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Gérard Wormser (Sens Public) : Nous avons l’honneur de recevoir André Schiffrin ce soir. Nous connaissons ses activités d’éditeur et, je dirais, de penseur des médias et de leur rapport à la culture. Nous avons commencé, dans ce séminaire, à explorer plusieurs des problématiques de la politique contemporaine. Nous avons évoqué l’éducation, les religions et d’autres sujets, et je crois très important de ne pas négliger les supports matériels de la diffusion culturelle. C’est un des chapitres les plus importants que nous pouvons développer. Comme vous savez que Sens Public s’est créé sur cette réflexion selon laquelle l’économie de la culture du livre, au moins en France, ne permettait plus aux jeunes universitaires de publier leurs travaux, l’expérience des travaux d’André Schiffrin et sa réflexion sur le devenir de l’édition sont pour nous cruciales.
André Schiffrin : Je suis ravi d’être parmi vous. Le plus simple est que je commence par un exposé qui va malheureusement répéter ce que j’ai écrit dans mes deux livres 1 .
Nous avons, je crois, deux questions fondamentales à nous poser. Premièrement, pourquoi en France, y a-t-il un tel degré de concentration dans la presse, dans l’édition et dans les médias ? C’est, je crois, tout à fait inédit, d’autant plus que cela a pu se produire sans protestations politiques, sans commentaires de la part des auteurs et même sans réaction de la part de la presse elle-même. Donc ce que j’ai pu observer ces dernières années en écrivant les deux petits livres sur le contrôle de la parole, c’étaient des fusions de maisons d’édition. Par exemple, Editis a failli être racheté par Hachette ce qui aurait donné à une maison d’édition les deux tiers de l’édition française. Autrement dit, 90 % de la diffusion des livres. Cette opération a été soutenue par l’Élysée, mais Bruxelles l’a empêchée. Malgré tout, une grande partie d’Editis a finalement été acquise par Hachette.
Deuxièmement, au moment du rachat du Figaro par Dassault qui n’a même pas tenté de cacher son jeu, le gouvernement a laissé faire. À part quelques articles dans le Monde, et quelques déclarations du syndicat des journalistes, il n’y a pas eu de réactions. Actuellement, en France, 70 % de la presse écrite et des livres sont sous le contrôle de groupes qui, à la base, sont des fabricants d’armes. Deux tiers de l’édition française ont été brièvement, mais avec l’appui de l’Élysée, dans les mains de Hachette-Lagardère. L’exception culturelle française a servi de prétexte. C’était du camouflage parce que Lagardère n’est pas français, 51 % des parts Lagardère appartiennent à des étrangers, comme c’est tout à fait normal pour un groupe international. Il n’y a plus d’entités nationales dans un monde globalisé. Hachette est aussi important en Pologne, en Angleterre et en Espagne et en Europe de l’Est qu’en France. Récemment, j’ai fait des conférences à Budapest et à Barcelone. Dans les deux villes, dans le métro, dans les gares, comme partout en France, on peut constater la présence de Hachette. Comme vous le savez certainement, Hachette avait obtenu un monopole dans les gares en signant un accord avec la police de Napoléon III. En contrepartie, Hachette veillait au respect des bonnes mœurs. Ainsi, à la même époque, cette maison d’édition a refusé de diffuser « La vie de Jésus » de Renan ou, dans un autre registre, des romans libertins ou autres atteintes à la décence française. Il est aisé de constater que, dès le début le réseau de diffusion était lié à un réseau de censure qui existe encore. En Angleterre, Smith a joué le même rôle. C’est aussi un réseau de diffusion dans les gares soumis à l’auto-censure. Smith a refusé de vendre des journaux qu’il considérait comme trop subversifs comme le Canard enchaîné. Bien que les structures sur lesquelles repose la censure aient été créées au 19e siècle, aujourd’hui encore elles perdurent dans la France du 21e siècle.
Mais, entre temps, il y a eu un changement dramatique dans l’édition. Jusqu’à présent, en lisant les Illusions perdues de Balzac, on avait une assez bonne vision de l’édition et de la presse française. Les choses n’avaient pas tellement changé depuis l’époque de Balzac. C’était encore relativement artisanal parce que disparate. Seulement ces dernières années, de grands conglomérats se sont formés en France, comme ailleurs, en Allemagne, en Amérique ou en Angleterre. Ils ont pu acheter une grande partie de l’édition dans chacun de ces pays. La moyenne de rentabilité dans ces pays était de 2 à 3 % par an. C’était le même chiffre partout. Que ce fussent les maisons les plus commerciales ou les maisons les plus intellectuelles, on pouvait retrouver les mêmes chiffres. Selon une enquête récente du Monde, le bénéfice du Seuil et de Gallimard s’élevait à 3 à 4 % par an. Chez Fayard aussi, on m’a assuré que le bénéfice ne dépassait pas plus de 3 % par an.
À la suite de la prise de contrôle par les grands groupes dans tous les pays, les choses ont fondamentalement changé pour la simple raison qu’ils ne sont pas que des éditeurs. Ils sont des conglomérats de médias. Ils ont la diffusion, de même que tous les médias de masse actuels qui sont, presque dans tous les pays, très rentables. Pour vous donner un moyen de comparaison, en Amérique, un journal, en moyenne, fait 26 % de bénéfice sur ses ventes. La télévision gagne énormément d’argent, en France comme ailleurs, et la raison en est très simple : on vit de la publicité dans presque tous ces médias. Ce n’est pas l’achat d’un journal qui permet de financer le journal. Le Monde qui est presque en faillite en est un exemple. En revanche, le Figaro qui a plus de publicité et plus de lecteurs va très bien. Pour vous donner une idée de la gravité de la situation, en Allemagne, le Frankfurter Allgemeine Zeitung qui était un grand journal allemand, a dû licencier la moitié de ses effectifs en raison de la baisse du nombre d’annonces publicitaires provoquée par la crise économique en Allemagne. La publicité et la rentabilité sont très liées, mais, pour l’édition, il en est autrement.
La question qui se pose dans tous ces pays est : quand on a acheté une maison qui gagne 2 ou 3 %, ont voudrait qu’elle gagne 10 ou 12 %. Hachette veut 10 %, Editis en veut 15, de même que Bertelsmann. Les conséquences se font ressentir à tous les niveaux, à commencer par les livres qui sont édités, les tirages exigés et, en fin de compte, les licenciements. À mon sens, pour la première fois en Europe de l’ouest, les idées sont jugées non pas par leur importance, mais par la rentabilité. Certes, les nouvelles idées sont toujours dangereuses et difficiles à comprendre. Elles n’obéissent que rarement à l’impératif de la rentabilité. Quand le service commercial décide quels sont les livres à publier, les choses commencent à mal aller. J’ai pu entendre dire : mais, ce monsieur Foucault qui est-il, qu’est-ce qu’il a écrit, combien d’exemplaires va-t-on vendre ? En effet, quand on a édité Foucault en Amérique les premiers livres ne se sont naturellement pas vendus. Ce n’est pas seulement la censure du marché qui est en cause, le niveau intellectuel de l’université en est également responsable. Aucune université américaine n’a voulu inviter Foucault. Plus tard, c’était différent mais n’empêche que ça a pris du temps et si l’on avait jugé selon les aspects financiers on n’aurait pas édité Foucault, comme les Allemands n’auraient pas édité Kafka qui a vendu 600 exemplaires pour son premier livre ou Brecht qui en a vendus 800.
Prenons le cas de La Martinière qui achète Le Seuil et qui exige que chaque livre édité par Le Seuil soit rentable, dès son lancement. Ici nous avons une situation gravissime pour la vie intellectuelle française. L’écho dans la presse a été plus que surprenant qualifiant cette fusion de solution française. Il a fallu du temps avant qu’on se rende compte des suites pernicieuses de cette opération. C’était un fiasco pour les petites maison comme Minuit qui étaient diffusées par Le Seuil. Ce n’est qu’avec un certain retard que des articles sont parus dans le Monde.
Pourquoi ne s’inquiète-t-on pas plus de ce phénomène ? Quand j’ai écrit L’Édition sans éditeur il y a eu en France, et en Espagne également, des articles plaignant les Anglo-saxons.
Tout le monde pensait que cela ne pouvait arriver qu’aux autres. À l’heure actuelle, mon livre est paru dans une vingtaine de pays. L’intérêt pour mes travaux témoigne de la nécessité d’une réflexion sur la question de l’édition. Tous les pays ont ou auront le même problème. Tous les éditeurs veulent qu’on parle de ce problème qui est maintenant universel. Il relève de la globalisation. Au printemps, j’ai été en Corée du Sud où j’ai pu rencontrer les mêmes inquiétudes. Bertelsmann vient d’acheter tous les libraires de Priva en Espagne, la chaîne universitaire la plus importante. C’est une maison qui, publiquement, déclare qu’il lui faut un bénéfice de 15 % par an et une croissance de 10 %. Mais les fusions n’aboutissent pas toujours. Bruxelles a heureusement empêché la fusion de deux grandes maisons, Elzevir et Cougar.
En Amérique,les conséquences de ce genre de fusions ont été dramatiques. Ces maisons d’édition ne contrôlent pas seulement des livres mais des journaux. Elles ont un monopole. Par conséquent, elles demandent des sommes faramineuses aux clients qui veulent s’abonner. L’abonnement à une revue économique de base coûte maintenant 16 000 dollars par an. Ainsi, elles vident les budgets des bibliothèques universitaires qui dépensent tout l’argent disponible pour s’abonner à des journaux qui sont essentiels. Résultat : il n’y a plus d’argent pour acheter les livres des Presses Universitaires qui vendaient à peu près 1 200 exemplaires par titre. L’année dernière elles ne vendaient plus que 350 livres, ce qui voulait dire que seulement 350 bibliothèques dans le monde ont acheté un exemplaire. Elles étaient au bord de la faillite. Par ailleurs, aux États-Unis, les Presses universitaires ont changé leurs programmes. Elles publient des livres sur le base-ball pour équilibrer leur budget. En revanche, toute la diffusion scientifique a diminué.
Évidemment, il y a d’autres solutions. Il commence à y avoir des journaux gratuits sur le Web qui essaient de faire concurrence aux autres, mais il faut des décennies avant qu’on ne prenne l’habitude de lire ces journaux. C’est un exemple qui montre que ce genre de fusion peut avoir une influence énorme sur la connaissance universitaire. Nous ne parlons là que d’une petite partie de la diffusion. Quand on regarde la liste des grandes maisons d’éditions entre 1950 et 2000 en Amérique on constate que beaucoup de maisons qui, dans le temps, avaient édité de grands ouvrages en histoire ou en théologie, aujourd’hui, n’en publient plus ou très peu. Le nombre de traductions venant de l’Europe a considérablement diminué car les éditions qui en publiaient font partie maintenant des grands groupes. Publier un livre difficile fait perdre de l’argent.
Et c’est vrai. Quand nous éditons Claude Simon nous vendons 800 ou 6 000 exemplaires comme le faisaient Gallimard et Le Seuil. Dans tous ces cas, la diffusion des œuvres culturelles est déficitaire dans le cadre d’une entreprise capitaliste qui exige un taux de rentabilité très élevé. C’est une forme de censure très grave qui est très difficile à contourner. Dans tout cela, il y a tout de même une note optimiste que j’ai décrite dans mon deuxième livre. C’est la création, un peu partout, de petites maisons qui accueillent les livres qui, pour des raisons idéologiques et autres, ont été refusés par les grands éditeurs. Dans mon livre je donne trois exemples de nos auteurs qui ont été refusés par toutes les maisons d’éditions françaises. Le livre d’Eric Hobsbawm sur le 20e siècle, le livre d’Annie Cohen-Solal sur Sartre – tout le monde pensait que Sartre était dépassé et que personne ne s’y intéresserait – et troisièmement tous les livres de Chomsky pendant la dernière décennie qui ont été refusés par tous les éditeurs en France. Parmi les explications données on pouvait lire que la France avait tellement souffert pendant la guerre qu’elle ne pouvait pas supporter les livres d’un négationniste comme Chomsky. Mais, naturellement, il n’était pas négationniste. C’est le conformisme intellectuel parisien et français qui est la base des présuppositions idéologiques. Pierre Nora explique que le livre de Hobsbawm n’a pas été édité parce qu’on pensait qu’on perdrait de l’argent. Il est devenu un best-seller dans une vingtaine de pays. Mais on était convaincu que le livre d’un marxiste ne pouvait intéresser personne et que c’était une perte assurée. Ce qui est intéressant c’est que pas seulement Gallimard et Fayard ont pris cette décision mais tous les autres aussi. Personne ne voulait prendre de risque malgré le succès du livre ailleurs dans le monde. Le livre a fini par être publié en Belgique.
De toute évidence il y a un consensus très fort qui s’explique à partir du conformisme intellectuel que vous connaissez mieux que moi. Il s’agit de l’exigence de rentabilité de plus en plus grande et de la politique du gouvernement français en faveur des monopoles. On aime les grandes maisons qui ont une politique qui va vous soutenir et on les aide. Lagardère est une garantie. Ils ne vont pas publier de livres embarrassants. Cela existe dans les autres pays, mais, en France, ces dernières années, la conjoncture est devenu inquiétante. Pour finir, j’aimerais demander pourquoi tout cela peut avoir lieu avec si peu de débats. Pourquoi aucun journal, même pas L’Humanité qui appartient à Lagardère, ne provoque une levée de bouclier face à cette situation. Ce sont seulement les libraires qui se sont plaints, même pas les éditeurs. Ils se sont seulement plaints du monopole de la diffusion, pas du contrôle des maisons. Les auteurs n’ont rien dit. On affirme que c’est de la lâcheté, de l’opportunisme mais cette explication est superficielle. Il y a autre chose. Il y a eu quelques protestations comme celles du SNJ (Syndicat national des journalistes) qui parlait de Dassault et maintenant on voit Dassault et L’Express. Il n’y a pas de surprises. Il fallait s’y attendre. Mais personne n’en parle, ni à la télévision, ni dans les journaux. Il n’y a aucune manifestation de journalistes qui montre que c’est un danger. Bien au contraire, on voit des articles dans Le Monde qui vantent les mérites de la concentration de la presse. Selon eux, grâce à cette concentration, la France pourrait garder sa place dans la compétition internationale. C’est un silence pervers, il me semble. Il est dangereux et, pour moi, inexplicable.
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L’édition sans éditeur (La Fabrique, 2001) et Le contrôle de la parole (La Fabrique, 2005), Ndlr. ↩