La société contemporaine subit le procès de l’informatisation. Peu à peu, les informations deviennent son capital le plus important, car la vitesse et la complexité de leur transmission sont supposées constituer les facteurs essentiels de la croissance économique. Grâce au réseau de terminaux d’ordinateurs commutés ensemble, le mode de communication change aussi : il devient dominé par les médias orientés vers le visuel et l’interactif.
Il est évident que le nombre croissant d’images diffusées dans l’espace public participe à la qualité de notre vie quotidienne. Selon Ludovit Kesner 1 , théoricien tchèque de l’art plastique, on peut définir le moyen mentionné de la transformation de la situation visuelle dans la culture contemporaine par le concept de la visualisation 2 . Son déroulement est accompagné par quelques changements importants de la vision : grâce à la visualisation, un grand nombre d’images devient la partie intégrale de la vie quotidienne. Or, les images diffusées ne tentent pas seulement de nous informer, mais aussi de nous forcer de voir, de nous imposer une vision. Dans ce sens, visualiser signifie rendre visible, faciliter et conditionner la vision des autres.
Cependant, les citoyens des états développés de nos jours sont confrontés non seulement à la quantité d’images inouïe, mais aussi aux modalités plurielles d’expérience visuelle et de modèles de perception. Grâce à l’amélioration technologique de la médiation visuelle, quelques nouvelles formes d’images ont récemment apparu, telles que la télévision, la vidéo ou la photographie numérique, par exemple.
Pour l’instant, les vraies conséquences des changements de médiation sont presque inconnues. Le caractère de cette transformation culturelle – à laquelle nous tous participons – nous mène à la nécessité de décrire l’état présent de la culture du point de vue de certains nouveaux modes de conversation non-verbale. L’effort de comprendre la façon dont la médiation change, nous incite à poser des questions, telles que : comment communique-t-on par images photographiques dans la vie quotidienne ? Qu’est ce que la conversation visuelle ? Comment peut-on la saisir du point de vue de l’état présent de la société contemporaine ?
Échec de la critique de l’art plastique
Bien que la photo soit l’un des médiateurs élémentaires et des plus répandus du point de vue de la communication visuelle de nos jours, la communication sociale par images photographiques est, pour l’instant, théoriquement peu élaborée. Pourquoi en est-il ainsi ? Les images diffusées dans l’espace public ne disposent pas d’une logique interne cohérente, capable de déterminer chaque idée visuelle. D’après Miroslav Petøíèek 3 , philosophe tchèque contemporain, l’image n’argumente pas et ne prouve rien : elle ne fait que montrer. C’est pourquoi, toute argumentation logique concernant l’image reste superflue. Or, comment peut-on communiquer par images ? Selon quels critères de qualité peut-on les juger ?
L’habitude esthétique nous mène à juger l’image selon le critère général de la demande de véracité. Or, qu’est-ce qui permet de déterminer cette demande dans le cas de l’art plastique contemporain qui – grâce à l’articulation des principes conceptuels de reproduction et de l’expérience instantanée – devient de plus en plus « insaisissable » ? Yves Michaud 4 caractérise l’approche critique de l’esthétique contemporaine par le triomphe de l’esthétique du quotidien. Celle-ci permet la fusion des œuvres d’art plastique et des médias visuels et vide notre monde « d’œuvres d’art au sens de ces objets uniques et rares qu’on venait contempler religieusement ». Aujourd’hui, les œuvres d’art faites à la main d’artiste sont remplacées par des installations, performances et d’autres expériences esthétiques où il ne reste plus qu’un gaz, un éther qui établit un nouveau régime d’art « à l’état gazeux ». Michaud souligne qu’il faut se rendre compte qu’on est en présence d’un nouveau régime de l’art, caractérisé par l’art « philosophique » des concepts et l’art « sociologique » des reproductions. L’un est compris comme héritage idéologique du dadaïsme et l’autre comme celui du pop art : deux influences, qui tendent à modifier la critique de l’art plastique et des images en général.
Grâce à leur quantité démesurée et incontrôlable dans l’espace public, les images d’aujourd’hui se sont transformées d’une substance unique et originale en un matériel tout à fait courant, prêt à utiliser pour des modifications arbitraires. Dans cet ordre, plusieurs théoriciens de l’art plastique 5 mentionnent le problème de la numérisation de la photographie du point de vue de la légitimation des interventions supplémentaires dans l’image photographique. Dans le domaine de la création artistique, on commence à concevoir la photo comme un média définitivement ouvert à l’hybridation avec d’autres médias : elle n’est que le point de départ nécessaire pour accomplir les intentions créatives d’autres médias.
Dans la suite de notre réflexion, on examinera la transformation mentionnée de la critique en prenant égard à l’image photographique (qui nous servira d’exemple) et à la théorie française contemporaine (qui dispose de quelques explications du changement plus complexe de la communication non-verbale de nos jours).
Réseau d’images
À partir des années 90,l’influence des innovations technologiques sur le mode de représentation photographique a pris de l’importance : toujours plus d’informations sont créées et diffusées de manière numérique. Pierre Lévy 6 mentionne que ce procès concerne surtout les informations en images, qui étaient dématérialisées. De ce fait, les images photographiques numériques peuvent être « révélées » dans un ordinateur n’importe où et n’importe quand. Notre conversation quotidienne, qui se déroule toujours plus souvent dans le milieu virtuel, nous procure la meilleure preuve de cette transformation : grâce à l’Internet, au téléphone mobile et à l’appareil photo numérique, on devient habitué à communiquer par prise de vues et par échange des messages visuels électroniques MMS.
D’après Lévy, du point de vue des nouvelles possibilités de diffusion des photos, c’est le principe interactif du réseau d’Internet qui apporte et établit un nouveau modèle anthropologique de communication, appelé « tous-tous ». Celui-ci est caractérisé par la fluidité, la plasticité et l’illimitation des formes, ainsi que par l’impossibilité de leur classification et l’absence de censure des informations diffusées. Simultanément, avec la tendance croissante à numériser les images, on peut observer qu’elles sont devenues a priori manipulables, car la numérisation compte sur toute intervention supplémentaire dans l’image photographique. Sachant que l’image numérique n’est que l’ensemble interactif des points, sa demande de véracité perd sa justification précédente. Dans le sens indiqué, Lévy mentionne le problème du « nomadisme » des images contemporaines, qui tendent à se modifier et à se propager de façon imprévisible dans le réseau communicationnel.
Cependant, le concept du « nomadisme » s’associe plutôt avec l’œuvre de Gilles Deleuze. D’après lui, la pensée théorique devrait inciter le mouvement, car si on se réfère à la transcendance, on arrête le mouvement en essayant de remplacer l’expérience par l’interprétation. Le mouvement libre des images est ainsi inséparablement lié au procès culturel du « nomadisme », qui peut être supposé constituer le principe de formation du système ouvert.
Afin de saisir le problème de l’impossibilité de prévoir et de contrôler la diffusion des images dans la société contemporaine, Gilles Deleuze et Félix Guattari 7 ont introduit le concept de « rhizome ». Celui-ci se caractérise par un système ouvert, composé de bulbes et de tubercules aux extensions très ramifiées, qu’on peut définir par les principes de connexion, hétérogénéité, multiplicité, rupture assignifiante, cartographie et décalcomanie : « N’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être. C’est très différent de l’arbre ou de la racine qui fixent un point, un ordre. » Dans le sens indiqué, c’est la multiplicité et l’interconnectivité imprévisible des images mobiles qui deviennent importantes dans le milieu virtuel de l’Internet : le réseau rhizomatique facilite la circulation d’un grand nombre d’images diverses au lieu de privilégier la propagation d’une image unique.
Grâce à la circulation des images désignées d’avance 8 , l’occasion unique se produit pour la création individuelle, qui établit une nouvelle relation à la demande de véracité de l’image. Dès lors, la création de l’image devient la production de la vérité par accommodation successive du matériel visuel, et enfin, par sa falsification : la conversation visuelle produit la falsification des images désignées préalablement. Selon Deleuze, la menace de l’oppression et de la délimitation ne consiste plus en une profanation des valeurs, mais plutôt en prohibition du mouvement libre : celui des images photographiques, par exemple.
Cascades des images
Sachant que l’essence de la photographie numérique est considérée interactive, elle est une image précaire. Avec la disparition fiable entre le média visuel et l’œuvre d’art plastique, la critique iconoclaste de cette image devient superflue. Peut-on – grâce à elle – résoudre le problème des guerres iconoclastes et trouver une solution paisible ?
Bruno Latour 9 cherche à déléguer des messages à l’intermédiaire des images diffusées. Cependant, comme il remarque que l’approche scientifique moderniste mélange le produit d’une activité culturelle avec le procès de cette activité, il considère l’approche de la critique moderniste a priori problématique, parce qu’iconoclaste. Cela lui permet de constater que les théoriciens modernistes – au lieu de considérer la production et la diffusion des images comme l’effet de la communication visuelle – les ont considérées comme sa cause. En effet, leur critique n’était pas sceptique : leur vraie tâche était de contrôler et de garder l’ordre des choses donné.
Dans le domaine de l’esthétique de la photographie, cela était rendu possible grâce au dispositif sémantique précaire 10 et à la position socioculturelle instable de l’image photographique qui peut varier selon les accents politiques. D’après Latour, chaque image se signale par un double engagement contradictoire. L’image est souvent considérée comme le médiateur de la Réalité et du Savoir – le seul accès possible à Dieu, à la Nature, à la Vérité et à la Science. Simultanément, elle est soupçonnée d’empêcher cet accès. L’auteur a indiqué ce problème communicationnel dans sa question concernant la justification de la critique des images : qu’y a-t-il de plus légitime : être « pour » ou « contre » les images ? Il constate que la diversité de réponses – d’accès théoriques aux images – cause les désaccords concernant la définition du sens et l’importance des images pour la communication.
Latour ne trouve la solution de cette question en litige que dans l’acte de création et de circulation libre d’images de toutes sortes et dans l’assurance de leur vérité partielle. La différence la plus importante n’est plus celle entre le « monde de l’image » et le « monde de sans-image », mais celle entre le courant d’images interrompues et leurs « cascades ». Du point de vue de leur véracité, les images sont importantes – cependant, non pas en raison d’elles-mêmes, mais en raison de leur capacité d’inciter le mouvement de l’une à l’autre. L’enjeu de son anthropologie consiste à accorder du sens à une conversation visuelle, déterminée plutôt par l’improvisation dans le réseau interactif que par une argumentation solide et logique. En effet, Latour nous encourage à réaliser la critique en forme de sympathie pour tous les médiateurs visuels, et propose d’appeler l’ensemble de ces activités de médias, tout simplement, « civilisation ».
Conversation visuelle
La plupart des théories récentes de la communication visuelle incitent à réfléchir sur l’écart de la critique des images photographiques. On n’arrive plus à lire correctement la photo numérique que si on la perçoit comme une œuvre « ouverte », capable d’établir différentes sortes de relations. La demande de véracité de cette image est partielle, car elle suppose la migration permanente de l’attention du spectateur. La signification d’une épreuve est alors formée dans la multitude d’interactions individuelles des spectateurs : ceux qui l’ont déjà vue et qui la verront encore (y compris les visions répétées d’un seul spectateur). Sachant que la communication par images compte sur la possibilité de leur présentation multiple et de leur reproductibilité, la tâche de la critique de l’art plastique contemporain n’est plus « mission de médiation », mais plutôt « jeu de conversation » : conversation au plein sens du terme, « vivre avec », « fréquenter ».
Edmond Couchot 11 souligne l’invitation, qui est faite au spectateur de devenir « coauteur » de l’œuvre et qui l’oblige à modifier son attitude. L’image photographique – conçue d’abord comme un objet homogène et unique, et comme le résultat d’un procès créatif compliqué, est aujourd’hui, grâce à sa numérisation, devenue l’ensemble des points qu’on peut recombiner et reproduire arbitrairement. Comme les œuvres interactives exigent la participation active du récepteur, le sens ancien de la paternité et de la catégorisation d’une œuvre de l’art plastique se diffuse, car les deux sont conditionnés par l’existence d’un sens légitime et supposé vrai.
La photographie numérique ne s’éloigne pas seulement de la totalité du sens, mais aussi de sa définition traditionnelle : on peut parler d’une « œuvre fluide », « œuvre-procès » ou « œuvre événement ». Grâce à la « virtualisation », les images perdent leur ancien aspect de l’exposition, afin de s’ouvrir à l’immersion : la représentation est remplacée par la visualisation interactive du modèle, l’analogie est remplacée par la simulation. Par conséquent, le dessin, la photographie et la vidéo s’ouvrent aux explorateurs actifs du modèle numérique, qui sont engagés dans la création coopérative de l’espace des données. La conversation visuelle trouve alors sa préfiguration dans le concept du réseau interactif, intégrant les individus librement créatifs et multipliant la communauté de ceux qui communiquent ensemble.
Écart de la critique des images photographiques
Si la numérisation n’est qu’au début de son développement, on ne peut pas négliger la vitesse des changements liés à sa propagation. Le modèle théorique du réseau, qui articule toutes les images d’une époque et les modes esthétiques privilégiés de saisie et d’exploration de leur essence, fonde le concept du « discours visuel », déterminé par deux aspects. Tout d’abord, il indique la pratique culturelle de vision comme l’ensemble des pratiques qui unissent les membres d’une communauté dans leur activité visuelle. Simultanément, ce concept compte sur la nécessité de comprendre les messages vus et d’envoyer les siens par l’ensemble des possibilités qui nous sont offertes par notre culture. Pour que nous puissions mettre nos activités visuelles en coopération, il faut que chacun soumette ses perceptions physiologiques aux descriptions du monde, qui sont conventionnées et généralement compréhensibles. C’est justement grâce au discours visuel, qui était introduit entre le sujet et le monde, qu’on peut distinguer la construction visuelle d’une perception visuelle immédiate.
Aujourd’hui, la créativité – qui nous tient à l’état d’oscillation permanente entre la conformité du discours visuel et l’originalité de notre vision – peut être questionnée à un niveau différent. La situation décrite nous a amené à réfléchir sur la critique classique, missionnée par la tradition de garder les limites de la communication sociale, et à demander si cette critique n’est pas entrée dans une situation où elle n’aurait plus de choix. La numérisation qui charge la communication par différentes prétentions qu’étaient avant les concepts théoriques de l’état gazeux, du rhizome, de la fluidité et des cascades d’images, conditionne le passage de la critique de l’art plastique à l’état d’une conversation visuelle. Par conséquent, la théorie qui voudrait décrire, analyser et éventuellement défendre ce changement de manière critique, devrait être capable de tenir compte des deux fonctions opposées : continuité et discontinuité, connexion et séparation. A l’égard mentionné, on propose d’accepter cette possibilité comme l’enjeu qui pourrait mener à d’autres explorations, vérifications et fixations temporaires des concepts.
-
Voir Kesner, L. : Muzeum umìní v digitální dobì. Vnímání obrazu a prožitek umìní v soudobé spoleènosti. Praha, Argo a NG, 2000. ↩
-
Visualisation est l’un des procès socio-culturels récents, caractéristique pour le passage de l’état présent de la société à la société d’information. Voir Fiserova, M. : Vizualizácia a virtualizácia ako aktuálne sociokultúrne procesy. In : Acta culturologica XIII. Bratislava, Peter Maèura – PEEM, 2004. ↩
-
Voir Petøíèek, M. : Znaky každodennosti (èili krátké øeèi témìø o nièem). Praha, Herrmann a synové, 1993. ↩
-
Voir Michaud, Y. : L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique. Paris, Stock, 2003. ↩
-
Parmi plusieurs théoriciens qui s’intéressent à ce phénomène, on peut mentionner par exemple Rusnakova, K. (Slovaquie) ou Bellour, J. et surtout Couchot, E. (France). ↩
-
Voir Lévy, P. : Qu’est-ce que le virtuel ? , Paris, La Découverte, 1998. ↩
-
Voir Deleuze, G., Guattari, F. : Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie . Paris, Minuit, 1980. ↩
-
Gilles Deleuze, Jean Baudrillard et d’autres théoriciens contemporains caractérisent l’image désignée d’avance, ou bien « simulacre », comme « mirage visuel » : média circulant et reproductible à l’infini, qui intériorise sa propre répétition et nous prive ainsi de la possibilité de saisir sa signification. Voir Deleuze, G. : Différence et répétition . Paris, Presses Universitaires de France, 1993. ↩
-
Voir Latour, B. : « What is Iconoclash ? Or is There a World Beyond the Image Wars ? » in : Iconoclash. Beyond the Image Wars in Science, Religion and Art . ZKM, Karlsruhe & MIT PRESS, Massachusetts, 2002. ↩
-
Voir Schaeffer, J.-M. : Image précaire. Du dispositif photographique . Paris, Seuil, 1987. ↩
-
Voir Couchot, E. : « La critique face à l’art numérique » in : L’œuvre d’art et la critique . Paris, Klincksieck, 2001. ↩