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Langue, amour et trahison : le Captif amoureux de Jean Genet

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (1)
Texte

L’aventure dans laquelle Genet se jette et à laquelle il nous invite à participer relève de la nature même des mots et de leur évolution au fil des siècles. Nature et évolution dont Genet paraît être bien informé. Les mots auxquels nous allons nous intéresser aujourd’hui sont essentiellement ces trois : langue, amour et trahison. Quand on parle de littérature, ou quand on parle tout court, on doit faire attention aux outils qu’on utilise, notamment la langue, qui est un système organisé et dynamique de signes. Ceci Genet le savait très bien et il a souvent joué avec les mots et leurs significations aussi anciennes ou modernes soit-elles, dans le but de montrer la richesse sémantique et culturelle dont la langue se fait dépositaire, aussi bien que la fragilité voire l’ambiguïté du système linguistique : « Elles écoutaient. Ils, elles, les sentinelles » 1 (voir le lien, entretien avec Genet). Dans cet exemple la réflexion métalinguistique est très intéressante et s’alimente de la pluri-présence de certains sons qui attirent l’attention sur la musicalité de la phrase, autant que sur la rencontre évidente entre le masculin et le féminin des éléments qui composent la phrase même. La répétition du pronom « elle », on la retrouve trois fois tout au long de la phrase, spécialement dans la seconde partie de celle-ci, où le pronom même est englobé dans la désinence du mot « sentinelles » et reproposé par l’analogie sonore de l’article « les ». Cependant, la présence du pronom féminin contraste avec le référent extralinguistique masculin du terme « sentinelles » qui est mis en évidence par le pronom « ils » habilement placé au milieu de la phrase mais à côté du pronom féminin. C’est de cette façon que la virilité référentielle des « sentinelles » est remise en cause par la féminité intrinsèque du terme qui les définit. La négation de toute identification sexuelle des mots est ultérieurement confirmée par l’article défini « les » placé avant « sentinelles », qui, par un hasard de la langue, est en français masculin et féminin à la fois. En un énoncé de six mots, Genet remet en cause le sexe des mots en les rendant profondément ambigües, à savoir, libres 2 .

Puisqu’on a parlé de l’intervention de Genet sur les matériaux de la langue il serait intéressant de se renseigner sur la provenance et donc sur l’étymologie des mots mêmes qui revêtent un rôle important dans le Captif amoureux : amour et trahison.

- Amour : du latin amor - formé du latin amare, aimer - garde le même sens en français.

- Trahison: naît de trahir du latin tradere à son tour composé de trans- et dare « donner », « transmettre, livrer » au sens péjoratif.

Cependant le verbe latin tradere donne vie à une autre signification, cette fois dans un sens positif du terme :

- Tradition : action de transmettre ; livrer, proprement : mettre au délà, de trans, « au délà », et d’un primitif dere, mettre, placer.

Si l’on voulait enrichir le paradigme des possibles significations du verbe trahir, nous aurions : manifester, exprimer et cela nous regarde de très près. Le Grand Robert donne un exemple de trahison par un extrait du Journal du voleur :

« Personne ne se méprendra si j’écris : "La trahison est belle", et n’aura la lâcheté de croire - feindre de croire - que je veuille parler de ces cas où elle et rendue nécessaire et noble, quand elle permet que s’accomplisse le Bien. Je parlais de la trahison abjecte. Celle que ne justifiera aucune héroïque excuse. Celle qui est sourde, rampante, provoquée par les sentiments les moins nobles : l’envie, la haine (…) ». 3

Quels sont les différentes significations du verbe trahir que nous propose le dictionnaire ? Livrer ou abandonner, dénoncer ou vendre ; manquer à la foi donnée à quelqu’un, à la solidarité envers quelqu’un ; abandonner la personne aimée pour une autre personne ; rompre, violer un engagement librement pris ; livrer, révéler, divulguer un secret. Puisque le dictionnaire nous le suggère, par une petite digression nous allons vérifier ce que c’est l’idée de trahison et éventuellement d’amour dans les textes de Genet qui précèdent, largement d’ailleurs, le Captif. Dans le Journal du voleur, dernier roman qui date de 1949, considéré, à l’époque, comme testament littéraire de l’auteur, on retrouve des affirmations intéressantes :

« Une fois de plus, j’étais le centre d’un tourbillon grisant. La Gestapo française contenait ces deux éléments fascinants : le trahison et le vol. Qu’on y ajoutât l’homosexualité, elle serait étincelante, inattaquable. Elle possédait ces trois vertus que j’érige en théologales […]. Que dire contre elle ? Elle était hors du monde. Elle trahissait (trahir signifiant rompre les lois de l’amour). Elle se livrait au pillage. Elle s’exclut du monde, enfin par la pédérastie. Elle s’établit donc dans une solitude increvable ». 4

Nous osons remonter davantage dans sa production littéraire jusqu’au Miracle de la rose de 1943 et Genet nous dit :

« Quand il est en prison, un gars qui s’acharne en prison, un gars qui s’acharne à perdre ses amis restés libres, s’il les fait tomber, on dira qu’il est méchant, alors qu’il faut s’apercevoir qu’ici la méchanceté est faite d’amour, car c’est afin de sanctifier la prison par leur présence qu’on attire ses amis. Je chercherai à faire punir Bulkaen, […] parce qu’il fallait qu’il devienne un reprouvé à la seconde puissance, dans le temps même que je l’étais, car on ne peut s’aimer que sur un même plan moral. C’est donc un des mécanismes habituels de l’amour qui fit de moi un salaud » 5 L’enfant criminel (voir lien, site en italien).

Les mots amour et trahison, donc, traversent toute l’œuvre de Genet. Dans la presque totalité de ses écrits, il a été question d’amour et donc de trahison, et Genet, comme nous l’avons vu, nous aide à comprendre la relation existante entre amour et trahison. Sartre fait de même et il nous renseigne magistralement sur cette même question dans son introduction aux œuvres complètes de Genet, le Saint Gent comédien et martyr. Il nous dit :

« Surtout la trahison a le mérite de faire horreur au traître. Le traître est laid, il est lâche, il est faible ; il se cache pour dénoncer, il vivra dans la terreur. Genet sait tout cela ; pour lui ce sont des raisons de trahir. Une raison plus profonde encore : on ne trahit que ce qu’on aime. […] le traître, c’est contre ses fidélités, contre ses amours qu’il s’acharne. S’il ne tenait encore par toutes ses fibres à la Société qu’il dénonce, s’il n’aimait encore de toute son âme l’ami qu’il va livrer, serait-il un traître? Celui qui veut élever la trahison à la hauteur d’un principe puisera dans son amour un motif de trahir. […] Il faut aller jusqu’au bout, tailler dans la chair, arracher de soi un par un tous ceux qu’on aime, mériter leur mépris. […] Par la trahison Genet, s’arrache à son corps, à sa vie, à sa sensibilité elle-même : il ruine ses amours, détruit son moi, se confère une nouvelle dignité dans l’infamie, qui lui permet de se mépriser plus diligemment ». 6

« […] la volonté d’aimer suppose celle de trahir, […] la volonté de trahir a pour fonction celle d’aimer ». 7

Cependant nous sommes en train de parler du premier Genet, celui qui a écrit jusqu’en 1961 et qui après cette date arrêtera toute publication proprement littéraire (voir le fonds d’archives Genet conservé à l’IMEC). Il écrira des articles et il accordera d’importants entretiens. Entre 1942 et 1961 Genet écrit cinq romans, cinq pièces de théâtre, des poèmes, des articles, des essais, notamment ceux sur Giacometti et Rembrandt. Il sent avoir épuisé sa veine créatrice, de plus en 1964 sa vie est gravement frappée par la perte de son amant pour laquelle il se sent fortement responsable. Cela marquera profondément son envie de vivre. Il arrivera à renier sa production d’auparavant, il détruira les manuscrits de ses œuvres, geste qui nous a privés de versions fondamentales de certains de ses textes, jusqu’à une dépression grave et à une tentative de suicide en 1967 en Italie près de la frontière de la France (voir le fonds Genet à Rome, Bibliothèque Apollinaire). Les années soixante et soixante-dix sont entièrement consacrées aux Panthère Noires d’Amérique et aux palestiniens et la fréquentation avec ces derniers (à partir de 1970) déterminera la reprise de l’écriture chez Genet qui en 1983 commence la rédaction du Captif. Dans cette œuvre, peut-être plus qu’ailleurs, il est question à la fois d’amour, essentiellement pour les palestiniens, et de trahison. Ici d’ailleurs la trahison n’est pas limitée aux palestiniens mais s’étend aux aspect plus strictement liés à l’écriture et au langage. Par un questionnement constant de ces deux éléments, Genet remet radicalement en cause son rapport à l’histoire, à l’écriture et à la langue. Mais il ne faut surtout pas penser l’amour et la trahison dans les termes qui lui étaient propres dans les années quarante, amour et trahison étant ici (dans le Captif, c’est-à-dire quarante ans après) au service de la poésie et non du mal, comme ils l’étaient auparavant. Dans deux textes précédant le Captif, Genet parle des Palestiniens. Le premier est son article politique le plus important qui marque la rentrée de Genet sur la scène littéraire après une absence de près de vingt ans : Quatre heures à Chatila (voir le lien Genet à Chatila. Entretiens avec Leïla Shahid) 8 . S’agit-il d’un reportage ? D’un texte politique ? D’un acte d’accusation ? N’est-ce que le résultat de son art littéraire ? En tout cas, c’est un texte inclassable et c’est une lecture très profonde, précise et rigoureuse des massacres de Chatila en septembre 1982 (Chatila et Sabra étaient deux camps dans la proche banlieue de Beyrouth où différentes milices, avec l’aval des forces Israéliennes ont massacré la population palestinienne qui les occupait). A l’époque, l’idée de se remettre à l’écriture était déjà une réalité chez Genet et du Captif, il écrivait des notes depuis des années sans pour autant arriver à en faire un véritable ouvrage.

Dans ce texte Genet, qui avait déjà auparavant manifesté son adhésion à la question palestinienne, déclare :

« Le choix que l’on fait d’une communauté privilégié, en dehors de la naissance alors que l’appartenance à ce peuple est native, ce choix s’opère par la grâce d’une adhésion non raisonnée, non que la justice n’y ait sa part, mais cette justice et toute la défense de cette communauté se font en vertu d’un attrait sentimental, peut-être même sensible, sensuel : je suis français, mais entièrement, sans jugement, je défends les Palestiniens. Ils ont le droit pour eux puisque je les aime. Mais les aimerais-je si l’injustice n’en faisait pas un peuple vagabond ? » 9

On a ici une déclaration d’amour, un amour qui relève des affinités que Genet ressent à l’égard de ce peuple de déracinés. Et pourtant, c’est un amour à la fois « non raisonné » et lucide, c’est un amour « sans jugements » mais bien conscient de ses limites et de ces conditions. Les amours à conditions à priori ne sont pas des amours. Mais quand on lie ou bien quand on parle de Genet, on doit se mettre dans la condition de se laisser conduire par l’auteur, se débarrasser de ses propres préjugés, des connaissances préalables qu’on a du monde et de soi-mêmes et des mécanismes interpersonnels qui gèrent les relations avec les autres. Ce n’est qu’ainsi que l’on pourra mieux comprendre certaines de ses affirmations. Le deuxième texte est un entretien qui se place dans le sillage de Quatre heures à Chatila, que cet entretien prolonge et complète par d’importantes précisions. Il a été réalisé à Vienne où Genet se rendit à la fin de l’année 1983 pour participer à une manifestation consacrée aux massacres de Sabra et Chatila (voir le lien Genet et les palestiniens, site du Théâtre National de la Colline). A une questions du journaliste Genet répond :

« J.G. - Écoutez : le jour où les Palestiniens seront institutionnalisés, je ne serai plus de leur côté. Le jour où les Palestiniens deviendront une nation comme une autre nation, je ne serai plus là. (…) R.W. - Et vos amis palestiniens le savent et l’acceptent ? J.G. - Demandez-leur. R.W. - Non, je le demande à vous. J.G. - Je crois que c’est là que je vais les trahir. Ils ne le savent pas ». 10

Mais la trahison dont il est question ici nous ramène à l’une des définitions du Grand Robert : manquer à la foi donnée à quelqu’un, à la solidarité envers quelqu’un. Ceci dit, ici Genet est d’une rare cohérence. Une fois les palestiniens reconnus et en possession d’un territoire, ils ne seraient plus des vagabonds, plus des réfugiés, plus des marginalisés, plus des déracinés. Les conditions nécessaires à l’ « amour » ne subsisteraient plus, et la voie qui mène à la trahison serait tracée. Mais il n’a pas eu le temps de les abandonner, de les trahir, et pourtant c’est par un autre genre de trahison, par d’autres genres de trahison que Genet marque les palestiniens.

Si Un captif amoureux est la conséquence de sa fréquentation décennale des palestiniens, le destin du roman aurait dû être autre. L’idée d’un texte naît lors de la rencontre secrète entre Genet et Yasser Arafat en novembre 1970 dans le camp de Wahdate, près d’Hamman (en Jordanie). Pendant leur unique rencontre, Arafat signe une lettre, un laissez-passer, pour permettre à Genet de se déplacer librement sur les territoires contrôlés par l’O.L.P. C’est à cette occasion que l’auteur promet au raïs de se faire le témoin du drame palestinien par un livre 11 . Les choses ne se passèrent pourtant pas comme prévu. La trahison principale qu’on retrouve dans ce texte relève de la relation entre histoire et poésie. L’histoire est celle propre aux palestiniens et aux événements qui définissent leur existence dans la lutte. La poésie est celle que Genet entrevoie chez les palestiniens aussi bien que dans la guerre qu’ils mènent et qui pousse l’auteur a transformer son reportage de guerre en chant poétique pour la célébration de ses héros. Il choisit de rendre hommage aux palestiniens non pas par l’écriture purement historique, mais par l’écriture poétique où l’histoire trouve une nouvelle forme d’interprétation grâce à la célébration des héros 12 . Il va donc crée une œuvre d’art, et pour ce faire, il doit arracher ses héros à la matérialité et à la temporalité de l’histoire pure et les confier à l’éternité de la poésie. Dès la première page du roman Genet met en garde le lecteur sur la vraisemblance historique de ce qu’il va lire :

« La page qui fut d’abord blanche, est maintenant parcourue de haut en bas de minuscules signes noirs, les lettres, les mots, les virgules, les points d’exclamation, et c’est grâce à eux qu’on dit que cette page est lisible. Cependant à une sorte d’inquiétude dans l’esprit, à ce haut-le-cœur très proche de la nausée, au flottement qui me fait hésiter à écrire... la réalité est-elle cette totalité de signes noirs ? Le blanc, ici, est un artifice qui remplace la translucidité du parchemin, l’ocre griffé des tablettes de glaise et cet ocre en relief, comme la translucidité et le blanc ont peut-être une réalité plus forte que les signes qui les défigures. La révolution palestinienne fut-elle écrite sur le néant, un artifice sur du néant, et la page blanche, et chaque minuscule écart de papier blanc apparaissant entre deux mots sont-ils plus réels que les signes noirs ? Lire entre les ligne est un art étale, entre les mots aussi un art à pic. Si elle demeurait en un lieu la réalité du temps passé auprès - et non avec eux - des Palestiniens se conserverait, et je le dit mal, entre chaque mot prétendant rendre compte de cette réalité alors qu’elle se blottit, jusqu’à s’épouser elle-même, mortaisée ou plutôt si exactement prise entre les mots, sur cet espace blanc de la feuille de papier, mais non dans les mots eux-mêmes qui furent écrits afin que disparaisse cette réalité. Ou bien je le dis autrement : l’espace mesuré entre les mots est plus rempli de réel que ne le sera le temps nécessaire pour les lire. Mais peut-être l’est-il de ce temps compact et réel, serré entre chaque lettre de la langue hébraïque : et quand j’ai observé que les Noirs étaient les caractères sur la feuille blanche de l’Amérique, ce fut une image trop vite advenue, la réalité étant surtout ce que je ne saurais jamais précisément, là où se joue le drame amoureux entre deux Américains de couleurs différentes. La révolution palestinienne m’aurait donc échappée ? Tout à fait. Je crois l’avoir compris quand Leila me conseilla d’aller en Cisjordanie. Je refusai car les territoires occupées n’étaient que du drame vécu seconde par seconde par l’occupé et par l’occupant. Leur réalité était l’imbrication fertile en haine et en amour, dans les vies quotidiennes, semblables à la translucidité, silence haché par des mots et des phrases » 13 .

De ce long passage qui n’est que la première page de l’œuvre on devrait remarquer certains éléments d’ordre linguistique qui nous dévoilent immédiatement la démarche de Genet. En premier lieu la mise en cause du rapport de l’écriture à la réalité, à savoir, la trahison de la réalité, dans : « c’est grâce à eux qu’on dit que cette page est lisible », le choix d’un verbe impersonnel change radicalement le sens de la phrase. Le « on dit » dans ce cas définit la position de l’auteur et sa relation critique à l’écriture, à savoir, la méfiance qu’il a à l’égard de l’écriture même dans sa non-capacité ou non volonté de reproduire la réalité. Un lecteur attentif est averti, dans :

« ... la réalité est-elle cette totalité de signes noirs ? Le blanc, ici, est un artifice qui remplace la translucidité du parchemin, l’ocre griffé des tablettes de glaise et cet ocre en relief, comme la translucidité et le blanc ont peut-être une réalité plus forte que les signes qui les défigurent ».

Genet semble transcrire directement ses pensées. Il s’agit d’une sorte de monologue intérieur naturellement fragmentée par des pensées non forcément régies par la logique du discours littéraire. Les points de suspension en sont l’indice et définissent à la fois la pause de réflexion de l’auteur et le temps de l’élaboration de l’énoncé qui suit : « la réalité est-elle cette totalité de signes noirs ? » Par cette phrase, dont la structure interrogative renforce la portée douteuse du message, les termes de la question sont mis au clair. Genet remonte à l’origine même de l’écriture et nous introduit au cœur de la question. Le blanc qui n’est que « chaque minuscule écart de papier blanc apparaissant entre deux mots », et j’ajouterais entre les lettres composant un mot, devient l’espace vital privilégié où l’on redécouvre le réel à l’encontre de l’action de défiguration, voire d’occultation, de trahison même, avancé par l’écriture. Après cette introduction à la fois inquiétante et déstabilisante, Genet nous ouvre grand ouverte l’entrée dans le doute et se fait volontairement traître du côté purement historique de la question palestinienne, en reniant toute lecture immédiatement perceptible et superficielle de la réalité :

« La révolution palestinienne fut-elle écrite sur le néant, un artifice sur du néant, […]. Si elle demeurait en un lieu la réalité du temps passé auprès […] des Palestiniens se conserverait […] entre chaque mot prétendant rendre compte de cette réalité […] mais non dans les mots eux-mêmes […]. Ou bien je le dis autrement : l’espace mesuré entre les mots est plus rempli de réel que ne le sera le temps nécessaire pour les lire […], la réalité étant surtout ce que je ne saurais jamais précisément […]. La révolution palestinienne m’aurait donc échappé ? Tout à fait. Je crois l’avoir compris quand Leila me conseilla d’aller en Cisjordanie. Je refusai car les territoires occupés n’étaient que du drame vécu seconde par seconde par l’occupé et par l’occupant. Leur réalité était l’imbrication fertile en haine et en amour, dans les vies quotidiennes, semblables à la translucidité, silence haché par des mots et des phrases ».

Ici Genet, par des techniques qui emphatisent l’attente du lecteur, notamment une série de questions sans réponse - réponse qui sera posée quelques lignes après - s’accompagne lui-même et accompagne le lecteur vers la prise de conscience, qui d’ailleurs n’arrivera qu’à la fin du roman, que sa révolution, et je répète, sa révolution palestinienne, est à rechercher dans une nouvelle lecture d’une nouvelle réalité. D’un point de vue purement stylistique, la structure interrogative de la phrase « la révolution palestinienne fut-elle écrite sur le néant, un artifice sur du néant, et la page blanche, et chaque minuscule écart de papier blanc apparaissant entre deux mots sont-ils plus réels que les signes noirs ? » se reliant à la question précédente renforce l’idée de doute et l’utilisation du passé simple dans le groupe verbale - « fut-elle écrite » - semble reléguer la révolution palestinienne dans le domaine de la fiction, à savoir loin du moment de l’instance scripturale de Genet, et le définit comme événement conclu dans le temps. L’éloignement de la révolution, de son présent historique, est ultérieurement confirmé par la structure hypothétique de la phrase suivante : « si elle demeurait - se conserverait » qui marque l’impossibilité de la réalisation de l’action exprimée par le verbe. Encore une petite précision ; la raréfaction de la portée historique de la révolution est amplifié par le choix du participe passé « écrite » qui crée dans l’esprit du lecteur éveillé un rapprochement immédiat avec les affirmations sur une fiabilité douteuse de l’écriture, d’où le glissement des palestiniens du domaine de la réalité à celui de l’irréalité, première étape de la trahison dans l’aspect purement événementiel de la question palestinienne. La dernière phrase de notre extrait est autant chargé de sens que la première, mais je vais me concentrer sur la reprise du mot « translucidité » et sur le mot « silence » : « Leur réalité était l’imbrication fertile en haine et en amour, dans les vies quotidiennes, semblables à la translucidité, silence haché par des mots et des phrases ». La « translucidité » c’est la blancheur de la page avant qu’on y imprime, qu’on y grave, qu’on y impose les signes noirs d’une écriture, d’une langue, d’un discours (politique) dont le seul but est celui de masquer, de cacher, de bâillonner une réalité trop difficile à montrer, à accepter. Le « silence » est celui qui a accompagné l’existence des palestiniens, un silence fait d’impositions, de douleur, de marginalisation. Un silence haché par les mots, les phrases, et par les armes de l’envahisseur. Ce que nous dit Genet, c’est que la réalité, la vraie, des Palestiniens et leur histoire, il faut aller la chercher ailleurs en fouillant dans les mots en s’exerçant à l’art d’une lecture à la fois « étale » et à « pic ». Immobilité et profondeur sont les deux mouvement par lesquels il faut se laisser aspirer au « sein d’une merveilleuse nuit », c’est-à-dire celui de la poésie comme le dit Genet dans son premier roman Notre-Dame-des-Fleurs 14 . Cette première page du Captif par un savant arrangement des phrases et par un raffiné usage de métaphores subvertit les fondement de l’écriture littéraire en général et en particulier de l’historique, invertit le rapport de l’écriture à la réalité ouvrant les portes au non dit et au non écrit, et enfin c’est un clair acte d’accusation socio-politique. Ce faisant il dévoile, en le résumant, le fonctionnement même du texte. Dans ce roman Genet opère une évidente mise en cause de la linéarité de l’écriture (leitmotiv du Captif), en poussant la langue au-delà de toute potentialité génératrice d’autres niveaux de lecture et de significations. Son but est de détourner l’attention du lecteur. La focalisation n’est plus sur l’événement principale mais dans une lecture parallèle contenue dans les mots mêmes, au-delà des limites du contexte énonciatif. Le tragique de l’événement historique, dont l’auteur a été témoin, et dont il semble faire un compte-rendu dans le registre et style journalistique, est délibérément dédoublé à l’aide de l’interposition de réflexions de registre et d’un style tout à fait discursif qui attirent l’attention du lecteur sur le détail, élément qui fait éclater la ligne de démarcation entre la soi-disant réalité et ses autres possibles. Ce dédoublement fait basculer l’implication émotive de la description qui en résulte totalement bouleversée. Auxquelles des deux instances énonciatives doit-on faire confiance pour une correcte interprétation de l’événement ?

« Dans La Revue d’Études Palestiniennes j’ai voulu montrer ce qui restait de Chatila et de Sabra après que les phalangistes y passèrent trois nuits. Une femme y fut crucifiée par eux alors qu’elle vivait encore. Je vis son corps les bras écartés couverts de mouches partout mais surtout aux dix bouts des deux mains : c’est que les dix caillots de sang coagulé les noircissaient ; on lui avait coupé les phalanges, d’où peut-être leur nom ? me demandai-je. Sur le moment et sur place, à Chatila, le 19 septembre 1982, il me sembla que cet acte était le résultat d’un jeu. Couper les doigts avec un sécateur - je pense au jardinier émondant un if - ces phalangistes farceurs n’étaient que des gais jardiniers faisant d’un parc anglais un parc à la française » 15 .

Les éléments qui définissent le basculement, voire le renversement du texte relèvent de trois ordres différents. La contraposition des verbes « montrer » et « il me sembla » est d’ordre sémantique. En réalité ces deux formes verbales signifient l’une le contraire de l’autre. La volonté de l’auteur de montrer les faits dans leur objectivité évènementielle est ici annulée par le haut degré d’incertitude exprimé par le verbe « sembler » qui en invalide toute démonstration objective. D’ordre étymologique, la phrase « on lui avait coupé les phalanges, d’où peut-être leur nom ? », sanctionne le véritable glissement et bouleverse la description en tant que telle et le tragique qu’elle contient est automatiquement renvoyé au second plan. La réflexion étymologique, inaugurant le texte parallèle, trouve sa justification dans le terme phalange et dans ses significations courantes et correctes, la première historique : formation de combat, et la seconde anatomique : chacun des os qui forment le squelette d’un doigt. Genet, loin de vouloir forger de nouvelles significations, exploite celles dont la langue se fait porteuse en les actualisant dans le même acte énonciatif, voire sur le même axe syntaxique. Les significations d’un mot sont ici appelées à s’activer et fonctionner simultanément sur un même plan. C’est une technique qui fait éclater les frontières de la narration pour les ouvrir à la polysémie de la langue jusque dans son incompréhension. Les affirmations « il me sembla que cet acte était le résultat d’un jeu » ; « je pense au jardinier » et « ces farceurs n’étaient que des gais jardiniers », sont d’ordre analogico-métaphorique. Ici, grâce à l’utilisation de la métaphore « phalangistes/jardinier » et de l’analogie entre « les phalanges coupées et le jardin à la française », la portée politique, historique et même journalistique du récit principal est renversé et le narrateur ouvre la voie à un récit imaginaire qui lui permet d’exorciser la brutalité de l’événement. Ceci dit il ne faut surtout pas croire que Genet ne soit pas attentif au monde qui l’entoure et qu’il soit totalement étranger à l’histoire. Au contraire, notre auteur depuis une vingtaine d’années est très actif politiquement parlant. On devrait peut-être faire attention à utiliser le mot politique, puisque pour Genet faire de la politique signifiait accepter d’aider tous ceux qui en avaient besoin et qui allaient le lui demander tel que l’on fait les Panthère Noires d’Amérique ou les palestiniens, sans forcement adhérer a un parti politique quelconque 16 . Après avoir terminé d’écrire, Genet a cherché d’autres exclus pour continuer son état de guerre 17 .

L’intérêt de notre auteur à l’égard de la société et de l’histoire est sincère et dans le Captif les événements sont évoqués d’une façon extrêmement précise :

« En 1971, le premier ministre de Hussein, Wasfi Tall, fut tué-égorgé au Caire je crois par un Palestinien, qui trempa ses mains dans son sang et le but. Il se nomme Abou el-Az. Il est en prison au Liban, détenu par les Kataeb. Le feddai qui me parlait était l’un de ses collaborateurs. Je tairai son nom. Sur le « j’ai bu son sang », rapporté avec dégout apparent par les journalistes européens, je pensai d’abord à une figure de rhétorique signifiant « je l’ai tué ». D’après mon camarade, il aurait vraiment lapé le sang de Wasfi Tall » 18 .

Ici Genet se transforme en reporter parfait fournissant les aspect les plus touchants de l’événement. Il en est de même partout dans le texte (p. 48, 49, 54, 109, etc.) et d’ailleurs il ne faut pas oublier que la fréquentation des palestiniens et des Panthères Noire est à la base de la reprise de l’écriture chez Genet. Même auparavant il était un observateur attentif de la société et de ses événements. En particulier en ce qui concerne les Panthères Noires et les Palestiniens, il s’en approche en sociologue, en massmédiologue, analysant de façon lucide et aïgue leur côté médiatique. A plusieurs reprises dans le roman, on se retrouve à lire de petits traités d’histoire, des reportages ou bien presque des articles de politique étrangère (voir le lien Genet et les palestiniens). En plus des événements, beaucoup de personnages trouvent leur place dans le roman, Arafat et le roi Hussein pour les Palestiniens, Angela Davis et Bobby Seal pour les Panthères Noires, George Pompidou, Hitler 19 , Giacometti, Violette Leduc et d’autres encore. Ceci ne doit pas étonner. C’est Genet même qui nous le dit :

« Dans les livres et quand j’étais en prison, j’étais maître de mon imagination. J’étais maître de l’élément sur lequel je travaillais. Parce que c’était uniquement ma rêverie. Mais maintenant, je ne suis plus maître de ce que j’ai vu, je suis obligé de dire: j’ai vu des types ligotés, attachés, j’ai vu une dame avec le doigts coupés. Je suis obligé de me soumettre à un monde réel. Mais toujours avec des mots anciens, avec des mots qui sont les miens » 20 .

La dernière phrase de cet extrait nous transporte directement au cœur de la question de l’histoire et du traitement qu’elle subit dans le Captif. Par l’affirmation : « Je suis obligé de me soumettre à un monde réel. Mais toujours avec des mots anciens, avec des mots qui sont les miens », Genet nous dit que par son regard perçant, il fend l’histoire et y fait pénétrer la poésie, puisque ses mots anciens sont ceux qui, malgré leur cruauté, leur brutalité, naissent toujours de la poésie. Et dans le Captif, plus que dans ses anciens romans, la poésie agit directement sur la réalité. Il n’a plus besoin du filtre de l’imagination pour faire surgir la poésie de la réalité. Ici la poésie traverse les choses et les mots, en les enrichissant par une dimension autre sans pour autant les priver de leur aspect, matériel, physique, référentiel. Finalement la poésie n’a plus besoin d’être « l’art d’utiliser les restes », mais elle est la démarche naturelle pour le dévoilement de l’essence des choses. C’est à ce processus que Genet soumet les palestiniens et leur histoire pour en faire un objet artistique, un chef-d’œuvre, mais pour ce faire il est obligé de les affranchir du temps, d’en nier presque l’existence et de les faire vivre dans un espace autre et parallèle, celui du rêve poétique :

« ... les Palestiniens, qui l’ignoraient, étaient un songe, éveillé ou non (…). Étant un espace de rêve où tout était à construire, les Juifs de 1910 le rêvaient vide, au pire peuplé d’ombres sans consistance, sans vie individuelle. Aucun Palestinien ne savait que son jardin, était un espace vide, aboli comme jardin, espace rêvé à cent kilomètres, destiné à devenir un laboratoire, alors que lui-même, propriétaire du jardin, n’était qu’une ombre qui n’était que dans les rêves à cent kilomètres d’ici ». 21

« Les feddayin, les responsables, leurs actions, la révolution palestinienne, tout fut un spectacle, c’est-à-dire que je vis les feddayin quand je les vis, sortis de ce qu’on nomme angle de vision, ils n’étaient plus. […] D’être ainsi, spectres apparaissants, disparaissants, leur donnait cette force convaincante d’une existence plus forte que les objets dont l’image demeure, qui jamais ne s’évaporent... » 22 .

Il est évident qu’ici on parle d’absence et c’est bien à l’absence que Genet confie la mémoire des Palestiniens, que ce soit une absence dans le présent ou dans le futur. En trahissant les attentes d’Arafat et de plusieurs responsables de l’O.L.P., Genet change les cartes du jeu et décide de montrer sa révolution palestinienne. Par le possessif sa on entend ce qu’il lit, ce qu’il perçoit, ce qu’il ressent de cette révolution à côté des événements jamais totalement trahis et jamais entièrement reportés :

« Ce qu’éprouvaient intimement les feddayin je ne le sais toujours pas, mais pour moi leurs territoires […] n’étaient pas seulement hors d’atteinte, s’ils étaient à leur recherche comme les cartes pour les joueurs […] ces territoires n’avaient jamais été. Des traces restaient, mais si déformées dans la mémoire. Les joueurs de cartes, les doigts pleins de spectres, aussi beaux, aussi sûrs d’eux fussent-ils, savaient que leurs gestes perpétueraient - il faut aussi l’entendre comme condamnation perpétuelle - une partie de cartes sans début ni fin. Ils avaient sous les mains cette absence autant que sous leurs pieds les feddayin ». 23

« En 1970 j’ai connu les Palestiniens, plusieurs responsables agacés avaient presque exigé que ce livre fût achevé. Je craignais que sa fin ne correspondît à la fin de la résistance. Non que mon livre dût montrer ce qu’elle fut. Si ma décision de rendre publiques mes années avec la résistance m’indiquait qu’elle s’éloigne? C’est qu’un innommable sentiment m’avertit : le révolte s’estompe, elle se lasse, va tourner dans le sentier et disparaître. On fera d’elle des chansons héroïques. C’est que j’ai regardé la résistance comme si elle allait disparaître demain » 24 .

Saisir la révolution comme si elle vivait son dernier exploit et en vouloir faire une œuvre d’art, ces deux sentiments poussent Genet à réactiver sa vieille technique de la création du personnage. Mettre de la distance entre lui et sa création, nier la donnée référentielle de départ, effacer l’identité de la silhouette qu’on emprunte à la réalité pour créer le protagoniste de sa mise en scène narrative. Distance et absence aux yeux de l’auteur sont les conditions préalables qui garantissent la naissance poétique :

« Cette image du feddai est de plus en plus ineffaçable. Il se tourne dans le sentier ; je ne verrai plus son visage, seulement son dos et son ombre. C’est alors que je ne pourrai plus lui parler ni l’entendre que j’aurai le besoin d’en parler. Il semble que l’effacement ne soit pas seulement la disparition mais aussi la nécessité de la combler par quelque chose de différent, par peut-être le contraire de ce qu’il efface. Comme s’il y avait eu un trou dans cet endroit où le feddai disparaît, c’est qu’un dessin, une photographie, un portrait veulent le rappeler dans tous les sens de ce mot. Ils rappellent le feddai d’assez loin - dans tous les sens de cette expression. Voulut-il disparaître afin qu’apparût le portrait ? » 25

Ce n’est que comme cela qu’il peut se mettre à l’écoute de cet événement pour pouvoir le repenser en termes poétiques. L’absence des palestiniens, aussi bien que de ses personnages, est la condition sine qua non pour les rendre réels à son esprit. L’idée d’histoire telle que la propose par exemple le dictionnaire : « connaissance et récit des événements du passé, des faits relatifs à l’évolution de l’humanité […] qui sont dignes ou jugés dignes de mémoire » 26 , ne regarde plus Genet puisqu’il a fortement voulu une nouvelle histoire qui s’entremêle à la poésie s’affranchissant du temps. L’histoire dépourvue de son élément fondateur, c’est-à-dire le temps, n’est plus à proprement parler histoire. Elle est cohabitation de l’événementiel, à savoir le temporel, et de son exact contraire, c’est-à-dire de sublimation du réel qui se réalise grâce à la saisie et la lecture du poétique dont le réel est porteur lui-même. Genet fait glisser les palestiniens dans cet espace suspendu dans lequel visible et invisible se touchent pour engendrer une nouvelle perception du vécu. Genet enfin semble avoir trahi des pseudo-accords pris avec Arafat n’écrivant pas un texte exclusivement pro-palestinien. Ceci dit, cette soi-disant trahison en réalité est un hommage bien plus important. Genet a fait du Captif un chef-d’œuvre, des palestiniens aussi. L’histoire dépasse, nie, tend à oublier et à relire ou en tout cas à mettre en relief seulement les événements considérés comme les plus remarquables. En revanche et paradoxalement, le chef-d’œuvre garde vivant le rêve dans la et de la réalité. Pour faire exister les palestiniens par le moyen d’un ouvrage, il fallait que celui-ci défiât la réalité, pour cela il fallait l’artifice, l’art, parce que l’art franchit les frontières spatio-temporelles à l’intérieur desquelles on produit son œuvre pour se projeter vers la création d’une perception du vécu renouvelée. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut donner forme à ce qui n’a pas de forme, qu’on peut donner vie aux vies, qu’on peut reconnaître l’existence de ceux à qui on l’a niée. Ou comme le dit Sartre : « Trahir c’est par les mots faire naître un destin » 27 . Mais puisqu’on n’arrête pas de parler de poésie, qu’est-ce que la poésie pour Genet ? Voilà que deux exemples tirés de son premier roman Notre-Dame-des-Fleurs sont très bien applicables, le second peut-être plus que le premier, à l’idée de poésie contenue dans son dernier roman :

« La poésie est une vision du monde obtenue par un effort, quelquefois épuisant, de la volonté tendue, arcboutée. La poésie est volontaire. Elle n’est pas un abandon, une entrée libre et gratuite par les sens; elle ne se confond pas avec la sensualité, mais, s’opposant à elle, naissait, par exemple, le samedi, quand on sortait pour nettoyer les chambres, les fauteuils et les chaises de velours rouge, les glaces dorées et les tables d’acajou, dans le pré vert tout proche ». 28

« La grandeur d’un homme n’est pas seulement fonction de ses facultés, de son intelligence, de ses dons quels qu’ils soient : elle est faite aussi des circonstances qui l’ont élu pour servir de support. Un homme est grand s’il a un grand destin ; mais cette grandeur est de l’ordre des grandeurs visibles, mesurables. Elle est la magnificence vue du dehors. Misérable peut-être, vue du dedans, elle est alors poétique, si vous voulez bien convenir que la poésie est la rupture (ou plutôt la rencontre au point de rupture) du visible et de l’invisible » 29 .

Cette seconde définition semble être pensée exprès pour les palestiniens. Entre extériorité et intériorité, entre rupture et rencontre, les palestiniens ont enfin rejoint leur espace privilégié, où leur négation est leur reconnaissance, où l’inconsistance de leurs ombres est témoignage de vie.

En conclusion, pour vérifier si tout ce que l’on a dit a une pertinence quelconque, on devrait se relier à la thèse de départ. Première conclusion : amour et trahison sont-ils des concepts complémentaires ? Oui. La formule sartrienne : « on ne trahit que ce qu’on aime », quoique les termes de la relation aient changés - ici il est question de poésie délivré du sillage du mal, là il était question de poésie dans le sillage du mal - cette formule semble encore extrêmement actuelle. La deuxième conclusion, qui n’en est pas une, est une réflexion de nature philologo-linguistique. Genet, au cours de sa vie, de façon plus ou moins consciente, réalise les deux différentes évolutions du verbe latin tradere. Dans la première partie de sa production littéraire, c’est au sens péjoratif du mot qu’il s’est consacré : livrer, transmettre, abandonner, dénoncer, vendre, violer. Dans la dernière, la trahison devient synonyme de tradition : la transmission d’un certain genre de connaissance pour qu’elle soit confiée au futur. Le dictionnaire nous propose l’entrée légende. Les deux signification du mot ont été réactivées et fonctionnent simultanément dans le même terme. Cette polysémie engendre une dilatation de la portée sémantique du terme qui par certains côtés en autorise, en le justifiant, l’acte de la trahison. Donc Genet traître est bien celui qui se charge de la double opération de délivrance et de livraison, ouvrant la porte de l’éternel artistique. Le poète, chanteur qui nous suggère une manière différente de penser l’histoire, la poésie, notre langage et notre réalité, est essentiellement un traître.


  1.  J. Genet, Un captif amoureux, Paris, Gallimard, 1986, p. 16.

  2.  Cf. Patrice Bougon, Un captif amoureux, "L’Infini", n°2, 1988, pp. 109-126.

  3.  J. Genet, Journal du voleur, Paris, Gallimard, coll. Folio, 493, 1982, pp. 275-276.

  4.  Ibid., p. 167.

  5.  J. Genet, Miracle de la rose, Paris Gallimard, coll. Folio, 887, 1977, p. 51.

  6.  J.-P. Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Paris Gallimard, 1951, pp. 207-208.

  7.  Ibid., p. 271.

  8.  J. Genet, Quatre heures à Chatila, "Revue d’études Palestiniennes", janvier 1983.

  9.  Quatre heures à Chatila, "Revue d’études Palestiniennes", printemps 1997 (hors série), p. 15.

  10.  J. Genet, Œuvres Complètes VI : L’Ennemi Déclaré, textes et entretiens, Paris, Gallimard, 1991, p. 282.

  11.  Cette scène est évoquée dans le Captif, p. 32.

  12.  Cf., Un captif amoureux, op. cit., p. 14 « La gloire des héros doit peu à l’immensité des conquêtes, tout à la réussite des hommages : L’Iliade plus que la guerre d’Agamemnon ; […] la colonne Trajane ; La chanson de Roland […] toutes les images de guerres furent exécutées après les batailles grâce aux butins, à la vigueur des artistes[…]. Demeurent seuls, les témoignages plus ou moins exacts mais toujours excitants, accordés aux siècles à venir par les conquérants […] ».

  13.  Un captif amoureux, op. cit., pp.11-12.

  14.  J. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, Paris, Gallimard, coll. Folio n° 860, 1976, p. 284.

  15.  Un captif amoureux, op. cit., p. 53.

  16.  1968 - Genet prend partie à la révolte étudiante, le 30 mai il écrit son premier article politique Les maîtresses de Lenine ; août à Chicago - il participe aux manifestation contre la guerre au Viêt-nam ; 1969 - il participe aux nombreuses manifestations en faveur des problèmes des immigrés maghrébins ; 1970 - il manifeste contre les conditions de vie des travailleurs immigrés. Il est arrête mais aussitôt relâché ; février - sur précise sollicitation d’un membre des Panthères Noirs il décide de se rendre aux états Unis où il va rester jusqu’au moi de mai. Il passe son temps à donner des conférences dans les universités et à discuter publiquement du problème des noirs d’Amérique ; octobre - après avoir suivi de près les événements de septembre noir en Jordanie, il accepte l’invitation de se rendre au Moyen-Orient pour visiter les camps palestiniens. Il devait rester quelques jours, il restera près de six mois ; septembre 1971 - deuxième séjour au Moyen-Orient ; mai-août 1972 - troisième séjour au Moyen-Orient ; en novembre il se rend en Jordanie mais il est arrête et expulsé ; en décembre - manifestation en faveur des immigrés maghrébins, poursuite de la rédaction d’un livre sur les panthère et les palestiniens ; septembre 1982 - au Moyen-Orient avec Leïla Shahid. Il se trouve à Beyrouth le lendemain des massacres dans les camps de Sabra et Chatila (16-17 septembre) ; juillet 1984 - il revient une dernière fois en Jordanie pour revoir les lieux et les personnages décrits dans son livre Un captif amoureux.

  17.  Albert Dichy, conférence aux Ateliers Euroméditerraniens organisés par Transeuropéennes à Naples, 26 octobre-9 novembre 2002.

  18.  Un captif amoureux, op. cit., p. 21.

  19.  Le nom d’Hitler nous renvoie à l’un de ses romans, Pompes Funèbres, rédigé en 1944 et publié clandestinement pour la première fois chez Gallimard en 1947.

  20.  Œuvres Complètes VI, op. cit., p. 279.

  21.  Un captif amoureux, op. cit., p. 176.

  22.  Ibid., p. 407.

  23.  Ibid., p. 149.

  24.  Ibid., p. 32.

  25.  Ibid.

  26.  Le Petit Robert, 2004, p. 1269.

  27.  Saint Genet, op. cit., p. 208.

  28.  J. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, Paris, Gallimard, coll. Folio, 860, 1976, p. 260.

  29.  Ibid., p. 341-342.

Rigano Ilaria
Wormser Gérard masculin
Langue, amour et trahison : le Captif amoureux de Jean Genet
Rigano Ilaria
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2006-03-01

Les trois sujets : langue, amour et trahison, ont toujours été au cœur de l'œuvre de Genet. Cependant dans le Captif amoureux, plus qu'ailleurs, l'auteur, par une réflexion profonde et déstabilisante, joue à remettre radicalement en cause toute signification cristalisée de ces trois concepts. L'amour que Genet voue aux Panthères Noires et encore plus aux palestiniens devient l'antichambre d'une trahison nécessaire. Trahir c'est, pour Genet, aimer à l'énième puissance et, dans le cas des palestiniens, l'apparente trahison de leur contigence historico-politique était la seule solution pour rendre hommage à un peuple de héros et de déracinés. Par un récit qui envisage le dépassement de l'écriture purement historique et la mise en cause de la relation entre histoire et poésie, Genet arrache les palestiniens à la matérialité et à la temporalité de l'histoire pure pour les confier à l'éternité de la poésie. Il en fait un chef-d'œuvre.

Genet, Jean (1910-1986)