Dans l’écheveau des pratiques du droit des étrangers
L’ouvrage de Nadia Khrouz examine les pratiques du droit des étrangers au Maroc en mettant en lumière la diversité des acteurs impliqués à différentes échelles.
Ce livre nous plonge au cœur de la constellation d’acteurs qui traitent les catégories d’étrangers au Maroc. Les pressions et influences internationales et européennes s’imbriquent dans des stratégies d’acteurs étatiques et non étatiques, aux échelles régionale, nationale et locale. « Ils contribuent au réajustement de certaines pratiques du droit, à leur évolution, ponctuelle ou pérenne » (Khrouz 2019, 326). La pratique du droit n’est donc pas l’apanage de professionnels du droit (juristes) ; les « profanes » y prennent place en contribuant aussi au déploiement et au développement du droit des étrangers au Maroc.
Dans un contexte marocain où elles sont perçues comme intrusives, les associations spécialisées sont évoquées comme des acteurs qui pallient, autant que possible, les insuffisances ou omissions des institutions publiques. Plus largement, l’action de la société civile marocaine s’intègre dans la volonté étatique d’une implication et d’un soutien aux capacités d’intervention des professionnels du droit et des institutions pour accompagner la mise en œuvre de l’action publique, l’avancée vers l’État de droit et un meilleur accès au droit et à la justice. En tant que force vive de la nation (référence à la formule utilisée par le Roi dans son discours du 17 juin 2011) à l’occasion de la promulgation de la Constitution de 2011, elles utilisent le droit comme un cadre d’action, ne s’opposant pas au régime. Les institutions comme l’UE, les OI en particulier le HCR (Haut Commissariat des nations unies pour les Réfugiés) interviennent sous le prisme de renforcement des capacités des acteurs et des programmes institutionnels.
Plus spécifiquement, c’est face aux disjonctions entre les discours politiques et les réalités, que le droit est envisagé comme un véritable outil de contestation que les acteurs de la société civile manient subtilement, afin de ne pas entraver l’accès aux droits et à la justice des personnes étrangères au Maroc. Nadia Khrouz souligne la dimension instrumentale du droit, dans la mesure où les associations l’envisagent comme un mode d’action sur le politique. Le plaidoyer apparaît comme un moyen privilégié par ces acteurs de la société civile pour influer sur les politiques publiques en matière migratoire et d’asile. En tant que forme particulière de l’action collective, il s’appuie sur le concept d’approche par le droit basé sur les droits humains. Il repose donc sur des valeurs universelles auxquelles se réfèrent les organisations et acteurs (nationaux et internationaux), celles de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les instruments nationaux, régionaux, et internationaux des droits de l’homme en particulier ceux issus des Nations Unies.
Contribuer particulièrement à l’accès au droit et à la justice des migrants et réfugiés, la justice juridique devient plus globalement une justice sociale.
L’exemple du GADEM, (Groupe antiraciste de défense des migrants), considéré aujourd’hui au Maroc comme un des acteurs de terrain incontournables en la matière, illustre cet « usage contestataire » (Agrikoliansky 2010) du droit. Cette association de plaidoyer pour les droits des migrants, à laquelle l’auteure fait longuement référence, s’inspire notamment de l’association française le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) ou de l’ONG Amnesty International avec lesquels elle a tissé des liens. Elle s’imprègne aussi des techniques de la société civile marocaine. Le plaidoyer apparaît ainsi faire l’objet de « transfert de connaissance et de compétence : il véhicule des méthodes d’investigation, d’interpellation des responsables politiques, ainsi qu’un certain vocabulaire, que les guides, orientations et lignes budgétaires des organisations internationales et des bailleurs valorisent positivement et incitent à mobiliser. » (Khrouz 2019, 85)
Les rapports de plaidoyer, adressés à l’opinion publique marocaine ou étrangères et aux institutions publiques, sont des outils permettant de condenser des informations relatives à un événement ou à une problématique précise. « Ils permettent de dresser un état des lieux de la mise en œuvre du droit positif en général ou concernant un référent législatif en particulier » (Khrouz 2019, 86).
Reprenons l’exemple d’un rapport emblématique présenté par l’auteure (Khrouz 2019, 87). En août 2013, un rapport coordonné par le GADEM et élaboré par plusieurs ONG est transmis au comité onusien chargé des droits des travailleurs migrants en vue de la session d’examen du rapport officiel présenté par le Maroc (10 et 11 septembre 2013). Le CNDH (institution nationale chargée de connaître toutes les questions relatives à la défense et à la protection des droits de l’Homme et des Libertés) a rendu public le 9 septembre 2013, un rapport intitulé « Étrangers et droits de l’homme au Maroc : pour une politique d’asile et d’immigration radicalement nouvelle » où est révélé un bilan critique du traitement accordé à l’immigration. C’est suite à cette publication que très rapidement un communiqué royal a soutenu une « approche globale et humaniste conformément au droit international dans le cadre d’une coopération multilatérale renouvelée » (2013). Il n’en demeure pas moins que le Roi contestait toute forme d’allégation qui tenterait à porter atteinte à la réputation de son Royaume. C’est dans ce cadre précis que la réforme de la politique d’immigration et d’asile a été impulsée.
Par ailleurs, les cliniques juridiques, qui ne sont pourtant pas présentées dans l’ouvrage, incarnent aussi depuis 2015 un des dispositifs contribuant à l’accès aux droits et à la justice des étrangers. Initialement, elles ont été créées pour renforcer la culture des droits de l’homme au sein des établissements de l’enseignement supérieur. Au-delà d’un dispositif à vocation pédagogique, elles révèlent l’implication du monde académique dans la pratique du droit des étrangers suivant des configurations spécifiques d’acteurs internationaux (UE principalement, ENABEL l’agence belge de développement, le HCR, l’OIM), institutionnels et associatifs (l’association Droit et Justice, l’Organisation marocaine des droits humains…). La Clinique Hijra, constituée hors des bancs universitaires, est un acteur central, cité systématiquement lors des entretiens que nous avons menés auprès du HCR, du CNDH ou même du GADEM (en septembre 2022). La Clinique Hijra contribue plus largement à une juridicisation des modalités d’action au Maroc, combinant l’aide individuelle aux tentatives d’influer sur la SNIA.
L’approche de Nadia Khrouz s’émancipe ainsi des travaux stato-centrés et axés sur l’externalisation des politiques migratoires, en démontrant que les pratiques du droit traversent d’autres clivages que celui du rapport entre bailleurs de fonds internationaux et institutions nationales marocaines. Dans cette perspective, l’auteure dénoue avec clarté l’écheveau des pratiques quotidiennes du droit des étrangers au Maroc. Par cette analyse, elle dévoile une dimension inconnue de la politique migratoire et de la gestion des flux des étrangers. C’est à travers des cas réels présentés au fil des pages que nous sommes confrontés aux réalités des vides juridiques en matière d’asile existant au Maroc, malgré les avancées du Royaume. Ainsi, l’ouvrage déconstruit des évidences établies autour des catégorisations d’étrangers. In fine, il constitue une contribution importante à l’étude du droit et de la justice au Maroc, ainsi qu’à la compréhension des dynamiques complexes qui animent le triptyque politique, droit et société, à travers l’étude des phénomènes migratoires.
Les contours fluctuants des catégories d’étrangers au Maroc
Les catégories mobilisées en contexte institutionnel évoluent en lien avec la politique mais aussi à travers « les modalités par lesquelles les individus sont envisagés dans des dispositifs publics, découlant d’une évolution de la législation » (Khrouz 2019, 306). Dans une diversité de procédures, l’étranger est catégorisé selon son origine nationale ou régionale. La procédure d’accès à l’emploi qu’elle prend en exemple distingue les ressortissants du Sénégal, Tunisie ou d’Algérie qui sont dispensés d’une autorisation de travail délivrée par l’autorité compétente en la matière, l’Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences (ANAPEC), et de la procédure de préférence nationale. D’autres critères peuvent aussi distinguer l’étranger selon sa religion, sa situation familiale ou ses diplômes notamment dans le formulaire du demandeur de titre de séjour.
Par ailleurs, Nadia Khrouz prend, notamment, comme exemple l’évolution des catégories de « subsahariens » qui est devenue une catégorie à part entière, stigmatisée dès les années 2000, à la fois par les discours politique et médiatique. Ils ont été caractérisés par la pratique d’activités délictueuses et sont systématiquement interprétés comme en transit vers l’Europe. La catégorie de transit a été utilisée de manière récurrente à partir des années 1990 à des fins politiques. Elle a été instrumentalisée dans le cadre des négociations UE-Maroc, qui ont porté sur la lutte contre le passage des personnes migrantes principalement originaires d’Afrique subsaharienne, car elle a supposé un partage de responsabilité ainsi qu’un soutien financier de l’UE au Maroc. Par conséquent, « la pratique du droit des étrangers est liée à la manière dont l’étranger est perçu, aux caractéristiques qui lui sont associées » (Khrouz 2019, 329).
L’auteure révèle ainsi les pourtours fluctuants qui se mêlent étroitement au contexte institutionnel et politique, ainsi qu’aux mécanismes par lesquels les membres de la société marocaine engendrent et pratiquent le droit.
Considérations méthodologiques et conceptuelles
Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteure présente ses réflexions sur la place du chercheur et les difficultés à travailler sur un terrain et un objet aussi sensibles que celui qui a trait aux droits humains au Maroc. Ainsi, elle explicite et évalue ses postures analytiques et empiriques pour déconstruire toute subjectivité en raison de sa multi-positionnalité de chercheure, juriste et observatrice. Elle suit ici une démarche ethno-méthodologique, en soutenant l’impossibilité d’isoler une question des éléments circonstanciels. Elle mobilise ainsi l’analyse dite « des catégorisations d’appartenance », qui veut que les opérations de catégorisation fournissent « des outils soutenant un regard porté aux modalités par lesquelles les acteurs saisissent le monde qui les entoure, les événements auxquels ils font face et analysent les phénomènes sociaux sur la base de leurs connaissances et expériences » (Khrouz 2019, 35). En somme, se voulant ethnographique sans pour autant tomber dans des écueils essentialistes, Nadia Khrouz nous propose une immersion dans les rouages administratifs, la pratique même de la séparation des pouvoirs, et le quotidien de personnes qualifiées d’étrangères au Maroc.
Les relations des pouvoirs judiciaires et exécutifs déployées faces aux étrangers
Dans la deuxième partie, Nadia Khrouz explore ainsi les relations entre l’autorité judiciaire et l’exécutif au Maroc ainsi que leurs postures face aux étrangers. Elle révèle non seulement une imbrication des dimensions administratives et judiciaires, théoriquement distinctes, mais aussi l’effacement du juge dans ce domaine au profit d’acteurs sécuritaires. Leur dessein commun consisterait à prévenir les violations des frontières en empêchant les tentatives de passage illégal, à coordonner les actions en particulier contre les passages collectifs, et à assurer la prise en charge des migrants appréhendés dans les enclaves espagnoles (Ceuta et Melilla), avant de les remettre aux autorités compétentes. Le refoulement du pouvoir judiciaire, bien qu’implicite, acquiert un statut quasi-juridique en raison de sa dimension systématique et routinière et du silence de la loi qui l’entoure.
Cependant, face à ce silence, des acteurs de la société civile, les ONG de défense des droits des étrangers ou les associations portées par les étrangers eux-mêmes, se mobilisent et mettent en œuvre des mécanismes pour contrecarrer ces pratiques qui pourraient s’apparenter à un déni de justice. La médiatisation nationale et internationale de scandales autour du traitement des étrangers, plus particulièrement issus d’Afrique subsaharienne, semblent avoir un impact sur certaines décisions. Dans la dernière partie, l’auteure examine les contours flous des catégories d’étrangers au Maroc. Elle dépeint une immigration au Maroc qui se caractérise par une multiplicité de catégories d’étrangers (migrants, réfugiés, subsahariens). Elle interroge dans ce sillage l’usage différencié des catégories de migrants et d’étrangers à la fois dans le langage institutionnel mais aussi dans le langage commun. Elle précise que ces catégorisations ne sont pas figées par essence.
Conclusion
À l’échelle de l’Union Européenne, les politiques d’immigration font l’objet de coopérations intergouvernementales depuis une trentaine d’années. La lutte contre l’immigration clandestine en particulier s’est matérialisée par l’externalisation des politiques migratoires dans le cadre de la Politique européenne de voisinage. Il n’en demeure pas moins que les États voisins n’ont pas été passifs dans les négociations qui entouraient cette politique. La volonté de créer un partenariat économique de plus en plus fort entre l’UE et le Maghreb s’est accompagnée d’une incitation essentielle à la coopération sur les questions migratoires. L’approche adoptée par le Maroc en particulier revêt une forte dimension sécuritaire portée sur la protection des frontières. La politique migratoire marocaine s’inscrit, dès lors, dans une perspective de relations internationales et, plus spécifiquement de relations infrarégionales, dans lesquelles le Maroc se positionne comme un interlocuteur privilégié entre l’Europe et l’Afrique car, dans le même temps, le Royaume tend à s’ériger comme l’un des leaders géopolitiques africains.
La nouvelle politique migratoire et d’asile de 2013 en est l’illustration. S’établissant dans le sillage de la Constitution du 1er juillet 2011 qui témoigne d’une volonté du Royaume de consolider l’État de droit, elle enclenche une campagne de régularisation, principalement des populations originaires d’Afrique subsaharienne. Le discours d’Addis-Abeba, prononcé le 31 janvier 2017 par le Roi Mohamed VI à l’occasion de la réintégration du Maroc à l’Union Africaine, témoigne d’un changement de paradigme, projetant une image fraternelle sur le continent : le Maroc s’érige en une terre d’accueil et de passage et non plus en un pays de transit. La fraternité devient un terme repris de manière récurrente dans les récents discours du Roi, par opposition aux rhétoriques sécuritaires. Le Maroc a même été la plume de l’Agenda africain 2018-2030. Le 36ème Sommet de l’Union Africaine, en début d’année 2023, a été l’occasion de rappeler l’apport et l’engagement du Royaume dans la promotion d’une vision africaine commune sur les migrations2.
Ainsi, contribuant à la rédéfinition du rôle régional du Royaume, la diplomatie migratoire relève de dynamiques qui servent différents intérêts : l’économie, la promotion d’un discours sur la coopération Sud-Sud, la coopération religieuse, la coopération en matière d’enseignement supérieur. Prenons l’exemple de l’enseignement supérieur, l’introduction du LMD (Licence, master, doctorat) en 2004 (déclinaison française du Processus de Bologne importé dès la rentrée 2003-2004 au Maroc) a facilité la mobilité des étudiants africains vers le Maroc. A l’échelle africaine, le Maroc est le deuxième pays après l’Afrique du Sud à accueillir les étudiants africains. Dix ans après l’adoption de la Charte Nationale (2000), l’effectif des étudiants africains a doublé en termes de bourses et de places pédagogiques. L’Agence marocaine de coopération internationale (AMCI) a développé une politique d’accueil encourageante à destination des étudiants étrangers spécifiquement ceux issus des pays africains. Placée sous la tutelle du Ministère des affaires étrangères depuis sa création en 1986, elle est envisagée par le Maroc comme son principal instrument en termes de politique d’accueil des étudiants étrangers. Ses activités couvrent une multitude de domaines, la formation des cadres ainsi que la coopération (financière, technique, et économique) demeurent sa principale activité. Elle forme des cadres étrangers qui jouent un rôle important dans les relations diplomatiques avec le Maroc. L’AMCI a aussi pour dessein de faciliter les procédures d’inscriptions et d’aider matériellement les étudiants étrangers aspirant à poursuivre leurs études dans les universités marocaines. Cette mobilité apparaît comme « une nouvelle modalité de consommation éducative des classes supérieures et moyennes des pays d’Afrique noire vers les pays du Maghreb » (Eyebiyi 2010). Cette voie leur permettrait d’accéder à une formation d’enseignement supérieure diversifiée, leur permettant d’élever leur compétitivité sur le marché du savoir et du travail par le recours à des expériences d’enseignements transnationaux plus accessibles que dans les pays du Nord.
C’est en ces termes que l’internationalisation de l’enseignement supérieur par l’importation de la réforme du LMD est considérée comme la composante proactive de la mondialisation. Elle constitue en ce sens une ressource et une stratégie qui permet au Maroc de bénéficier de la mondialisation. Elles contribuent notamment à ce que le Royaume consolide son attraction vis-à-vis des communautés étudiantes issues de l’Afrique subsaharienne.
Ce cadre international constitue la toile de fond de l’ouvrage L’étranger au Maroc : Droit et pratiques de Nadia Khrouz, lequel nous offre une perspective inédite sur les pratiques du droit, mettant en lumière l’interaction entre le droit des étrangers et les réalités socio-politiques de l’immigration et de l’asile au Maroc. Le droit n’apparaît plus comme un vase clos nécessaire à la construction d’un Maroc post-indépendance, mais comme un système ouvert sur la société civile. Ce travail nous permet de saisir la complexité de la mise en œuvre du droit des étrangers au Maroc.
Bibliographie
Par intermédiaire du droit, nous faisons référence à tous les acteurs qui transcrivent, invoquent, adoptent dans les pratiques quotidiennes le droit.↩︎
L’influence du royaume est protéiforme, elle s’étend également au domaine économique. Le Maroc est aujourd’hui le deuxième investisseur africain sur le continent après l’Afrique du Sud et le premier en Afrique de l’Ouest (Dafir 2013, 73‑83).↩︎