La limite est ce qui sépare, distingue, divise. Si les corps ne se confondent pas, c’est parce qu’il existe une limite. La limite rend possible l’appréhension d’une chose par rapport à une autre.
« "Limite" se dit de l’extrémité de chaque chose, c’est-à-dire du premier point au-delà duquel il n’est plus possible de rien appréhender de la chose, et du premier point en deçà duquel est son tout. » 1 .
La limite peut être géométrique (ligne en géométrie), physique (limite entre les corps), mentale (capacité de mémorisation finie), morale (l’autorisé et l’interdit), politique (limite entre la gauche et la droite).
En cinéma, une ligne sépare la fiction et le documentaire. Pour le sens commun, nul doute que le documentaire et la fiction sont opposés : le documentaire relève du domaine de ce qui est réel, alors que la fiction est au contraire ce qui s’abstrait du réel, invente des choses fictives, c’est-à-dire des choses qui ne sont pas réelles. La limite tient entièrement dans l’idée que le documentaire doit servir de document (audiovisuel), c’est-à-dire doit enseigner ou renseigner le spectateur, alors que le cinéma de fiction est là pour nous divertir, et nous faire échapper à ce monde du concret. Le documentaire doit rendre compte de la place du cinéaste ; le cinéma de fiction n’a à se justifier que de ce qui se passe dans la sphère du film. Dans un cas il s’agit de se situer du côté de la connaissance scientifique et de sa transmission. De l’autre, c’est le romanesque qui prime, la poésie, le rêve, l’impossible, toutes ces choses ayant plus de sens qu’une duplication de la réalité ou une quelconque science en images.
L’infidèle fidélité au réel
A y regarder de plus près cependant, la limite entre fiction et documentaire est moins évidente qu’il n’y paraît. Le documentaire est loin de n’être qu’un reflet symétrique de la réalité. En enregistrant le réel, le cinéaste opère une sélection, ce qui veut dire qu’il laisse dans l’ombre (le hors-champ) toute une part de la réalité. Il procède à un choix des personnages (en fonction de ses intentions, d’un équilibre narratif), d’axes de caméra, de découpes au montage, etc. Ce qui pousserait à penser que par principe, nous ne pouvons pas considérer comme réelle une scène que l’on voit en images, ce qui veut dire encore, qu’un documentaire serait inévitablement une fiction. « En réduisant une action à deux ou trois heures, explique Frederick Wiseman, on élimine tout le fardeau de l’ennui (…). Par exemple, quand j’ai tourné Hospital, il y avait des jours où il ne se passait rigoureusement rien, et puis, tout à coup, se présentaient toutes sortes d’événements (…). Finalement, le film montre plus ces événements-là que la longue période où il ne se passe rien... (…). Dans un documentaire, il y a toujours distorsion : d’une certaine manière, le film documentaire reste une fiction du réel... » 2
Deleuze ne dit pas autre chose en parlant des ressorts du cinéma qu’il appelle « puissances du faux », dans son ouvrage L’image-temps 3 . Il montre ainsi qu’un documentaire n’échappe pas à la fiction pour au moins deux raisons essentielles. Primo parce que le documentaire, comme tout cinéma, a recours à l’alternance entre l’objectif et le subjectif, plus précisément, à l’alternance entre le champ de l’observateur et celui de l’observé : « c’est un même personnage qui tantôt voit et tantôt est vu. Mais c’est aussi la même caméra qui donne le personnage vu et ce que voit le personnage. » 4 . Secondo parce qu’un film fait exister simultanément des temporalités et des espaces différents, grâce à l’agencement des plans. Une véritable recomposition du temps et de l’espace autorise le cinéma à faire que deux mondes impossibles ensemble, mais possibles séparément, soient néanmoins juxtaposés. Au fond, « une même transformation entraîne le cinéma de fiction et le cinéma de réalité, et brouille leurs différences » 5 , ou pour le dire autrement, « les images cinématographiques doivent être considérées comme ontologiquement fausses » 6 .
On ne peut en somme pas parler de fidélité parfaite au réel, car la distorsion, l’infidélité, est inévitable. Selon la belle formule de Jean Rouch : la « fiction naît de faire un film », ou en d’autres mots : tout est fiction. Mais inversement la fiction, si elle repose sur des éléments inventés, se fonde sur des événements réels, et poursuit le même objectif que le documentaire, à savoir, raconter la condition humaine avec les moyens du cinéma. Ce qui permet de dire, si on pousse un peu le raisonnement, non seulement que tout film est une fiction (une image n’est jamais qu’une interprétation du monde), mais qu’en même temps, tout film est aussi bien documentaire (toutes les inventions humaines reflètent les préoccupations des hommes). Jean-Luc Godard joue d’ailleurs allègrement de cette mise en abîme :
« Mettons les points sur quelques « i ». Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. (…) Et qui opte à fond pour l’un trouve nécessairement l’autre au bout du chemin. » 7
Aucun critère utilisé pour distinguer la fiction du documentaire ne tient, pas même celui du non-récit (la construction du sens passe par une narration même minimale), et pas davantage le critère de l’absence ou présence de l’acteur (les personnages du réel jouant un rôle et inversement les acteurs puisant dans leur expérience personnelle de quoi faire vivre un personnage). Au contraire, l’idée qui est souvent défendue chez les praticiens du documentaire, est qu’il existe d’abord un art, le cinéma, qui mêle réalité et imaginaire, et rend caduque et inefficiente la distinction entre documentaire et fiction. Le « documentariste » serait d’abord « cinéaste », créateur de cinéma au lieu de fabricant de documentaires, et ses films relèveraient du champ artistique, et non du champ journalistique. C’est ainsi que peut se comprendre le propos d’Agnès Varda dans son film Murs-Murs, qui évoque avec poésie le mouvement incessant qu’elle provoque entre réalité et imaginaire :
« je voudrais traquer la réalité jusqu’à ce qu’elle devienne imaginaire, reprendre l’imaginaire et me servir de la réalité, faire de la réalité, revenir à l’imaginaire. »
(Murs-murs, Real. Agnès Varda, 1980)
La limite entre fiction et documentaire ne tient donc absolument pas.
La limite incertaine
Ce constat d’échec de la limite entre fiction et documentaire ne serait-il pas révélateur d’une conception erronée de la limite ? Car enfin, si une limite aussi évidente que celle-là n’est qu’illusion ou une supercherie, n’y a-t-il pas quelque raison de penser que c’est la limite elle-même qui est illusoire ou fautive ? Ne trouve-t-on pas nombre d’autres limites dont on voit qu’elles ne résistent pas davantage à la critique ? Au fond, où est la limite ? Dans la loi qui nous gouverne ? Mais le Droit n’est qu’une construction humaine, contradictoire et paradoxal comme lui. Dans ce qui sépare les corps physiques ? Nous ne voyons pas la limite, mais uniquement des changements de corps, de couleur, de substance. Il y a différentes densités de corps, mais de limite, point. La limite serait donc cosa mentale, chose mentale, opération de l’esprit. Dans quel but concevrions-nous alors des limites, si les limites ne sont pas ? Pour vaincre une impuissance sans doute. Pour dominer l’anarchie, certainement. La limite interdit les confusions. Qu’il s’agisse de tracer une limite entre deux pays (la frontière), de marquer le terme extrême d’une unité temporelle (la limite d’âge), ou de nommer le point qu’il ne faut pas dépasser (la limite fixée par la loi), la limite est toujours là pour garantir un ordre.
La limite entre fiction et documentaire, qui repose sur un rapport au réel (direct ou imaginaire), est d’une utilité certaine : elle sert à catégoriser les films, c’est-à-dire à opérer des distinctions permettant de rompre avec la diversité chaotique du cinéma. Son rôle de maintien de l’ordre est parfaitement rempli, et tout concorde pour renforcer la légitimité policière de cette limite. Elle remplit même une fonction d’organisation de la production cinématographique : cette séparation détermine deux régimes de financement du cinéma (avec le compte de soutien financier à l’industrie cinématographique pour les films de fiction, et le compte de soutien financier à l’industrie des programmes audiovisuels, pour les films documentaires), détermine deux régimes de valeur (scientifique d’un côté, littéraire de l’autre), et deux régimes de distribution (la télévision pour le documentaire, les salles de cinéma pour la fiction).
A la limite de la limite
Ce constat d’un utilitarisme de la limite doit-il nous conduire à rejeter toute limite ? Pour reprendre l’exemple du cinéma, bien qu’il soit clair que la limite entre fiction et documentaire soit peu convaincante, il reste qu’une confusion totale entre fiction et documentaire pose tout de même problème. Le documentaire élabore un récit, certes, mais il le fait dans un rapport de dépendance au réel, qui n’est pas celui que retient la fiction. En dépit de la difficulté d’établir un principe de distinction, et malgré les arguments tendant à montrer le caractère peu tangible voire totalement absurde de la frontière entre documentaire et fiction, chez ceux-là même qui récusent la distinction, celle-ci demeure sous-jacente. Défaillante, l’opposition documentaire-fiction reste néanmoins en usage, et invoquer sa fonction institutionnelle ne suffit pas. Au fond, quelque chose résiste à la volonté de nier toute différence entre documentaire et fiction. Aucun critère ne tient, et pourtant les documentaristes parlent de rencontres magiques et uniques avec le réel. Tout se passe comme s’il existait une nuance irréductible entre deux approches du réel, alors même qu’aucun critère opératoire n’a pu jusqu’à présent en rendre compte.
La limite entre fiction et documentaire, bien qu’à relativiser, semble ainsi finalement indispensable, si on ne veut pas confondre l’approche par laquelle un cinéaste s’efface pour restituer le réel, et l’approche par laquelle un cinéaste s’impose pour réinterpréter le réel, au besoin par l’invention pure. La démarche documentaire consisterait ainsi peut-être d’abord en un effort d’adaptation au réel, le cinéma de fiction se caractérisant plutôt par le souhait du cinéaste d’imposer son point de vue contre le réel. Inutilisable pour celui qui voudrait trier documentaire et fiction de façon certaine, la description d’une variante entre deux manières de raconter le monde à l’aide d’images animées aurait au moins pour avantage de rendre compte de l’esprit qui anime les cinéastes documentaristes. C’est un peu ce que donnerait à penser la formule employée par Guy Gauthier dans son ouvrage, Le documentaire, un autre cinéma :
« Un documentariste choisit de rendre compte, et l’art vient de surcroît, s’il a du talent ; un artiste choisit de s’exprimer grâce aux ressources de son art, et son témoignage sur le réel vient de surcroît. » 8
Peut-être faudrait-il envisager autrement la limite, en tenant compte non plus de sa définition première (la limite est séparatrice), ou de sa dimension seconde (la limite est contraignante), mais de sa capacité fondatrice. Car elle n’est pas seulement une borne, mais aussi la condition d’existence d’une chose. Elle ne se contente pas d’arrêter ou de restreindre, mais rend possibles les singularités. Elle peut varier de la limite territoriale à la limite de compétence, de la limite spatiale à la limite temporelle, il n’en demeure pas moins qu’elle a toujours pour objectif d’instaurer de la différence et de mettre le monde à portée humaine. Ainsi la limite entre fiction et documentaire permet-elle de fonder, sans beaucoup d’assurance et sans grande précision, mais de fonder tout de même, un champ du cinéma préoccupé par la connaissance du monde réel, et un autre plus attaché au récit d’un monde imaginé.
Autrement dit, la limite existerait non pas seulement pour nous asservir (à un pouvoir économique, moral, politique, métaphysique...), mais pour nous affranchir (du chaos informe du monde), parce que si on ne veut pas que tout soit dans tout et réciproquement, il faut bien admettre des distinctions. Cependant, à la différence de ce qu’on entendait par limite au départ de notre réflexion, il faudrait sans doute adopter une acception plus souple du concept, en le pensant comme un entre-deux, plutôt que comme une rupture brusque. La limite serait donc moins une frontière, moins un intervalle exigu, qu’une zone (frontalière) où se mélangent graduellement les opposés. C’est ainsi qu’existent des films situés « à la limite de la limite », c’est-à-dire qui n’appartiennent ni complètement au genre de la fiction, ni complètement à celui du documentaire. Ce caractère d’exception peut en effet tenir soit à ce que la mise en scène est fortement intégrée à la démarche documentaire, soit à ce que le rapport à l’improvisation et au cadre naturel est privilégié dans une narration romanesque. Il faudrait en somme accepter l’ambivalence de la limite, à la fois capable de soutenir une distinction, et d’inclure en même temps des variations qui sont en puissance la négation de la limite même. Ce qui veut dire, s’agissant du cinéma, admettre qu’il soit toujours à la frontière du réel, la fiction s’émancipant du réel pour mieux y revenir, le documentaire partant du réel pour mieux y échapper.
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Aristote, Métaphysique, Livre Δ, 17, Paris, Vrin, 1991, p. 205. ↩
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Frederick Wiseman in Philippe Pilard, « Rencontre avec Frederick Wiseman, Revue du cinéma, mars 1979, n° 337. ↩
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Gilles Deleuze, L’image-temps, Minuit, Critique, 1985. ↩
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Deleuze, 1985, op. cit. p. 193. ↩
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Ibid. ↩
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Richard Lioger, Le documentaire ethnologique, Centre éducation et interculturalité, 1998, p. 41. ↩
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Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Ed. de l’Etoile, Paris, 1985, p. 144. ↩
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Guy Gauthier, Le documentaire, un autre cinéma, Nathan Université, 1997, p. 20 ↩