Inspiré par le vécu corrézien et parisien, mais phénomène de pure création et résultat de l’imagination d’un artiste sensible, inquiet et provocateur, le portrait de femme, fait par l’écrivain français contemporain Richard Millet, signifie plus que ce qu’il montre au premier regard hâtif ou naïf. Il nous semble que toute la pensée de cet auteur - qui suscite en France des réactions opposées, mais qui commence à être traduit à l’étranger - est inscrite également dans ses portraits de femme. Après une brève présentation de portraits de femme dans Lauve le pur (2001), troisième volume de la trilogie siomoise, l’article donne à voir les sens cachés dans les portraits de femme.
Laura Mendoza (1991), Le Chant des adolescentes (1993), Autres jeunes filles, (1999), L’Amour des trois s œ urs Piale, (1997) – plusieurs titres de l’écrivain français contemporain Richard Millet laissent supposer que l’auteur réserve dans son œuvre une place importante à la femme. Même dans Lauve le pur, titre annonçant un protagoniste masculin mais dédié expressément à « celles qui se sont enfuies », les personnages féminins sont nombreux et leur fonction dans l’univers romanesque est souvent essentielle. Ainsi le départ de la mère de Thomas Lauve 1 serait en quelque sorte déclencheur de conflit, comme souvent les interventions ou simples apparitions dans la fiction de personnages de femme, fonctionnant comme une sorte de moteur de l’action, d’élément perturbateur ou équilibrant 2 . Mais dans Lauve le pur les femmes ne sont pas que personnages, importants ou accessoires, elles sont également chargées de la narration de l’histoire de Thomas. C’est cette stratégie de l’auteur de confier la fonction de son double fictionnel et fonctionnel à un groupe de vieilles femmes de Siom, ainsi que la multitude, dans la fiction, de personnages féminins d’importance inégale, telle une collection de portraits dans le musée imaginaire du romancier, qui nous conduit à amorcer une réflexion sur le portrait de femme dans l’univers romanesque de R. Millet. L’ambition de notre réflexion est de montrer comment la pensée de l’écrivain s’inscrit dans les portraits de femme.
Dès le premier chapitre du roman Lauve le pur – le troisième volume de la trilogie siomoise, après La Gloire des Pythre (1995), et L’Amour des trois s œ urs Piale (1997) – la voix narrative met l’accent, non seulement sur les femmes que Lauve croise (par exemple, la serveuse de « type berbère, avec de grands yeux bleus sombres et le teint pâle » 3 , les prostituées « souriantes et lasses, très jeunes et belles » 4 , « la jeune rousse » compatissante, « la vieille toquée », etc.), mais aussi sur celles dont il se souvient, une nuit de novembre, pendant sa pénible traversée parisienne ouvrant le roman (par exemple, « la vieille chouette d’Yvonne Piale » 5 , ancienne institutrice, personnage principal de L’Amour des trois s œ urs Piale, sans importance cependant dans Lauve le pur, Agnès Taillebourg, une collègue du collège, « cette trop jeune Florence Rey une pauvre fille autant qu’une reine nocturne, une Vierge aux mains vides, une sainte muette » 6 ou Pauline Dufresnois, siomoise de quatre-vingt-quinze ans a « une voix de fillette terrifiée » 7 , etc.). Ces évocations de femmes, simples notations ou brèves descriptions permettant de visualiser le personnage, sont des portraits esquissés rapidement sur un fond sombre ; l’actionse déroule la nuit, avec quelques touches de pinceau. Citons à titre d’exemple cette fille avec une « étrange beauté du visage, les yeux verts, lourde chevelure brune, une chair épaisse et blanche » 8 , « ce visage extraordinairement maigre et pâle, aux orbites creuses, aux lèvres retroussées sur les dents jaunes et trop longues » 9 de la « petite vieille femme vêtue d’une chemise de nuit sur laquelle elle avait passé un épais manteau beige » 10 , « le dos sombre » et « la courte chevelure enflammée » 11 de la fille disparue dans la nuit, etc... Certains portraits semblent respecter les principes de la composition picturale, comme le cadrage, la symétrie ou la ségrégation des plans. Ainsi, la « silhouette blanche et noire » d’Agnès apparait à la « fenêtre obscure », cadrant « cette douce figure floue » 12 , « la longue fille noire enroulée au fût d’un réverbère » est au premier plan du tableau par rapport au second, constitué par « les bâtiments de l’Institut géographique national » 13 . Les vieilles femmes, assises « dans le pré qui est devant chez Nespoux » 14 , forment un groupe face à Lauve isolé. Dans cette scène campagnarde banale, paisible et vraisemblable, comme si ces paysannes au repos, ébauchées avec quelques traits précis de portraitiste, étaient tout juste sorties des tableaux de Jean-François Millet, évoqué directement par l’écrivain 15 . Richard Millet – qui insiste sur la beauté des femmes 16 – peint avec un soin particulier les visages, presque toujours pâles ou blancs 17 , avec les cheveux blonds ou clairs, et met l’accent sur le regard 18 ou la couleur des yeux 19 , le plus souvent bleue. L’emploi des couleurs claires, parfois vives sur un fond sombre – car la palette de Millet n’est pas faite de tonalité tendre (« chevelure enflammée » contrastant avec son « dos sombre », les filles sur le trottoir « dans la lumière orange des grands réverbères ») – donne une certaine luminosité aux portraits de femmes qui éclairent ainsi « la nuit » que le personnage doit traverser.
Les portraits, caractérisés par une économie de moyens ainsi que par la reprise, dans de nombreux croquis de femmes, des mêmes motifs 20 , sont à première vue inspirés du réel. Ainsi par exemple, la réalité parisienne laisse son empreinte ineffaçable dans les croquis de prostituées 21 . Les esquisses des siomoises reflètent une réalité corrézienne, comme le portrait de la mère de Lauve « cette frêle et pâle rêveuse aux airs d’ange exilé », la seule qui dans ce pays de rustres et de frustes aime lire et jouer du piano et qui, par conséquent, ne correspond pas à l’idéal féminin local, ni par ses goûts ni par son physique. Pourtant la réalité, corrézienne ou parisienne 22 , n’est pour Millet que l’impulsion créatrice. Le vécu éveille les idées de l’artiste et met en mouvement ses émotions en nourrissant son imagination. Instable et illusoire comme ses portraits de femmes aux silhouettes et visages fuyants, simple support du travail créateur, le vécu n’est, pour ce bon observateur, qu’un réservoir de thèmes et d’idées lui offrant le matériau, la matière brute en attente du « traitement ». C’est la transformation des éléments puisés dans le réel, la transposition du réel revisité par le souvenir, retravaillé par l’imagination, autrement dit le travail de la mise en forme, essentielle pour toute création artistique, qui est la préoccupation principale de R. Millet. Dans Lauve le pur, ce souci de la forme s’exprime dès l’incipit à l’aide d’un registre scatologique : Lauve est pris en public d’une violente colique. L’image des selles liquides, informes, symbolisant la matière première de la fiction, est liée à l’image fréquente des étrons, matière fécale consistante, moulée, formée, symbole de la forme trouvée 23 .
Dès l’entrée dans l’univers romanesque de l’auteur, il est clair que Millet ne montre, ni une « vérité », ni une « tranche de vie » avec le pittoresque, le particulier et la couleur locale. Loin d’imiter le réel, il met en doute, au contraire, son authenticité et l’antériorité par rapport à la perception et souligne l’importance, dans la représentation, du regard 24 et non de la chose regardée. Cette conviction de l’artiste trouve sa traduction dans des petits détails de texte et entre autres aussi dans sa conception des portraits de femme. Ces ébauches de femmes aperçues brièvement dans la demi-obscurité, dans une sorte de brouillard jamais complétement dissipé – car la voix narrative ne livre jamais tous les secrets des personnages – ces croquis tracés rapidement, évoquent en premier lieu la difficulté, mais en même temps la nécessité, de la représentation. Les différents portraits de femme en mouvement, souvent variation de la même femme fuyante, donnent à voir les images bougeantes, insaisissables du réel n’existant que dans la mémoire individuelle, collective ou historique, ainsi que dans la mobilisation et les remous de la mémoire. La répétition de mêmes motifs, dans plusieurs portraits, et l’émergence inattendue dans la narration d’une silhouette déjà aperçue, d’un visage déjà entrevu, annoncent également le mode narratif, caractérisé par les détours, les redites, le rabâchage. Cette narration typique de Millet, en d’interminables phrases qui progressent par l’entassement d’apposition et par de nombreuses digressions – traduction des méandres de la remémoration – fait penser au ressassement des narrations orales 25 .
Les portraits de femme donnent ainsi à voir que Richard Millet n’est pas un écrivain régionaliste, passéiste, proposant une vision lénifiante du passé corrézien, mais un auteur original qui se démarque des écrivains du terroir, nostalgiques des temps anciens. À l’opposé des représentants de la très locale école de Brive, Millet, malgré son côté écologiquement correct, ne s’enferme ni dans sa terre natale, ni dans une esthétique dépassée héritée du réalisme. Bien au contraire, il s’ouvre sur le monde et s’interroge sur l’homme en manque de repères en cette fin du millénaire, car la fin du siècle est pour Millet synonyme de la fin de civilisation. À cette époque charnière, l’humanité entière est menacée car la culture cède à la barbarie, constate le romancier inquiet en exprimant ses idées et ses angoisses aussi par le truchement des portraits de femme. Dans son univers romanesque la femme est figure du culturel, à l’opposé du naturel, animal voire barbare, représenté par le masculin. Ainsi par exemple, la mère de Lauve aime « les mélodies de Schubert, de Fauré […] et les romans de l’automne, les nouveautés de Paris » 26 contrairement à son mari « plus habitué à flatter l’écorce des arbres » 27 , qui est « du côté de ses arbres bien plus que des humains » 28 . Le père – qui ne lit pas, ne parle pas « un des rares sujets de conversation avec ses proches concerne le fonctionnement de ses intestins » mais défèque devant tout le monde et fait admirer ses étrons, véritables chef-d’œuvre – est dans le roman l’image du naturel, du barbare, de l’animal 29 . Revient-il donc aux femmes de sauver l’humanité par la culture contre la barbarie ?
Les femmes dessinées par Millet, comme la jeune rousse au début du roman ou la belle Céline à la fin, guident le héros. Mais l’aide des femmes, auxquelles Lauve en mal de vivre s’adresse, vient avant tout de leur parole, apaisante, consolatrice, pleine de compassion. Transmise et maintenue par les mères, institutrices et maitresses, la langue est « ce tissu dans quoi les femmes vous enveloppent de la naissance à la mort » 30 . Il relève donc de la compétence des femmes de « dresser les mots contre l’ignorance, la détresse » 31 .
C’est probablement aussi pour mieux souligner le caractère féminin de la langue que Millet confie la narration de l’histoire de Lauve à l’ensemble de vieilles femmes de Siom. Ce chœur féminin, rarement individualisé – à part « Jeanne Lagarde, la plus jeune » 32 – , reproduit la confession de Lauve. Car après de longues années de « taisure » dans un monde indifférent et barbare, où seul comptait la force brute, Lauve retourne au village et pendant sept soirées raconte sa vie aux vieilles femmes. Lui le passif, qui pendant longtemps se « love », enfermé dans le monde parallèle de la littérature (elle représente pour lui « le vrai monde à quoi le père ni personne n’avait accès » 33 ), se lève brusquement et décide de parler. Et comme dans Lauve il y a lave, résidus d’éruption volcanique, c’est une véritable explosion : les mots longtemps retenus jaillissent, giclent et coulent, telle une matière volcanique ou fécale 34 . Par la prise de parole, le personnage se range définitivement du côté des femmes où il se situe d’ailleurs dès le début. Il suffit de comparer le portrait de sa mère au sien représentant le personnage en « frêle gars aux cheveux blonds » 35 ou relire plusieurs scènes montrant des qualités dites féminines : par exemple la passivité de Lauve 36 .
Le salut est donc dans la parole. Essentiellement féminine comme la culture, elle peut cependant être l’apanage des hommes aussi bien que des femmes, car plutôt que sur la distinction sexuelle, Millet met l’accent sur l’opposition culture contre nature et barbarie. Le protagoniste, caractérisé par une bonne dose d’innocence 37 , une sorte de pureté de l’enfance, serait ainsi l’image du culturel, de l’artiste, de l’écrivain qui par les mots apaise ses maux. En parlant, Lauve ressuscite le passé et lutte contre le temps, l’oubli, la mort, thématique inscrite aussi dans certains portraits de femme, comme par exemple celui de la « vieille toquée » 38 frileuse, aux orbites creuses, qui surgit devant Lauve effrayé dans le brouillard de la nuit et dont la laideur et la vieillesse contrastent avec la beauté des jeunes femmes évoquées, etc. Ainsi les femmes de Millet – représentées en portrait en pied, debout et marchant, souvent devant Lauve, l’aidant à « avancer dans l’obscurité » 39 – expriment le drame de l’homme démuni, vulnérable face à la fuite du temps, à sa difficulté de vivre 40 et à son besoin d’être guidé pendant son « voyage au bout de la nuit ».
Mais les portraits de femme traduisent également l’importance que Millet accorde à l’art salvateur : peinture, musique 41 , littérature. Certains suggèrent les goûts littéraires ou les éléments d’un programme esthétique voire la revendication de filiation littéraire de l’auteur. La jolie rousse de l’incipit ne serait-elle pas un clin d’œil à Apollinaire dont le premier vers de sa célèbre Zone 42 ouvre le chapitre 5 du Lauve le pur ? Millet, pour qui Victor Hugo est « un phare » 43 , se réclame de la tradition « de la grande littérature française et l’universalité d’une civilisation » 44 ainsi que d’une langue littéraire classique qui ne soit pas « oublieuse de son histoire, de son vocabulaire, de ses possibilités grammaticales » 45 . Il prétend même ne pas aimer les « Modernes » dont les « barbaries, l’ignorance, la fadeur et la bêtise » le « font grincer des dents et déchirer les livres » 46 . Cependant, tel un « homme plein de sens connaissant la vie et de la mort ce qu’un vivant peut connaitre », Millet ne veut-il pas « juger » « cette longue querelle de la tradition et de l’invention » 47 comme l’auteur de La jolie rousse dont la poésie moderne assimile les enseignements du passé ?
À travers les portraits fugitifs de femme, Millet – soucieux de « rechercher le temps perdu » et convaincu que la « littérature l’emporte sur le réel » 48 – montre également ses affinités avec Marcel Proust. La mère de Lauve, qui accompagne son fils au lit en lui donnant « un baiser qui ne [le] consolait pas » mais auquel il « ne se serait dérobé pour rien au monde » 49 , fait penser à la mère du personnage-narrateur proustien 50 . Son « bonsoir trop court », « la seule consolation » mais en même temps « un moment douloureux » pour le narrateur évoquant son enfance à Combray, rappelle le « baiser bref et lointain » de la mère de Lauve qui laisse son petit garçon « entrer seul dans la nuit » 51 .
Dans les portraits de femme de Millet se cache également un autre écrivain incontournable : il porte le masque de Céline Bault dont la beauté est soulignée par le choix de patronyme. Céline – prénom de la grand-mère maternelle que le docteur Destouches choisit comme pseudonyme – conduit le héros chez sa grand-mère au « beau et très français visage » 52 . L’image de Lauve « marchant derrière Céline » 53 à la fin du roman, serait-elle la revendication d’une filiation avec le grand écrivain français, évoqué directement dans le roman 54 ? Cette revendication serait d’autant plus flagrante que l’incipit du Lauve le pur, « ça m’a pris comme ça », lancé ex abrupto par la voix narrative à un endroit stratégique du texte, ressemble beaucoup à l’ouverture du Voyage au bout de la nuit : ce « ça a débuté comme ça » prononcé par Bardamu. Comme la réponse dépasse largement l’objectif fixé de notre réflexion, limitons-nous au simple constat d’une certaine similitude entre les deux écrivains et ceci malgré une grande différence d’écriture : le style torrentiel de Céline donne le vertige, contrairement à celui de Millet plutôt berceur, mais les deux auteurs sont réunis par une volonté de s’inspirer, chacun à sa manière, de la langue orale. Céline et Millet partagent aussi un certain goût pour l’imaginaire scatologique ainsi que pour les motifs comme : la marche, l’errance, la mort omniprésente, la vie vue comme un voyage au bout de la nuit, la guerre, la parole vaine, mensongère mais nécessaire, etc. Cependant Millet partagerait-il avec Céline également une pensée réactionnaire dont il est parfois accusé ? Certains détails du roman, notamment les allusions directes ou moins directes au sang, à la terre, à la race, à la pureté, etc., sont surprenants voire choquants, certes, mais surtout facilement récupérables pour une interprétation idéologique. Quoi de plus simple, alors, que de voir, par exemple, dans les portraits de femme, souvent blondes aux yeux bleus, la glorification du type aryen ou la projection de la pensée de l’auteur convaincu de la supériorité de la race blanche ? Parfaitement conscients des dérives possibles que le roman pourrait engendrer, nous refusons toutefois cette interprétation trop réductrice pour privilégier – tout en restant vigilants – une lecture plurielle des éléments « douteux » suscitant, à juste titre, des remous dans l’opinion. Ces éléments ne sont-ils pas disséminés dans la fiction avec l’intention de renforcer aussi le cri désespéré et violent de l’écrivain lucide et inquiet de la déliquescence de la civilisation ? Ne contribuent-ils pas à amplifier l’appel, parfois véritable interpellation, de l’artiste provocateur et ironique, à l’époque où la mondialisation favorise une certaine uniformisation, où « le politiquement correct » impose un certain langage dont tout écart est « sanctionné » ? Comment prendre au sérieux cette « Europe blanche et chrétienne » 55 évoquée par la voix narrative ? Plutôt qu’« une sorte de vichysime rétroactif » 56 , ne faudrait-il pas y voir dans le « beau et très français visage » de la grand-mère de Céline également une provocation, un second degré ? Car dans l’univers romanesque de Millet, même Zakia « cette enfant à la chevelure sombre et bouclée » 57 , a un visage « pâle » et Ingrid Maes, l’amie de Lauve qui vient « de la haut, près de la frontière belge » 58 est très mal reçue par son père, car étrangère, « avec ce nom d’actrice trop grande, trop blonde, trop blanche pour être des nôtres » 59 . Ce côté provocateur de Millet, qui veut ainsi inciter le lecteur à se mobiliser, à s’interroger, à repenser les sujets tabous, serait également lié à sa volonté de réintroduire dans son roman le social, le politique. Pourquoi autrement évoquer par exemple une certaine Madame Rosas, sans aucun rôle dans la fiction, « cette Espagnole toujours bien mise », obligée de supporter « non seulement l’exil mais l’alcoolisme de son mari et cette tâche de concierge qu’elle avait dû assumer toute seule pour cacher que son époux buvait » 60 ; personnage qui rappelle de loin Madame Rosa de La vie devant soi d’Émile Ajar ? Il semblerait que plusieurs portraits, insérés librement dans le roman telles les images télévisées de l’actualité, n’ont pour fonction que de souligner de graves problèmes universels de l’humanité, présentés quotidiennement par les médias du monde entier. Ainsi par exemple, « Annie Blanck, petite aide-soignante dans une clinique de Strasbourg […] torturée et immolée par le feu » 61 ou Karla Tucker, mentionnée plusieurs fois dans le texte, « cette jeune Américaine attendant sa mise à mort dans une prison de Texas » 62 , au « beau visage radieux sous ses boucles brunes 63 ou encore « Marion, l’enfant disparue d’Angoulême, les deux Tchétchènes dont la télévision avait montré […] le supplice, etc. » 64 , ne sont dans la fiction que pour accentuer la thématique de Millet et pour inviter à la réflexion. Car si les efforts de la société visent à arrondir les angles, à limer les arêtes, la vraie littérature ne doit-elle pas cultiver l’autre extrême, au lieu de rechercher le consensus, le conformisme, le respect des règles de la société au service de laquelle elle s’est placée ? Admettons que Millet montre aussi l’ingérable et, par conséquent, passe pour un écrivain qui écrit contre la société. Admettons qu’il heurte certaines sensibilités. Mais admettons en même temps qu’il est nécessaire qu’il continue à s’exprimer, à lever sa voix contre « le prêchi-prêcha de cette fin de siècle » 65 . Cependant il faudrait que ce soit sa voix d’artiste, beaucoup plus probante et beaucoup plus forte, que celle de journaliste, publiciste exprimant directement la violence, la brutalité, la barbarie du monde. Car au Millet, par moments mentor moralisant, nous préférons un Millet musicien attentif au rythme de ses phrasés, un Millet romancier jouant de la langue comme d’un instrument de musique, un Millet artiste communiquant par les détours, par les images, par le biais de menus détails de sa fiction, entre autres par le truchement de ses portraits de femme.
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Thomas a dix ans lorsque sa mère quitte le foyer conjugal après avoir vécu dans [un silence plus bruyant que les mots] p. 76. Depuis, il n’arrête pas de chercher dans chaque femme – qui le quitte ou alors qu’il congédie, lui – celle qui l’a abondonné ou plutôt ce dont elle l’a privé, à savoir l’amour, inscrit également dans Mister Love, surnom de Thomas inventé par ses élèves. ↩
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Lauve est souvent humilié ou assisté par les femmes : dans la première scène la serveuse se moque de lui, mais c’est la [jeune rousse] qui [le contemple sans dégoût] lorsqu’il est pris dans le métro d’une violente colique et elle l’aide [à affronter le dehors], p. 16 etc. ↩
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Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, p. 20. ↩
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Idem, p. 31. ↩
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Idem, p. 15. ↩
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Idem, p. 49. ↩
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Idem, p. 77. ↩
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Idem, pp. 50, 52. ↩
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Idem, p. 72. ↩
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Idem, p. 71. ↩
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Idem, p.31. ↩
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Idem, p. 54. ↩
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Idem, p. 56. ↩
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Idem, p. 14. ↩
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Idem, p. 344 où l’auteur nomme Les Glaneuses et L’Angélus de J.F. Millet. ↩
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« La jeune beauté rousse », p. 32, « la belle Céline Bault », p.107, « la belle Vanessa », p.352, « le beau visage étroit et calme » de la mère de Lauve, p. 82, « la jolie petite brune », p. 108 etc. ↩
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Comme celui de la serveuse, de la jeune rousse, de la mère de Lauve, de Céline et bien d’autres. ↩
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Dans l’incipit Lauve a « les yeux toujours attaché à ceux de la jeune fille rousse » dont « le regard le cloue sur place », p. 26, il est comme pétrifié par le regard de la vieille surgie dans la nuit, p. 71. ↩
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Les yeux sont évoqués directement cinq fois les premières vingt-quatre pages sans compter les évocations indirectes. ↩
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La mère de Lauve est peinte comme une « femme fluette […] une pâle et frêle blonde aux yeux bleux » , « une rêveuse […] aux airs d’ange exilé ». Voir pp. 146, 164, 157, 155 etc. Le portrait d’Agnès – qui aime lire, exactement comme la mère, et qui, comme cette dernière vit, en silence, à côté de son mari – n’est qu’une autre représentation du même portrait, sorte de copie par rapport à l’original. ↩
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Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, pp. 31, 54, 63 etc. ↩
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Millet connait aujourd’hui peut-être mieux la vie dans la capitale qu’en Haute Corrèze où il est né (Viam, 1953). Il quitte son pays natal à sept ans pour suivre ses parents au Liban. Depuis 1967 il vit à Paris et ne séjourne en Corrèze que pendant les vacances. ↩
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Voir p. ex. pp. 184-185. ↩
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D’où l’insistance sur le motif du regard, des yeux dans les portraits de femme. ↩
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Comme le fait remarquer Coyault, Sylviane dans La province en héritage. Genève, Droz, 2002, p. 33. ↩
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Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, p. 151. ↩
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Idem, p. 151. ↩
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Idem, p. 178. ↩
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Millet accentue l’idée de la bête dans l’homme, inscrite parfois dans le nom du personnage, comme P.M.Lavolps [portant dans son nom les syllabes d’origine latine volpes, renard en français] ou dans un titre, comme Le renard dans le nom. ↩
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Coyault, Sylviane, (2002), La province en héritage. Genève, Droz, p. 69. ↩
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Millet, Richard, (1997), L’Amour des trois s œ urs Piale, Paris, Gallimard, P.O.L., p.13. ↩
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Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, p.101. ↩
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Idem, p.69. ↩
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Coyault compare à juste titre le monologue de Lauve à une « diarhée verbale ». ↩
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Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, p. 67. ↩
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Voir par exemple la scène pp. 113-121 où Jacky Gagneur, incarnant le masculin « pur », le barbare, s’impose par la force brute au corps de Lauve qui ne se défend pas face à l’agresseur mettant de surcroit en doute aussi sa virilité et son orientation sexuelle. Voir aussi Bourdieu, Pierre, (1998), La domination masculine, Paris, Seuil. ↩
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Cette innocence, voire l’idiotie accompagne chez Millet la figure de l’écrivain, comme le fait remarquer Coyault, Sylviane (2002), La province en héritage, Genève, Droz, p. 133. ↩
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Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, pp. 71-74. ↩
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Idem, p. 78. ↩
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« Vivre c’est se résigner au pire, à la fuite des mères et des femmes, à la chute des corps, à la solitude », p. 162. ↩
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Mélomane et grand connaisseur de musique, surtout contemporaine, Millet travaille toujours en musique. ↩
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A la fin nous étions lasses de ces histoires anciennes – la petite modification accentue le féminin. ↩
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Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, p. 39. ↩
-
Idem, p. 368. ↩
-
Millet, Richard, (2004), Ma vie parmi les ombres, Paris, Gallimard, p. 392. ↩
-
Millet, Richard, (1986), Le sentiment de la langue, Seyssel, Champ Vallon, p.36. ↩
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Les mots entre guillemets sont tirés de La Jolie rousse de G. Apollinaire. ↩
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Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, p. 274. ↩
-
Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, p. 82. ↩
-
Proust, Marcel, Du côté de chez Swan, 1ère partie. ↩
-
Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, p. 82. ↩
-
Idem, p. 371. ↩
-
Idem, p. 368. ↩
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Idem, p. 192 : l’auteur évoque les personnages seuls, hagards, flottant dans le phrasé de Louis-Ferdinand Céline, le seul qui ait dit la mélancolie des banlieues ? ↩
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Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, p. 294. ↩
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Les termes de R. Millet. Voir : Savary, Philippe, « Un écrivain doit utiliser tous les registres de la langue. », in Le matricule des anges. N. 30. Montpellier, Chandeigne, 15 mars-5 mai 2000, p. 19. ↩
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Millet, Richard, (2001), Lauve le pur, Paris, Gallimard, p. 137. ↩
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Idem, p. 235. ↩
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Idem, p. 235. ↩
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Idem, p. 296. ↩
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Idem, p. 139. ↩
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Idem, p. 189. ↩
-
Idem, p. 284. ↩
-
Idem, p. 188. ↩
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Idem, p. 300. ↩