José Valverde, vous avez passé plus de 50 ans au service du théâtre, aussi bien sur le plan de la création textuelle que de la mise en scène et en tant qu’acteur. À l’époque où vous étiez directeur du théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis on parlait beaucoup de théâtre « populaire ». Qu’entendez-vous par ce concept ?
J’entends par « populaire » un théâtre dont la vocation fondamentale est le rassemblement de toutes les composantes sociologiques de la population. C’est un art dont la vocation première est, à l’instar des cérémonies religieuses dont il est né, le rassemblement de toute la Cité. Je parle bien sûr des grandes religions dans leurs prémices et non pas des cérémonies plus ou moins secrètes pour initiés, ce que le théâtre a parfois tendance à devenir. Je n’ai rien contre ce genre d’activités ésotériques qui ne me concernent pas, mais nous nous trouvons là, non plus en face de ce qui « relie » toute la Cité, mais seulement de ce qui rassemble les seuls initiés.
Au début du siècle, le théâtre était très vivant et pourtant il n’était pas vraiment « populaire », car c’était surtout la bourgeoisie qui le fréquentait. Pour des raisons purement économiques ?
Pour des raisons économiques, c’est vrai, mais pas essentiellement. À mon avis le théâtre, étant un miroir que la société se tend à elle-même, ne concerne que les citoyens « véritables », ceux qui comptent dans la Cité, c’est-à-dire ceux qui disposent de la réalité du pouvoir politique et économique. Je ne pratique pas là une provocation gratuite. La provocation à réfléchir n’est-ce pas la vocation première du théâtre ? Qui dispose de la réalité du pouvoir ? Le droit de vote pour tous les citoyens en France donne accès à une petite partie de ce pouvoir, c’est déjà un petit progrès, mais dans la Grèce Antique (le berceau de cet art tel que nous le pratiquons encore) tous les « citoyens » se rassemblaient effectivement pour assister aux représentations théâtrales. Mais les citoyens n’étaient qu’une faible partie de la population active. C’étaient les esclaves qui en formaient la majorité.
Cela ne prouverait-il pas que la vocation du théâtre est de rassembler les « élites » ?
Non ! Sa vocation première est de rassembler tous les citoyens. Au 17e siècle, le grand siècle théâtral en France, le public était exclusivement constitué par les nobles, les nobliaux et quelques grands bourgeois, mais en 1789 il s’est produit un changement avec l’irruption du citoyen dans l’organisation de la vie sociale. Avec les bourgeois qui vont au théâtre au début du 19e siècle, ce sont encore les détenteurs du pouvoir politique qui se rassemblent dans les théâtres pour observer ensemble comment la société fonctionne et y prendre plaisir à la voir fonctionner. Cela prouve tout simplement que le pouvoir politique n’appartient pas encore, malgré les bulletins de vote, à tous les citoyens et que la démocratie est encore un projet. Le mouvement du théâtre populaire, auquel j’ai eu l’honneur de participer activement, était une tentative de démocratisation authentique à un moment historique favorable, la fin de la deuxième grande boucherie mondiale. Mais il faudra encore longtemps pour que le « peuple » soit populaire ! Pour moi cela veut dire que la participation effective de tous les citoyens à l’élaboration des décisions qui les concernent, c’est-à-dire, la démocratie véritable, demandera du temps et elle sera difficile à inventer. Mes propos sur la « bourgeoisie » peuvent vous laisser penser que je suis un ardent partisan de la révolution sociale. Je dois vous dire tout de suite, qu’il n’en est rien. Je suis convaincu que la seule véritable évolution de la société dépend en premier lieu des changements culturels. Et c’est à ces changements, je le crois, que le théâtre peut et doit participer activement. Or, il ne pourra pas le faire s’il s’appuie uniquement sur les grands classiques du passé. Il faut remettre au cœur de la vie du théâtre la parole du poète vivant. C’est ce que je me suis efforcé de faire au théâtre Essaïon.
Nous savons que pendant un quart de siècle vous avez fait du théâtre Essaïon de Paris un véritable laboratoire dramaturgique, où vous avez choisi (parmi plus de dix mille manuscrits reçus) cinq cents pièces inédites, offertes ensuite en lecture publique suivant votre devise : « Il faut que la parole du poète vivant redevienne le cœur vivant du théâtre ! » Apparemment vous proposez un retour aux « sources ». Lesquelles ?
Je vous remercie d’avoir employé ce terme de « laboratoire », car telle était bien mon intention et l’énumération que vous faites montre qu’il s’agissait en effet d’un laboratoire dans la mesure où toutes les œuvres lues publiquement ou présentées, l’étaient pour la première fois. À ma connaissance, ce fut le seul endroit où l’on se consacra à ce travail de laboratoire. Et, depuis qu’Alida Latessa (ma partenaire dans cette action) et moi-même avons été contraints de renoncer à cause d’impératifs économiques, rien d’identique n’a remplacé Essaïon. Quant aux « sources » auxquelles vous faites allusion, je les trouve tout d’abord dans l’Athènes ancienne. Le glissement du théâtre de célébration religieuse vers le théâtre de Sophocle, Eschyle, Euripide et Aristophane, coïncide avec la naissance de la pensée démocratique dans la Grèce Antique. Ce n’est pas pour rien que Platon va s’écrier « Athènes est devenue une théatrocratie ! ». Platon pensait que seuls les « philosophes » avaient qualité pour prendre la parole et guider la Cité sur les chemins de la vérité. Les Grecs avaient bien raison de préférer le théâtre, qui ne dit pas la vérité mais qui la montre car il dit le oui avec le non et en outre il fait parler le silence de celui qui écoute. En fait, mes sources personnelles remontent à mon expérience vécue. Les circonstances m’ont permis de commencer ma carrière de comédien aux côtés de mon bon maître, Jean-Marie Serreau. Jean-Marie Serreau, qui n’a jamais fait de cinéma, n’est donc connu que de quelques initiés. C’est pourtant un homme de théâtre qui a joué un rôle essentiel en tant que « découvreur » d’auteurs. J’ai eu l’honneur, grâce à lui, de jouer dans la première pièce de Brecht présentée en France, les premières pièces d’Adamov, d’Arrabal, de Kateb Yacine, de Sarraute, mais, surtout, de Samuel Beckett. Cela m’a permis de découvrir à mes dépens à quel point les œillères idéologiques peuvent être un frein à la création artistique. J’étais assistant metteur en scène de Serreau quand il me confia un jour le manuscrit d’une pièce. Une semaine plus tard il me demanda de lui donner mon sentiment sur ce texte et je lui fis ce seul commentaire : « Bof ! ». J’étais, en ce temps-là, bardé de certitudes idéologiques et, pour moi, ce texte ne correspondait absolument pas à ce qu’il « convenait » d’écrire pour le théâtre. Il s’agissait pourtant d’un texte qui deviendrait l’un des plus importants du 20e siècle : « En attendant Godot ». À cette occasion, j’ai appris la modestie dans mes jugements fondés sur un prétendu « savoir » artistique et sur des apriorismes idéologiques. Mais ce n’est pas la seule chose que m’a enseignée mon bon maître Jean-Marie. Il m’a également transmis sa conception du metteur en scène comme passeur d’œuvres au service du poète et non pas, comme cela le devint au cinéma, en tant qu’auteur à part entière. Cette conception est très préjudiciable au théâtre lui-même, car elle évacue le « poète » dramatique qui en est la clef de voûte. Pour en revenir à mes sources, je dirai qu’aux côtés de Serreau j’ai appris l’importance des auteurs vivants pour que le théâtre reste un art vivant. Le théâtre parisien dans les années cinquante était d’une extraordinaire vitalité avec des auteurs d’une étonnante variété ; je citerai au hasard Montherlant, Sartre, Claudel, Camus, Giraudoux, Anouilh, Genet, Adamov, Roussin, Ionesco, Arrabal etc. pour ne parler que des auteurs de langue française. Mais un auteur comme Brecht joua un rôle considérable dans le théâtre que l’on nommera avec Jean Vilar « théâtre Populaire ». Voilà, bien schématiquement, « mes sources ».
Dans votre dernière pièce « Le procès de Lady Europe », écrite en 2004, vous mettez l’accent sur la dimension politique du théâtre. Dans quel sens ?
J’ai déjà abordé un peu cette question en parlant de la Grèce Antique et du rôle politique direct que le théâtre assumait et dont Platon se plaignait. Des pièces comme, par exemple, « La Paix » ou « L’Assemblée des Femmes » d’Aristophane, qui remportèrent un grand succès, intervenaient directement dans des problèmes brûlants qui agitaient la Cité et ces pièces revendiquaient explicitement un rôle. Et de manière plus subtile et indirecte, c’est également vrai pour Eschyle et Sophocle. Mais plus proche de nous, on ne peut pas parler sérieusement du théâtre de Corneille et de Molière en ignorant leur participation à la mise en place de la monarchie absolue de Louis XIII, puis de Louis XIV, à travers, il est vrai, des métaphores mythologiques. Implanté directement au milieu de la Cour du Roi Soleil, despote absolu, peut-on imaginer un Molière sans fonctions idéologiques précises auprès de lui ? Je sais bien qu’avoir l’air de dire du mal de Molière en rappelant qu’il était au service du Roi Soleil, c’est prendre un fameux risque ! Tant pis, je le prends d’autant que j’ai moi aussi beaucoup de vénération pour Molière et dire qu’il était au service du Roi, c’est rappeler un fait historique. Dans un royaume sévèrement contrôlé sur le plan idéologique, où le théâtre était soumis à une censure sévère et où, pour jouer, il fallait obtenir l’autorisation du monarque (cela s’appelait « le privilège royal »), être l’auteur attitré du Roi me semble indiquer que notre Jean-Baptiste Poquelin ne pouvait pas être idéologiquement et politiquement neutre. Ce n’est pas pour lui en faire grief que je rappelle ces faits, mais pour l’en féliciter. Il montrait au détenteur exclusif du pouvoir politique comment fonctionnait le monde autour de lui, sans jamais remettre en cause la légitimité du pouvoir absolu du Roi. Bien au contraire, il s’en prenait à tous ceux qui d’une façon ou d’une autre gênaient ou indisposaient le pouvoir, les seigneurs auxquels le roi avait imposé le rite de leur présence à la cour, et que Molière fustigea en les réduisant aux statuts de petits marquis ridicules. Ce faisant, et sans s’en douter, il participa au renforcement de ce qui fera la grandeur de la France, et aussi sa faiblesse d’aujourd’hui : son extrême centralisation. Molière est là complètement dans sa fonction de serviteur de la politique royale, mais il l’est également tout autant quand il ridiculise la bourgeoisie montante qui un siècle plus tard coupera la tête à l’un des successeurs du Roi Soleil, ce Staline enrubanné. Et enfin, en dénonçant l’Église sous couvert de la charge contre les faux dévots « tartuffes », il s’inscrit directement dans les combats idéologiques du Roi. Celui-ci, en revendiquant le fait d’être le représentant de Dieu sur terre, écarta l’Église de toute fonction dans le domaine du politique, préparant ainsi, sans le vouloir, la Révolution Française. Mais là, notre malheureux Molière s’attaqua à trop forte partie et le Roi le laissera quelque peu tomber face à la réaction des « dévots » (qu’on appellerait aujourd’hui les « intégristes »). Mais, j’insiste, dire qu’il était au service du Roi n’enlève, à mes yeux, absolument rien à son génie et au fait qu’il était dans la fonction naturelle du théâtre. Aujourd’hui où, théoriquement, le monarque est remplacé par le peuple, le théâtre se doit donc d’être au service de celui-ci. Or, pour rendre compte objectivement du fonctionnement de la Cité, il faut pouvoir être écouté et, si possible, entendu. Pour cela il faut, comme Molière l’a souvent rappelé, « plaire ». Et pour plaire il faut aussi souvent « flatter ». N’est-ce pas pour flatter les détenteurs du savoir que le théâtre manifeste une telle complaisance par rapport à l’érudition littéraire ?
Pour terminer, permettez-moi d’ajouter ceci : si Molière, à mon avis, a consciencieusement rempli sa fonction politique, l’essentiel de son mérite n’est pas là. L’essentiel tient dans ce qui ne tient à rien, dans ce que j’appelle le « poétique », c’est-à-dire, ce qui tient dans les mots. L’essentiel est là, dans la dimension poétique des œuvres, le reste vient en second !
Précisément, comment voyez-vous l’évolution du théâtre contemporain ? Celui-ci ne risque-t-il pas de devenir un simple divertissement, drôle et anodin comme une pièce de vaudeville, loin des drames shakespeariens et de la tragédie grecque ?
Je voudrais voir cette évolution comme une chance donnée au théâtre de retrouver une place significative dans la Cité, lieu par excellence du maintien de notre vitalité linguistique. Ma démarche vous paraîtra peut-être paradoxale, mais parmi les nombreuses raisons qui me conduisent à défendre notre théâtre vivant, domine le souci de voir maintenue notre vitalité linguistique, condition essentielle à sa survie. C’était aussi l’une des raisons qui m’avaient fait participer au combat pour le théâtre populaire. Permettez-moi d’ajouter que si le théâtre continue à ne pas assumer ses responsabilités dans le domaine de la création linguistique, il contribuera à l’aggravation de la fracture sociale. Cela n’est pas le moindre des paradoxes pour cette activité dont nous avons vu que la vocation première était de rassembler, de relier (au moins le temps de la représentation) les différentes composantes de la Cité.
Ne dit-on pas pourtant que le bon théâtre divise son public ?
Certes, puisqu’il doit montrer la vérité du fonctionnement d’une société démocratique qui est divisée sur la vision du monde et de ce qu’il convient d’entreprendre pour remédier à ses carences et à ses défauts. Mais la seule présence collective dans une salle, même houleuse, témoigne d’un consensus sur l’essentiel. Par la réduction des conflits dans la société à des conflits mis en mots sur scène, nous témoignons concrètement de la fonction unificatrice du théâtre. C’est parce qu’il montre ainsi le problème posé par le fait de vivre ensemble avec des points de vue opposés -ce qui est le propre des sociétés démocratiques- qu’il doit diviser son public. À l’inverse de la célébration religieuse, qui rassemble autour d’une croyance commune et renforce les participants dans leurs propres convictions, le théâtre, en donnant la parole à celui qui dit oui et à celui qui dit non, renforce ce questionnement, sauf sur un point : la nécessité d’aborder pacifiquement cette contradiction. La célébration religieuse renforce les croyances et le théâtre renforce le doute. Les églises ont toujours manifesté une grande méfiance à l’égard du théâtre, ce n’est pas sans raison. C’est aussi le cas des groupes sociaux dominants, qui doivent maintenir leur prééminence et fournir les éléments idéologiques qui la confortent et la justifient. Bien des orientations prises dans le domaine dit de la Culture apparaîtraient plus clairement si on les examinait à cette lumière-là. Je pense par exemple à la formule « Théâtre élitaire pour tous », qui tend à accréditer l’existence d’une élite culturelle légitime qui, comme les monarques éclairés le faisaient jadis, doit se pencher avec bienveillance sur les autres citoyens et leur distribuer généreusement les restes de leurs festins artistiques princiers. Je ne mets pas en cause la générosité qui préside théoriquement cette démarche, mais ce qui se dissimule aux yeux mêmes de ceux qui l’entreprennent. Comme les croyants se rassemblent pour manifester leur foi, mais aussi pour la renforcer, les « élites » manifestent leur foi en la légitimité de leur état de supériorité, y compris pour renforcer leur propre croyance dans cette légitimité. Je tiens à préciser que je ne remets pas en cause cette légitimité. Faisant moi-même plus ou moins partie de ces « élites culturelles » bien que ne partageant pas, vous l’avez deviné, toutes ses valeurs, vous comprendrez que je m’abstienne de mettre ici en doute la réalité de cette supériorité.
Vous n’avez pas répondu sur le danger de voir le théâtre de pur divertissement occuper le terrain dont on aurait chassé Shakespeare, les Grecs anciens et Molière.
Oui ! C’est vrai de toutes les manifestations artistiques. Mais cela ne dépend pas de nous directement car au moment où les gens deviennent des spectateurs, on ne peut guère les transformer culturellement, ils sont déjà « formés ». En outre je pense que le fait de rechercher au théâtre un simple divertissement est parfaitement légitime, car c’est aussi l’une de ses fonctions. Les esprits les plus profonds connaissent, j’en suis convaincu, des besoins de délassement. Quand toute la vie intellectuelle et affective ne se résume qu’à cela –le délassement-, nous sommes confrontés à une dérive dangereuse de la société vers une forme molle de barbarie. Certaines dérives de ce genre sont perceptibles ici ou là. D’une part, elles sont dues, en tout cas en partie, à l’affaiblissement du sentiment d’appartenance collective à des valeurs et, d’autre part, à la tendance à considérer que l’on ne peut aborder ces valeurs que par le biais d’un discours pesant et ennuyeux. Aristophane était un grand auteur comique, mais -authentique grand poète et penseur vigoureux- il intervenait efficacement dans tous les problèmes importants de la Cité.
« Le Procès de Lady Europe » est une pièce -comme l’indique son titre- à vocation nettement européenne. C’est-à-dire, une pièce conçue en tenant compte de la réalité plurielle de l’Europe d’aujourd’hui et du fait que chaque pays a vécu l’histoire du continent d’une façon différente. Cela explique-t-il sa perspective collective ? Le procès de l’Europe, ne devrait-il pas être réalisé par chacun des peuples impliqués, avant d’aboutir à un jugement équitable qui tiendrait compte des diversités géographiques, linguistiques, raciales et autres ?
Il s’agit évidemment d’un simulacre de procès. La forme du procès m’a permis de présenter de manière contradictoire et ardemment polémique et vivante, les arguments des uns et des autres sur l’Europe, mais ce sont les arguments de gens ordinaires et non les confrontations télévisées habituelles entre professionnels du discours. Ce procès, qui reste une forme ouverte modifiable en fonction des problèmes que rencontre et rencontrera la construction de l’Europe, pourrait être un moyen utile et plaisant de populariser le thème de l’Europe. Mais vous avez raison, il s’agit de l’Europe telle qu’elle est vécue et ressentie par des citoyens français et il est clair que le citoyen espagnol, allemand, italien, britannique, polonais (je ne vais pas énumérer les vingt-cinq) aura sa façon à lui et ses raisons à lui d’envisager les problématiques européennes.
Sens Public, à travers sa structure de communication électronique, vous offre la possibilité de faire connaître « Le Procès de Lady Europe » dans sa version française dans tous les pays de la Communauté Européenne (et ailleurs, bien entendu). Comment voyez-vous ce projet ? Est-il souhaitable d’intéresser les dramaturges issus des nouvelles générations à ouvrir « Le Procès de Lady Europe » dans chaque pays, dans chaque langue de la Communauté européenne ?
Tout d’abord je voudrais remercier « Sens Public » d’accueillir ce projet et aussi de manifester de manière concrète son intérêt à la cause européenne. Je trouve que l’idée de faire collaborer des dramaturges de différentes langues véhiculaires de l’Europe est plus qu’excellente. Elle manifeste de manière concrète encore une fois l’attachement que nous devons avoir pour le maintien de la vitalité de toutes les langues européennes. Personnellement, c’est par mon souci d’agir pour préserver notre langue française que mon intérêt pour l’Europe s’est sérieusement accru. C’est avec cette préoccupation que j’en suis arrivé à l’idée d’une civilisation qui inclurait la diversité linguistique et culturelle dans ses prémices fondatrices. Il convient donc de ne pas traduire, mais d’adapter complètement la pièce aux circonstances particulières de chaque pays. Il s’agira en fait d’un véritable exercice de civilisation. Ensuite, on pourrait aussi imaginer la traduction de ces versions différentes, permettant ainsi au public de voir à nouveau le même thème, mais cette fois-ci vécu et compris dans d’autres pays d’Europe. Je vous réponds donc avec enthousiasme et sans hésiter « oui ». Il est souhaitable que des dramaturges issus des nouvelles générations s’engagent dans ce travail de sensibilisation des peuples de l’Europe pour ce monde nouveau qui reste à inventer.
Imaginons donc de multiples « procès » à travers toute l’Europe communautaire et cela en plusieurs langues. Comment concevez-vous les possibilités concrètes de représentation du « Procès de Lady Europe » dans chaque pays, puis un mécanisme d’échange entre toutes les pièces ainsi créées ?
Vous avez touché le point le plus difficile à résoudre, celui de la réalisation concrète. Pour cela, il me semble indispensable de bénéficier de l’appui des pouvoirs publics nationaux et européens. Une première étape consisterait, me semble-t-il, à recueillir le maximum de réactions européennes à cette version francophone, pour, le moment venu, envisager une version unificatrice de synthèse. Il s’agit manifestement d’un projet de longue haleine qui nécessitera le concours de nombreuses personnes de différents pays européens pour le réaliser avec persévérance et détermination. Pour nous, européens qui avons apporté tant de progrès à l’humanité, tout particulièrement dans notre conception des valeurs qui nous sont communes, mais qui avons aussi apporté tant de douleurs et de sang versé, l’invention de cette civilisation à venir est une chance qui nous est offerte mais c’est aussi un devoir. Dans la période extraordinaire que vit l’humanité et les bouleversements de nos modes de vie, ainsi que la multiplicité des problèmes nouveaux auxquels nous sommes confrontés, une civilisation nouvelle est à inventer. Les peuples d’Europe, en constituant pour la première fois dans l’histoire de l’humanité un grand empire sans empereur, sans dominants et sans dominés, et un empire sans visées de domination sur d’autres, ont mis en marche le processus de cette civilisation nouvelle. L’Europe doit devenir le laboratoire de cette gouvernance du monde à venir, que les pouvoirs extravagants détenus par les hommes d’aujourd’hui rend nécessaire. L’Europe doit devenir ce laboratoire où l’on cultive la solidarité entre les peuples avec la passion du respect absolu des différences. Quelle merveilleuse et exaltante aventure pour nous et les générations futures ! L’idéal de nos guerriers de la civilisation du 21e siècle doit être celui de conquérir un monde de paix et de fraternité.