« Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Albert Camus
La loi de la jungle serait-elle devenue l’indépassable horizon de notre époque ? On pourrait malheureusement le croire à la lecture de certaines affirmations. Ainsi, en 1984, année où il fut couronné par le prix Nobel d’économie, Gérard Debreu déclara dans le Figaro Magazine que la supériorité du libéralisme est mathématiquement démontrée... sans doute comme l’était - assuraient d’autres brillants esprits quelques décennies plus tôt - celle du socialisme « scientifique »... Plus près de nous, en 2003, alors qu’il était encore ministre de l’Économie et des Finances, Francis Mer asséna lors d’une émission de télévision que les revenus d’une personne sont proportionnels à son utilité sociale 1 . Prise au sérieux, une telle affirmation signifie qu’un PDG évincé avec une enveloppe de 38,8 millions d’euros 2 est incomparablement plus utile à la collectivité qu’une aide-soignante, qu’un professeur ou qu’un magistrat. En fait, à deux décennies de distance, le discours de l’économiste et celui de l’ex grand patron s’emboîtent à merveille pour nous convaincre que la loi du marché combine à la perfection efficience économique et justice sociale.
Malheureusement, les faits sont têtus et, après un quart de siècle de néolibéralisme, la situation sociale et environnementale de la planète n’est guère encourageante. Telle une image fractale 3 où le même dessin se retrouve à toutes les échelles, où la partie représente le tout, l’aggravation des inégalités s’observe à la fois entre membres d’une même profession, entre professions, entre groupes sociaux et entre pays. Ainsi, pour nous limiter à une seule série de chiffres, on rappellera que l’écart de revenu entre le cinquième des êtres humains vivant dans les pays les plus riches et le cinquième résidant dans les pays les plus pauvres est passé de 30 à 1 en 1960 à 60 à 1 en 1990 pour atteindre - et tout porte à croire que cela n’est pas fini - 74 à 1 en 1997. 4 L’environnement, pour sa part, est plus que jamais menacé. Du renforcement de l’effet de serre à l’accroissement des quantités de déchets toxiques en passant par l’extinction de nombreuses espèces, la surexploitation de la ressource en eau et bien d’autres agressions encore, il apparaît de plus en plus clairement que l’impact du fonctionnement de la sphère économique sur la biosphère se situe bien au-delà des capacités de régénération de cette dernière.
D’où ce diagnostic sans appel de Joseph Stiglitz (prix Nobel d’économie en 2002 et ancien économiste en chef de la Banque mondiale) : « Aujourd’hui, la mondialisation ça ne marche pas. ça ne marche pas pour les pauvres du monde. Ça ne marche pas pour l’environnement. ça ne marche pas pour la stabilité de l’économie mondiale. » 5 Une telle situation est d’autant plus inacceptable que nous n’avons jamais été collectivement aussi riches et donc n’avons jamais disposé d’autant de marges de manœuvre. Ainsi, au cours du dernier demi-siècle, le PIB mondial est passé de 5 336 à 33 725 milliards de dollars, soit une évolution de 2 113 à 5 708 dollars par tête 6 .
Mais, dans le même temps que nos moyens économiques et techniques s’accroissent, tout conspire à nous persuader que nous sommes prisonniers d’un ordre économique intangible où toute soumission à des principes éthiques est inenvisageable car pénalisant pour la performance d’ensemble. L’objet de cet article est tout d’abord de mettre en évidence le caractère indépassable du lien qui unit l’analyse économique et le questionnement éthique puis, sur cette base, de montrer que la notion de développement durable peut constituer l’un des vecteurs possibles du retour du souci éthique au sein de la réflexion économique.
I. L’analyse économique et le souci éthique
A. Les deux sources de l’analyse économique
Contrairement à ce qu’affirme, ou du moins laisse entendre, l’immense majorité des manuels de science économique, la réflexion éthique est étroitement liée à l’histoire de l’analyse économique. En effet, comme le souligne Amartya Sen, l’économie est issue de deux origines qui sont toutes deux liées, mais de manières différentes, à la politique : l’une, se fonde sur la « mécanique » (terme à entendre ici au sens mathématique de mécanique rationnelle) et se consacre prioritairement aux problèmes de logistique tandis que l’autre, préoccupée par les fins ultimes et le « bien de l’homme », fait fond sur la réflexion éthique et est liée à une « vision morale de la politique ». 7
Si l’on trouve, certes, des traces d’une approche « mécanique » au 4e siècle avant notre ère en Inde avec un texte tel que le Traité du politique de Kautilya 8 , il faut en fait attendre le 17e siècle avec William Petty et surtout le 19e, avec notamment Léon Walras et la fondation de l’école néo-classique, pour que celle-ci connaisse son plein déploiement.
Le fondement éthique, quant à lui, plonge ses racines chez les penseurs de l’Antiquité tant grecque que juive et chrétienne.
Ainsi, dans Les Politiques, Aristote (à qui nous limiterons nos exemples) établit une distinction en partie de nature morale entre l’administration familiale et la chrématistique. L’administration familiale - ou « économie » (de oikos : la maison et de nomos : la règle) - désigne la sagesse pratique dans l’administration domestique tandis que la chrématistique, « art non naturel d’acquérir », vise la recherche du gain le plus élevé possible. Si la « forme familiale » d’acquisition, fondée sur la valeur d’usage des biens, est louable, la forme commerciale, quant à elle, ne l’est pas dans la mesure où elle ne connaît aucune limite et conduit celui qui s’y livre à l’hybris. 9 Dans L’Éthique de Nicomaque, le fondateur du Lycée subordonne la science économique dont la fin, précise-t-il, est la richesse (ainsi que la science militaire ou la rhétorique), à la science politique définie comme « la science souveraine et au plus haut point organisatrice » 10 et dont le but est de parvenir au bien.
Dans les textes bibliques, les questions économiques sont toujours analysées dans une perspective morale faisant référence aux besoins des hommes et en particulier à ceux des plus pauvres d’entre eux. 11 C’est ainsi par exemple que dans la Genèse (41), Joseph conseille à Pharaon, en vue de la période de sous-production, de « vaches maigres, qui a été annoncée en songe à ce dernier, de prélever et de stocker, alors qu’il en est encore temps, un cinquième des récoltes afin de les redistribuer lorsque la famine fera son apparition. Ce souci d’assurer la subsistance des hommes se double d’une condamnation morale de la richesse sinon des riches eux-mêmes. Ainsi, L’Ecclésiastique (31, 3-7) explique : « Celui qui aime l’argent n’échappe guère au péché, celui qui poursuit le gain en sera la dupe. » Le Deutéronome (15, 9), pour sa part, met en garde celui qui refuserait de prêter à son « frère pauvre » à l’approche de l’année sabbatique, année revenant tous les sept ans et durant laquelle les dettes doivent être annulées. Comme on le sait, les préoccupations relatives à la répartition des richesses sont également très présentes dans le Second Testament. Elles prennent souvent la forme de mises en garde contre l’affaiblissement, voire la perversion, du sens moral que risque d’engendrer la possession de richesses. Ainsi, les Évangiles enseignent qu’aucun être humain ne peut servir Dieu et l’argent (Mt 6, 24 ; Lc 16, 13) et qu’il « est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. » (Lc 18. 25)
Longtemps, de nombreux économistes ont puisé à ces deux sources - et bien évidemment à leurs riches et nombreux développements ultérieurs -, ont entrecroisé les registres éthique et mécanique. On songe par exemple à Adam Smith, fondateur de l’école classique anglaise, assignant à l’économie politique la mission de trouver les moyens d’enrichir tout à la fois le peuple et l’État. 12 Mais, à en croire les doctrinaires néolibéraux et leur interprétation linéaire de l’histoire des idées économiques, tout cela se serait achevé avec la fondation, dans les années 1870, de l’école néo-classique. De philosophie sociale, l’économie serait devenue, comme un papillon s’extrayant de son cocon, une science sociale, un type de connaissance wertfrei comme il se doit pour tout savoir bien-pensant.
Peu importe alors que l’un des plus grands économistes libéraux de la fin du 19e siècle comme Alfred Marshall écrive, en ouverture de son principale ouvrage, que la question de savoir si tous les hommes peuvent venir au monde avec une chance raisonnable de mener une existence à l’abri de la pauvreté est « ce qui donne aux études économiques leur principal et leur plus haut intérêt » 13 ; peu importe également que Kenneth Arrow, l’un des théoriciens majeurs de l’équilibre général, souligne quelques quatre-vingt ans plus tard que des « contrôles non marchands, qu’ils soient internalisés, comme les principes moraux, ou imposés de l’extérieur, sont, jusqu’à un certain point, nécessaires pour assurer l’efficience économique » 14 , la messe est dite. L’économie est largement devenue cette science « étroite et arrêtée » dénoncée par François Perroux 15 . La définition proposée par Lionel Robbins au seuil des années 1930 et appelée à faire référence ne laisse subsister aucun doute : l’économie est « la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs » et qui, gage de son acheminement fantasmatique vers le statut de science dure, est proclamée « absolument neutre vis-à-vis des fins » que celles-ci soient « nobles ou viles. » 16
Toutefois, malgré les postures d’inspiration scientifique adoptées par certains de ses représentants, l’approche néoclassique n’a rien d’un savoir purement « positif ».
B. La fausse neutralité axiologique de la pensée néo-classique
En effet, même lorsqu’elle n’est pas explicitement « engagée » - ce qui n’est pas souvent le cas comme le prouvent les interventions dans le débat public d’auteurs tels que Milton Friedman, Friedrich von Hayek ou Gary Becker -, la littérature néoclassique n’en promeut pas moins un ensemble de jugements de valeur issus en droite ligne de l’utilitarisme et du parétianisme (du nom de Vilfredo Pareto, successeur de Léon Walras à l’université de Lausanne). Ces jugements revêtent la forme de recommandations ou d’affirmations telles que : « il faut maximiser la somme des utilités individuelles », « le bien-être social ne dépend que des bien-être individuels », « l’individu doit être le seul juge de son propre bien-être », « le bien-être social augmente lorsque le bien-être d’au moins un individu augmente sans que celui d’aucun autre diminue ».
Or, il existe une tradition, dite « économie du bien-être » (ou welfare economics), qui considère que ces énoncés, ou du moins certains d’entre eux, sont strictement positifs. On désigne par « économie du bien-être » un courant normatif présent au sein de l’école néo-classique qui vise à déterminer les conditions et les moyens de réalisation de la satisfaction maximale des agents économiques d’un espace donné (par exemple une nation). Cette dernière est tenue pour atteinte lorsque l’économie considérée est à l’ « optimum de Pareto ». Deux théorèmes - appelés « théorèmes de l’économie du bien-être » - sont énoncés dans le cadre de cette approche. Selon le premier : « Tout équilibre concurrentiel est un optimum de Pareto. » Intuitivement ce théorème est facile à comprendre. En effet, puisqu’à l’équilibre l’ensemble des échanges mutuellement avantageux ont été effectués, il n’est donc plus possible de « faire mieux » pour un agent sans diminuer le niveau d’utilité d’un autre. Ce premier théorème justifie donc la mise en œuvre d’une concurrence parfaite. Le deuxième théorème, quant à lui, est en quelque sorte la réciproque du premier puisqu’il affirme qu’ « à tout optimum de Pareto peut être associé un système de prix tel qu’il soit, à ces prix, un équilibre concurrentiel ».
Comme on l’aura compris, ces deux théorèmes jouent un rôle normatif essentiel. En effet, dans la mesure où, d’une part, les optima de Pareto constituent des états collectivement désirables et où, d’autre part, il existe un lien entre eux et le régime de concurrence parfaite, il convient donc de chercher à créer les conditions de la concurrence parfaite. D’où le statut particulier du « modèle » d’équilibre général, modèle qui n’est pas à entendre comme représentation simplifiée de la réalité mais comme modèle à imiter, par exemple en flexibilisant le marché du travail...
A un niveau encore plus général, il est possible d’affirmer qu’utiliser le terme « bien-être » ainsi que ses corrélats comme par exemple « optimum » revient en fait à émettre une recommandation. En effet, lister dans un texte les conditions sous lesquelles le bien-être est censé augmenter ou l’optimum être atteint, équivaut, qu’on le veuille ou non, à recommander la mise en œuvre desdites conditions.
Les sciences sociales ne connaissant pas de ruptures paradigmatiques aussi nettes que celles que l’on observe par exemple en physique, l’utilitarisme demeure présent, en fait à la base, de certaines théories contemporaines. Or, si l’utilitarisme est porteur de jugements de valeur, il possède également une caractéristique que ses défenseurs passent volontiers sous silence : celle de ne pas prendre en considération les droits (de la minorité). Popularisé par Jeremy Bentham et développé, non sans de substantielles modifications, par John Stuart Mill au cours des 18e et 19e siècles, l’utilitarisme est une doctrine qui assigne comme but à l’action individuelle et collective la recherche du maximum de plaisir et du minimum de douleur. L’utilité doit constituer le seul critère permettant de décider en toute objectivité de ce qui doit être fait (ou ne pas être fait) dans le domaine de la conduite humaine et de la législation. Pour reprendre la formule consacrée, parvenir au « plus grand bonheur pour le plus grand nombre d’hommes » constitue le programme d’action des utilitaristes.
Qui ne souscrirait volontiers à un objectif en apparence si désirable en même temps que si rationnel ? Personne sauf que, à y regarder de plus près, celui-ci est susceptible d’engendrer de redoutables effets pervers. C’est ce que souligne notamment John Rawls dans Théorie de la justice lorsqu’il insiste sur le fait que l’une des caractéristiques de la conception utilitariste de la justice est de n’accorder (sauf indirectement) aucune importance à « la façon dont la somme totale des satisfactions est répartie entre les individus » 17 . Dit autrement, « la violation de la liberté d’un petit nombre […] [pourrait être] justifiée par un plus grand bonheur pour un grand nombre. » 18 C’est précisément cette caractéristique de l’utilitarisme que l’on retrouve dans la dimension « sacrificielle » des politiques ultra-libérales menées depuis plus de vingt ans, dimension illustrée par l’emploi de formules comme celle selon laquelle « on ne fait pas de bonne politique avec de bons sentiments »... Parfait décryptage de la réalité économique contemporaine cet aphorisme de Joan Robinson : « la main invisible (hidden hand) effectue toujours son travail, mais elle peut le faire par strangulation. » 19
Ainsi, en prétendant mener des travaux axiologiquement neutres, les économistes néo-classiques usent de cette stratégie idéologique bien connue - du marxisme à la sociobiologie - qui consiste à tenter de faire passer des convictions métaphysiques, voire tout bonnement politiques, pour de la science. En recourant à un formalisme bien souvent abscons, en appréhendant toute chose sous son aspect purement quantitatif et en refusant de considérer que les questions qualitatives et la question du sens sont également « rationnelles », la doctrine économique libérale participe à la crise des sciences diagnostiquée par Edmund Husserl dès les années 1930. Accusant le positivisme d’avoir « laissé tomber » les questions métaphysiques, le père de la phénoménologie soulignait : « Considérées de plus près, ces questions, et toutes celles que le positivisme a exclues, possèdent leur unité en ceci, qu’elles contiennent soit implicitement, soit explicitement dans leur sens les problèmes de la raison, de la raison dans toutes ses figures particulières. C’est la raison en effet qui fournit expressément leur thème aux disciplines de la connaissance (c’est-à-dire de la connaissance vraie et authentique : de la connaissance rationnelle), à une axiologie vraie et authentique (les véritables valeurs en tant que valeurs de la raison), au comportement éthique (le bien-agir véritable, c’est-à-dire l’agir à partir de la raison pratique) » 20 .
Toutefois, ni l’histoire de la pensée économique ni la fausse positivité de la doctrine libérale ne constituent une preuve de l’existence d’un lien indissoluble entre économie et éthique. Le recours à un argument de nature logique s’impose.
C. Le lien logique entre économie et éthique
On peut le trouver par exemple chez David Hume fondant la nécessité de disposer de règles de justice sur la rareté simultanée des ressources naturelles et de l’altruisme ou, pour le dire autrement, sur la double avarice de la nature et de l’homme. Le célèbre philosophe anglais écrit en effet dans le troisième volume de son Traité de la nature humaine paru en 1740 et consacré à la morale que « c’est uniquement de l’égoïsme et de la générosité limitée des êtres humains, ajoutés à la parcimonie dont la nature fait preuve pour pourvoir à leurs besoins, que la justice tire son origine. » 21
La quantité limitée des ressources disponibles constitue donc, selon David Hume, l’un des deux phénomènes qui exigent la mise en place de règles de justice entendues au sens de règles de répartition. Si les ressources auxquelles fait référence le célèbre philosophe anglais sont naturelles (nous sommes avant la révolution industrielle), le raisonnement auquel il recourt peut être étendu aux biens manufacturés. En effet, malgré le progrès technique et les rendements croissants que nous observons dans de nombreuses branches, le volume produit de ces derniers est par nature fini. De plus, si la production de biens et de services en quantités toujours plus importantes réduit mécaniquement certaines raretés, elle est également susceptible d’en accroître, voire d’en engendrer, d’autres. Nous ne faisons pas allusion ici à la thèse (qui mériterait une analyse spécifique) selon laquelle l’accroissement de l’offre, en créant certains besoins, ne résorbe pas la rareté mais la reconduit 22 . Nous pointons les altérations du capital naturel engendrées par le développement de la sphère économique. Comme on peut en effet facilement le constater, l’environnement est détruit chaque jour un peu plus par des pratiques économiques voraces en espace, en énergies, en ressources naturelles vivantes... L’ensemble des milieux récepteurs (sols, eau et air) sont touchés et toutes les activités tant de production que de consommation portent une part de responsabilité dans la destruction de la biosphère. Les éléments constitutifs de cette dernière, qui passaient il y quelques décennies encore pour être des biens libres, sont désormais tombés dans le champ de la rareté. Il nous faut désormais prendre conscience de la finitude du fonds terrestre et de la nécessité de ne pas mettre en péril les grandes régulations qui en assurent la pérennité.
De plus, ainsi que le souligne David Hume, à la rareté des ressources s’ajoute celle de l’altruisme. Si la « dimension morale » de l’être humain est une réalité incontestable, et si des comportements altruistes ont pu être observés jusque dans des lieux comme les camps d’extermination nazis où la rareté des ressources était pourtant absolue, bien naïf serait néanmoins celui qui prétendrait fonder un ordre social juste et viable sur la seule générosité, sur le seul sens moral de ses semblables. Max Weber se référant à Fichte nous prévient à ce sujet que l’homme politique « n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme. » 23
Une société donnée ne peut donc faire l’économie de formuler des principes de justice que si l’une au moins des deux conditions suivantes était satisfaite : une quantité quasi infinie de biens disponibles et un altruisme profond et général dans sa population. A observer le monde tel qu’il va, on est loin du compte. Dans les faits, la rareté des ressources jointe à celle de l’altruisme rend nécessaire la mise en place de règles de justice destinées notamment à déterminer les principes de répartition des biens disponibles.
Plus près de nous, John Rawls met en évidence la nécessité de la justice sociale à partir de la définition même de ce qu’est une société. Une société, selon l’auteur de Théorie de la justice, est définie comme « une association, plus ou moins autosuffisante, de personnes qui, dans leurs relations réciproques, reconnaissent certaines règles de conduite comme obligatoires, et qui, pour la plupart, agissent en conformité avec elles. » 24 Il va sans dire que ces règles sont destinées à favoriser le bien des membres de la société en question. Structure de coopération en vue de l’avantage mutuel, toute société est traversée par une identité mais également par des conflits d’intérêts. Une identité d’intérêts dans la mesure où la vie sociale procure à chacun un niveau de satisfaction auquel il n’aurait pu prétendre parvenir par ses seules forces et hors de toute relation avec ses semblables. Mais également des conflits dans la mesure où les êtres humains réunis en société ne sont nullement indifférents à la façon dont est répartie entre eux la richesse produite grâce à leur coopération, chacun essayant naturellement de s’en approprier la plus grande part.
D’où la nécessité de posséder un ensemble de principes permettant de choisir entre différentes organisations sociales alternatives - donc entre différentes répartitions des avantages - afin de pouvoir « conclure un accord sur une distribution correcte des parts. » 25 De tels principes sont ceux de la « justice sociale » dont le but est de fournir « un moyen de fixer les droits et les devoirs dans les institutions de base de la société » - à savoir la constitution, les principales structures économiques...- et de définir « la répartition adéquate des bénéfices et des charges de la coopération sociale. » 26
L’indissolubilité du lien entre économie et éthique met parfaitement en évidence qu’au sein de la discipline économique la scientificité ne se trouve pas là où elle prétend être. En effet, dans le cadre d’une modélisation, une simplification n’est acceptable que dans la mesure où elle porte sur un élément secondaire de l’objet à modéliser et non sur un trait essentiel. En conséquence, les résultats obtenus avec le modèle « simplifié » coïncident grosso modo avec ceux fournis par un modèle plus « complet ». Or, tel n’est pas le cas avec le modèle de la concurrence parfaite. Souvent présenté comme une schématisation « pédagogique » de la réalité, ce modèle se révèle incompatible avec la moindre dose de réalisme. En effet, dans le catéchisme libéral, le marché constitue un mécanisme tout à la fois auto-régulateur et conduisant à l’allocation optimale des ressources. Malheureusement, l’introduction dans un tel modèle d’éléments tels qu’une information asymétrique, un choc exogène, une absence d’atomicité de l’offre ou de la demande, l’inexistance d’une dotation initiale permettant aux agents de vivre sans travailler... (toutes choses qui composent la réalité quotidienne de l’économie)... conduisent à une conclusion radicalement différente de celle fournie par le modèle simplifié. Et il apparaît alors que, loin d’être cette mécanique bien huilée décrite par certains, le marché est un système hautement instable dont le fonctionnement débouche bien souvent sur des situations sous-optimales. 27 27 Ainsi, l’évacuation des représentations, et donc des conceptions du juste et de l’injuste, du bien et du mal, dont sont porteurs les agents économiques et à laquelle procèdent les néo-libéraux constitue une mutilation de l’objet d’étude de l’analyse économique et en conséquence une erreur méthodologique fondamentale.
Parmi les notions susceptibles de replacer l’éthique au cœur de l’analyse économique, celle de développement durable nous semble d’un grand intérêt.
II. Le développement comme impératif catégorique
A. De la croissance au développement
Longtemps confondues, les notions de croissance et de développement ne commencèrent à être analytiquement distinguées qu’au cours des années 1950, période de prise de conscience non seulement de l’importance du sous-développement mais encore des atteintes causées à la biosphère par les modes de production tant capitaliste que socialiste.
C’est dans ce contexte de relative désillusion de la croissance que François Perroux posa, dans L’économie du 20e siècle paru en 1961, la distinction devenue depuis canonique entre croissance et développement. La croissance y est définie comme « l’augmentation soutenue […] d’un indicateur de dimension ; pour la nation : le produit global brut ou net, en termes réels » - autrement dit une amélioration purement quantitative - , tandis que le développement y désigne « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global. » Bien que distincts, ces deux phénomènes sont cependant liés car, précise l’auteur, « aucune croissance observée n’est homothétique ; la croissance s’opère dans et par des changements de structure. » 28 Par cette innovation théorique, François Perroux contribua largement à la constitution de ce que l’on va par la suite nommer « l’économie du développement » : programme de recherche qui, en rupture avec l’orthodoxie libérale et keynésienne, s’attachera à analyser les économies « sous-développées » (« mal développées » ou « en développement ») afin de proposer des « stratégies de développement » adaptées aux spécificités des pays considérés.
Loin cependant d’être définitivement fixée par François Perroux, la définition du développement fera l’objet de nombreux travaux. Intégrant progressivement les dimensions qualitatives du bien-être ignorées par l’approche en terme de croissance, le développement finira par désigner une situation d’amélioration non seulement du niveau de vie (qui est le propre de la croissance) mais également des conditions de vie. En 1974, Gunnar Myrdal définira le développement comme « le mouvement vers le haut du système social dans son entier, mouvement où l’on observe une relation de causalité circulaire entre conditions et changements accompagnée d’effets cumulatifs. » 29 Ces évolutions conceptuelles constituèrent tout à la fois l’origine et l’aboutissement de nombreuses réflexions aussi bien sur la façon de faire « embrayer » la croissance sur le développement que sur la possibilité même d’un développement sans croissance.
En 1971, le séminaire de Founex (Suisse) lança le concept d’écodéveloppement, concept repris un an plus tard lors de la Conférence des Nations unies sur l’Environnement - plus connue sous le nom de « Conférence de Stockholm » - puis de nouveau en 1974 dans la déclaration de Cocoyoc issue d’un symposium tenu au Mexique. Rejetant tout à la fois l’écologisme intransigeant et l’économisme étroit, autrement dit les thèses des tenants de la « croissance zéro » - exposées dans le célèbre « Rapport Meadows » 30 du Club de Rome - et celles des partisans d’une industrialisation à tout va, les théoriciens de l’écodéveloppement défendent la thèse selon laquelle le conflit entre croissance et développement peut se résoudre autrement que par l’arrêt de la croissance. Comme le synthétisa alors Ignacy Sachs, dont le rôle fut essentiel dans ce renouveau théorique, « faire de l’écodéveloppement c’est en grande partie savoir profiter des ressources potentielles du milieu, c’est faire preuve de "ressource" dans l’adaptation écologiquement prudente du milieu aux besoins de l’homme […] [C’est] s’attacher à trouver des façons à la fois socialement utiles et écologiquement prudentes de la mise en valeur des ressources naturelles » 31 .
Éclipsées par le choc pétrolier de 1973, ces préoccupations allaient revenir quinze ans plus tard sur le devant de la scène grâce à la notion de développement durable.
B. Le développement durable
Créée en 1983 lors de la 38e session de l’Assemblée générale des Nations unies avec pour mission de réexaminer les grands problèmes planétaires de l’environnement et du développement ainsi que de formuler des propositions réalistes pour les résoudre, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED) allait, sous la présidence de Mme Gro Harlem Brundtland, alors Premier Ministre de Norvège, remettre quatre ans plus tard un rapport qui devait faire date, le désormais célèbre « Rapport Brundtland » dont le titre exact est Notre avenir à tous.
Selon ce texte, - qui affiche pour ambition de « formuler une approche intégrée et interdisciplinaire de nos problèmes globaux et de notre avenir à tous » 32 en vue d’améliorer le sort des êtres humains nés ou à venir -, un processus de développement est dit « durable » lorsqu’il permet de « répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire les leurs. » 33 Plus précisément, le développement durable est « un processus de changement dans lequel l’exploitation des ressources, le choix des investissements, l’orientation du développement technique ainsi que le changement institutionnel sont déterminés en fonction des besoins tant actuels qu’à venir ». 34
Un tel programme, au contenu éthique évident (lorsqu’il n’est pas instrumentalisé par certains intérêts privés ou nationaux), appelle la mise en œuvre d’une double solidarité : « horizontale » à l’égard des plus démunis du moment et « verticale » entre les générations. Cette solidarité à la fois intragénérationnelle et intergénérationnelle implique le traitement d’un ensemble de problèmes « sociaux » - négligés dans de trop nombreux travaux qui assimilent développement durable et protection de la biosphère - et « écologiques » qui se posent tant au plan national qu’international. Les premiers vont par exemple de la lutte contre la misère à l’accès aux soins et à l’éducation en passant par la liberté d’expression et de participation à la vie politique. Les seconds sont liés soit à l’exploitation des ressources naturelles soit aux dommages causés à la biosphère, dommages dont le plus grave est bien évidemment constitué par les atteintes à la santé et à la vie humaines. Distinctes à maints égards - ne serait-ce qu’en raison du fait que la nature et l’humain ne peuvent relever des mêmes logiques d’analyse et d’intervention -, ces deux catégories de problèmes, pour ne rien dire de ceux par nature hybrides tels que par exemple l’accès à l’eau potable, la sécurité alimentaire ou les conséquences du réchauffement climatique en termes d’émigration forcée, entrelacent intimement le plan social et le plan environnemental. Et il apparaît que, loin d’être disjointes comme certains aiment à le répéter, la question sociale et la question environnementale sont interdépendantes à au moins deux titres. D’une part parce que l’exposition à la pollution et aux risques reproduit, et donc renforce, les inégalités individuelles et collectives de richesse. D’autre part, en raison du fait que la pauvreté empêche les êtres humains et les pays qui en sont victimes de s’équiper en dispositifs techniques moins agressifs à l’égard de l’environnement que ceux, plus anciens, dont ils disposent. 35
En appelant à satisfaire les besoins des personnes actuellement vivantes - besoins qui sont loin d’être couverts - sans créer d’insupportables raretés pour les générations à venir, l’exigence de développement durable contribue de façon significative à l’évolution contemporaine de la notion de responsabilité. Comme le montre par exemple Paul Ricœur en se fondant sur une analyse des constructions grammaticales mettant en œuvre le terme responsabilité, l’objet de celle-ci s’est déplacé des effets négatifs d’une action consciente (responsabilité juridique) vers « le fragile », « l’autrui vulnérable » et par extension « la condition vulnérable elle-même ». A cette première inflexion s’en ajoute une seconde, l’ « extension illimitée de la portée de la responsabilité, la vulnérabilité future de l’homme et de son environnement devenant le point focal du souci responsable ». 36
Mais, comment justifier logiquement une telle évolution ? En quoi avons-nous des devoirs à l’égard des générations futures, générations composées d’individus dont nous ne serons jamais les contemporains ? La réponse à cette question peut passer par la mobilisation d’un argument « indirect » fondé sur le caractère transitif de la relation d’obligations qui lie les générations entre elles. En effet, même si nous partons du postulat - qui va se révéler faux - selon lequel une génération donnée (G1) n’a aucun devoir envers une génération située assez loin dans le futur (G3) pour qu’elle ne la connaisse jamais, elle en a cependant à l’égard de celle qui la suit immédiatement (G2) et avec laquelle elle coexistera un certain temps. Mais ce qui est vrai pour G1 ne le sera plus pour G2 qui, elle, aura des devoirs à l’égard de G3. Or, si G1 prend des décisions qui dégraderont les conditions de vie de G3 elle rendra plus difficile l’accomplissement des devoirs que G2 a envers G3. Le raisonnement étant généralisable à n générations, « ce sont nos obligations envers les générations avec lesquelles nous coexistons qui [justifient] aussi nos obligations à propos du sort des générations plus éloignées » 37 . Le chevauchement entre générations autorise donc un « rattrapage » qui « permet de reconstruire l’ensemble de nos obligations relatives aux générations futures les plus éloignées, à travers le prisme de nos obligations envers les générations qui nous succéderont directement et dont nous serons, à un moment de notre vie au moins, les contemporains ». 38
C. Une nouvelle rationalité économique
Par le double impératif de justice sociale et de prise en compte de la finitude du fonds terrestre qu’elle comporte, la notion de développement durable nous oblige donc à rompre avec la recherche exclusive de l’intérêt à court terme, que cette recherche s’exprime au plan privé (usage immodéré de l’automobile, lobbying patronal contre l’insertion du principe de précaution dans la « Charte de l’environnement »...) ou au plan public (refus par les États-Unis de ratifier le Protocole de Kyoto...)
C’est dans une telle direction que travaillent les économistes s’inscrivant dans la perspective dite de la « soutenabilité forte ». A la différence de leurs homologues se réclamant de la « soutenabilité faible » qui postulent que le capital naturel et le capital technique sont assez largement substituables - autrement dit que la disparition d’une partie du premier peut être assez aisément compensée par un accroissement du volume du second - et qu’il convient donc de laisser aux mécanismes du marché le soin de parvenir au degré ou au rythme optimal de destruction de la nature, les théoriciens de la « soutenabilité forte », conscients du caractère irremplaçable des régulations assurées par la biosphère, estiment que le capital naturel et le capital technique sont peu, voire (dans de nombreux cas) non substituables. Ils en concluent que les actifs naturels doivent faire l’objet d’un type de gestion qui ne soit pas fondé sur la logique du marché mais sur celle de leur mode de reproduction propre. D’où, par exemple, cette idée, présente dans certaines variantes de la soutenabilité forte, d’identifier au sein du capital naturel les éléments dont la destruction engendrerait des dommages irréversibles à grande échelle et ne pourrait être palliée par aucun progrès technique. Ce « capital naturel critique », pour reprendre l’expression habituelle, devrait être considéré comme complémentaire au capital technique (c’est-à-dire absolument non substituable) et en conséquence soustrait à la logique marchande.
Cette idée de capital naturel critique pourrait faire l’objet d’une extension au capital humain et au capital social. Il est en effet évident qu’en dessous d’un certain niveau de soins, d’éducation, de formation... le capital humain ne peut plus se reproduire. Il en va de même du capital social qui se dégrade irréversiblement lorsque par exemple les inégalités atteignent un niveau trop important. 39 Dans les deux derniers cas, c’est l’homme en tant qu’être vivant et qu’être social ainsi que la société elle-même qui se retrouvent en danger. Dit autrement, toute véritable politique de développement durable exige que le capital naturel, le capital humain et le capital social soient gérés selon des critères adaptés à leurs spécificités.
La participation à la vie publique, les soins, le savoir, un environnement de qualité... apparaissent alors comme des biens sociaux qu’il convient de répartir selon de justes principes. Michael Walzer propose dans Sphères de justice 40 une solution intéressante à ce type de problème. Pour lui, chaque classe de biens sociaux (rôles, places, valeurs...) constitue un ordre (au sens pascalien du terme) - une « sphère » pour reprendre sa terminologie - obéissant à une règle de justice distincte de celle régulant un autre ordre. Mais, toute société est confrontée au danger d’une domination d’un ordre (l’argent, le pouvoir politique...) sur les autres (la santé, l’éducation...) ; la confusion des ordres étant chez Michael Walzer comme chez Pascal à l’origine de la tyrannie. Toutefois, un tel risque peut être écarté en recourant à « l’égalité complexe » c’est-à-dire à un arrangement institutionnel où chaque classe de biens est soumise à une règle de répartition particulière où, autrement dit, existent autant de rapports d’égalité que de catégories de biens à répartir. Dit de façon plus concrète, dans un tel système, la réussite d’une personne dans un domaine donné tel que le monde des affaires (sphère du marché) ou la vie publique (sphère politique) ne doit pas se traduire par la possibilité, par exemple, d’être mieux soignée (sphère de la santé), de pouvoir envoyer ses enfants dans de meilleures écoles (sphère de l’éducation), de privatiser ou de détruire l’environnement (sphère de aménités naturelles)...
Considérée dans une telle optique, la vie économique se doit, pour reprendre l’expression de François Perroux, d’être au service de « tout l’homme et de tous les hommes », c’est-à-dire au service de l’épanouissement de chaque individu considéré en particulier. Une nouvelle définition de la science économique s’impose alors qui se substitue à celle de Lionel Robbins citée ci-dessus et sans cesse paraphrasée, une définition que nous empruntons, là encore, à François Perroux. « L’économie, écrit ce dernier dans Pour une philosophie du nouveau développement, est l’aménagement en vue de l’avantage de chacun et de tous, des rapports humains par l’emploi de biens rares socialement et approximativement quantifiables et comptabilisables. » 41
Une nouveau principe de rationalité, un nouveau « principe d’économicité » s’impose également qui, tout en conservant la logique de l’efficience dans l’utilisation des ressources disponibles, fasse toute leur place à ces nouvelles finalités. C’est sans doute Henri Bartoli qui répond le mieux à cette exigence lorsqu’il écrit que la nouvelle logique qui doit guider la vie économique est « la recherche pleine de la couverture des besoins du statut humain de la vie tels qu’ils s’expriment et croissent dans la communauté historique au gré de la civilisation et de la culture, pour tous et, prioritairement, pour les plus pauvres, aux moindres coûts humains, écologiques, et instrumentaux en englobant dans cette dernière catégorie les coûts matériels et les coûts financiers. » 42
Conclusion
Le développement durable constitue donc un impératif susceptible de nous aider à refonder une analyse et une pratique économiques réellement au service de tous les êtres humains nés ou à naître. Pure chimère ironiseront certains qui confondent avec jubilation la virtualité d’une obligation et sa gratuité.
Et pourtant, qu’on nous permette, en conclusion d’un texte qui trouve sa raison d’être dans l’état alarmant de notre monde, de souligner quelques avancées intervenues dans le domaine de l’environnement depuis 1987. Qui, en effet, aurait prédit, il y vingt ans, qu’un différend transatlantique naîtrait à propos d’un problème de pollution ? Qui aurait parié, au début des années 1990, sur la possibilité d’inclure une charte de l’environnement dans la constitution de la Vème République ? Qui aurait pensé, d’une manière plus générale encore, que l’environnement figurerait sur l’agenda politique de la plupart des grandes nations et que son absence, notamment sur celui de la plus puissante d’entre elles, serait internationalement stigmatisée ? Certes, il entre (probablement) dans toutes les décisions et positions que nous évoquons une certaine dose de calcul politique. Le chemin à parcourir est bien évidemment encore long, les reculs sociaux trop nombreux, pour pouvoir se bercer d’illusions. Et il faut sans doute avoir la vocation d’un Sisyphe pour souhaiter infléchir la vie économique dans son ensemble.
Mais toute avancée en cette matière est bonne à prendre ne serait-ce que parce qu’elle permet, ensuite, de pointer l’écart entre les pratiques et les principes, entre les préférences révélées et les préférences affichées. Recourir à un tel calcul - qui conduit à comparer en toute circonstance une situation peu satisfaisante à une situation encore plus défavorable -, est d’autant plus nécessaire que les conservateurs ont toujours un avantage sur les réformateurs en ce que leur conception de la société idéale est plus proche de l’existant, et leur explication en apparence plus satisfaisante, plus « réaliste », que la vision développée par ceux qui souhaitent réparer et améliorer le monde 43 .
Dans la mesure où la résignation est une prophétie autoréalisatrice, où les enjeux sociaux et environnementaux auxquels l’humanité est confrontée sont d’une gravité sans précédent et où l’ « effet papillon » vaut aussi pour les évolutions sociales positives, alors il faut avoir le courage, pour le dire avec une expression du Prophète Amos, de prendre le risque de « labourer la mer ».
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Lors de l’émission Mots croisés sur France 2, Francis Mer déclara : « Ceux qui payent beaucoup d’impôts, c’est qu’ils gagnent beaucoup d’argent » et « entre nous, s’ils gagnent beaucoup d’argent, c’est qu’ils le méritent. […] Cela veut dire qu’ils apportent à la société une valeur supérieure à ceux qui gagnent moins d’argent. » Libération, 17 septembre 2003. ↩
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C’est la somme empochée par Daniel Bernard pour son départ de la direction de Carrefour. Afin de fixer les ordres de grandeur, elle représente 2 514 ans de Smic. En 1999, le départ de Philippe Jaffré de la présidence d’Elf avait donné lieu à une indemnité estimée à 250 millions de francs (soit 38 milliards d’euros). Voir Libération, 22 avril 2005, p. 1-3. ↩
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Nous empruntons cette métaphore à Paul Krugman. Voir Paul Krugman, Peddling Prosperity, New York, Norton, 1994, p. 148. ↩
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Voir PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 1999, Bruxelles, De Boeck Université, 1999, p. 3, 38, 39. Disponible sur Internet. ↩
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Joseph Stiglitz, La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002, p. 279. ↩
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Voir Angus Maddison, L’économie mondiale. Une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001, p. 17 et 280. Il s’agit d’une évaluation en dollars internationaux de 1990. ↩
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Voir Amartya Sen, Éthique et économie, Paris, PUF, coll. « Philosophie morale », 1993, p. 6-8. ↩
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Kautilya, Traité du politique. Arthasastra, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2005. ↩
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Voir Aristote, Les politiques, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1990, livre 1, chapitres 8-12. ↩
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Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1965, p. 20. ↩
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Pour plus de détail sur cette question, voir Jean-Paul Maréchal, « Aux origines bibliques de l’éthique économique », Écologie et Politique, n° 29, 2004, p. 215-226. ↩
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Voir Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, PUF, 1995, p. 481. (1ère édition anglaise, 1776.) ↩
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Alfred Marshall, Principles of Economics, London, Macmillan, 1898, p. 4 (4ème édition, la 1ère édition datant de 1890). ↩
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Kenneth J. Arrow, « The Economic of Moral Hazard : Further Comment », American Economic Review, 1968, vol. 58, p. 537-539. ↩
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Voir François Perroux, L’économie du XXe siècle, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1991, p. 708. (1ère édition 1961.) ↩
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Lionel Robbins, Essai sur la nature et la signification de la science économique, Paris, Librairie de Medicis, 1947, p. 30, 36 et 37. (1ère édition anglaise 1932.) ↩
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John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, coll. « Points », 1997, p. 51. (1ère édition américaine 1971.) ↩
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Idem, p. 52. ↩
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Joan Robinson, « The Pure Theory of International Trade » (1946-1947) in Joan Robinson, Collected Economic Papers, Oxford, Basil Blackwell, 1951, p. 189. ↩
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Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 13-14. (1ére édition allemande 1954). ↩
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David Hume, A Treatise of Human Nature, London, Everyman, 2003, p. 277-278. (1ère édition anglaise 1740.) ↩
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Voir Paul Dumouchel é Jean-Pierre Dupuy, L’enfer des choses. René Girard et la logique de l’économie, Paris, Seuil, 1979. ↩
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Max Weber, Le savant et le politique, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1963, p. 172. ↩
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John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 30, § 1. ↩
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Idem, p. 30-31, § 1. ↩
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Ibid., p. 31, § 1. ↩
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Voir Jean-Paul Maréchal, Éthique et économie. Une opposition artificielle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « L’univers des normes », 2005, p. 56-61. ↩
-
François Perroux, L’économie du XXe siècle, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1991, p. 191, 763. (1ère édition 1961.) ↩
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Gunnar Myrdal, « What is development ? », Journal of Economic Issues, vol. VIII, n° 4, December 1974, p. 735. ↩
-
Donella H. Meadows et al., Halte à la croissance ?, Paris, Fayard, 1972. ↩
-
Ignacy Sachs., Stratégies de l’écodéveloppement, Paris, Les éditions ouvrières, 1980, p. 17 et 19. ↩
-
CMED, Notre avenir à tous, Montréal, Les Éditions du Fleuve, 1988, p. XXIII (1ère édition anglaise 1987). ↩
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Idem, p. 10. ↩
-
Ibid., p. 10-11. ↩
-
Voir Jean-Paul Maréchal, « Rapport Brundtland » et « Développement durable » in Yves Dupont (dir), Dictionnaire des risques, Paris, Armand Collin, 2003. ↩
-
Paul Ricœur, « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », Esprit, novembre 1994, p. 44. ↩
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Axel Gosseries, Penser la justice entre les générations. De l’affaire Perruche à la réforme des retraites, Paris, Aubier, coll. « Alto », 2004, p. 99-100. ↩
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Idem, p. 297. ↩
-
Voir Robert Castel & Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001, p. 99. ↩
-
Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, 1997. (1ère édition américaine 1983.) ↩
-
François Perroux, Pour une philosophie du nouveau développement, Paris, Aubier/Les presses de l’Unesco, p. 36. ↩
-
Henri Bartoli, L’économie service de la vie. Crise du capitalisme. Une politique de civilisation, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1996, p. 154. ↩
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C’est ce que Gunnar Myrdal nomme le « réalisme du conservateur ». Voir Gunnar Myrdal, Théorie économique et pays sous-développés, Paris, Présence Africaine, 1959, p. 153. ↩