Position du problème
Le mal-développement urbain et les excès de la spécialisation concurrentielle sont les conséquences intentionnelles de la suite brillante de succès dont est faite l’histoire européenne, depuis que son essor s’est accéléré. L’humanité européenne a créé ces phénomènes successifs : industrialisation, exode rural, déportations, barbelés, tout ceci a été voulu, connu, tout autant que nos héritages du passé, et nous ne pouvons être responsables que de ce nous avons voulu. Mais comment se fait-il que le patrimoine historique soit préservé quand il s’agit de monuments, tandis que nous avons simplement oublié les apports intellectuels qui désignaient, déjà au 16e siècle, des responsabilités très concrètes dans les crises contemporaines (More, l’Utopie) ?
Et pourquoi les intellectuels et les universités littéraires et de sciences sociales, qui poursuivent ce travail critique dont chacun dit avoir le plus grand besoin, ne sont-ils soutenus ni par les États ni par les investisseurs privés ? Face à la société fragmentée, il faut passer de Sisyphe heureux (Camus) à Cassandre écoutée, et espérer que les entreprises intègrent dans leurs programmes des investissements dans les sciences sociales. Notre réflexion se fonde donc sur l’étonnement face au sentiment de redécouverte récurrente des responsabilités humaines dans sa propre histoire, alors que toutes les générations ont su, depuis toujours (« Tu ne tueras pas ») qu’il fallait avant tout se tenir pour responsable de ce qui arrive. Alors, de quoi voulons-nous être responsables ?
Un constat de ce genre avait été dressé voici trois générations déjà par Stefan Zweig ( Le Monde d’hier ) à la veille de son suicide au Brésil en 1942, et par Husserl ( La crise de la pensée européennes et la phénoménologie transcendantale ) qui a dressé le tableau d’une rationalité en crise. Comment favoriser la prise de conscience et la transformer en action et en engagements mutuels, si nous ne croyons pas suffisamment à ce dont nous sommes convaincus ? C’est la réflexion de Sartre ( Cahiers pour une Morale , 1948, publiés en 1983). Notre problème fut posé dès la montée des menaces sur la paix en Europe avant 1914, cet événement qui a ruiné l’hallucination européenne concernant l’universalité de son modèle de développement. Il est d’autant plus inexcusable à notre humanité de devoir débattre aujourd’hui de l’agenda écologique mondial, dans une situation de crise durant laquelle les affaires continuent, alors que les signes les plus évidents datent d’il y a près d’un siècle, lorsque les pays recélant le cœur de la richesse mondiale ont implosé, faisant 20 millions de morts et précipitant deux ou trois générations dans des drames dont l’Europe n’est sortie qu’en 1989. Les techniques actuelles (y compris celles à base de « mémoires ») n’auraient-elles pas servi surtout à refouler le spectre de la mort, à donner l’illusion d’un « tout est possible » qui court-circuite et la mémoire du désastre, et les modes de vie traditionnellement centrés sur une méditation des traditions, des rythmes de vie et des naissances, des ancêtres et des inspirateurs ? Les technologies dont nous sommes aujourd’hui porteurs sont des moyens d’oublier et non de mémoriser, des manières de nous tenir dans une immédiateté et une réactivité permanente, et non dans une délibération qui, depuis Aristote au moins, est la valeur centrale de l’espace public et éthique.
Pour reprendre Adam Smith, il faut distinguer le pouvoir souverain de celui des marchands. Là où s’est constitué un monopole, de fait ou de droit, de « marchand », le pouvoir devient « souverain », change de nature et de finalité. Si la poursuite de ses intérêts immédiats était justifiée par une fragilité intrinsèque qui fait peser un risque permanent sur la pérennité de l’entreprise, la solidité institutionnelle fonde une tout autre stratégie, non de croissance, mais de développement. Le libéralisme des origines pose donc la question de la responsabilité économique en termes de biens publics communs dont seul le souverain peut consentir l’investissement, assuré qu’il est de sa pérennité et de sa capacité à en financer les coûts par l’impôt.
Une éthique de la responsabilité ne saurait donc exister qu’en commençant par un constat du dévoiement de la rationalité européenne et d’une « dialectique de la raison » comme l’ont nommée les théoriciens des années trente, notamment en Allemagne, avant la destruction de ces mêmes écoles de pensée et l’exil de leur membres à partir de 1933. Sur une Terre dont les espaces les plus propices aux activités humaines sont devenus des mégalopoles, où les écarts de richesse et d’espérances ne font que s’accroître, il ne suffit pas de déclarations d’intention pour réduire les activités prédatrices.
Un cycle infernal semble se déployer où la croissance des revenus chinois contribue tout à la fois au maintien des retraites dans les pays riches (par le biais des retours sur investissement des firmes occidentales) et au bouclage peut-être définitif de la planète sous le joug de quelques dizaines de monopoles commerciaux, militaires, financiers, industriels et politiques. Nous sommes au cœur de ce que Sartre nommait les « contre-finalités » : Sartre utilisait déjà un exemple chinois renvoyant au développement durable en Chine, celui du déboisement associé à l’industrie du bâtiment, de l’énergie, qui désertifient les sols, dégradent le climat et rendent la population plus dépendante des facteurs écologiques alors qu’elle se pense affranchie de ses contraintes.
Quels modèles ?
L’éthique de la responsabilité pour le développement durable est ainsi une question redoutable et cruciale, et n’aura chance d’être résolue que si nous retenons l’idée que l’exercice des responsabilités exige une éthique personnelle qui n’est pas soumise à des allégeances de circonstances. S’il suffit de l’odeur d’un contrat pour lever toutes les inhibitions relatives à ses propres engagements, ceux qui éprouvent le moins de scrupules seront les mieux servis. On voit mal alors que les déclarations sur le développement durables ne soient pas seulement cosmétiques. À rebours, les responsabilités de supervision éthiques prises par des cadres de haut niveau dans les entreprises sont un puissant levier pour induire la formation de jeunes Européens, dont la qualité et la fermeté des principes fera partie de l’équipement professionnel. Sans cela, les cadres des entreprises deviennent des « hommes-moyens » (Sartre, Cahiers pour une Morale) qui s’asservissent volontairement aux entreprises en fonctionnant comme les machines et les programmes qu’ils conçoivent et mettent en œuvre. La question de la responsabilité ne peut donc être traitée qu’en lien avec celle de l’allégeance et de la loyauté. Ce qui signifie que nous devons nous demander quels sont les modèles de responsabilité auquel nous pouvons recourir, ou déroger.
J’en distinguerai quatre. Et nous devrons sans doute en inventer un cinquième pour le siècle en cours. Les quatre modèles sont tous attestés historiquement et il leur correspond une philosophie contemporaine pour penser la responsabilité.
Le modèle eschatologique et religieux
Inspiré de Platon ou de Hans Jonas (Le Principe Responsabilité), il fait référence au Tout (intégrité de la planète, ou dimension religieuse du Salut ou de messianisme, ou encore de la Raison) qui nous soumet à un ordre de fins spirituelles et matérielles auxquelles nous devons nous égaler. Le principe de précaution est ici un analogue de la règle du consentement qui, depuis les procès de Nuremberg, est de règle dans le monde médical. Comment peut-on nommer « éthique » une relation qui ne serait pas de « personne à personne » ? Si une telle règle était validée les risques pris seraient nettement réduits, et le lien entre vivants et la relation aux prochains seraient déterminants. Sans consentement individuel de ceux à qui mes actions s’appliquent, pas de comportement éthique : une « charte éthique » n’a aucun sens hors d’une « relation éthique » qui n’inverse pas les moyens et les fins.
Le modèle politique et rationnel
Rousseau (volonté générale) et Rawls (justice) associent la responsabilité à notre capacité de choix. La lucidité humaine est tenue pour une capacité d’auto-contrôle des préférences et des arbitrages, et nous posons la possibilité de raisonner « en nous mettant à la place de tout autre ». Cette problématique se tient assez loin de toute sociologie des opinions. Chacun est supposé se mettre à la place de tout autre, en faisant taire ses intérêts particuliers qui s’opposent à la meilleure combinatoire de l’intérêt général. Cette voie a permis l’éclosion des critères formels du droit international et du code civil, la consécration de la laïcité de l’État, la prise en compte du lien entre la démocratie comme but et la formation comme moyen.
Le modèle pédagogique et moral
Montesquieu, Tocqueville ou Sen exposent qu’éduquer une femme en Inde, en Afrique est la meilleure contribution à la justice : cela ne peut réussir qu’en intégrant tous les éléments qui servent cette fin. L’éducation de chacun serait donc l’incarnation concrète de la fin universellement poursuivie. La considération pour les personnes est ici essentielle et ouvre sur des politiques publiques fondées sur des études systématiques. La responsabilité est ici évaluée par des indicateurs statistiques. Cette forme de la responsabilité fondée sur le développement et l’empowerment des personnes est la forme moderne de la « bonne volonté » : elle est compatible avec l’investissement financier international et une vision de co-développement telle que l’envisagent les institutions internationales. Mais sa difficulté intrinsèque est de devoir entièrement sa capacité d’action à la bonne volonté intéressée des acteurs les plus puissants : elle est entièrement sous la dépendance de la perception par ces derniers de leurs intérêts. D’où la nécessité de conjurer le quatrième modèle de responsabilité.
Le modèle économique et stratégique
Il combine la prudence et des intérêts, il est en effet un anti-modèle, mais il est dominant. Posant que les autres sont des adversaires en puissance, il valide une approche dictée par la défiance : il ne s’agit pas de s’entendre avec l’autre, mais d’éviter de se confronter, et le meilleur moyen serait de ne jamais le rencontrer. C’est la démarche de Hobbes, celle de la théorie des jeux et des modélisations économiques de l’intérêt qui suivent par principe la stratégie du dilemme du prisonnier où chacun adopte une stratégie gagnant/perdant. Et il devient très délicat de jouer une stratégie gagnant/gagnant lorsqu’elle suppose une complexification, une vision de long terme et la capacité à créer de véritables partenariats.
Ce modèle risque de dominer tous les autres si nous ne parvenons pas à le contrôler. Peter Sloterdijk dénonce la raison cynique et plaide pour la mixité des administrateurs et des intellectuels en introduisant
« à part égale dans la communauté les deux qualités principales de l’espèce humaine : son courage guerrier d’un coté, sa réflexion humano-philosophique de l’autre. L’État-modèle a besoin pour sa construction de natures honorables et volontaires, de courageux qui s’occupent de dures tâches, mais aussi de ceux qui s’adonnent à la réflexion, au "tissu plus doux et gras". Si l’on voulait parler d’une façon anachronique, ce sont alors ceux qui réfléchissent qui entreraient dans le business culturel » (in Règles pour le parc humain).
L’étude des rapports de force, préalable obligé des prises de responsabilité
C’est la dialectique de l’allégeance et de l’aliénation, le constat de la domination des forces inhumaines ou du dévoiement des actions humaines par les nécessités historiques. Cette dimension est cruciale pour toute formation des « responsables ». Il s’agit de mettre chacun devant sa responsabilité sans masquer les intérêts en jeu, et il ne suffit pas de représenter aux uns et autres leurs intérêts pour les convaincre d’en valider les réalisations. Face au modèle stratégique, il faut revendiquer l’héritage des trois autres : la responsabilité pédagogique est à l’origine de la démocratie, la responsabilité politique engage des modèles de compromis sociaux et le modèle platonicien permet d’assumer une « responsabilité pour autrui », soit le vrai sens de toute responsabilité, auprès de tiers que nous ne rencontrons peut-être pas, et qui n’ont pas vocation à nous en remercier.