Le philosophe Paul Ricoeur invitait, dans un article récent, à la précaution suivante : « Il convient tout d’abord de séparer le concept de l’échange culturel de concepts géopolitiques que je ferai tourner autour de l’idée de frontière ». Certes, il reconnaissait une « parfaite légitimité » à cette notion, dans la mesure où, entre autres, elle fixe des limites de souveraineté. Mais à la frontière, il préférait substituer la représentation d’un « entrecroisement de rayonnements à partir de centres, de foyers qui ne sont pas définis par la souveraineté de l’Etat-nation mais par la créativité et par leur capacité d’influencer et de générer dans les autres foyers des réponses ».(…)
Dans cette analyse, Paul Ricoeur abordait, sans la citer mais très clairement, la problématique de la diplomatie culturelle des Etats-nations. S’il invalide -ou du moins limite- la définition de ces « foyers » par la souveraineté culturelle des Etats, c’est bien parce que la diplomatie culturelle existe, et qu’elle est un fait, manifesté dans le monde entier par la pluralité des centres « émetteurs » que constituent les Etats sur la scène géopolitique.
Le concept même de diplomatie culturelle a été fréquemment critiqué. Il a aussi été considéré comme propre à certains pays, notamment la France, et inapplicable aux pays anglo-saxons. L’occasion d’une journée d’étude consacrée à la diplomatie américaine vient à propos pour reposer la question de la diplomatie culturelle appliquée, cette fois, au cas des Etats-Unis. Pour tenter de dépasser la question, plutôt vaine, de savoir s’il existe ou non une diplomatie culturelle américaine, mieux vaudrait chercher à situer les relations culturelles extérieures des Etats-Unis dans une typologie mondiale.
Nécessité d’une nouvelle méthode
J’ai précédemment tenté, notamment dans un ouvrage que j’ai consacré à La crise des institutions nationales d’échanges culturels en Europe 2 , une première approche typologique. Parce que mon étude s’appliquait à l’Europe, et parce que j’y considérais que la diplomatie culturelle était un concept qui s’était essentiellement développé en Europe pour s’appliquer ensuite, notamment après la 2e guerre mondiale, dans le monde, j’avais quelque peu laissé de côté le cas des Etats-Unis. Une récente série de conférences que j’ai données aux Etats-Unis, à San Francisco, Fresno, San Diego et Birmingham (Alabama), m’a poussé à étudier de plus près la « projection culturelle » américaine, et à la comparer à la projection française. Le cas américain ne rentrait pas bien dans la typologie que j’employais jusque là. En effet, je voyais bien qu’on ne pouvait pas opposer, de manière simpliste, par exemple le cas dirigiste de la France, dont l’Etat conduit ouvertement une politique culturelle internationale qu’il a placé sous l’autorité de sa diplomatie, et le cas des Etats-Unis, trop rapidement rangés sous une étiquette libérale et non interventionniste. Je suis donc reparti d’une analyse théorique qui propose des croisements de plusieurs variables. Pour ne pas trop compliquer la modélisation, j’ai construit deux séries combinatoires, selon des concepts que j’avais déjà étudiés et précisés :
- la projection nationale, ou « stratégie d’influence »
- la coopération, ou « stratégie d’échange », qui a, notamment, subi l’influence des débats dans les enceintes multilatérales
- le volontarisme politique(que manifeste l’ensemble des politiques extérieures conduites)
- la directivité, ou degré d’implication de la puissance publique dans la gestion des relations culturelles extérieures
Je propose donc de rassembler les résultats de cette modélisation sous forme de tableau, en donnant quelques explications essentielles et en suggérant, avec toutes les précautions possibles, quelques applications.
1ère série combinatoire
La première approche tente d’établir une typologie à partir de la combinaison projection (ou stratégie d’influence) et coopération (ou stratégie d’échange). Cette série comporte un caractère paradoxal, dans la mesure où l’on pourrait considérer que la « projection » et la « coopération » constituent deux politiques antinomiques. En réalité, il est assez fréquent, dans la période contemporaine, que l’énoncé des politiques culturelles extérieures comporte simultanément ces deux aspects 3 . On peut donc commencer par établir un tableau théorique qui croiserait d’une part trois niveaux de projection nationale (1=faible, 2=modéré et 3=fort) et trois niveaux de coopération (1=faible, 2=modéré, 3=fort).
A. La critérologie de la variable « projection » (colonne 1) s’établit selon le niveau combiné des critères suivants :
- Identification d’une politique publique spécifique. Hauteur des crédits publics consacrés à la politique culturelle extérieure.
- Action sur les élites : accueil dans les universités, bourses, invitation de personnalités, suivi des boursiers.
- Action à travers des institutions académiques, culturelles, artistiques , bibliothèques, centres de recherches sociales et archéologiques, réseaux culturels à l’étranger.
- Subventions publiques aux actions conduites par les fondations, associations et la société civile.
- Actions en faveur de la ou des langues nationales, des cultures nationales
- Protection des auteurs, des droits et des biens culturels, quotas, mesures restrictives de fait et/ou action en faveur des industries culturelles et audiovisuelles nationales à l’étranger.
Sauf dans le cas du croisement de la projection nationale faible et de la coopération modérée ou forte, on peut identifier un modèle de diplomatie culturelle spécifique.
B. La critérologie de la variable coopération (ou stratégie d’échanges) s’établit selon le niveau combiné des critères suivants :
- Crédits et actions en faveur du développement local (éducatif, culturel, audiovisuel, scientifique...) notamment dans les pays des moins avancés.
- Accueil dans les universités, bourses, centres de formation, laboratoires (critère en parti croisé avec le critère 12).
- Aide à la production culturelle, aide à la diffusion culturelle, aide à la presse, aide à la protection juridique des auteurs et biens culturels, aide à la circulation des artistes
- Actions combinées avec les organisations multilatérales, régionales ou intergouvernementales
- Actions combinées avec les O.N.G.
Si l’on excepte le cas d’une projection nationale faible croisée avec une coopération modérée, qui constitue un cas peu pertinent , il apparaît que l’on peut, dans chacun des cas, proposer un modèle de diplomatie culturelle :
- Modèle a minima
- Modèle idéaliste
- Modèle traditionnel
- Modèle classique
- Modéle coopératif
- Modèle unilatéral
- Modèle réaliste
- Modèle messianique
S’agissant du modèle « messianique », concept utilisé par Albert Salon pour caractériser la politique culturelle extérieure de la France, au moins au moment de sa génèse 4 , on pourrait lui appliquer les caractéristiques suivantes :
- a) conviction nationale d’avoir à apporter un message universel, et, par tant, de résoudre l’apparente contradiction entre la projection nationale et le respect de la diversité culturelle ; ou, à tout le moins, de faire prévaloir une relation spécifique en direction d’une aire politico-culturelle ou politico-linguistique (Commonwealth, Francophonie, Aire hispano-ibérique...)
- b) lien fort entre la culture nationale et les valeurs démocratiques
- c) politique linguistique extérieure forte et/ou utilisation prioritaire de sa propre langue comme outil de dialogue international
2e série combinatoire
Cette deuxième série combinatoire tente d’établir une typologie à partir de la combinaison du volontarisme (conduite d’une politique manifeste de relations culturelles extérieures) et de la directivité (degré d’implication gestionnaire). On établit de nouveau un tableau théorique qui croise trois niveaux de volontarisme (1=faible, 2=modéré et 3=fort) et trois niveaux de directivité (1=faible, 2=modéré, 3=fort).
A. La critérologie de la variable « volontarisme » (colonne 1) s’établit selon le niveau combiné des critères suivants :
- Enoncé de politiques culturelles extérieures (Parlement, relations diplomatiques)
- Crédits publics consacrés à ces actions (ces deux points recoupent les politiques et actions mises en oeuvre conjointement ou non dans les deux variables générales du 1er tableau, projection et coopération)
- Action diplomatique effective dans le domaine culturel, éducatif, scientifique, audiovisuel, et plus généralement des échanges de biens symboliques. Défense des intérêts nationaux en matière éducative, scientifique, culturelle et créative.
Il convient de noter cependant les précisions suivantes :
- Une distinction nette s’impose entre le la volonté de s’abstenir et un volontarisme nul ou faible. Si ce point de vue est parfois énoncé, il reste un modèle théorique.
- S’agissant du volontarisme modéré, il peut soit exprimer un engagement moyen et homogène, soit appeler des options marquées, dont la résultante, du fait de certaines abstentions, situe l’engagement dans la partie médiane de l’échelle (options sectorielles, options géopolitiques ou idéologiques).
B. La critérologie de la variable « directivité » mesure le degré d’implication de l’Etat dans la gestion de sa politique culturelle extérieure. A ce titre, le mot couramment employé de « diplomatie culturelle » est ambigu. Tantôt il désigne tout simplement le volet culturel de la diplomatie stricto sensu, tantôt il désigne les appareils administratifs qui gèrent des actions de coopération culturelle. La triple échelle action directe/action indirecte/système mixte n’est utilisable que lorsque le volontarisme marque la politique conduite, qu’il soit modéré –voire sélectif- ou marqué. L’action directe qualifie la situation où l’Etat conduit lui-même, avec ses propres instruments administratifs (services ministériels, établissements publics...) ses relations culturelles. L’action indirecte qualifie la situation dans laquelle l’Etat délègue ou confie à des organismes indépendants (notamment des fondations) ces relations culturelles, voire les laisse agir en les aidant plus ou moins. Le système mixte voit la puissance publique déléguer à des organismes autonomes, sinon indépendants, son action culturelle internationale. Sans lui donner des indications précises ni lui dicter ses choix artistiques, elle est représentée dans ses instances dirigeantes,lui indique les grandes orientations qu’elle souhaite voir suivre et lui apporte la majorité de ses recettes sous forme de subventions.
- modèle libéral absolu
- modèle a minima
- modèle opportuniste
- modèle libéral par délégation
- modèle régalien non dirigiste
- modèle partenarial
- modèle volontariste par délégation
- modèle régalien dirigiste
- modèle volontariste coopératif
Pour résumer, la typologie applicable aux diplomaties culturelles des Etats-Unis ressortissent d’un choix à établir dans chacune des deux séries suivantes :
Situer les Etats-Unis dans cette approche typologique
La première combinaison projection/coopération n’apporte pas une réponse très évidente. D’un certain point de vue, on pourrait qualifier le système américain de « messianique », et les points de comparaison avec la projection française que j’ai établis récemment pour ma conférence à San Francisco pourraient peser, comme on le voit ci-après, en faveur de cette thèse.
Mais j’ai apporté une nuance en parlant de systèmeuniversaliste « instable », dans la mesure où, historiquement, les Etats-Unis ont régulièrement hésité entre l’intervention et la non intervention extérieure. Cela se resent dans aussi dans la diplomatie culturelle. Par ailleurs l’absence d’appareil fort de l’Etat fédéral comme opérateur de l’influence ou des échanges culturels ne plaide pas en faveur d’une catégorie semblable à celle que l’on peut utiliser pour la Grande-Bretagne, la France ou l’Espagne.
Pour la 2e combinaison, j’écarte résolûment le modèle libéral absolu, en faveur du modèle libéral par délégation, modérant le degré de volontarisme autant par les hésitations successives en termes de politique étrangère que dans la sélectivité qui peut s’opérer dans les choix d’action. A travers ce second prisme, on perçoit en tout cas comment, dans les faits, le système américain se distingue des systèmes de diplomatie culturelle des autres nations, notamment en Europe et dans de nombreuses démocraties dans le monde où l’on voit que le système mixte (que je nomme « partenarial » ou « coopératif »), tend à se développer.
-
Paul Ricoeur, « Cultures, du deuil à la traduction », version révisée de sa communication prononcée aux Entretiens de l’Unesco le 28 avril 2004, dans Le Monde, 25 mai 2004, pp.1 et 19. ↩
-
François Roche, La crise des institutions nationales d’échanges culturels en Europe, Paris et Montréal, L’Harmattan, 1998. ↩
-
C’est notamment le cas de la France, cf. Rapport d’activités de la D.G.C.I.D. du ministère des Affaires étrangères, 2000, 1e de couverture, où figurent accolés les termes : « coopération/influence ». Voir également, au ministère italien des Affaires étrangères : « promozione » et « cooperazione » dans la désignation de la direction compétente. ↩
-
Albert Salon, L’Action culturelle de la France dans le monde, Paris, Fernand Nathan, 1983 ↩