Penser les écrans
Avec le terme « archi-écran », Mauro Carbone fait référence aux multiples surfaces hébergeant les images, au cours de l’histoire (Carbone 2016b). C’est un concept ouvert, dont la définition dépend de l’évolution des techniques, des technologies disponibles, des pratiques et des normes sociales. À l’époque contemporaine, cependant, il prend une centralité singulière, car il est élu comme le modèle principal de l’expérience de la vision. En tant que dispositif de notre époque, l’écran définit aujourd’hui ce que signifie voir et, de plus, fait de son modèle visuel notre mode d’accès à la réalité. Il détermine la manière dont les sujets se rapportent au monde (Carbone 2014). Il code donc la façon dont nous percevons, agissons et pensons.
Le livre L’avenir des écrans (Bodini et al. 2020) s’intéresse à la
manière dont la notion d’archi-écran se reformule à partir des
tendances technologiques, économiques, sociales, politiques et de
pensée du monde actuel. Les auteurs du livre se questionnent également
sur la centralité de l’archi-écran dans le monde contemporain et sur
les conséquences de ce remaniement dans notre façon de voir – et de
nous voir. Réciproquement, l’expérience de la COVID-19 a confirmé la
centralité de l’interface ; la pandémie révèle quelque chose de notre
rapport aux écrans, c’est-à-dire de la manière dont l’archi-écran se
façonne en fonction des tendances contemporaines. D’objet de
distraction, qui isole et empêche les vraies relations, celles « en
personne », il est devenu le garant de la vraie communication. Et par
vraie, on entend transparente, capable d’établir un espace dans lequel
les sujets s’exposent pleinement, dans leur vie quotidienne – une
communication qui rassure, notamment parce qu’elle protège de la
contagion. La signification actuelle des écrans est ainsi développée
selon les lignes de tension propres à l’archi-écran en général,
définies par deux binômes : montrer-cacher et protéger-exposer (Carbone
2015). Les quatorze contributions du livre explorent ces
tensions à partir de différentes disciplines, de la philosophie à la
théorie des médias, des études cinématographiques à la théologie. Le
trait commun est la centralité de l’écran comme interface de notre
expérience et de notre auto-compréhension.
C’est ce point, combiné à la compréhension au sens historique du
concept d’écran, qui différencie le livre d’autres études
s’intéressant pareillement à la portée des écrans sur les pratiques,
les compétences et les cultures actuelles, inscrits surtout dans les
Digital Cultures et les Internet Studies1.
Sur l’avenir des écrans
Les contributions qui composent le livre sont organisées par les
quatre éditeurs·ices : Jacopo Bodini (Philosophie, Université Jean
Moulin Lyon 3), Mauro Carbone (Philosophie, Université Jean Moulin
Lyon 3), Graziano Lingua (Philosophie, Université de Turin) et Gemma
Serrano (Théologie, Collège des Bernardins), membres du groupe de
recherche international Vivre
par[mi] les écrans, dirigé par Mauro Carbone au sein de
l’Université Jean Moulin Lyon 3. Le groupe se consacre à l’étude des
relations entre humains et écrans au fil du temps et de l’impact des
écrans sur nos modes de vie.
En accordant une attention particulière à notre avenir, le livre
explore précisément ce sujet, à travers trois sections. Dans la
première, les intervenants·es évoquent les relations symbiotiques que
les écrans d’aujourd’hui établissent avec les individus. Ces relations
sont contextualisées dans la deuxième partie, qui traite des écrans et
de leur impact sur notre façon d’habiter le monde et d’imaginer son
avenir. Enfin, dans la troisième section, les auteurs·ices examinent
certaines des conséquences sociales et politiques liées à l’attribut
de neutralité et de transparence faussement conféré à ces médiations
écraniques.
L’écran étant le principal moyen par lequel nous accédons à l’expérience du réel, la dynamique par laquelle l’homme et la machine coopèrent pour permettre cet accès est d’abord observé. Carbone (2020, 59) fait référence au concept de « couplage » introduit par Gilbert Simondon (1958). Ce terme désigne une relation « synergétique » entre l’humain et la machine automatique pour l’exécution de certaines fonctions. Selon l’analyse de Simondon, le « couplage » se réalise lorsque l’humain découvre un « codage commun » entre sa mémoire, son sens, et celui produit par la machine, au point d’observer une « convertibilité partielle » entre les deux (Simondon 1958, 172). Carbone théorise également la complémentarité entre l’humain et la machine, s’intéressant particulièrement à la forme que prend ce couplage dans le cas des dernières technologies de l’écran et les conséquences de ce phénomène sur la condition humaine.
À travers le concept de « quasi-prothèse », il décrit la manière dont certaines technologies tendent à faire d’un organe humain leur support (2020, 59). Pensons à certains dispositifs de réalité augmentée, qui projettent des commandes à sélectionner sur la rétine (virtual retinal display) ou parfois sur la peau, faisant de ces surfaces des interfaces : ces organes deviennent le prolongement, la prothèse, des objets techniques et, en même temps, continuent à faire partie d’un organisme et à évoluer avec lui. Le terme « quasi » s’explique par ce statut double, ambigu de l’organe prothétique. Ambiguïté explicite notamment parce que les dispositifs techniques, y compris ceux qui établissent des relations quasi-prothétiques, se mettent au service de l’humain, augmentant et modifiant ses capacités sensorielles et cognitives. En se faisant sa « techno-prothèse », la machine devient une extension de l’humain (2020, 48).
Dans la continuité de la question soulevée par Carbone, Bernard Andrieu observe également la relation entre la machine et l’organisme. Il s’intéresse en particulier à la portée des écrans, d’abord par rapport à l’état physiologique, puis à la dimension consciente de l’humain. La physiologie du sujet change au moment où il regarde les données relatives à son propre corps sur un écran. Percevant ces changements, l’humain réorganise consciemment la façon de se voir, intégrant ces données dans son auto-perception. À la médiation de l’écran succède ainsi la re-compréhension humaine, qui est une re-médiation, aboutissant au « viv@nt » (2020, 25), un organisme osmotiquement intégré à son image sur l’écran, tant au niveau biologique que conscient. Ici, Andrieu montre que l’écran est doté d’une agentivité propre, d’une capacité à influencer son environnement, voire l’humain. Cette dimension écologique de l’écran est mise en évidence dans l’intervention de Francesco Parisi.
Avec le terme « écomédia »(2020, 35), Parisi décrit l’indiscernabilité entre les artefacts et les environnements due aux modifications spatiales apportées par les dispositifs techniques. À la continuité entre l’humain et la machine décrite par Carbone et, en termes différents, par Andrieu, il ajoute la question de l’espace. Bien que caractéristique de tous les médias, la dimension géographique se radicalise dans le cas des écrans et des miroirs. Non seulement ces surfaces modifient la spatialité environnante, mais elles ont l’ambition d’en créer une originale, permettant d’accéder à d’autres mondes, alternatifs au réel. La réalité virtuelle, conclut Parisi, est donc l’expression ultime de la prévalence des écrans. En effet, cette technologie se présente comme l’écomédium parfait, capable de conférer une expérience immersive, une médiation intégrale, couvrant l’ensemble du champ sensoriel et cognitif. Les technologies de RV disponibles aujourd’hui sont peu convaincantes, justement parce qu’elles se concentrent sur la sphère spectaculaire et visuelle, laissant de côté les autres champs expérientiels.
Si, d’une part, les écrans veulent nous montrer des mondes entiers, d’autre part, ils disposent de leur propre autonomie, de sorte qu’ils puissent eux-mêmes voir et interpréter la réalité. C’est le cas, par exemple, de la machine vision, abordée par Antonio Somaini. Il s’agit d’une technologie capable d’analyser automatiquement le contenu d’une grande quantité d’images. L’idée de vision s’éloigne ici de la culture visuelle traditionnelle, qui considère l’humain comme son unique utilisateur. L’iconosphère devient ainsi un champ d’extraction de données. L’écran, quant à lui, collecte des données et renvoie une image, un « environnement »(2020, 36), donc une interface conditionnée par la sensibilité machinique. La structure des écrans dépend alors de la façon de voir de la machine.
La tension entre le souhait de montrer de manière extensive et intégrale décrit par Parisi et la tendance machinique à voir en restant dans l’obscurité retrace le binôme archi-écranique montrer-cacher. Comme cela semble nécessaire, la deuxième partie du livre s’intéresse de plus près à la déclinaison de ce binôme dans les interfaces actuelles. Elle explore la manière dont l’archi-écran existe dans le présent et tend à évoluer. Évolution qui est comprise en relation avec les besoins, les désirs, les conditions historiques et sociales de notre époque. En d’autres termes, la deuxième section porte sur la relation entre les écrans et l’ensemble de l’expérience humaine contemporaine.
À cet égard, Alessandro de Cesaris écrit sur la nécessité de sortir du seul paradigme visuel-optique pour l’étude des écrans. Rappelant la racine indo-européenne du terme, sker (séparer, couper), il montre comment la tension montrer-cacher est un cas particulier du binôme plus général exposer-protéger. Du parapluie à la crème solaire, du bouclier à l’agencement d’une salle de cinéma, tout ce qui fait écran sert à protéger d’un contact trop direct et à nous exposer en limitant le danger. C’est cette tendance à l’exposition qui détermine la structure relationnelle des écrans d’aujourd’hui. En se reflétant les unes aux autres, les interfaces constituent en fait le système, l’épistème, le filtre par défaut de l’existence humaine actuelle.
Jacopo Bodini reprend le thème de la la viralité pandémique en tant qu’expérience dérivée de la même tension écranique entre exposer et protéger. Il observe comment les éléments constitutifs de l’expérience virale, des gants aux masques, des contagions aux logiciels de communication en ligne, sont précisément définis par cette dynamique, et participent à la propagation de la pandémie. Le système établi par les écrans est donc essentiellement viral. Par conséquent, dans un chevauchement entre les dimensions biologique et ontologique, l’être humain se découvre en tant que support de la viralité, tant à l’occasion de la contagion que lorsqu’il adopte des stratégies pour s’en protéger. Bien sûr, l’avènement de la COVID-19 a provoqué une discontinuité par rapport aux époques précédentes, dans la codification du langage et du comportement. Il s’agit d’un nouvel épistème, observe encore Bodini, qui n’est pas seulement rendu possible par la logique écranique, mais qui est aussi dirigé et régulé par elle.
Cette capacité des écrans à guider et à orienter est également au cœur des réflexions de Caterina Dalmasso. L’autrice souligne que le rôle de guide assumé par les écrans est une réponse au désir de l’humain de surmonter sa propre condition de finitude et de vulnérabilité, liée à l’incertitude de l’avenir. Dalmasso montre comment ce désir est inhérent à la connaissance, cette dernière étant neurologiquement et essentiellement concernée par l’anticipation de l’avenir. En ce sens, les écrans contemporains non seulement renvoient les résultats des analyses prédictives, mais se modifient aussi rétroactivement pour anticiper toute négativité. Pour éviter le traumatisme, les écrans communiquent déjà la possible catastrophe future, dans le présent, en pré-médiatisant l’actuel2. Il en résulte une désensibilisation générale à la tragédie et une condition paradoxale de retard dans l’activité de préméditation. En fait, éviter la présentification du futur signifie étendre le présent pour repousser l’imprévisible, la catastrophe à médier, plus loin dans le temps. Le présent devient ainsi un chantier en perpétuel remaniement. Malgré ces conséquences, l’humain accepte l’écran comme un guide en raison de son rôle rassurant. Cela explique la signification théologique de l’écran, mise en évidence par Gemma Serrano.
Serrano écrit que les plateformes cloud sont métaphoriquement associables au symbolisme religieux du nuage. Bibliquement, la nuée constitue un espace de révélation, dans lequel la divinité s’adapte à la forme humaine et établit son influence sur le monde, structurant la cosmologie dans laquelle l’humain s’inscrit. De même que le nuage, l’interface se présente comme une forme de connaissance parfaite, éthérée, capable d’orienter. Rassuré et situé, le sujet s’illusionne en pensant que laisser à l’écran les tâches d’organisation, les choix méthodologiques et le stockage mnémotechnique lui permet de se consacrer à l’essentiel de sa propre expérience, qu’elle soit privée, publique ou professionnelle.
Guillaume Giroud insiste sur cette condition d’illusion rendue possible par les écrans et recherchée, comme l’a noté Serrano, par le désir humain. Issue de notre désir, la complémentarité entre l’humain et la machine est de nature prescriptive, note l’auteur ; en tant qu’interface, l’écran se place entre l’humain et la machine, permettant l’illusion de la symbiose. Par sa position intermédiaire, l’écran met cependant en évidence la difficulté de communication entre les deux termes, au point de constituer la ligne de démarcation et l’obstacle à l’immédiateté. En tant qu’archi-écran, l’interface est le garant de la visibilité absolue et de l’invisibilité, de la transparence et de l’opacité, de l’immédiateté et de la sauvegarde de la médiation, de la séparation entre les parties. Une médiation qui, selon Giroud, est essentielle pour une véritable communication. Dans l’illusion d’immédiateté parfaite, tout échange réel d’informations s’arrêterait. C’est ainsi que s’achève la deuxième partie du texte, consacrée au rôle des écrans à l’heure actuelle. Si la deuxième section a montré que l’impact des écrans va de pair avec les représentations humaines, la troisième partie du livre s’intéresse à la manière dont les écrans sont instrumentalisés pour conditionner ces représentations, souvent à des fins politiques.
Dans cet ordre d’idées, la réflexion d’Emmanuel Alloa est axée sur l’intentionnalité sous-jacente à l’impression d’immédiateté et de transparence véhiculée par les dispositifs de réalité virtuelle. Il démontre que le sentiment d’immersion totale provoqué par ces dispositifs résulte de la dissimulation des sutures, c’est à dire de toute discontinuité et altérité. À chaque dysfonctionnement, impasse, contrainte imposée par le récit, la transparence émerge ainsi dans son essence médiale et simulée. Alloa note que parmi les médiations occultées par la réalité virtuelle figure également celle, primordiale, exercée par le corps, qui est ainsi réduit à une anomalie. Si la médiation, et non la continuité, est essentielle à toute expérience, la même médiation a tendance à se cacher en mettant en avant les informations qu’elle transmet. Comme l’archi-écran et le corps qui permet les perceptions, le média n’est pas donné directement : « il s’efface derrière la voix dont il est le simple porte-parole » (2020, 177). La réalité virtuelle est donc l’incarnation de la tendance de la médiation. Il est alors important de se demander en quoi consiste l’opacité occultée par cette illusion d’immédiateté et de transparence. Yves Citton la décrit comme une structure paramétrée, une grammaire pré-écrite, dont les utilisateurs n’ont pas conscience et avec laquelle ils ne peuvent pas interagir.
À ce propos, Citton souligne qu’il est nécessaire de reprendre conscience de certaines opacités constitutives des écrans, oubliées par la quête contemporaine de transparence. Reprendre conscience des médiations sous-jacentes des interfaces signifierait récupérer au moins trois fonctions, capables de faire des écrans des espaces d’écriture, et pas seulement des véhicules d’affects (2020, 168). L’auteur fait notamment référence au contrôle humain sur la reformulation et la révision de l’écriture, niée par les technologies d’autocomplétion ou d’autocorrection, à l’indépendance par rapport à tout public prédéfini, qui était possible lorsqu’Internet ne sollicitait pas l’utilisateur en proposant lui-même des contenus, et, enfin, à la possibilité de manipuler l’axe temporel des contenus enregistrés, autrefois garantie par les écrans et désormais interdite par la recherche de l’affect immédiat.
La contribution de Richard Grusin approfondit ce dernier point, en se concentrant sur la manière dont les systèmes politiques contemporains acquièrent un consensus en exploitant la capacité des écrans à provoquer des réactions affectives et instinctives. Plus que le contenu des messages, l’étendue de cette affectivité est garantie par le « fonctionnement infrastructurel » du réseau écranique (2020, 227). Le consensus politique est donc souvent directement proportionnel à l’espace médiatique, écranique, occupé par les partis et leurs représentants. Ces derniers deviennent l’objet d’une « médiation totale » (2020, 229). Grusin désigne Donald Trump comme le champion de ce phénomène. Trump, voué à occuper l’espace médiatique, devient le produit de la médiation, la somme de ses tweets, communiqués de presse, des trolls et mèmes dédiés à son personnage (2020, p231). Dans cet espace médiatique, les tweets et déclarations de Trump ne visent pas à communiquer quelque chose, mais à établir une relation empathique avec leur public, caractérisée par la haine envers un ennemi commun. La figure de Trump est donc violente. Comme dans le cas des tours jumelles, l’élection de Trump a provoqué un choc médiatique, déclenchant des préméditations qui anticipent et préfigurent ses actions futures. Compte tenu de l’impact émotionnel associé à une telle figure, la violence de Trump est déstabilisante au point de provoquer des conséquences sociales et psychologiques majeures. Voici qu’un acte public de violence et un contenu en ligne peuvent avoir la même valeur ontologique.
Selon Gilles Gressani, cette proximité émotionnelle véhiculée par les interfaces dépend du fait que la transparence est aujourd’hui associée à la vérité (Carbone 2018). Comme le montre Gressani, l’influence des écrans sur le plan affectif concerne directement le champ valoriel. L’auteur prend pour référence le parti italien « Movimento Cinque Stelle », qui a su convaincre une foule aux orientations politiques hétérogènes en plaçant la valeur de la transparence au centre de son récit. L’immédiateté a été assurée par la présence en ligne des représentants politiques du parti et par « Rousseau », une plateforme qui se veut instrument de démocratie participative, permettant aux électeurs d’influencer directement les choix du parti. Alors que, comme on le voit avec Grusin, les représentants du M5S sont des produits médiatiques, le code propriétaire de la plateforme médiatise les interactions, établissant les propositions d’intérêt et les schémas de vote. Dans la continuité de ce qu’a montré Alloa, nous voyons comment l’effet rassurant de la visibilité absolue est rhétoriquement construit à partir d’objets profondément médiatisés. La transparence correspond donc à la transformation des médiateurs et non à l’annulation de toute opacité.
Approfondissant la réflexion sur les écrans comme capables d’établir un champ de valeurs, Graziano Lingua observe que la valeur de la transparence joue un rôle central dans la pensée moderne et se rapporte traditionnellement à l’espace public. Ce dernier, selon la modernité, doit être fondé sur les deux concepts kantiens d’Aufklärung et de Publizität, où le premier concerne l’émancipation des contraintes traditionnelles par l’usage public de la raison, et le second porte sur le libre accès aux informations d’intérêt public et à la vie politique. La confrontation entre les raisons garantirait un « règne de la critique » (2020, 195), en mesure de contrôler jusqu’au pouvoir gouvernemental. Si, selon Lingua, la raison des Lumières recherche la vérité objective, au risque de ne pas admettre des différences de pensée (Vattimo et Pisetta 1990), la transparence revendiquée des nouveaux médias se confronte à un danger similaire d’homogénéisation (Han 2018). Il est vrai, poursuit Lingua, que le réseau facilite les échanges interpersonnels, augmentant la transparence au niveau horizontal. Cependant, cette dynamique ne concerne pas le pouvoir, car elle ne garantit pas la participation à la dimension délibérative, qui impliquerait une transparence verticale, entre les utilisateurs et les institutions. C’est en fait la structure technique et opaque des médias numériques qui guide les discussions sur les réseaux sociaux. Ces discussions sont ponctuelles, organisées autour de questions spécifiques, auxquelles participent des groupes isolés de personnes déjà d’accord entre elles. Les interactions sur les réseaux sociaux ne garantissent donc pas une véritable confrontation d’idées. En critiquant la démocratie représentative traditionnelle, la politique actuelle exploite démagogiquement le malentendu entre les deux niveaux de transparence. En participant au monde des réseaux sociaux, elle se présente comme entièrement visible, au même niveau que les autres. Les décisions ne sont toutefois pas prises à partir des commentaires en ligne : elles restent opaques.
Pour nous voir
La dichotomie théorisée par Graziano Lingua reflète également la structure de l’archi-écran, compris comme un dispositif du visible et de l’invisible. L’interface simplifie souvent la visualisation des informations sur le plan horizontal. Pour ce faire, elle cache tout ce qui ralentit, entrave l’immédiateté de l’échange. Elle dissimule sa structure matérielle. De plus, dans son usage courant, l’écran occulte la deuxième dimension de l’interaction sociale, qui concerne le pouvoir. Nous avons vu que la bidirectionnalité de cette dynamique visuelle s’étend au domaine du sensible, du dicible, du désirable, et donc du pensable ; le « royaume de la critique » des Lumières (Koselleck 1979) est remplacé par le « régime de la visibilité » (Carbone 2018) écranique. C’est un régime parce qu’il propose un ensemble défini d’instruments de représentation. C’est pourquoi il façonne la manière de voir non seulement des utilisateur·ice·s directs, mais plus généralement des sociétés. La preuve en est le cas du « parti numérique3 » analysé par Gressani, qui a gagné une grande popularité dans un pays qui n’est certainement pas parmi les plus numérisés (2020, 212). Le risque est celui d’un « épistémicide », écrit Sousa Santos (2015), c’est-à-dire de la disparition des modèles épistémologiques que l’écran ne représente pas.
Pourtant, en tant que surface, l’interface reflète ses modèles, les
modifie en les médiatisant, mais ne les crée pas. En tant que
technologie, l’écran est construit par l’humain. Il nous renvoie donc
notre image, selon les modèles que nous souhaitons. À travers l’écran,
l’humain se regarde, mais selon lui, voit une meilleure version de
lui-même, car il est libéré de certaines limitations physiques et
distinctions sociales. Le problème de l’interface est alors une
question humaine, de comment nous voulons nous voir, donc de ce que
nous voulons être. Par exemple, Dalmasso écrit que nous souhaitons
connaître l’avenir (2020, 131) ; Carbone montre comment
nous voulons améliorer nos capacités cognitives et d’action (2020,
49) ; Bodini fait référence à notre désir de devenir
nous-mêmes viraux, en imitant (2020, 108) ; Lingua désigne l’ambition
d’accéder au pouvoir (2020, 108, p. 202). En se
reconnaissant dans son profil, dans l’image médiatisée par l’écran,
l’humain se transforme. Ici, la symbiose avec la machine incarnée par
le « viv@nt » (2020, 25) affecte le champ social,
politique, affectif, ainsi que le plan physiologique et de la
conscience.
La dialectique archi-écranique entre montrer et cacher concerne
également nos concepts et nos modes de pensée. Elle implique une
sélection de valeurs, d’idées, des désirs.
Structurée à son tour par l’humain, l’organisation de l’interface porte ainsi en elle une idée spécifique du futur, sans contingence, une notion de sensorialité et de connaissance, dans laquelle le visible a un rôle prioritaire, une définition de participation au discours public, de partage, de communication, liés à l’idée de viralité. D’où la nécessité affirmée par Giroud de se distancer des écrans, de prendre du recul pour saisir des définitions alternatives des mêmes concepts et, plus généralement, de concevoir d’autres modèles. Il s’agit de penser d’autres images dans lesquelles l’humain puisse se reconnaître. Et pourtant, nous ne pouvons nous regarder qu’à travers une surface, une médiation. En d’autres termes, il n’y a pas d’images sans support. Pour échapper aux impositions dictées par la vision des écrans d’aujourd’hui, nous devons donc construire d’autres écrans. Il est également nécessaire de se demander ce que nous voulons que les surfaces nous montrent. Pour éviter l’épistémicide, il est alors important de multiplier les modèles représentés par ces écrans. Des exemples allant dans ce sens existent déjà, bien qu’en nombre insuffisant, dans le domaine des humanités numériques.
Le « minimal computing », notamment, vise à émanciper les projets numériques de la tendance dominante actuelle, qui assimile l’innovation aux nouveautés offertes par les multinationales du numérique. Cette approche limite la quantité de technologies utilisées, en se concentrant sur les besoins réels, les ressources et les disponibilités liées à projets spécifiques (Risam et Gil 2022). De cette façon, elle redonne aux communautés de recherche en HN une visibilité sur les implications sociales, environnementales et économiques de ses choix techniques. L’humain qui se regarde à travers les écrans créés par cette méthodologie se voit peut-être plus limité sur le plan sensoriel et cognitif, mais aussi plus attentif aux différences linguistiques, économiques, de compétences et d’accessibilité. Le cas de Stylo, entre autres, montre l’utilité d’une telle approche. Il s’agit d’un outil d’écriture conçu pour la publication universitaire dans le domaine des sciences humaines. Son interface restitue au chercheur·se la gestion des métadonnées impliquées dans la chaîne de publication. De cette manière, l’auteur·ice est impliqué dans les pratiques de production et de diffusion des connaissances. Se voyant précisément dans ce sens, il ou elle pense et se transforme en conséquence.
Étant donné la nature plurielle des surfaces qui souhaitent réévaluer l’épistème dominant, les écrans conçus de cette manière ne sapent pas le domaine des interfaces traditionnellement commercialisées. Ces projets pluriels ne restent pas non plus isolés. Ils ne peuvent que faire partie d’une « assemblage » plus général d’écrans, comme l’écrit De Cesaris (2020, 90). Ils seront, par exemple, communiqués sur les réseaux sociaux traditionnels et exploiteront probablement certaines infrastructures propriétaires, en premier lieu le moteur de recherche Google (Risam et Gil 2022). Ils en seront ainsi partiellement modifiés. Dès lors, réfléchir à l’« Avenir des écrans », pourrait signifier s’intéresser à la manière de gérer les contaminations au sein du réseau viral des écrans, afin de permettre à la pluralité d’exister, même si ce n’est que dans une faible mesure. Il faut donc prêter attention à la structure du réseau, à la façon dont les surfaces se reflètent les unes dans les autres et, par conséquent, aux médiations entre les écrans, entre les machines et entre le réseau d’écrans et l’humain. Médiation dont les interfaces d’aujourd’hui sont les protagonistes.
Comme le montrent les quatorze interventions qui composent « L’avenir des écrans », l’activité médiatrice des écrans est impliquée dans les pratiques quotidiennes et les discours publics. Elle est ainsi appelée à devenir plus occulte et influente, au point de façonner les collectivités humaines, leurs manières de faire et de penser. En tant que dispositifs d’existence, les écrans prédisposent le réel d’un point de vue affectif et politique, discernant le visible et l’invisible, déterminant les choses auxquelles nous nous exposons et celles avec lesquelles nous évitons d’entrer en contact. Ils orientent nos manières d’agir et de percevoir. Ils se confirment donc en tant qu’objets d’étude d’un extrême intérêt pour la compréhension du temps présent.
Bibliographie
Des exemples qui vont dans ce sens sont : (Giannini et Bowen 2022 ; White 2006 ; Hoelzl 2012)↩︎
Dalmasso reprend cette réflexion de Richard A. Grusin (Grusin 2010)↩︎
Gressani utilise l’expression introduite par Paolo Gerbaudo dans (Gerbaudo 2018)↩︎