay ou Djakarta, par exemple ; enfin, le discours sur la fin de l’histoire supposait que la guerre ouverte était un moyen obsolète de gouverner – cette croyance s’est avérée fausse (Milanovic 2022). Ainsi, aucune lecture monologique n’épuisera les aléas du monde, et ce n’est pas simplement affaire de goûts et de couleurs – c’est bien des rapports de force qu’il est question. Cette ligne d’analyse se situe dans la foulée des travaux de Claude Lefort sur Machiavel et le totalitarisme, en une tentative de modélisation des dimensions circonstancielles dans lesquelles agit le Prince. La pérennité de son pouvoir exige de donner des signes d’une certaine prévisibilité, mais qu’il se départisse jamais de la possibilité de changer les règles à sa guise.
Une autre ligne d’analyse sera celle envisagée par Piotr Smolar, qui étudie les manières dont Poutine a pu se sentir piégé par les Occidentaux au point de penser qu’il lui fallait réagir avant que ce ne soit trop tard. Sur ce versant de l’analyse, que nous pourrions relier aux travaux de Pierre Hassner, l’élargissement de l’Union européennes aux anciens pays-satellites du Pacte de Varsovie est un affront qu’il faudra laver, et le chemin pris vers la démocratie par l’Ukraine qui vote à plusieurs reprises contre les candidats soutenus par Moscou une évolution insoutenable, une menace quotidienne pour la sécurité de la Russie, un risque de démantèlement de son empire. Poutine vivra donc comme autant d’humiliations les amputations territoriales de la Serbie, les interventions américaines en Libye, et les évolutions ukrainiennes : en l’absence de démocratie, la géopolitique dicte ses lois selon les forces en présence. Pour une version plus radicale de cette interprétation, on peut se reporter à l’article de Ted Galen Carpenter pour qui il ne faisait pas de doute que les Etats-Unis verraient le retour de balancier après avoir bouté la Russie hors de zones qu’elle entendait conserver au nom du partage de Yalta en 1945. L’auteur de ce papier est très critique de Bill Clinton pour avoir enclenché ce mouvement d’expansion, qu’il juge, en reprenant les mots de Poutine en 2007, avoir sapé la confiance qui pouvait exister jusque là8 (Carpenter 2022). Sur ce point, les États croupions entretenus par la Russie tout autour de la Mer Noire, de la Géorgie et l’Arménie jusqu’à la Transnistrie en passant par la Syrie, ces États sont considérés comme des bases défensives face à un Occident sans limites dans ses ambitions conquérantes. C’est pour ce même motif qu’il ne peut être question chez Poutine de prendre en considération les moindres intérêts des peuples : on se perd certes en conjectures devant cette « diagonale du fou » qui semble, selon le discours d’entrée en guerre de Poutine, vouloir annuler un siècle et plus de « droit des nationalités ». Ce dernier n’est ni une invention ni une faiblesse attribuable à Lénine, comme il le proclame. C’est un principe exposé dès le milieu du XIXe siècle autour de l’indépendance italienne et ensuite dans les 14 points de Wilson de 1918. Lénine s’en était pris au tsarisme en promettant une fédération. Il dut d’autant plus mettre en œuvre que l’Ukraine fut quasi-indépendante de 1917 à 1922.
Sur le plan historique, la guerre d’indépendance de la Grèce vers 1830 serait un exemple pour ce que Poutine voudrait rétablir. D’un conflit régional arbitré par les Grandes Puissances résultèrent d’importants gains territoriaux pour la Russie à qui le traité d’Andrinople avec un Empire ottoman affaibli octroya pratiquement tous les territoires entourant la Mer Noire auxquels elle prétend encore aujourd’hui. C’est bien le modèle dont le partage de Yalta s’inspira, négocié entre un Roosevelt malade et un Staline au faîte de sa puissance. Le grand jeu, en quelque sorte, contre les aspirations éventuelles des peuples. Les milices Wagner d’un côté, l’empoisonnement de Navalny de l’autre, c’est bien de ce modèle qu’il est question (Smolar 2022). Ce n’est pas tout. Michel Eltchaninoff (2016, 2022) constate comme Snyder l’importance des références idéologiques de Poutine, et en particulier celles à Ivan Iline. Mettre l’accent sur cet aspect, c’est, dans la lignée de Hannah Arendt, dire à quel point l’engagement totalitaire est capable de s’affranchir de toute logique pragmatique : il est des buts plus fondamentaux, quasi métaphysiques, qui exigent du chef de se sacrifier sans retour à la Cause. Si tel est le cas pour Poutine, cela rendrait en partie raison d’un engagement qui pourrait signer sa ruine en même temps que celle de la Russie.
Le combat pour la vérité des faits est bien engagé. Il faudra du temps pour que la Cour pénale internationale traduise Vladimir Poutine devant ses juges – cela n’arrivera peut-être jamais. Mais on se souviendra du 28 février 2022 comme du jour où l’Union européenne aura offert à l’Ukraine de la rejoindre formellement. Instantanément, la Pologne est devenue une base logistique avancée pour expédier du matériel militaire vers les champs d’opération. Le Conseil européen venait de mandater ses membres pour fournir l’Ukraine en crédits et en armes – ce qui engage l’Union à gagner la guerre d’usure qui commencera dès qu’entrera en vigueur un cessez-le-feu. Décision historique aux conséquences radicales. Née pour structurer la paix entre ses membres, l’Union assume sans préparation une mission militaire pour défendre ses valeurs à sa périphérie. Démontrer sur le terrain qu’on ne les bafoue pas impunément reste hasardeux tant le rapport des forces est favorable aux envahisseurs. Mais il est vital de ne pas refaire l’erreur de la non-intervention durant la Guerre d’Espagne en 1936 : les présidents Biden et Macron l’ont clairement exposé. Ce retour de la guerre en Europe s’accompagne de la réaffirmation des principes de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme dont les bases furent jetées au cœur de la violence génocidaire qui a caractérisé le second conflit mondial. Insupportable au dictateur avide de soumettre au pouvoir russe les anciennes provinces soviétiques, le projet démocratique ukrainien se renforça en huit ans9.
Précipiter le monde dans un désastre qui brise la vie de plusieurs millions de personnes jetées sur les routes, lesquelles auront vu leur ville détruite sous leurs yeux : tandis que le pouvoir russe parle de libérer ces gens d’une tutelle nazie, la réalité est que le métro est l’unique abri sûr dans Kiev, que Kharkiv est détruite tout comme des dizaines de localités, que les troupes russes asphyxient le pays en confisquant ses issues maritimes, ne lui laissant peut-être regrouper sa popoulation rebelle que dans l’ancienne Galicie. Tout est fait pour briser la capacité de résistance des populations. Le tyran russe ne cède à aucune pression. Il veut une victoire militaire totale. Son isolement international complet et la perspective d’une crise majeure en Russie ne l’affecte apparemment pas. Il entre ainsi au panthéon des pires despotes.
Tôt ou tard, les territoires occupés seront restitués et la souveraineté ukrainienne restaurée. Ce sera une des conditions pour que la Russie sorte de l’isolement où elle s’enfonce. Mais dans quel état l’Ukraine sera-t-elle à ce moment, après avoir vu mourir sa jeunesse, ses cadres partir en exil et vaciller ceux qui restent ? Le 2 mars 2022, le président ukrainien a pu dire des envahisseurs qu’ils ne savent rien de Kiev ni de notre histoire. Mais ils ont l’ordre d’anéantir notre histoire, d’anéantir notre pays et de nous anéantir tous. Des millions de réfugiés et de personnes vivant dans les abris ou vulnérables dans les quartiers bombardés, et par dizaines de milliers des militaires au combat. Ce peuple sera brisé pour deux générations.
Je suis bouleversé de penser que les lycéens que j’ai photographié voici près de dix ans devant les marches du fameux escalier d’Odessa (immortalisé par le film d’Eisenstein Le Cuirassé Potemkine en hommage aux révolutionnaires de 1905) sont aujourd’hui sous les drapeaux. Ils meurent pour défendre leur patrie. Héros exemplaires dont le thrène rejoindra les lamentations les plus émouvantes qu’aura connue l’Europe. Voici les mots d’Anna Romanenko, journaliste à Marioupol, recueillis sur internet pour Le Monde par Emmanuel Grynszpan le 5 mars :
Personne ne compte les cadavres, il n’y a personne pour faire ce travail. Les enterrements sont impossibles à cause des tirs de roquettes. Les cadavres gisent dans la rue. Ou dans des chambres froides qui ne fonctionnent pas. Ou bien les gens qui le peuvent enterrent les morts dans leur jardin. Personne ne compte. C’est un enfer. C’est Alep. Et je voudrais que tout le monde l’entende en Europe. Si vous pensez que ce n’est pas la troisième guerre mondiale, vous vous trompez lourdement. Elle a commencé. Vous faites l’autruche et fermez les yeux et ne soutenez pas la zone d’exclusion aérienne. Parce que vous ne voulez pas de conflit direct avec la Russie, mais ce conflit a déjà commencé. (Grynszpan 2022)
Bibliographie
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Voir par exemple la contribution d’Oleksandr Cherednychenko dans le volume Penser l’Ukraine après Maïdan des Cahiers Sens public (2014).↩
À partir de 1929, la collectivisation des terres et leur intégration à des unités agricoles (Kolkhozes) se fit par la manière forte au prétexte que les paysans (koulaks) refuseraient de livrer leur production aux marchés. Cela aboutit à la double catastrophe de réduire encore la production et de créer les conditions d’une épouvantable famine. Wikipedia mentionne que « de 1929 à 1935, les récoltes furent systématiquement confisquées aux paysans qui refusaient de participer aux fermes collectives, ainsi que tout autre moyen de s’alimenter. Cette gigantesque famine organisée qui fit des millions de morts en Ukraine et dans le sud de la Russie, l’Holodomor, est reconnue officiellement par le Canada et d’autres pays comme un génocide ».↩
Afin de liquider la classe des paysans propriétaires réputés s’opposer à la collectivisation des terres, Staline engagea une campagne violente, la « dékoulakisation ». Selon Wikipedia, « environ 30 000 personnes ont été fusillées. Environ 2,1 millions de personnes ont été déportées dans des régions éloignées et inhospitalières, dont 1,68 à 1,8 million de 1930 à 1931. En outre 2 à 2,5 millions de personnes ont été expulsées dans leur propre région vers des sols plus pauvres. Des experts estiment que la faim, les maladies et les exécutions ont coûté la vie à de 530 000 à 600 000 personnes. Les paysans ont réagi, surtout en 1930, par une résistance considérable. De nombreux soulèvements ont agité les campagnes contre la violence de l’État. À plusieurs reprises, les fonctionnaires du Parti et de l’État ont craint que la résistance paysanne ne s’étende à une révolution dans tout le pays. »↩
Et par les nationalistes ukrainiens qui accompagnèrent les troupes nazies depuis la Pologne vers Lemberg/Lwow/Lviv. Hannes Heer publia une remarquable mise au point concernant les débuts de l’extermination des Juifs de Galicie lorsque les armées allemandes conquirent la partie devenue soviétique de la Pologne et entrèrent en Ukraine. Il indique qu’au moment de se retirer devant l’avance de la Wehrmacht, les militaires soviétiques ayant conquis la région en 1939 se livrèrent à des massacres de juifs et des prisonniers en grand nombre, ce qui ne put que rendre les populations plus accueillantes aux Allemands, surtout que ceux-ci avaient instrumentalisé les nationalistes ukrainiens de l’organisation OUN. Ces miliciens nationalistes exécutèrent de nombreux juifs-bolcheviques sans attendre des ordres allemands – et d’ailleurs impunément tant les privations et les violences staliniennes avaient libéré le ressentiment populaire contre les Juifs et rendu aisé le passage à l’action meurtrière. Une fois la Wehrmacht sur place, ce furent immédiatement de nouveaux massacres de masse. Ainsi, dès le début de l’été 1941, les populations de la région surent comment elles seraient traitées et ne voyaient plus comment échapper aux persécutions nazies qui succédaient à celles endurées dans les années antérieures, durant lesquelles s’est définitivement rompu le lien des Ukrainiens avec les révolutionnaires moscovites (Heer 2003).↩
Cité par Sorokine. Expulsé d’URSS en 1923, Iline travaillera dix ans pour un think tank berlinois avant de devenir suspect et de passer en Suisse : il approuvait l’antisémitisme nazi, mais, sachant que Mein Kampf faisait des Slaves une inacceptable sous-humanité, il rompit avec le nazisme une fois celui-ci au pouvoir. Son rôle tout à fait capital a été indiqué par Timothy Snyder dans son ouvrage The Road to Unfreedom (2018) qui retrace précisément la manière dont Poutine a conçu son combat rédempteur contre tout ce qui peut abaisser la Russie, et dont la reconquête de l’Ukraine est la pièce majeure. D’une part, Snyder (2018, 68) rappelle que, dans les années 1930, le retour des empires semblait une fatalité, la seule question étant alors de savoir s’ils seraient de gauche ou de droite. De manière générale, toute période de crise interne aux nations incite ces dernières au repli sur soi et à l’affirmation identitaire. La Russie ne fait pas exception et tous ses régimes successifs ont affirmé la primauté de ses symboles particuliers sur ceux des populations allogènes. Cela ne va pas sans contradictions, comme le dit Snyder (2018, 146) : « selon la propagande russe, la société ukrainienne était pleine de nationalistes, mais n’est pas une nation ; l’État ukrainien se montre répressif, mais il est inexistant ; les Russes furent contraints de parler ukrainien, mais cette langue supposée n’existe pas ». En fin de compte, tout ce qui peut être vu comme pervers localement provient nécessairement d’une ingérence américaine, et tous ceux qui résistent peuvent être taxés d’être des nazis.↩
En 1938, la sécession des populations germanophones déboucha sur la Conférence de Munich, qui permit à Hitler de dépecer la Tchécoslovaquie après avoir juré qu’il ne prétendrait plus à rien ensuite. En 2021, les USA ont rejeté la demande russe d’une telle conférence pour parler de la sécurité en Europe : de fait l’armée russe était déjà sur le pied de guerre. L’héroïsation de la reconquête du territoire occupé par la Werhmacht a servi de ciment idéologique aux temps soviétiques, occultant les figures de la communauté imaginaire ukrainienne. Il s’agissait de la refouler pour accréditer l’idée qu’elle n’était qu’une composante de l’Empire russe, puis soviétique. Le mensonge historique accompagne de longue date le colonialisme russe.↩
Marc-André Charguereau a publié en 2004 un ouvrage au « banquier américain de Hitler », Thomas McKittrick. Ce responsable de la Banque des règlements internationaux a transgressé l’interdiction de toute transaction avec l’Allemagne à compter de la fin 1941. Il a mené avec les Allemands d’énormes affaires jusqu’en 1945, incluant de multiples échanges de tonnes d’or provenant de prédations de tout type. Il n’a jamais été condamné et sa biographie mentionne ses fonctions d’après-guerre dans la banque Morgan. Il est notoire également que le héros de l’aviation Charles Lindbergh fut un adepte du nazisme décoré par Göring. Il se rangea toutefois aux côtés de ses compatriotes en guerre après Pearl Harbor.↩
Ce discours a beau être inspiré par une certaine vindicte, il situe bien le point de départ de la crise actuelle au moment du démembrement de la Yougoslavie, et de l’accord effectivement obtenus par le président Clinton. Remarquons toutefois que l’arrêt donné aux actions extrêmes de Milosevic aurait pu inciter le futur président russe à ne pas s’inspirer des méthodes de celui-ci. Que Poutine ait pu craindre à cette époque le déploiement des Occidentaux hors de leurs bases est hautement vraisemblable et que les USA aient fait preuve d’une traditionnelle arrogance Yankee après le 11-Septembre n’est pas douteux. Mais les actions militaires de Poutine depuis 1999 ne pouvaient avoir d’autre effet que de pousser au rapprochement des pays d’Europe centrale ayant récemment échappé au joug soviétique avec le protecteur américain. Je suis plutôt enclin à penser le contraire de ce qu’exprime Ted Carpenter : après des années d’activisme, le retrait des USA des affaires internationales depuis 2013 a laissé penser à Poutine qu’il pouvait impunément s’en prendre à l’Ukraine – un peu comme la première guerre d’Irak avait été lancée à la suite d’une méprise de l’ambassadrice américaine au Koweit qui avait laissé penser à Saddam Hussein que les USA n’interviendraient pas au cas où l’émirat serait envahi.↩
Voir Cahiers Sens public 2014.↩