Repenser le modèle traditionel
Bien que les langues anciennes soient au cœur des programmes de formation des curriculums de classics (pour reprendre le terme américain décrivant le mieux l’ensemble de ce que sont les sciences de l’Antiquité), de plus en plus d’établissements universitaires reculent sur l’obligation d’apprendre le grec et le latin comme condition pour obtenir un diplôme en classics1. Dans les dernières années, le cas de l’Université de Princeton au États-Unis qui a retiré l’apprentissage des langues anciennes comme préalable à l’obtention d’une majeure en classics a ébranlé la communauté antiquisante (Vesperini 2021). Plusieurs arguments ont été soulevés par la direction de l’établissement, notamment la nécessité de rendre l’Antiquité plus accessible et favoriser l’inclusion de groupes marginalisés au sein des facultés d’études anciennes2. Or, malgré les explications fournies par Princeton, cette annonce a également eu pour effet de plonger les études anciennes dans une crise de la nostalgie où les défenseurs du renouveau de la discipline – qui jugent nécéssaire de revisiter le concept de « classics » – affrontent les « traditionnalistes » qui voient l’enseignement des langues gréco-latines comme la fondation de la discipline (Wood 2021).
Ce cas, loin d’être isolé, montre que les sciences de l’Antiquité sont actuellement en métamorphose. La littérature récente qui porte sur ces changements tente souvent de préserver certains aspects considérés comme fondamentaux pour la discipline : par exemple, les bienfaits de l’apprentissage du latin pour la compréhension de la grammaire française sont grandement vantés. Nous examinerons dans ce texte une alternative à cette tendance, en envisageant l’avenir à travers l’analyse d’un projet d’édition numérique et collaborative tel que celui portant sur l’Anthologie grecque (AG), initié par la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques (CRCEN). Nous démontrerons comment ce projet peut être bénéfique pour l’apprentissage et l’acquisition des langues anciennes, ainsi que pour le développement de compétences techniques essentielles chez les étudiant·e·s et les humanistes de demain3. Le cas du Canada, où est basée l’équipe de recherche du projet, est un terreau fertile à ce genre de réflexions puisque le latin et le grec ne sont presque plus enseignés au niveau pré-universitaire.
Nous proposons d’explorer le projet d’édition collaborative de l’AG à travers le prisme de deux regards complémentaires. D’une part, nous présentons le témoignage de Maxime Guénette, étudiant au doctorat en histoire à l’Université de Montréal, qui souligne le rôle crucial que peuvent jouer les jeunes chercheur·euse·s dans le processus d’édition. D’autre part, Émile Caron, étudiant au doctorat en sciences de l’éducation à l’Université de Montréal, propose d’intérroger la pertinence du projet sous sa forme pédagogique pour la formation des étudiant·e·s et des élèves4.
Cet article sert de point de départ d’une réflexion sur la façon dont la plateforme Anthologia Graeca peut permettre à des communautés aux intérêts divers de travailler au sein d’un espace commun, favorisant ainsi l’échange d’expertises, de compétences et de ressources. Les chercheur·euse·s peuvent partager leur expertise en littérature et en histoire par l’entremise des textes, tandis que les étudiant·e·s bénéficient d’un accompagnement dans leur apprentissage des langues anciennes. En parallèle, les programmeur·euse·s contribuent en abordant les défis liés à la modélisation de contenus littéraires ou culturels. Cette collaboration entre différents acteur·trice·s permet de créer un environnement d’apprentissage et de recherche enrichissant, où les connaissances spécifiques de chacun sont mises en valeur pour le bénéfice de tous. Notons cependant ici que ce texte ne se prétend pas être un article (au sens d’une recherche scientifique mobilisant des données), mais plutôt d’un état des lieux programmatique visant à engager une réflexion pour la suite du projet de l’AG.
La plateforme Anthologia Graeca comme outil pédagogique à différents niveaux scolaires
Une initiation aux humanités numériques
En rejoingnant le projet d’édition numérique collaborative de l’AG, les éditeur·trice·s de l’Université de Montréal ont aussi pu être initié·e·s aux humanités numériques, combinant ainsi une variété de méthodologies et d’outils informatiques pertinents et novateurs pour les sciences humaines et sociales. Tou·te·s ont été amené·e·s à reconsidérer les formes traditionnelles de recherche enseignées en sciences humaines et à s’initier à divers aspects des humanités numériques à travers l’édition de la plateforme Anthologia Graeca. Certains – c’est le cas des deux auteurs de ce texte – ont été interpellés par ces enjeux, au point de s’inscrire à des programmes d’initation aux humanités numériques et en édition numérique pour mieux comprendre ses avantages, ses défis et leurs implications dans le monde contemporain.
Parmi les pratiques acquises dans le cadre de leurs études en humanités numériques et concrétisées par l’implication au sein de l’AG, l’accès à l’API de la base de données du projet a par exemple formé les auteurs au langage de programmation Python et aux différents formats de fichiers utilisés pour exporter des données comme JSON, XML, CSV, etc. L’alignement d’images du Codex Palatinus graecus 23, principal manuscrit de l’AG, et son texte les a initiés au protocole IIIF, l’utilisation d’URN (Uniform Resource Name), les défis de la reconnaissance automatique de texte (Handwritten Text Recognition) ainsi qu’aux diverses plateformes numériques de littérature antique comme Perseus. L’ajout de mots-clés aux épigrammes a introduit la notion de web sémantique et l’utilisation de données ouvertes liées grâce à Wikidata pour relier plusieurs jeux de données. L’apprentissage de ces concepts a été complété par une approche théorique des enjeux éthiques de licences, de formats de fichiers libres ou propriétaires, de production et de publication de jeux de données, mais aussi de la modélisation de données numériques et de l’essence même de la définition d’une source en humanités numériques8.
L’édition ouverte et la formation en sciences de l’Antiquité
Nous percevons dans l’édition numérique et collaborative de l’AG un potentiel relié à la formation des étudiant·e·s en Antiquité tout au long de leur parcours. Qu’iels soient des historien·ne·s, des archéologues ou des pédagogues, en touchant les textes anciens de façon quotidienne, les compétences philologiques s’en verront bonifiées. L’acquisition de savoir en informatique, le développement d’une sensibilité au processus d’édition et l’utilisation d’outils numériques ne sont que quelques exemples des compétences transversales qui peuvent servir aux étudiant·e·s bien au-delà de d’un parcours en lettres classiques. Dans la situation actuelle où un nombre non négligable de programmes universitaires d’études anciennes retirent le latin et le grec de leur cursus obligatoire, l’édition collaborative peut agir comme moyen de garder actifs les réflexes indispensables pour penser l’édition de textes classiques au XXIe siècle. Ces compétences, qui étaient anciennement acquises par tout·e·s diplomé·e·s d’un programme de classics, ne le sont plus forcément aujourd’hui en raison de la disparition des langues anciennes dans les curriculums pré-universitaires. Les prochaines lignes tenteront de montrer comment la pensée critique – élément central de la formation humaniste – peut être mobilisée par le projet d’édition numérique collaborative de l’AG et comment celui-ci peut assurer l’acquisition de compétences nécéssaires pour les classics désormais délaissées par les institutions universitaires.
Contrairement aux programmes d’histoire, les programmes de classics ne mettent les étudiant·e·s en contact avec les sources primaires que tardivement dans leur parcours scolaire. Il n’est pas rare de voir des étudiant·e·s en histoire travailler dès la première année de leur baccalauréat sur des corpus de sources numérisés (journaux d’explorations, ensembles de correspondances, fonds d’archives, etc.). Des plateformes archivistiques telles que la BNF, Internet Archive et bien d’autres favorisent la création d’activités ou d’exercices autour de ces sources qui peuvent être effectués en classe – nécessitant un accès à du matériel informatique – en plus de pouvoir être poursuivies depuis la maison dans le cadre de projets à plus long terme. Des projet comme l’AG permet de mettre les étudiant·e·s en contact avec des sources primaires rapidement – chose nécessaire au développement de la pensée critique (Wineburg 2001) – dans des traductions en langues modernes d’une qualité nettement supérieure à celles que l’on retrouve en majorité sur le Web9. Puisqu’il se concentre sur l’Antiquité, l’aspirant·e philologue ne sera mis en contact qu’avec des sources primaires exclusivement en langues anciennes. Trouver des sources primaires pour faire travailler les étudiant·e·s qui débutent un parcours en classics est difficile en raison du niveau de langue10.
Travailler les sources primaires dès le début de l’apprentissage des langues anciennes
Les avantages pédagogiques du travail avec les sources primaires (au-delà des traductions et des adaptations) ont été démontrés dans le cadre d’une recherche (Wineburg 2001, 155‑73) réalisée dans des écoles aux États-Unis à partir de sources primaires de la Guerre de Sécession. Dans cette étude où des élèves anglophones sont appelés à analyser le discours de Gettysburg d’Abraham Lincoln, Wineburg observe des difficultés occasionnées par les différences de vocabulaire et de style qui distinguent les textes du passé de ceux d’aujourd’hui. Cette barrière linguistique nuit à l’analyse de ces sources primaire.
Comment peut-on espérer atteindre le même genre de réflexes en mettant au contact de sources primaire des étudiant·e·s novices en grec et en latin ? De façon similaire, le projet d’édition numérique collaborative de l’AG permet à des jeunes chercheur·euse·s d’entrer en contact avec des sources complexes dès le début de leur parcours. Dans le cas de l’AG, le Codex Palatinus graecus 23 sert de point de départ. Le premier travail relatif à la mise en place de l’édition de l’AG est l’alignement du manuscrit numérisé avec des éditions en langues modernes. Cet exercice ne nécessite qu’une connaissance de base du grec ancien, notamment l’alphabet et la structure syntaxique des phrases. Ainsi, après seulement quelques semaines d’apprentissage de cette langue, un·e étudiant· serait en mesure de contribuer directement à la plateforme Anthologia Graeca tout en acquérant des compétences relatives à la paléographie et à l’analyse textuelle. Parmi les compétences qu’un·e étudiant·e serait en mesure de développer en travaillant sur Anthologia Graeca, on retrouve la prise en compte des scholies (ces notes critiques des traducteurs que l’on retrouve en marge de certains manuscrits), la divisions des différentes parties du textes ou l’étude des manuscrits médiévaux en grec ancien.
De plus, l’AG introduit une dimension collaborative nouvelle – celle-ci peut être motivante pour l’étudiant·e – au travail d’apprentissage des langues anciennes qui s’effectue traditionnellement dans la solitude. Plus important encore, les actions posées dans le cadre de l’analyse de sources grecques ou latines ont le potentiel de donner un sens concret aux apprentissages formulés dans les cours magistraux de grammaire ancienne. L’entreprise décrite vient également combler un des problèmes souvent rencontrés dans les classes de latin et de grec : le découragement ressenti par les étudiant·e·s face au temps et aux efforts soutenus devant être fournis avant de pouvoir finalement travailler sur des textes d’auteur·trice·s classiques. Une formule participative comme celle de l’AG permet de bonifier la formation sur le plan des langues anciennes en plus d’accentuer la réflexion critique relevant du contact avec les sources primaires.
Finalement, le potentiel pédagogique que représente l’édition collaborative ne se limite pas qu’au monde universitaire. En effet, des milieux scolaires pour lesquels les langues anciennes sont toujours au cœur des programmes peuvent profiter des avantages portés par l’AG. Cela s’est par exemple concrétisé en 2021 par un groupe d’élèves du lycée « Samuele Cagnazzi » d’Altamura en Italie travaillant en collaboration avec le projet depuis plusieurs années. L’établissement a « participé à la troisième édition du concours Prix de l’école numérique, organisé par le ministère de l’Éducation italien […]. La présentation de leur travail autour du projet de l’AG leur a valu le prix provincial pour le meilleur projet et l’accès à la phase régionale du concours » (Vitali-Rosati et al. 2021). Cette reconnaissance sous-entend la possibilité d’appliquer de ce même type de projet à une échelle beaucoup plus grande et d’ainsi l’exporter dans d’autres établissements scolaires.
Conclusion
Le projet d’édition numérique et collaborative de l’AG est ainsi une initiative prometteuse pour l’avenir des classics. Il désire coexister avec les présentes formes d’édition actuelle tout en offrant une alternative accessible pour tou·te·s. Sur le plan de la recherche, l’édition collaborative permet de mobiliser une intelligence collective d’un large éventail de contributeur·trice·s, des étudiant·e·s aux chercheur·euse·s confirmé·e·s. Cela permet d’enrichir considérablement la plateforme en termes de contenus et de perspectives, favorisant ainsi une meilleure compréhension de l’Anthologie grecque. De plus, l’utilisation d’outils numériques offre de nouvelles possibilités pour l’analyse et l’interprétation des textes anciens. Sur le plan pédagogique, l’AG s’avère être un outil précieux pour l’apprentissage des langues anciennes et le développement de compétences critiques dans une perspective transversale. En effet, les étudiant·e·s sont amené·e·s à travailler directement sur des sources primaires, à collaborer avec d’autres chercheur·euse·s et à utiliser des outils numériques. Cela leur permet de développer une expertise philologique, une compréhension approfondie des textes anciens tout en concrétisant leur apprentissage des langues anciennes.
Alors que l’avenir des classics est souvent remis en question, le projet d’édition numérique et collaborative de l’AG s’affiche comme une manière de réinventer les méthodologies de recherche et les pratiques pédagogiques de cette discipline.
Bibliographie
Puisque nous écrivons dans un contexte canado-américain, nous avons fait le choix d’utiliser le terme classics puisqu’il définit une discipline pluridisciplinaire centrée sur l’Antiquité. Ce terme nous permet d’éviter une confusion avec le système universitaire français où l’histoire ancienne et les lettres classiques sont généralement traitées dans deux facultés ou écoles différentes.↩︎
Les réactions sur « l’abandon » des langues anciennes de Princeton ont été très variées : certain·e·s ont clamé la fin des classics, d’autres y ont vu une évolution drastique et nécessaire pour l’avenir de la discipline. Voir par exemple Wood (2021); Kokkinidis (2021); McWhorter (2021).↩︎
Pour la suite de cet article nous ferons référence au projet d’édition numérique et collaborative de l’Anthologie grecque mené à la CRCEN par : projet d’édition numérique collaborative de l’AG.↩︎
Malgré la pertinence des projets d’éditions collaboratives en milieu scolaire, il en existe encore peu en classics. Notons cependant leur popularité grandissante dans divers projets, notamment Perseids, Homer Multitext et The New Alexandria Project. Sur le potentiel des plateformes collaboratives en études classiques, voir (Almas et Beaulieu 2016).↩︎
Au moment de l’écriture de cet article en avril 2024, ces deux premières plateformes ne sont plus accessibles.↩︎
Cette expansion de l’Anthologie grecque fait notamment référence au concept d’intelligence collective dont il sera question plus bas.↩︎
L’intelligence collective est intrinséquement reliée à l’éditorialisation se trouvant au cœur du projet d’édition numérique et collaborative de l’Anthologie grecque (Vitali-Rosati et al. 2020). L’éditorialisation est « l’ensemble des dynamiques qui constituent l’espace numérique et qui permettent, à partir de cette constitution, l’émergence du sens. Ces dynamiques sont le résultat de forces et d’actions différentes qui déterminent après coup l’apparition et l’identification d’objets particuliers (personnes, communautés, algorithmes, plateformes…) » (Vitali-Rosati 2020). Voir aussi sur le sujet (Vitali-Rosati 2016; Sauret 2020; Monjour 2022).↩︎
Nous utilisons ici la catégorisation dite « classique » de sources. Par source, nous entendons tout objet (et texte) provenant de la période à laquelle elle fait écho. Il est important de distinguer l’utilisation du terme source dans le contexte de son utilisation dans les autres sciences humaines où il peut englober divers documents tels que des monographies, des articles, des dictionnaires, et autres documents pertinents pour la réflexion historique. Ainsi, pour le chercheur spécialiste de l’Antiquité, on distingue les sources des documents de travail. Or, cette définition s’est souvent elle-même vue insuffisante en raison du travail d’édition qui pourrait altérer le sens premier de la source. La notion de source primaire vient ici régler ce problème en définissant l’objet (ou texte) issu de l’Antiquité n’ayant subi aucune (ou très peu d’) altération. Par exemple : une édition scientifique de l’Iliade est pour le philologue une source alors que le Codex F. 205 (qui renferme quelques 51 fragments de l’Iliade) est une source primaire (Mély 1900). Cette précision est importante pour comprendre la terminologie utilisée dans ce texte.↩︎
La plupart des éditions de textes anciens gratuitement accessibles sur le Web proviennent d’œuvres libres de droit d’auteur, résultant dans la diffusion d’éditions anciennes parfois dépassées au niveau de la recherche. Celles-ci ne sont pas sans valeur, au contraire. Il faut cependant être conscient de l’existence potentielle d’éditions critiques ou traductions plus récentes et représentant l’état de l’art de la recherche actuelle.↩︎
Sur la question des données liées et ouvertes dans le milieu des classics, (voir notamment Cayless 2019).↩︎
Comment éditer la plateforme Anthologia Graeca
Édition numérique et collaborative : et alors ?
Faire partie de l’équipe d’éditeur·trice·s d’Anthologia Graeca nous a permis d’être témoins de l’évolution du projet. Un premier site Web généré par Marcello Vitali-Rosati au moyen du système de publication collaboratif Spip a débuté le chantier de la traduction des épigrammes grecques en langues modernes. Cette première ébauche a servi de terrain d’essai jusqu’au lancement du prototype de la plateforme d’édition collaborative du projet : Anthologia (Vitali-Rosati et al. 2021)5. Cette plateforme a été l’occasion pour l’ensemble des éditeur·trice·s universitaires, soit six étudiant·e·s en classics et en histoire (premier et deuxième cycle) à l’Université de Montréal, de se familiariser avec l’édition collaborative encore peu répandue dans l’enseignement des classics - mais aussi des sciences humaines en général. En effet, malgré le fait que de plus en plus d’éditions numériques (littéraires, épigraphiques, papyrologiques et numismatiques) se spécialisant sur toutes formes de textes issus de l’Antiquité voient le jour, celles-ci restent peu connues des étudiant·e·s. Ces dernier·ère·s sont plutôt invité·e·s à se familiariser avec les grandes éditions critiques des Belles Lettres ou de la Loeb Library qui possèdent un sceau d’autorité incontestable et qui suivent le modèle d’édition philologique connu depuis l’époque moderne.
La maîtrise de ces éditions traditionnelles est nécessaire à la formation de tout étudiant·e en classics, notamment pour apprivoiser l’apparat critique et les nombreux codes syntaxiques et linguistiques de la discipline. Cependant, les éditions papier comportent des désavantages importants : éditions peu dispendieuses, mais sans apparat critique et/ou utilisant de vieilles traductions, éditions avec apparat critique, mais très coûteuses, accessibilité physique des textes parfois complexe, traductions inexistantes ou obsolètes pour plusieurs langues modernes, etc.
Les plateformes d’édition collaborative ne souhaient pas remplacer ces publications papier encore largement utilisées, mais plutôt offrir une alternative complémentaire comportant de nouvelles possibilités pour la communauté scientifique et un public non spécialiste. Dans le cas du projet d’édition numérique et collaborative de l’AG, chaque utilisateur enregistré peut aussi ajouter des éditions et traductions d’épigrammes, des images du Codex Palatinus graecus 23, principal manuscrit de l’Anthologie grecque conservé à Heidelberg, des liens hypertextes vers d’autres ressources, des commentaires, des liens internes ou externes avec les épigrammes, etc. C’est ainsi une œuvre ouverte où chaque ajout contribue à l’expansion et à la compréhension de l’Anthologie grecque (Vitali-Rosati et al. 2020, 2021; Mellet 2020)6.
Prise en charge de la plateforme
Dès la mise en ligne de la plateforme prototype Anthologia (puis de son successeur Anthologia Graeca), les premiers éditeur·trice·s universitaires ont pu commencer à naviguer et à alimenter la base de données du projet. Deux tâches principales leur ont d’abord été assignées afin de former la base de la plateforme : ajout de traductions anglaise et française des épigrammes provenant de la Loeb Library et des Belles Lettres ainsi que l’ajout de passages du Codex Palatinus graecus 23 pour chaque épigramme concordante. Après cette phase initiale, les éditeur·trice·s ont eu l’occasion de contribuer à la plateforme en fonction de leurs champs d’expertise et d’intérêt. Ainsi, les étudiant·e·s s’intéressant à la philologie ont pu se pencher sur l’annotation du Codex Palatinus graecus 23 et apporter leur expertise dans l’analyse de textes en grec ancien et l’établissement d’éditions critiques. Les littéraires ont pu se concentrer sur de nouvelles traductions des épigrammes et sur l’alignement du texte grec avec ces traductions. Les historien·ne·s ont pu produire des commentaires sur les épigrammes et identifier les personnages historiques ou les lieux mentionnés dans les épigrammes grâces à des mots-clés.
Les avantages de cette répartition des tâches en fonction des intérêts des éditeur·trice·s sont multiples. Cela exemplifie les avantages de l’édition collaborative et la possibilité de rassembler les connaissances et les compétences variées des éditeur·trice·s afin de produire un travail plus complet et rigoureux. Ainsi, grâce à l’édition collaborative, Anthologia Graeca est devenu un espace dynamique où les connaissances se construisent en continu dans une perspective d’intelligence collective (et collaborative). Pierre Lévy – figure majeure dans l’exploration de l’intelligence collective – met en avant la puissance de la collaboration et du partage des savoirs pour générer de nouvelles idées et résoudre des problèmes complexes (Lévy 1994, 2003, 2016; Surowiecki 2005; Guillain et Autissier 2019). L’édition numérique et collaborative de l’AG offre un terrain fertile pour l’application concrète de ces principes. En effet, la plateforme Anthologia Graeca se présente comme un véritable laboratoire d’idées où les éditeurs et chercheurs mutualisent leurs connaissances et compétences. Cette synergie collective dépasse largement les limites du travail individuel, permettant d’enrichir considérablement le contenu de l’AG. Plus qu’une simple compilation de contributions, l’édition collaborative incite à l’exploration de nouvelles interprétations et perspectives. En confrontant leurs points de vue et en nourrissant la réflexion critique, les participants élargissent la compréhension collective des textes grecs et les processus d’édition qui en découlent. L’intelligence collective à l’œuvre sur Anthologia Graeca favorise un écosystème intellectuel dynamique où la discussion et le partage d’idées stimulent la créativité et aboutissent à des résultats qui dépassent les attentes individuelles. Cette collaboration fructueuse contribue ainsi à l’avancement des connaissances dans le domaine de la poésie grecque. L’édition numérique de l’AG s’affirme donc comme une illustration concrète des concepts de l’intelligence collective et met en lumière son potentiel pour enrichir la recherche et la création, ouvrant la voie à des travaux d’une grande richesse et d’une grande précision savante et culturelle7.
Pour exemplifier l’application de l’intelligence collective sur la plateforme Anthologia Graeca, prenons la première épigramme du livre IV de l’Anthologie grecque (4.1). En date du 11 mars 2024, c’est l’une des épigrammes comportant le plus de contributions individuelles, avec 54 mots-clés, textes grecs en trois éditions, traductions en trois langues modernes, ajout d’images et textes concordant pour six scholies, alignement entre le texte grec et une traduction italienne et ajout de 32 commentaires. La grande quantité de commentaires, principalement réalisés en classe avec des lycéen·ne·s italien·ne·s, vise à remettre en contexte divers éléments historiques de cette épigramme. D’autres éditeur·trice·s habiles avec les traductions et langues anciennes ont ajouté les premières traductions en langue moderne (français ou italien) de ses scholies. Certain·ne·s philologues familier·ère·s avec le Codex Palatinus graecus 23 ont identifié les passages de cette épigramme et les ont ajoutés sur la plateforme. La somme de connaissances des différents éditeur·trice·s est ainsi entreposée sur Anthologia Graeca pour constituer une plateforme où toute personne s’intéressant de près ou de loin à l’Anthologie grecque peut contribuer. Si un éditeur·trice est en désaccord avec un·e autre, par exemple sur l’attribution de l’auteur de cette épigramme, il est ainsi possible de présenter plusieurs hypothèses qui y coexistent.