Il est des surprises dont on souhaiterait qu’elles se produisent le plus souvent. L’édition des séminaires de Castoriadis à l’EHESS (1986-1987) en est une, d’autant plus qu’une dizaine de volumes concernant les autres années pendant lesquelles Castoriadis a enseigné, y est attendue 1 . Ces séminaires, loin d’être des cours magistraux administrés sur quelques notions-clés de la philosophie, entrent en résonance avec le reste de l’œuvre de Castoriadis, comme pour engager un dialogue (certes, les séminaires n’ont pu être reconstitués que grâce aux notes de certains élèves) portant sur l’ensemble de son parcours philosophique et politique. Ces séminaires ne sont pas non plus une digression sur des thèmes que l’auteur a abordés, mais tournent plutôt autour de l’idée énigmatique de la création imaginaire propre à l’homme. Sans renouer avec une théologie cachée, Castoriadis s’emploie à montrer en quoi l’homme crée et institue socialement les composantes de son être. Certes, il existe une strate naturelle sans laquelle l’homme ne peut pas exister ; pourtant, tout le processus de son hominisation est relié à son être social, c’est-à-dire à l’institution imaginaire de la société (qui constitue le titre de son ouvrage majeur, paru en 1975 et articulant son engagement politique de Socialisme ou Barbarie aux visées théoriques ultérieures des six volumes des Carrefours du Labyrinthe parus entre 1978 et 1999 aux éditions du Seuil). En effet, l’homme est un sujet social-historique, il ne peut pas survivre sans un processus de socialisation qui lui confère des normes et lui impose une limitation. Toute société, aussi monstrueuse soit-elle, recèle une certaine cohérence en ce qu’elle fait coexister des individus. L’erreur serait de croire que l’anthropologie politique de Castoriadis nous amènerait inéluctablement vers un relativisme culturel, signant par là la mort de toute pensée.
Il existe un projet d’autonomie, apparu dans la Grèce ancienne, entre le 8e et le 5e siècles avant Jésus-Christ et qui réapparaît dans l’histoire européenne au Moyen-Âge, autour des 11e et 12e siècles après Jésus-Christ (l’auteur rappelle notamment cela dans le séminaire du 27 mai 1987), lorsque les premières communes bourgeoises décident de s’auto-administrer et rompent avec une forme tutélaire de pouvoir. Ce projet se poursuit par la suite à l’époque des Lumières, au moment de la Révolution américaine et de la Révolution française et est repris dans l’expérience d’émancipation du mouvement ouvrier. Castoriadis avait qualifié de manière très juste cette remise en cause des significations données d’une société : « la visée, volonté, désir de vérité, telle que nous l’avons connue depuis vingt-cinq siècles, est une plante historique à la fois vivace et fragile. La question se pose de savoir si elle survivra à la période que nous traversons. Je ne parle pas de la vérité du philosophe, mais de cette étrange déchirure qui s’institue dans une société, depuis la Grèce, et la rend capable de mettre en question son propre imaginaire » 2 . Ces brèches indiquent ontologiquement un moment de rupture entre l’institué et l’instituant, comme si la société refusait de ne pas pouvoir avoir la possibilité de remettre en cause une tradition donnée et des normes sociales héritées. Dans ses séminaires de l’année 1986-1987, Castoriadis travaille précisément sur la relation entre création et autonomie, puisque d’une certaine manière, l’autonomie désigne la possibilité d’autocréation de l’être humain. Cela explique en quoi la question du vivant, en tant qu’institution social-historique d’un rapport psyché/soma est au centre des réflexions de Castoriadis (on lira de près les séminaires du 7, du 21 et du 28 janvier 1987). Contrairement aux idées reçues, l’être humain vivant n’est pas une identité biologique fixe à laquelle correspondraient des variations psychiques, mais bien une institution sociale : c’est tel type de socialisation qui produit tel type d’hommes avec tel langage et telles idées sur son propre être.
« L’institution se pose comme affirmation d’identité et affirmation de son identité à elle-même ; elle ne peut être changée qu’à travers les procédures qu’elle prévoit et pose elle-même. L’institution pose l’identité en tant qu’institution, et elle pose l’identité par tout ce qu’elle porte, qu’elle règle, régule, forme-tout cela, elle le forme identitairement » 3 .
On a l’impression que Castoriadis frise la tautologie lorsqu’il tente de comprendre l’origine de l’institution sociale : sa vision holiste de la société rend pourtant son projet encore plus ambitieux. Nous devons éclairer l’origine de l’institution sociale et son mode de création, si nous ne voulons pas que cette origine soit attribuée à un élément imaginaire, hors du contexte social. Cette entreprise théorique est indissociable d’une pratique : il faut interpréter le monde pour pouvoir le changer. Ainsi, la matrice marxiste de la onzième thèse sur Feuerbach se trouve inversée 4 . En l’occurrence, Castoriadis assigne un rôle architectonique à la politique qui devient le lieu où l’on peut discuter des normes instituées et de la manière dont l’institution fonctionne. La politique, en tant qu’elle vise une discussion sur les conditions du vivre-ensemble intègre aussi bien la biologie et la façon dont l’homme se représente comme être social (cela concerne le mode de vie, l’espérance de vie, les canons esthétiques). Le vivant est un être-pour soi qui se constitue un monde propre et se repère dans ce monde grâce au tissage des significations instituées. Tout est obscur pour lui, mais il éclaire ce qui l’entoure, à partir du moment où il se crée son monde.
Création, autonomie, l’équation n’est complète que si l’on y ajoute l’imaginaire. Castoriadis restera certainement comme le penseur du siècle qui est allé le plus loin possible dans l’éclairage de ce concept, sans pour autant s’enfermer dans un langage métaphorique. L’angoisse que certains grands auteurs de la philosophie ont eu à envisager la question de l’imaginaire et de l’imagination (Kant notamment) explique le penchant rassurant à retourner dans une logique identitaire, prétendant rendre compte rationnellement du réel. Cette logique poussée à son comble par Hegel, avec lequel Castoriadis discute de manière précise dans les trois derniers séminaires de cette année scolaire (27 mai 1987, 3 juin et 10 juin 1987), tombe dans des contradictions spectaculaires, parce qu’elle est bien incapable de rendre compte de son origine. C’est à partir des insuffisances d’une telle logique qu’il faut poser le problème de la vérité, en tant que cette dernière se meut dans le champ social-historique. La vérité n’est pas de croire à un mouvement de l’histoire habité par un processus de destruction et ressuscité par une destinée autre. Elle se conjugue bien plutôt avec une lucidité, c’est-à-dire une compréhension du mouvement ontologique de destruction et de création de l’être. Le piège à éviter serait de nous enfermer dans un discours uniquement particulier de la vérité, du type à chaque institution sa vérité.
« Autant dire que nous sommes plongés dans le cœur de la problématique philosophique, et que nous faisons face à cette problématique à partir de certains présupposés concernant le champ social-historique lui-même, à savoir, de prime abord, que c’est dans et par ce champ qu’émergent la question de la vérité et, peut-être, la vérité ou une vérité » 5 .
Il s’agit d’entrer en rupture avec la philosophie héritée et de ne plus envisager une vérité universelle à partir d’un questionnement égologique au cours duquel le sujet s’interroge sur les perceptions qu’il a du monde extérieur (ici est désignée l’entreprise cartésienne). En fait, chaque société fonctionne comme une collection de règles et de codes souvent implicites ; l’institution sociale a défini une hiérarchie de normes investie par une vérité. Par exemple, dans une société religieuse, les règles suprêmes sont les assertions des livres sacrés. La remise en question ne saurait atteindre ce niveau de vérité. Or, c’est cette vérité que Castoriadis aimerait discuter. Son entreprise s’inscrit donc dans une « lucidité » 6 , ou plutôt dans une élucidation des conditions de la vérité qu’affiche toute institution sociale. Se mettre à ce niveau permet de définir un autre type de vérité qui a ainsi une prétention plus universelle et qui a pour but d’éclairer l’autonomie humaine. Les vérités instituées par telle ou telle société dépendent des hommes et non de fondements extra-sociaux. L’histoire est création, création de normes fondamentales qui deviennent vérités, en commandant et délimitant ce qu’il faut faire et ne pas faire. Définir une vérité critique qui élucide (du point de vue de la compréhension et non de l’explication) les conditions de l’institution est nécessaire dans le cadre d’une praxis révolutionnaire qui vise un processus de transformation radicale. Castoriadis pose bel et bien les jalons d’une herméneutique sociale.
La vérité, dans le cadre du projet d’autonomie, est un mouvement d’ouverture, elle émerge dans le questionnement des normes, valeurs et mythes existants. Si on se base sérieusement sur l’hypothèse de l’imaginaire humain 7 , alors il faut comprendre que le surgissement de la nouveauté existe comme possibilité permanente. Cette nouveauté bouscule le rapport instituant-institué, elle invite la société à repenser les normes suivant lesquelles elle fonctionne. Cette idée devient d’autant plus forte que nos sociétés occidentales évoluent suivant une crise de leurs significations : à vrai dire, elles destituent ce qui faisait sens pour elles, et donc se décomposent. Espérons que ce mouvement de décomposition n’entraîne pas avec lui cette « plante vivace » de l’autonomie qui lie philosophie, politique et démocratie. À nous donc de saisir au bond cette possibilité de création sociale nouvelle pour influer sur le renouvellement des normes et constituer une société autonome où la pratique de l’interrogation ne se perde jamais. Ces séminaires contribuent à stimuler cette « plante vivace », qui persiste à repousser, quelles que soient les conditions climatiques.
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En 2004 est paru Ce qui fait la Grèce aux éditions du Seuil et en 2005, Une société à la dérive. ↩
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Castoriadis, La Société bureaucratique, vol.1, rééd. Bourgeois, Paris, 1990, p.55. Ce texte est mentionné à la note de la page 291 des Séminaires, p.462. ↩
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Castoriadis, "Séminaire du 11 mars 1987" in La Création humaine I, Paris, éditions du Seuil, 2002, p.176. ↩
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Marx, Thèses sur Feuerbach, Présentation et commentaires de Georges Labica, Paris, éditions PUF, 1987. ↩
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Castoriadis, "Séminaire du 29 avril 1987" in La Création humaine I, Paris, éditions du Seuil, 2002, p.252. Ce même séminaire avait été publié auparavant dans le numéro 609 de la revue Les Temps modernes. ↩
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Le concept de lucidité revient à plusieurs reprises dans les écrits de Castoriadis. L’image du labyrinthe qui a inspiré le titre du recueil de ses écrits est en cela déterminante: il s’agit d’éclairer là où nous sommes pour pouvoir éventuellement avancer en nous fiant au repérage que nous avons nous-mêmes construit. Nous ne pourrons jamais sortir totalement du labyrinthe, car celui-ci est la réalité extérieure indifférente à notre condition, face à laquelle nous butons. Le chemin que nous créons laisse des traces que nous réemprunterons ultérieurement, mais l’idée qu’il pourrait y avoir une vérité absolue en-dehors de ce labyrinthe est une chimère. Nous avons besoin de nous créer des fictions quant à la création sociale, par peur du chaos. ↩
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Castoriadis a annoncé, dans la préface de L’institution imaginaire de la société, le titre d’un ouvrage resté inachevé L’élément imaginaire, dont les deux premières parties constituent deux articles, « La découverte de l’imagination », paru dans le deuxième volume des Carrefours du Labyrinthe et« Merleau-Ponty et le poids de l’héritage ontologique » paru dans le sixième volume. Castoriadis souhaite définir précisément les contours de l’imaginaire qui contient toute l’énergie créatrice humaine. Cependant, cet ouvrage inachevé ne constitue pas un handicap, parce que notre auteur revient de nombreuses fois sur ce problème. D’ailleurs, l’architecture de son œuvre repose sur un ensemble d’articles qui entrent en résonance les uns avec les autres en ménageant un questionnement ouvert et incessant. ↩