La littérature a une histoire qui unit son destin à celui de la philosophie. Elles sont toutes les deux les produits de l’homme désireux de trouver les réponses aux questions essentielles.
Tout au début de leur histoire nous constatons l’unité de la littérature et de la philosophie. Les premiers penseurs grecs, précurseurs des philosophes, Homère, l’auteur de l’Illiade et de l’Odyssée, et Hésiode, l’auteur de la Théogonie interprètent d’une manière littéraire - l’un sous la forme du récit héroïque, l’autre sous celle du poème mythique – la vision de l’univers antique, la position des dieux et de l’homme dans le monde. Il semble que la poésie est le moyen le plus adéquat pour l’exprimer. Les traits littéraires sont présents aussi chez les présocratiques, ils s’expriment « à travers un discours où le philosophique et le poétique ne se distinguaient pas. » 1 Par exemple Héraclite, au lieu de l’énoncé direct il se sert souvent de la métaphore ou de la comparaison pour constater le changement perpétuel et la lutte des contraires engendrant l’harmonie, c’est pourquoi on l’a qualifié d’« obscur ». Parménide également, c’est par la bouche de la déesse qu’il présente poétiquement sa philosophie de l’être et la négation du néant.
Le début de « la dissidence qui oppose philosophie et poésie » 2 s’attribue au Platon. C’est lui qui veut, par intermédiaire de Socrate, bannir définitivement tous les poètes de la cité idéale, car ils ne savent ce qu’ils disent 3 . C’est une affaire de l’origine.
L’artiste n’est qu’un imitateur, il crée une copie de la copie. Voilà comment Platon s’exprime à l’adresse de poète : « du poète imitateur, nous dirons qu’il introduit un mauvais gouvernement dans l’âme de chaque individu, en flattant ce qu’il y a de déraisonnable, ce qui est incapable de distinguer le grand du petit, qui au contraire regarde les mêmes objets tantôt comme les grands, tantôt comme petits, qui ne produit que des fantômes et se trouve à une distance infinie du vrai. » 4 Mais ce n’est pas seulement au poète que Platon reproche la création des fantasmes. Il traque toute forme d’imitation artistique de la peinture à la musique. Le philosophe est présenté comme le plus apte à dire l’Être 5 , il ne séduit et ne détourne pas le citoyen de la juste réflexion. Platon considère la littérature comme « le poison qui pousse l’esprit à l’oublieuse » 6 , cependant les grands dialogues platoniciens sont en même temps les grandes œuvres littéraires.
Par contre, Aristote apprécie beaucoup le côté créatif de l’art. Chez lui chaque art fait partie des sciences poétiques caractérisées justement par la création. Il a écrit le premier chef-d’œuvre théorique sur l’art – la Poétique. Entre autres, il y traite le problème de la distinction des genres. Quant à la distinction des genres, la Poétique ajoute la nouvelle chose – une dimension éthique. L’objet représenté ou le type d’actions humaines représentées peut avoir un caractère bas ou élevé.
Telles sont deux des plus grandes personnes de la Grèce antique non seulement de la philosophie mais aussi de ce que nous appelons aujourd’hui la théorie de la littérature. Les deux auteurs restent jusqu’aujourd’hui deux grands points référentiels pour la plupart des concepts critiques et analytiques.
Pendant l’époque suivante du Moyen Âge, la littérature, autant que la philosophie, est étroitement liée à la doctrine chrétienne. Toutes les deux servent à la célébration de Dieu unique. Les traits littéraires dans les écritures philosophiques sont plus rares, les formes d’expression sont plus rigides et un peu plus « lourdes ».
Généralement nous pouvons dire qu’il existe dans l’Histoire les périodes ou les époques où la philosophie prend ses distances de la littérature « artistique », notamment les différents courants de la philosophie scolastique ou le positivisme.
Cependant beaucoup de grands noms de la philosophie moderne sont liés à la littérature. Citons au moins deux. Fridrich Nietzsche (1844-1900) dont l’œuvre possède à part des valeurs philosophiques aussi celles de belles-lettres. Son style d’écriture plein de métaphores, de symboles et d’aphorismes reste inimitable pour toujours. La grande importance que Martin Heidegger (1889-1976) accorde au langage dans le questionnement ontologique « le mène vers une complicité exceptionnelle avec les poètes. » 7 En le citant, « la pensée et la poésie s’entre-appartiennent et vont ensemble de ce dire qui s’est d’avance dédié à l’indit. » 8 La poésie devient chez lui une façon d’accéder à la pensée. Un tel compagnonnage avec les poètes est unique dans l’histoire de la philosophie. Chaque auteur a sa propre conception qu’il transmet dans son ouvrage plus ou moins sciemment.
Au 20e siècle, caractérisé par les tendances interdisciplinaires, l’approche progressive de la philosophie aux belles-lettres est de plus en plus visible. La présence des pensées philosophiques dans les belles-lettres accroît avec intensité et le potentiel philosophique inclus dans ces œuvres devient le source riche d’inspiration pour les philosophes.
Puisqu’il est plusieurs manières d’aborder la question des rapports littérature/philosophie, il existe parallèlement autant de manières de lire les textes dans cette perspective. Les tendances générales réduisent la philosophie à l’arrière-plan des œuvres littéraires, ou elles réduisent la littérature à l’illustration des idées philosophiques.
Il faut prendre en considération l’influence de philosophe sur l’écrivain, ou l’inverse, ainsi que la présence des motifs philosophiques ou le paysage philosophique d’une époque dans lequel le texte littéraire s’inscrit et qu’il reflète. Mais parfois l’écrivain ou le poète arrive plus facilement à montrer ce que les philosophes désirent capter et exprimer par les notions ou les idées. La fonction essentielle du texte poétique n’est pas d’informer mais nous remémorer ce que nous connaissons déjà inconsciemment. À travers la littérature nous pouvons nous approcher de ce qui « se cabre » au discours rigide de la philosophie. C’est une manière possible d’aborder le problème par détour.
Aujourd’hui , il existe une tendance de considérer plus qu’autrefois la philosophie comme une sorte de la littérature. Les thèmes du style de l’écriture et de la forme d’expression des philosophes deviennent progressivement plus intéressants. Nous sommes les témoins de « la littérarisation de la philosophie. » La philosophie et la littérature représentent deux aspects (entre autres) de la pratique culturelle.
Dans mon mémoire, je me suis concentrée sur la philosophie rhizomatique de Gilles Deleuze. Je ne vais pas vous en parler en détail faute de temps. Sa philosophie postmoderne reflète bien les exigences de son époque, il rejette le discours unificateur, le système provenant de l’Un, de la forte unité principale. Cette philosophie ne croit plus que discours systématique comprenant en soi et organisant tous les autres discours soit possible encore. Elle propage plutôt le pluralisme radical avec la multitude des perspectives : il n’existe plus le centre unificateur. Il explique sa conception de la multiplicité infinie à l’aide de la métaphore du rhizome. Tout est fait des lignes infinies et multiples, de différents types, elles s’entrecroisent et fonctionnent en relation avec les autres.
L’œuvre de Gilles Deleuze illustre parfaitement l’interdisciplinarité, je dirais la complémentarité, de la littérature et de la philosophie. Il représente la philosophie complètement « postmoderne », sa pensée bouge aussi soudainement comme notre époque. Elle s’oppose et lutte contre tout pouvoir centralisateur. Sa conception philosophique ne comprend en soi la stabilité ou le constant. Dans plusieurs de ses œuvres il se focalise sur l’art comme tel. Son regard sur le rapport entre la philosophie et la littérature est tout à fait originel. Il rompt avec la majorité des idées, généralement admises, sur la littérature.
C’est pourquoi, il nous semble que l’étude détaillée de sa pensée philosophique et de son analyse de la nouvelle, faite en profonde cohérence avec sa philosophie, peuvent être contributifs à la lecture des œuvres littéraires. Notre mémoire ne se veut être une étude exhaustive de la problématique deleuzienne dans le contexte littéraire. Je voulais l’aborder du côté de celui qui reçoit l’œuvre littéraire.
Comme l’exemple littéraire, j’ai choisi la nouvelle « Mondo » de Le Clézio. Jean-Marie Gustave Le Clézio, né à Nice en 1940, devint célèbre quand parut Le procès-verbal en 1963. Le Clézio grandit bilingue, d’un père anglais et d’une mère française. La mobilité de sa vie, et sa vue de la société ont provoqué un sentiment de distanciation vis-à-vis de l’Hexagone. Il a une identité méditerranéenne, atténuée par son aversion du monde industriel. Le Clézio écrit depuis l’âge de sept ans, Le procès-verbal n’étant que son premier roman à être publié. Pour lui, l’écriture est une question de vie, conditionnée par un besoin intérieur. Assez vite, son écriture devient une mécanique de défense par rapport aux autres, une voie de fuite de la société occidentale, violente et artificielle où tout le monde rencontre « la mort (…) l’envahissement (…) l’asservissement des objets et l’agression de la vie ». 9 En même temps, Le Clézio commence la quête de soi, une réflexion sur l’être, à la manière d’une aventure, à travers la connaissance des autres. Les nombreux voyages en Angleterre, à Bangkok, au Mexique aux îles Maurice et Rodrigues, au Panama qu’entreprend Le Clézio se reflètent dans ses écrits. Sa réputation fut assurée définitivement par l’attribution du prix Théophraste Renaudot pour son premier ouvrage après avoir de près manqué d’obtenir le prix Goncourt. Depuis, il a publié plus de trente livres : romans, essais, nouvelles, deux traductions de mythologie indienne, ainsi que d’innombrables préfaces et articles et quelques contributions à des ouvrages collectifs. En 1980, Le Clézio fut le premier à recevoir le prix Paul Morand, pour la totalité de son œuvre, notamment Désert (1980). Plus tard, en 1994, il fut élu le plus grand écrivain vivant de langue française. Il a subi l’influence d’innombrables systèmes de pensée. Il était attiré par la mythologie gréco-romaine ainsi que par les Védas et les Upanishades. Plus tard, il incorpora le bouddhisme zen et le mode de vie des Indiens dans ses pensées. Le Clézio a été qualifié de panthéiste, animiste, pseudo-animiste ou matérialiste. L’auteur lui-même demeure méfiant de tout système de pensée. Cependant on peut distinguer quelques-unes de ses préférences philosophiques. C’est surtout le matérialisme, et l’animisme qu’on reconnaît dans ses œuvres : la matière est la seule base de la réalité, mais cette base a certaines facultés dites subjectives, comme la pensée. On aboutit à l’affirmation d’une conscience intégrante du cosmos, à la quête de soi, à la réflexion de l’être qui existe dans ce cosmos.
Dans la nouvelle « Mondo », mais aussi dans toutes les nouvelles du recueil, Le Clézio se concentre sur le sentiment de l’enfant qui se trouve dans le monde des adultes. Le personnage de Mondo n’exprime que l’une des perspectives possibles. L’histoire de la nouvelle se passe pendant quelques mois dans la ville inconnue au bord de la mer, ressemblante à Nice – la ville natale de l’auteur. Dès le début, le lecteur est exposé au secret de l’origine de Mondo. Le passé de garçon demeure mystérieux jusqu’à la fin. Tout au long de l’histoire le lecteur ne sent pas vraiment la nécessité de connaître ce qui s’est passé avant. L’atmosphère du secret, du mystère de l’inconnu, impossible à pénétrer autour de Mondo est bien remarquable. Les gens de la ville sont conscients de sa présence sans l’apercevoir. Mondo devient plus visible surtout au moment de sa disparition inexpliquée à la fin de la nouvelle. Mondo est un garçon de la rue. Il y vit en se cachant tout le temps devant la police, et l’Assistance. Le motif d’errance est nettement présent. Il passe son temps à regarder ce qui est beau. Son regard se concentre souvent sur les choses bien banales que les gens n’aperçoivent plus sous les sédiments de la quotidienneté. Il semble que Mondo préfère le plus la compréhension implicite, la communication sans paroles. Le micro-monde autour du protagoniste est peuplé de personnages qui ont le rôle de ses amis. Mondo les a trouvés en marchant. Parmi ses camarades nous trouvons des types bien étrangers. Ses amis sont aussi inactifs et contemplatifs comme Mondo et ne parlent que très rarement. Ils passent leurs vies littéraires dans leurs rêves en marge des bousculades de la vie sérieuse. Pour Mondo même les objets inanimés et les animaux sont ses amis. Mondo, comme un enfant-fée, nous apporte la compréhension de notre monde. Il semble être venu du rêve pourtant il nous parle de notre époque. Par sa manière de vivre il nous apprend à trouver notre liberté. Nous pouvons l’atteindre en comprenant que le monde, c’est nous-mêmes. Mais il faut revenir au monde pré-industriel, parfois mythique et féerique dans les courts moments de la vie.
Mondo est un petit garçon d’une dizaine d’années, errant dans les rues de la grande ville, vivant entre les mendiants. Il nous rappelle petit Socrate de nos jours qui donne aux gens les questions sur les choses les plus simples mais auxquelles ils ne pensent plus. Il passe inaperçu parmi les habitants de la ville et il devient plus visible en disparaissant. Chaque personnage de la nouvelle incarne sa propre perspective. Mais elles ne sont pas présentées hiérarchiquement.
Il serait osé de dire qu’il existe le rapport conscient entre la pensée deleuzienne et l’écriture de Le Clézio, toutefois tous les deux expriment les idées semblables, bien que les moyens soient différents. Chacun traite d’une manière différente, due à leurs professions diverses, le motif de la pluralité, de la multiplicité. Pour l’un, ce sont les éléments essentiels, les principes de sa conception, pour l’autre, la pluralité des perspectives joue un rôle important dans son sentiment animiste. Tous les deux renoncent à la hiérarchie organisant le monde. À chaque élément la même importance est attribuée.
L’analyse deleuzienne de la nouvelle se focalise sur la stratification de différents niveaux, elle montre non seulement la stratification du texte mais aussi celle du hors-texte. L’image de rhizome, l’idée de trois sortes de lignes qui le forment, influencent le regard du lecteur sur l’œuvre. La lecture devient pluridimensionnelle. Nous apercevons le fait le plus contributif de l’analyse deleuzienne dans l’extension de la focalisation du lecteur. Il commence à observer plus attentivement les petits indices présents dans le texte, qui peuvent l’amener comme les lignes du rhizome complexe aux endroits imprévus et cachés. Le lecteur ne se concentre exclusivement à l’histoire principale du protagoniste, il se rend compte des personnages épisodiques, de leurs destins. Il étudie comment un des personnages fonctionne avec les autres, par quelles lignes ils sont unis pour former le tout littéraire. Ainsi la philosophie de Gilles Deleuze élargit le champ des interprétations possibles du texte littéraire.
En étudiant la philosophie deleuzienne et l’œuvre de Le Clézio, je me suis rendue compte qu’il est impossible d’appliquer d’une manière rigide la figure de rhizome ou d’autre conception philosophique sur l’œuvre littéraire. Mais comme lecteurs nous pouvons en tirer ce qui est le meilleur : c’est d’après nous le regard pluraliste sur l’œuvre littéraire. Ça nous permet de nous affranchir des procédés traditionnels d’interprétation. Nous ne regardons pas le livre comme l’œuvre isolée, mais nous le considérons comme la ligne d’un flux de toute la littérature. En analysant le livre nous prenons en compte non seulement la personne de l’auteur et de ses autres œuvres littéraires, mais comment ce livre fonctionne avec le dehors non-littéraire. Nous prêtons attention à ce que le livre veut dire et qui et comment il influencera par son message.
-
C. Dumoulié, Littérature et philosophie, Le gai savoir de la littérature, Paris, Armand Colin, 2002, p. 6 ↩
-
C. Dumoulié, Littérature et philosophie, Le gai savoir de la littérature, Paris, Armand Colin, 2002, p. 6 ↩
-
Platon, La République, Livre X, 605 b ↩
-
Platon, La République, Livre X, In. : C. Dumoulié, Littérature et philosophie, Le gai savoir de la littérature, Paris, Armand Colin, 2002, p. 7 ↩
-
Chez Parménide c’est la déesse. ↩
-
C. Dumoulié, Littérature et philosophie, Le gai savoir de la littérature, Paris, Armand Colin, 2002, p. 9 ↩
-
G. Durozoi – A. Roussel, Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan, 1990, p.153 ↩
-
G. Durozoi – A. Roussel, Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan, 1990, p. 153 ↩
-
J.-M. Maulpoix,.À la recherche d’un ailleurs mystère, 2001 (voir en ligne) ↩