« Que m’importe que l’on mette l’électricité dans ma maison, si ma maison n’est pas à moi. » 1
Libération de la France, révolte des colonisés en Algérie (1945), à Madagascar (1947)
C’est dans l’immédiat après-guerre, en 1945, que commence, en un sens, la deuxième guerre d’Algérie ( la première guerre d’Algérie renvoie à la conquête : 1830-1857).
Le contexte « interne » (plutôt que national)
D’abord, Vichy avait trouvé, en Afrique du Nord, la terre d’élection de sa « Révolution nationale » fondée sur la division des hommes en deux groupes hermétiques : ceux qui sont destinés à commander et ceux qui sont destinés à obéir. On se souvient qu’Aristote, dans sa Politique, définissait le citoyen comme l’homme capable et de commander et d’obéir et considérait, du coup, qu’une cité composée d’une part d’hommes qui commandent et d’autre part d’hommes qui obéissent n’est pas une cité d’hommes libres mais une cité, politiquement parlant, de maîtres et d’esclaves. Le régime de Vichy avait donc, immanquablement, renforcé ce clivage, ne serait-ce qu’en abolissant le décret Crémieux, à la suite de la loi du 7 octobre 1940, reléguant dans l’indigénat environ 117 000 juifs d’Algérie. Plus que jamais, pendant les années qui ont précédé 1945, les colonies, notamment en Afrique du Nord, étaient terres de servitude politique. Sous l’égide de Ferhat Abbas, un Manifeste du Peuple algérien est adressé, le 10 février 1943, au gouvernement général et aux Nations-Unies :
« Le refus systématique ou déguisé de donner accès dans la cité française aux Algériens musulmans a découragé tous les partisans de la politique d’assimilation. (…) Désormais, un musulman algérien ne demandera pas autre chose que d’être un Algérien musulman. » 2
Sous l’influence du général Catroux, l’ordonnance du 7 mars 1944 met fin à l’indigénat. Abbas met sur pied l’association du Manifeste et de la Liberté (AML).
Ensuite, le champ d’honneur s’accommode mal de la servitude, la servitude s’accommode mal du champ d’honneur 3 . On estime à 132 000 Algériens, 90 000 Marocains, 22 000 Tunisiens, le nombre de ceux qui servirent sous les drapeaux de 1939 à 1945. 13 500 périrent 4 . Boudiaf et Ben Bella, par exemple, sont des rescapés du 5e tirailleur algérien qui participa à la bataille de Monte Cassino. Combien, parmi eux, accepteront, comme leurs pères, vétérans de la Grande Guerre, de devenir « anciens combattants » ? Les soldats maghrébins, et notamment algériens, avaient été les défenseurs de la liberté contre l’oppression. Rentrés chez eux, ils devaient oublier et la liberté qu’ils avaient défendue, et l’oppression qu’ils subissaient. On imagine le clivage. A l’époque, les nationalistes algériens sont assimilés à des alliés objectifs d’Hitler. Il est vrai que Ferhat Abbas avait adressé, le 10 avril 1941, au maréchal Pétain, un rapport intitulé « L’Algérie de demain », dans lequel il demandait un plan de réformes administratives, scolaires et financières, à la suite duquel il fut nommé à la commission financière de l’Algérie. Un an plus tard, il démissionnait. Mais, lors du débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942, il s’appuya (plus qu’il ne reçut le soutien) sur Robert Murphy, représentant personnel du président Roosevelt à Alger. En Tunisie, Habib Bourguiba avait mis ses « concitoyens » en garde : « La croyance naïve que la défaite de la France est un châtiment de Dieu, que sa domination est finie et que notre indépendance nous viendra d’une victoire de l’Axe considérée comme certaine, est ancrée dans beaucoup d’esprits et cela se comprend. Et bien je dis que c’est une erreur, une erreur grave, impardonnable. » 5 En tenant ces propos, début 1943, Bourguiba prenait des positions totalement contraires à l’opinion commune. Le leader tunisien venait pourtant d’être libéré des prisons françaises par les Italiens...
Le contexte international
La guerre avait aussi, d’une autre manière, produit des effets en Asie du Sud-Est. Les Philippins assistèrent aux « marches de la mort » (1941) imposées par les Japonais à leurs prisonniers américains. Les Vietnamiens voient des Français enfermés, par les Japonais, dans des cages de moins d’un mètre cube. L’administration française demeura en fonction jusqu’au 9 mars 1945. Mais les Japonais reconnurent, dès 1943 (année de fondation de l’Istiqlal marocaine) l’indépendance des Philippines, de la Birmanie. Avec leur appui, Bao-Dai, empereur d’Annam, proclame la fin du protectorat français et l’indépendance, imité et par le roi du Cambodge, et par le roi du Laos. A Postdam, la partition avait été décidée : confier le nord de l’Indochine à Tchang Kaï-Chek et le sud aux Anglais avec, pour limite, le fameux 16e parallèle. Dès la capitulation japonaise, après Hiroshima, Hô Chi Minh, qui n’avait pas reconnu le régime de Bao Dai, lance, le 13 août 1945, un mot d’ordre d’insurrection générale. Bao Dai abdique, recommandant à la France de reconnaître l’indépendance du Vietnam. Le 25 août 1945, une grande manifestation a lieu, consacrant le Vietminh. L’indépendance est proclamée de nouveau, en référence à l’indépendance américaine, ainsi que la république démocratique.
La fédération indochinoise est rétablie, avec ses cinq territoires, son haut-commissaire. De Gaulle, à la tête du GPRF, veut envoyer des troupes. Il nomme l’amiral d’Argenson haut-commissaire. Le 6 mars 1946, un accord est conclu, faisant du Vietnam, « État libre », une composante de la fédération indochinoise. Les premières troupes françaises débarquent avec Leclerc à Hanoï, d’autres à Saïgon. Quand la France proclame, durant l’été 1946, la création d’une république autonome de Cochinchine (confirmée aux accords de Fontainebleau), le Vietminh s’active. Quand le général Valluy commande le bombardement d’Haïphong, 1200 Français sont attaqués, quarante massacrés. Le 21 décembre 1946, le gouvernement Hô Chi Minh en fuite déclare l’insurrection générale. « Ce sera la guerre entre le tigre et l’éléphant, déclare Giap 6 . Si jamais le tigre s’arrête, l’éléphant le transpercera de ses puissantes défenses : seulement, le tigre ne s’arrêtera pas ; il se tapit dans la jungle pendant le jour pour ne sortir que la nuit ; il s’élancera sur l’éléphant et lui arrachera le dos par grands lambeaux puis disparaîtra, et, lentement, l’éléphant mourra d’épuisement et d’hémorragie. » Tout change, en 1949, avec l’arrivée au pouvoir, en Chine, de Mao Tsê-Tung, qui aide le Vietnam. « Désormais, dit Hô Chi-Minh 7 , nous avons une frontière avec le monde socialiste. » Le conflit colonial croise la guerre froide. Mais la France reste attachée à son empire colonial, et craint que les pays membres de l’Union française ne suivent l’exemple vietnamien. C’est pourquoi elle affirme constamment que le Destour en Tunisie et l’Istiqlal au Maroc pavent la voie du communisme. Les leaders marocains et tunisiens se servent en effet de la scène internationale pour faire avancer leurs intérêts, prenant exemple sur l’internationalisation de la question indochinoise. Lorsque se réunit, en novembre 1952, sous la présidence de Vincent Auriol, le Haut Conseil de l’Union française, en présence d’Antoine Pinay, alors président du Conseil, et des représentants du Vietnam, du Laos et du Cambodge, l’un d’entre eux, Niekh Tioulong, proposa d’inviter les souverains de Tunisie et du Maroc à participer à leurs travaux. Si Pinay n’y voyait pas d’objection formelle, Auriol, comme d’autres, opposèrent leur refus...
Sétif (1945) puis Diego-Suarez (1947)
Le 30 janvier 1944, de Gaulle prononce un discours, à Brazzaville, dans lequel il affirme vouloir « établir sur des bases nouvelles l’exercice de la souveraineté française. » C’est encore de Gaulle qui décide d’introduire 63 députés d’outre-mer à l’Assemblée constituante, sur 522 membres, dont 25 représentaient les colonies (les femmes arrivent donc en même temps que les colonisés !). Parmi eux, Houphouet-Boigny, Senghor, Césaire. En mars 1945, le cheikh Ibrahimi, président de l’association des Oulémas, déclare, à Tlemcen, que l’indépendance de l’Algérie a été demandée au président Roosevelt et que celle-ci serait accordée au moment de la conférence de San Francisco, lors de la signature de la paix avec le Japon, en 1951. Pour lui, « Les Musulmans ne sollicitent pas d’être élevés à la citoyenneté française, ils se considèrent déjà comme très élevés de par leur qualité de musulmans. » 8 Les 2-3-4 mars, se déroule la conférence centrale des Amis du Manifeste et de la Liberté. Le 29 avril, Ferhat Abbas affirme que la conférence des Nations Unies assurera la liberté de tous les peuples, donc, aussi, du peuple algérien. Le 15 juin précédent, il avait déclaré, à Khenchela, qu’il fallait « forcer la main aux Français, leur faire comprendre notre volonté, les yeux dans les yeux. » 9 . Des PPA veulent organiser l’insurrection générale, malgré les appels au calme de l’AML. Le préfet de Constantine avait déjà estimé, le 31 mars, qu’il « convient de veiller à ce qu’aucun événement sanglant ne sépare définitivement Français et Musulmans. » 10 Le secrétaire général du Gouvernement général, Gazagne, décide, le 19 avril, de faire arrêter Messali Hadj. Il le fait transporter à El Goléa puis à Brazzaville.
Le 1er mai, les organisations nationalistes demandent la libération de Messali et l’indépendance de l’Algérie. Des manifestations ont lieu dans toute l’Algérie. A Alger, des heurts avec la police font 13 blessés et 3 morts chez les manifestants. Il y a aussi des blessés à Bougie et à Oran. Du 3 au 6 mai, une trentaine d’arrestations « préventives » ont lieu. Des troupes sont envoyées dans le Constantinois. La rébellion devait débuter le jour de l’armistice, le 8 mai. Le PPA (Parti du peuple algérien) donna parfois, à ses militants, l’ordre de s’armer et de riposter face à la police. La manifestation de Sétif avait été autorisée à la condition qu’il n’y ait pas de banderoles nationalistes. A Alger en effet, des manifestants avaient arboré le drapeau vert et blanc marqué de l’étoile et du croissant. La manifestation se transforme en émeute à partir du moment où la police cherche à s’emparer des banderoles et du drapeau algérien. Les manifestants, entre 8000 et 10000, étaient venus armés de matraques, d’armes blanches, de revolvers. Il y eu vingt-neuf morts, de nombreux blessés. L’insurrection s’étend aux campagnes, dans les centres de colonisation entre Bougie, Djidjelli et Sétif, à Bône, Guelma, Batna, faisant une centaine de victimes françaises, parfois violemment mutilés. Des lignes téléphoniques sont coupées, des maisons forestières incendiées. Le général Duval, commandant la division de Constantine, engage des milliers d’hommes, tirailleurs sénégalais, tabors marocains, Légionnaires dans la répression et le ratissage, faisant appel et à l’aviation et à la marine. A Guelma, 500 à 600 Algériens sont fusillés après une parodie de jugement. Ce sont 6000 à 8000 Algériens qui y perdent leur vie. L’ordre est rétabli le 13 mai mais des foyers de rébellion subsistent dans les massifs montagneux. L’AML est dissous. Le ratissage se poursuit jusqu’en juin. 18 avions bombardèrent 44 mechtas (3000 habitants). Le croiseur Duguay-Trouin bombarda les contreforts du Babor. A la répression militaire et policière s’ajouta la répression civile menée par des groupes d’auto-défense. La répression judiciaire toucha 5460 suspects arrêtés (dont 3696 dans le Constantinois). Les tribunaux militaires prononcèrent 1307 ou 1476 condamnations, dont 99 ou 121 à la peine de mort. Il y eut 20 à 28 exécutions. Le PPA parla de « génocide ». A partir du 10 mai, les radios françaises d’Afrique du Nord attribuèrent les émeutes à des « éléments troubles de source hitlérienne » (Radio Maroc) ou à des « terroristes hitlériens » (Radio Alger)....
C’est une situation comparable que l’on retrouve à Madagascar, où, comme en Algérie, la France fait la sourde oreille. En mars 1946, deux jeunes députés malgaches, membres du Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM), Joseph Raseta et Joseph Ravoahangy, déposent sur le bureau de l’Assemblée Nationale à Paris, un projet de loi demandant l’indépendance de l’île dans le cadre de l’Union française. Vincent Auriol, alors président de l’Assemblée, refuse de faire imprimer ce texte car « c’était un acte d’accusation contre la France et, en somme, un appel à la révolte ». Le projet de loi est repoussé. Aux élections législatives suivantes de novembre 1946, les trois sièges du second collège (réservés aux « indigènes ») sont remportés par les dirigeants du MDRM, Joseph Ravoahangy, Joseph Raseta et Jacques Rabemananjara.
En 1947, la Grande Île compte 4 millions d’habitants dont 35 000 Européens. Le 29 mars 1947, l’île se soulève. A Diego-Suarez, Fianarantsoa et Tananarive, les insurgés sont tenus en échec. Ailleurs ils remportent des succès avant d’être refoulés. Des plantations européennes isolées sont attaquées. Dès le mois d’avril, les autorités envoient à Madagascar un corps expéditionnaire de 18 000 hommes - essentiellement des troupes coloniales ; il sera porté à 30 000 hommes. La répression de l’armée française est typique : exécutions sommaires, torture, regroupements forcés, incendies de villages. Elle expérimente une nouvelle technique de guerre "psychologique" : des suspects sont jetés vivants d’un avion afin de terroriser les villageois de leur région. La lutte va se poursuivre dans l’Est du pays, où deux zones de guérilla résistent dans la forêt pendant plus de 20 mois.
En France, quelques journaux parlent du soulèvement mais le gouvernement et l’ensemble des organes de presse minimisent son importance et ne disent rien de la répression. En vingt mois, selon les comptes officiels de l’état-major français, la « pacification » a fait 89 000 victimes chez les Malgaches. Les forces coloniales perdent quant à elles 1 900 hommes. On relève aussi la mort de 550 Européens, dont 350 militaires. Dès le début, le gouvernement de Paul Ramadier avait fait porter la responsabilité de l’insurrection sur les trois parlementaires malgaches du MDRM. Les trois jeunes parlementaires, informés du projet d’insurrection, avaient diffusé dans les villages un télégramme demandant instamment à chacun d’éviter les violences. Leur appel était resté sans effet, mais, pour gouvernement français, ce télégramme était en fait un texte codé qui signait leur « crime ». Leur immunité parlementaire ayant été levée, ils sont arrêtés et torturés. La justice française les jugera coupables, retenant la thèse du complot du MDRM. Deux d’entre eux seront condamnés à mort, avant d’être finalement graciés. En date du 10 juillet 1947, le président de la République, Vincent Auriol, écrivait :
« Il y a eu évidemment des sévices et on a pris des sanctions. Il y a eu également des excès dans la répression. On a fusillé un peu à tort et à travers ».
Albert Camus avait protesté dans un article de Combat du 10 mai 1947 . Constatant que "nous faisons ce que nous avons reproché aux Allemands de faire", il poursuivait : "si, aujourd’hui, des Français apprennent sans révolte les méthodes que d’autres Français utilisent parfois envers des Algériens ou des Malgaches, c’est qu’ils vivent, de manière inconsciente, sur la certitude que nous sommes supérieurs en quelque manière à ces peuples et que le choix des moyens propres à illustrer cette supériorité importe peu." A propos du Maroc, Paul Ricoeur publie un article dans Réforme le 20 septembre 1947, intitulé "La question coloniale". On y lit notamment :
"L’appétit forcené et souvent prématuré de liberté qui anime les mouvements séparatistes est la même passion qui est à l’origine de notre histoire de 1789 et de Valmy, de 1848 et de juin 1940."
En Algérie, une loi d’amnistie fut votée le 16 mars 1946. Ferhat Abbas fonde l’UDMA (l’Union démocratique du Manifeste algérien). Messali Hadj est libéré en novembre 1946 et rentre du Gabon. Il crée le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques). Les institutions de la quatrième République naissante, après l’élection du président Auriol, discutent d’un statut nouveau pour l’Algérie. Le projet gouvernemental défendu par le ministre de l’Intérieur, Edouard Depreux, qui reprend les propositions de Bidault, fut adopté, le 20 septembre 1947, par 322 voix pour, 92 contre. L’existence de deux collèges (citoyens français de plein droit + 58000 citoyens musulmans de statut local d’une part, second collège pour 13000000 électeurs musulmans) reprenait l’ordonnance de 1944. La nouveauté : élaborer un nouveau régime communal, organiser le vote des femmes musulmanes, définir un nouveau régime du culte musulman, étendre l’enseignement de l’arabe. Ce statut ne fut jamais mis en œuvre.
La volonté et la représentation de Pierre Mendès France
Pierre Mendès France est l’artisan des indépendances. Raison pour laquelle il croisera, sur se route, des adversaires de choc, notamment - c’est un exemple - en la personne de René Mayer, député de Constantine et défenseur des intérêts coloniaux. Mais quelle vision Pierre Mendès France développe-t-il des colonies françaises ? Ne cherche-t-il pas la paix plus qu’il n’est favorable aux indépendances ?
Quatre semaines pour un cessez-le-feu
Après huit ans de guerre entre forces françaises et Viet-Minh de Hô Chi Minh, soutenu par la Chine communiste, les accords de Genève, signés le 20 juillet 1954, marquent une étape décisive dans le processus de désengagement français en Asie entamé depuis 1945 et dans la progression du camp soviétique dans le Tiers Monde. L’ancienne métropole, affaiblie par la défaite de Diên Biên Phu (7 mai 1954) survenue en pleine conférence de paix, accorde l’indépendance totale au Laos et au Cambodge et, après obtention d’un armistice, retire ses troupes dans le sud du Vietnam. Ce dernier est partagé, au niveau du 17e parallèle, entre le Sud, pro-occidental, et le Nord, communiste. Cette division de fait de la nation vietnamienne nouvellement indépendante amène bientôt la reprise du conflit puis l’intervention directe des États-Unis. Pour la France et la IVe République, la perte de l’Indochine représente un échec français. L’empire colonial français, presque réduit à l’Afrique, sera mis en cause en 1955 à la conférence de Bandung.
1954 : une véritable année de braise. L’Indochine est en sang, l’Algérie prend feu. Le 7 mai, c’est la défaire de Diên Biên Phu. Diên Biên Phu qui est, selon la formule de Ferhat Abbas, « le Valmy des peuples colonisés » 11 . Le 7 avril, avant la débâcle, le général de Gaulle avait recommandé la négociation. Le général Ely succède au général Navarre comme commandant en chef et haut-commissaire de France en Indochine. Pierre Mendès France interpelle le gouvernement Laniel sur sa politique indochinoise. Il est rapidement pressenti pour former le gouvernement, et faire la paix en Indochine. Le 18 juin, il devient Président du Conseil. 1954 : une année au goût de cendres. Si la paix se conclue avec l’Indochine, la guerre commence en Algérie. Le 1er novembre, trente attentats ont lieu, simultanément, dans plusieurs régions d’Algérie. Le Front de Libération Nationale (FLN) est créé. Le 2, des renforts militaires sont envoyés en Algérie. Les pays arabo-asiatiques demandent l’inscription des questions tunisienne et marocaine à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations unies. Accompagné du maréchal Juin, Pierre Mendès France arrive à Tunis, le 31 juillet, et prononce sa déclaration de Carthage dans laquelle il proclame l’autonomie interne de la Tunisie.
L’action de Mendès France est rapide : ce n’est pas la guerre éclair, c’est la paix éclair. Le 1er août, le cessez-le-feu est conclu au centre Viet-Nam. Le 6, au Laos. Le 7, au Cambodge. Le 26, s’ouvre à Paris la conférence quadripartite (France, Vietnam, Laos, Cambodge), chargée d’organiser les transferts de compétence consécutifs à l’indépendance. Les 10 et 11, la politique du gouvernement en Tunisie et au Maroc est approuvée (361 voix pour, 90 contre, 143 abstentions). Les 26 et 27, la politique du gouvernement en Afrique du Nord est également approuvée (451 pour, 112 contre, 77 abstentions). Le 4 septembre, les négociations sur les conventions franco-tunisiennes sont ouvertes. Le Néo-Destour a de nouveau une existence légale. Le 21 octobre est signé un accord avec l’Inde sur les comptoirs français, qui, le 18 septembre, avaient voté leur rattachement à l’Union indienne.
Lorsque Pierre Mendès France est pressenti par le président René Coty pour prendre la présidence du Conseil, il déclare que « l’Indochine est le centre de toutes les préoccupations ». Lors de sa déclaration d’investiture, le 17 juin 1954, il fait de la paix son objectif politique premier, le plus important mais aussi le plus urgent. « Et voici qu’apparaît aujourd’hui une nouvelle et redoutable menace : si le conflit d’Indochine n’est pas réglé - et réglé très vite - c’est le risque de la guerre, de la guerre internationale et peut-être atomique, qu’il faut envisager. » 12 Le problème est ici un problème classique de gouvernement, et de gouvernement républicain : celui de la guerre et de la paix. Si tous les hommes politiques ne partagent pas la même analyse, ou la même opinion, loin s’en faut, ils ont tous une vision claire de la question. Cette question, en effet, est la question politique par excellence. C’est la question à laquelle ils sont tous préparés, par fonction et, à l’époque, par expérience. C’est une question, enfin, qu’il n’est pas possible de régler sur un plan autre que le strict plan politique. La guerre et la paix se marchandent, mais ne se vendent ni se s’achètent. C’est pourtant ce qui fut reproché à Pierre Mendès France. Reproche « logique », de la part de ses adversaires, puisque c’était une manière - antisémite au demeurant - de lui dénier la qualité d’homme politique, d’homme capable de raisonner politiquement, c’est-à-dire pour tous. L’Europe est son deuxième objectif. Quant au troisième, c’est le suivant : « Le rétablissement de la concorde et de la sécurité dans ces deux pays d’Afrique du Nord qu’endeuillent, en ce moment même, le fanatisme et le terrorisme. » Et il entend ne pas tolérer « d’hésitations et de réticences dans la réalisation des promesses » : « les mettre en état de gérer elles-mêmes (ces populations) leurs propres affaires. » 13
Autrement dit, l’Indochine, bien qu’elle ait été colonie française (au sens philosophique et non juridique du terme), relève, pour PMF, de la politique étrangère de la France. Et il est clair qu’aujourd’hui encore, la guerre d’Algérie éclipse la guerre d’Indochine comme guerre anticoloniale 14 . Comme si la guerre d’Indochine avait des raisons tout autres que celles qui ont conduit à la guerre d’Algérie, comme disent les Algériens, la « Révolution algérienne ». En Indochine, en effet, les Français ne sont pas seuls en cause, ou en jeu, face aux « Indochinois ». A partir de 1950 en effet, la guerre d’Indochine apparaît et comme une guerre internationale est-ouest et comme une guerre civile nord-sud. A ce moment-là déjà, lors des débats parlementaires d’octobre et novembre 1950, Pierre Mendès France proposait une solution négociée avec le Viet-Minh. Position totalement opposée à son irréductible ennemi René Mayer qui, devenu chef de gouvernement en janvier 1953, transforma l’armée en industrie nationale...
« Avec les territoires d’outre-mer, la France est un très grand État »
PMF allocution radiodiffusée du 30 octobre 1954
« Connaissons donc notre pays comme il est : immense et divers. C’est la République française telle qu’elle est proclamée dans nos lois. Sur toute son étendue, s’appliquent les mêmes principes de progrès et de liberté. Partout les autochtones ont la jouissance des droits civiques. Au Parlement, les populations d’outre-mer sont représentées par des députés et des sénateurs qui y ont acquis une large influence.» 15
Une telle déclaration, le 30 octobre 1954, ne peut manquer d’étonner. Comment est-il possible que Pierre Mendès France tienne des propos si lénifiants dans une période si trouble ? L’argument psychologique est toujours, dans ce genre de cas, invoqué : il faut se montrer rassurant, ne pas jeter d’huile sur le feu, apaiser les esprits. Le vocabulaire est parfaitement codifié. Effectivement, PMF ne manque pas d’adresser « de loin l’affectueuse reconnaissance de toute la nation » aux « pionniers, métropolitains et africains - administrateurs, médecins, instituteurs, missionnaires, ingénieurs, spécialistes agricoles - qui se dépensent sans compter dans les villes ou dans la brousse. » C’est le langage, traduit sur le terrain civil, du chef militaire, qui, inconditionnellement, soutient ses troupes. C’est la traduction du champ d’honneur pour les non-militaires, combattants du civil et en civil, courageux pionniers des temps modernes. La bienveillance, dans le meilleur des cas, a effectivement animé tant les hommes de terrain que les politiques. Mais elle est un piège politique bien connu des philosophes qui, depuis le 18e siècle, Kant notamment, y voient une forme discrète de despotisme politique, parce que ce type de posture convient bien - dans une famille - à des mineurs, mais ne saurait être approprié quand il s’agit d’égaux, c’est-à-dire de majeurs. PMF raisonne à partir du lieu commun selon lequel les populations d’outre-mer sont des populations à qui l’autonomie fait défaut, c’est-à-dire la majorité politique. « Il y a des peuples qui sont condamnés à être d’éternels mineurs. », affirmait Louis Bertrand, en 1926 16 . Rares étaient ceux qui ne faisaient pas de ces populations des minorités, c’est-à-dire, comme on le dirait aujourd’hui, des « populations assistées ».
Paradoxalement, le discours de la fermeté est corrélatif du discours de l’apaisement. C’est une façon de faire très classique que de tenir des propos apaisants et de les assortir d’une action qui, comme on dit, montre sa « fermeté » politique. C’est ainsi que, intervenant à l’Assemblée nationale quelques jours plus tard, le 12 novembre, PMF tient le propos suivants :
« Vous pouvez être certains, en tout cas, qu’il n’y aura, de la part du gouvernement, ni hésitation, ni atermoiement, ni demi-mesure dans les dispositions qu’il prendra pour assurer la sécurité et le respect de la loi. Il n’y aura aucun ménagement contre la sédition, aucun compromis avec elle, chacun ici et là-bas doit le savoir. » 17
Main de fer dans gant de velours : « les départements d’Algérie constituent une partie de la République française. » Quant à François Mitterrand, il déclare, le 5 novembre 1954, devant la Commission de l’Intérieur de l’Assemblée nationale que « l’action des fellaghas ne permet pas de concevoir, en quelque forme que ce soit, une négociation. Elle ne peut trouver qu’une forme terminale, la guerre. » Et, dans la circulaire 333 dans laquelle il précise ses instructions, il indique que les mesures de surveillance et de rétablissement de l’ordre « ne doivent pas entraîner les erreurs qui, dans le passé, ont pu laisser croire que la loi garantit à un moindre degré les citoyens français musulmans. » 18 Autrement dit, l’Algérie est ici l’exception qui confirme la règle. C’est une colonie spéciale dans la mesure où, précisément, elle n’est pas intégrée de facto dans les colonies. C’est une colonie qui est la France. On le sait, rien de plus criant que la négation du fait colonial en Algérie, la colonie la plus « assimilée », ce qui est affirmé constamment, mais dans une régime d’exception qui, quant à lui, est constamment nié. Comme le compte rendu parlementaire le mentionne : « Applaudissements à gauche, au centre, à droite et à l’extrême droite ». Des militants du MTLD sont arrêtés, comme Moulay Merbah, Ben Khedda, Abderrahmane Kiouane. Des journaux nationalistes sont saisis. La police procède à deux mille arrestations en novembre et décembre 1954. Des renforts de police sont envoyés en Algérie ainsi que six bataillons de la 25e division aéroportée, sous les ordres du colonel Ducournau. Pour autant, la répression ne pouvait à ses yeux constituer une politique, non plus que la continuation de la politique par d’autres moyens. Aussi, rassurant les élus européens sur la nature de sa politique, Pierre Mendès France suivit aussi pour une part la demande de réformes émanant des élus musulmans, demande qui s’insérait parfaitement dans ses vues.
Pierre Mendès France est donc totalement ignorant des questions coloniales, il en est éloigné, et il est aussi très mal informé. Il est ignorant comme nombre de ses contemporains, excepté ceux qui ont partie liée avec les colonies. « Je ne connais pas le dossier algérien, je n’ai pas eu le temps de l’ouvrir. » dit-il à Ferhat Abbas, qu’il rencontre à l’automne 1954 19 . « L’Algérie, ce n’est pas moi, voyez Mitterrand. » dit-il aussi à son ami Roger Stéphane, cofondateur de L’Observateur 20 . Dans ses archives, on trouve des « Notes Pelabon : Pourquoi l’Algérie est calme ? Peut-elle le rester ? » Il est éloigné de ces questions parce que, comme l’a dit Henri Borgeaud, grand propriétaire de plantations de liège et de tabac, qui savait de quoi il parlait : « La cuisine politique algérienne est faite dans une marmite algérienne, par des cuisiniers algériens. Entendez, bien sûr, européens d’Algérie. » 21 Il est totalement ignorant des réalités coloniales, au sens fort et radical du terme, parce que ces réalités, à l’époque, aujourd’hui encore, n’intéressent personne : ce sont les réalités que connaissent ceux qui n’ont pas l’existence, ceux qui sont inexistants, qu’on ne voit donc pas, et qu’on ne peut entendre ou bien ceux qui, comme les « radicaux » Henri Borgeaud et René Mayer, ancien député de Constantine, confondent, comme le disait Léon Blum, souveraineté et domination. Ces deux personnalités, du reste, s’adressent à Pierre Mendès France pour le prévenir de l’imprudence qu’il y aurait à mener, immédiatement, des réformes administratives. Pierre Mendès France est enfin mal informé, notamment par François Mitterrand qui, pour sa part, est plus au fait de ces affaires, notamment grâce à Georges Dayan. En effet, le 22 octobre, en voyage officiel en Algérie, François Mitterrand lui envoie un télégramme dans lequel il lui dit « le grand espoir que son gouvernement suscite parmi ces populations loyales et fidèles » et « la confiance qu’elles font à sa personne » 22 François Mitterrand confiera plus tard à Olivier Giesbert qu’il avait demandé le ministère de l’Intérieur, dans le gouvernement Mendès France, et aurait dit : « Je crois qu’il faut tout de suite s’occuper de l’Algérie si nous voulons éviter une explosion. » 23 François Mitterrand avait, le 3 septembre 1953, démissionné du gouvernement Laniel pour protester contre la politique du résident Voizard en Tunisie, et contre la déposition du sultan marocain par le général Guillaume. Pourtant, c’est le 23 mars 1954 que Mohammed Boudiaf, Mostefa Ben Boulaïd, Mourad Didouche et Larbi Ben M’hidi fondent le CRUA (Comité révolutionnaire pour l’Unité et l’Action), vite rejoints par Krim Bel Kacem, Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella et Mohamed Khider. C’est les 10 et 24 octobre qu’ils prennent l’initiative de dissoudre le CRUA et de fonder le FLN, en vue du déclenchement d’une insurrection armée.
Lors de ces affirmations « d’union nationale », tout se passe comme si Pierre Mendès France devait donner des gages de son attachement, non à la République et à ses principes, ce qui était indubitable, mais à la France et à sa grandeur, ce qu’on lui contestait. Les campagnes antisémites avaient été extrêmement virulentes dès l’abandon de l’Indochine. « Le juif Mendès » était un « juif bradeur ». La qualité de juif de Pierre Mendès France, qu’il n’invoquait jamais, bien au contraire, puisqu’il ne s’est qu’une seule fois, et tardivement, déterminé comme « marrane », loin d’être pour lui un atout politique était, bien au contraire, un handicap de taille. Est-ce à dire que PMF ait cédé à ses adversaires ? Pas du tout. Mais il devait, tout au moins, compter avec l’opposition profonde qu’avait rencontré son action et en Indochine, et en Tunisie. On se rend compte ainsi de la complexité des conditions qui modèlent une politique et, à tout le moins, qui déterminent un point de vue.
Les impasses du républicanisme
Il faut s’arrêter sur la question de la minorité, ou de la subalternalisation des populations. Il y a une confluence entre deux optiques distinctes. La première, pour laquelle il y a des peuples éclaireurs parce qu’éclairés et des peuples ténébreux et enténébrés. La seconde, celle, que Pierre Mendès France défend, pour laquelle l’histoire est, partout, l’histoire de la progressive accession aux Lumières. Mais la zoologie des peuples, selon l’expression de Husserl, et la défense du progrès se rejoignent dans leur conséquence, à savoir que le droit procède en définitive du fait, lequel fait ne se modifie que très lentement. On peut en trouver la fable dans le rapport qu’un « haut » fonctionnaire en Algérie avait effectué en mars 1954 (certainement Maspétiol) et qui contient ces lignes éloquentes:
« Il n’est guère possible d’instituer une justice distributive absolue entre deux populations que sépare une telle différence d’évolution, pas plus que dans une famille, on ne peut mettre en balance les faveurs accordées aux jeunes enfants et les libertés plus larges consenties à leurs aînés. Ce qu’il faut, c’est qu’au fur et à mesure qu’ils atteignent l’âge de raison, les jeunes bénéficient à leur tour des libertés et responsabilités plus larges que celui-ci justifie, qu’ils soient progressivement traités en adolescents puis en adultes. Dans une famille unie, de telles questions ne se posent pas et nulle jalousie n’est concevable: les aînés savent fort bien qu’ils ont jadis été choyés comme leurs cadets le sont actuellement ; les cadets sentent confusément que la discipline plus serrée à laquelle ils sont soumis est dans leur propre intérêt, et que, le moment venu, ils accèderont tout naturellement à la situation de leurs grands frères. Ce sont de tels sentiments qu’il nous appartient de faire régner ici entre Français d’origines autochtones. L’administration pourrait beaucoup dans ce sens, mais à condition de faire toujours prédominer les considérations humaines sur les scrupules de pure technique administrative, de donner en somme le pas à l’esprit qui vivifie sur la lettre qui tue. » 24
La différence entre les deux optiques est que l’âge de raison, dans un cas, dépend de facteurs anthropologiques et ethniques alors que, dans le second cas, il dépend de conditions économiques et sociales. Toujours est-il que les Algériens semblent avoir grandi trop vite...
Ainsi, Pierre Mendès France ne remit jamais radicalement en cause le mode de représentation des musulmans. En effet, les Lumières comme les colonies instituent, sur les doubles plans intellectuels et politiques, un cens (plus ou moins) caché : non en fonction de l’argent (seuil économique) mais en fonction du mérite (seuil culturel). Cela ne choque personne. Il y a même des philosophes qui, aujourd’hui encore, partagent cette représentation des hommes. Si donc Pierre Mendès France proposa d’accorder ce que l’on pourrait nommer une citoyenneté active aux femmes musulmanes, ce n’était qu’à la fraction la plus« évoluée », comme on disait alors, d’entre elles. C’est l’un des paradoxes propres aux Lumières que de refuser comme réalité ce que l’on prescrit comme idéal : comme c’est l’éducation qui fait le citoyen rationnel, la citoyenneté se révèle non seulement conditionnée, ce qui est le fait, mais subordonnée de droit à l’éducation principalement, aux preuves du patriotisme aussi. Citoyenneté acquise alors par l’esprit et le sang versé: suffrage de type censitaire. Il est un point qui, cependant, mérite qu’on lui accorde la plus grande attention: Pierre Mendès France n’a jamais, comme tant d’autres, évoqué l’Islam comme un obstacle à la fois objectif et subjectif à l’exercice de la démocratie. Il n’en a tout simplement jamais fait le procès, défendant au contraire le principe républicain de non distinction en fonction de la confession. C’est pourquoi le trait marquant, chez Mendès France, est l’importance qu’il accorde, au regard de la citoyenneté, à l’éducation. Aussi préconise-t-il un plan d’urgence pour accélérer le rythme de la scolarisation en Algérie. Déjà, et il en tire gloire, il avait contribué, en tant que ministre des Finances, au plan de scolarisation lancé en 1944 en Algérie. En dix ans, le nombre total d’enfants scolarisés était passé de moins de 200 000 à 500 000 (sur 2 000 000 d’enfants scolarisables...). Voilà qui signifie qu’en dépit de ses principes, Pierre Mendès France ne peut concevoir, pour les motifs indiqués, la fin d’un système d’organisation politique, juridique, social et culturel de la discrimination.
Voilà qui signifie que la question algérienne n’a jamais été abordée, par Pierre Mendès France, comme une véritable question politique. C’est comme une question sociale qu’il a entendu la traiter, et la régler, reportant aux calendes grecques une solution véritablement politique. Il le redira en 1955 : « A la base, il y a un problème social, et, comme toujours à la base d’un problème social, il y a un problème économique. » 25 Ce qui l’interpelle en Algérie, en effet, c’est l’inégalité. Est-ce que la réduction de l’inégalité est, pour lui, affaire de souveraineté ? Pour lui non. Pour les indépendantistes algériens oui. Il est vrai que les résistances, notamment chez les européens d’Algérie, sont très fortes à toute tentative de réduire l’écart, considérable, entre population musulmane et population juive et européenne. Deux ans plus tard, par exemple, Pierre-Henri Teitgen pouvait affirmer, lors d’un débat à la Chambre : « Il faut avoir le courage de dire ce que nous ne sommes pas prêts à donner : l’assimilation des niveaux de vie. » 26 . En 1952, quand le SMIG, en France, s’élève à 240 000 F par an environ, le revenu individuel moyen, en Algérie, est situé entre 40 000 et 51 000 francs par an. Si l’on aime les musulmans, à l’évidence, c’est pauvres... Les trois quarts de la population disposent de moins de 20 000 F par an. 27 C’est en ce sens que Pierre Mendès France est anticolonialiste. Il est clair qu’il partage, sur ce point, l’opinion, contestant la notion même de « présence française », exprimée par Ferhat Abbas, parue le 25 juin 1954 dans La République Algérienne, et que l’on trouve dans ses archives 28 : «La France est absente en Afrique du Nord. Ses lois sont bafouées, sa volonté contrecarrée. Paris n’est là que pour entretenir une fiction dont Alger, Tunis et Rabat tirent un privilège exorbitant. »
Il y a un autre sens en lequel, aussi, Pierre Mendès France est anticolonialiste. En mai 1954, en effet, le Secrétariat général de la Ligue arabe envoyait une note sur les droits de l’homme en Algérie aux ambassades accréditées au Caire pour qu’elle soit transmise aux délégations de l’ONU. Les trois départements algériens y étaient taxés de « fiction juridique ». Y était dénoncée la notion de responsabilité collective issue du code de l’indigénat, responsabilité collective sur laquelle se fondaient les expéditions punitives couramment pratiquées. Dans les Aurès notamment, des tortures publiques avaient eu lieu les 28 et 29 janvier 1953. D’autre part, s’y trouvait également dénoncé l’article 80 du Code pénal, dit « décret Daladier» déterminant l’atteinte à la sûreté de l’État par l’atteinte, par quelque moyen que ce soit, à l’intégrité du territoire français, par la sous-traction d’une partie du territoire à l’autorité de la France. Entre avril 1948 et janvier 1953, 393 condamnations avaient été prononcées au nom de cet article. En octobre 1953, le Cheikh Zermki avait été condamné par exemple à quatre ans de prison pour atteinte à la sûreté de l’État: il avait ouvert une école arabe sans autorisation. Les atteintes à la liberté de la presse, nombreuses, se fondaient elles aussi sur l’atteinte à la sûreté de l’État 29 . Or Pierre Mendès France s’efforce, dès son arrivée aux commandes, de faire cesser ce que l’il nomme alors, dans une note confidentielle adressée à Jean-Jacques Servan Schreiber, « les mauvaises habitudes », « qui ont toujours eu un caractère officieux et clandestin » mais qui ont toujours été officiellement tolérées. C’est dans cette optique qu’avec le soutien, voire l’impulsion, de François Mitterrand, il prend la décision de fondre en un seul corps la police métropolitaine et la police algérienne, pour rendre les mutations possibles. Quand des hauts fonctionnaires de la police furent rappelés en France en janvier 1955, à la requête de Jacques Chevallier, le maire d’Alger, qui jugeait inadmissible les poursuites intentées contre les membres du MTLD en qui il avait placé sa confiance, Henri Borgeaud s’en indigna haut et fort... A l’été 1955, Bourgès Maunoury, qui avait succédé à Mitterrand au portefeuille de l’Intérieur, fut saisi d’un rapport officiel recommandant le recours à la torture pour faire face à la rébellion...
Protectorats (Tunisie, Maroc) et départements français (Algérie)
Le 1er novembre 1954 avait suscité un conflit des interprétations. Certains y voyaient une affaire «tribale» quand Roger Léonard, encore gouverneur général, dénonçait un complot fomenté au Caire et quand, à Constantine, le préfet Dupuch et le général Spillmann invoquaient quant à eux la Tunisie. Autrement dit, les attentats étaient rapportés soit à un élément périphérique (le tribal) soit à une «puissance» extérieure. Le 12 novembre, à la Chambre, certains élus européens d’Algérie incriminèrent la politique tunisienne de Pierre Mendès France. Celui-ci s’efforça alors de les rassurer : « Plusieurs députés ont fait des rapprochements entre la politique française en Algérie et en Tunisie. J’affirme qu’aucun rapport n’est plus erroné, qu’aucune comparaison n’est plus fausse, plus dangereuse. » 30 C’est dire le poids de l’unité et de l’intégrité de la République, qu’aucun choc ne pouvait à l’époque ébranler de sorte que politique algérienne et politique tunisienne de la France étaient, pour Pierre Mendès France, strictement incommensurables. Une Algérie en danger, c’était la République en danger. Une Algérie indépendante, c’était une République amputée. En Tunisie, au contraire, c’est en termes politiques, non sociaux, que la question est abordée. Du coup, l’enjeu, en Tunisie, ce n’est pas alors, en 1954, l’égalité, c’est, par la souveraineté, la liberté.
Ainsi, Pierre Mendès France, dans cette fameuse intervention du 12 novembre 1954, s’attache à détruire toute comparaison possible entre la Tunisie et l’Algérie. Effectivement, la Tunisie, comme le Maroc, a toujours joui d’un statut plus favorable que celui de l’Algérie. Le dispositif (défini par la loi du 28 juin 1881) visant à réduire l’indigène à l’immobilité et au silence sera étendu, à partir de l’Algérie, en Cochinchine en 1881, en Nouvelle-Calédonie et au Sénégal en 1887, à l’Anam-Tonkin en 1897, au Cambodge en 1898, à Madagascar en 1901, à l’AOF en 1904, à l’AEF en 1910, à la Côte des Somalis en 1912, au Togo en 1923, au Cameroun en 1924. Pendant quarante ans, à l’exception notable du Maroc et de la Tunisie, on fait taire les indigènes. Il faut attendre, en Algérie, l’ordonnance du 7 mars 1944 pour que le code de ces « infractions spéciales » soit aboli. La trêve est de courte durée : en 1955, l’état d’urgence en Algérie est décrété, avec son cortège de mesures d’exception. Effectivement, il y a loin d’un protectorat aux départements français d’Algérie. On a bien affaire, dans les deux cas, à des colonies, mais elles sont de type différent. Dans le protectorat prévaut si l’on peut dire l’intégration, et le respect (plus ou moins relatif) des particularités locales. Dans le département, c’est le modèle de l’assimilation qui est promu mais c’est la réalité de la ségrégation, notamment sur les plans politiques et civils, qui est établie. Dans le département, les particularités locales sont niées.
Lors du centenaire de l’Algérie (française), Georges Hardy, directeur de l’Ecole coloniale, estime que « de profondes différences subsistent entre l’Algérie conquise, annexée, et la Tunisie ou le Maroc, simplement pacifiés et protégés » 31 . Effectivement, à la fin du 19e siècle, le protectorat est imposé par la République française à la Tunisie, à l’Annam, à Madagascar ; plus tard, en 1912, au Maroc. Le terme de protectorat est une inversion de la notion de protection (himâya) exercée par les musulmans sur les infidèles, juifs ou chrétiens. L’inversion sémantique recoupe le renversement politique puisque, dans un protectorat, ce sont les musulmans qui sont censés se trouver sous la protection de leurs protégés... C’est la convention de La Marsa qui, en 1881, introduit le terme 32 . Dans un protectorat, la souveraineté n’est pas purement et simplement confisquée. A Rabat et à Tunis, par exemple, les souverains continuent à être législateurs. Pour habiller la domination coloniale d’un vocabulaire juridique, la France argue de la théorie de la délégation des pouvoirs du calife à ses serviteurs, forgée par l’imam Ibn Malik, le fondateur de l’école juridique maghrébine. Bien entendu, le protectorat est l’institution, en matière politique et civile, de la subalternité.
La première différence fondamentale qui existe entre une colonie de protectorat et une colonie de département, c’est que la première est l’institution, par une puissance souveraine, d’un état de domination civile quand la seconde n’abandonne jamais, en tout cas jamais complètement, la domination militaire. Ce ne sont pas les quarterons de généraux en retraite qui « font » le protectorat, ce sont des hommes modelés par une conception de l’action plus préfectorale ou plus diplomatique. Voilà qui ne signifie pas que les militaires soient absents. Au Maroc, par exemple, c’est l’armée d’Afrique, assistée des Sénagalais, qui fait régner l’ordre colonial. C’est Cambon, résident de 1882 à 1886, qui, en Tunisie, réussit à ce que l’administration du pays relève non pas d’officiers des bureaux arabes, comme en Algérie, mais de contrôleurs civils. La seconde différence fondamentale tient au refus, dans les protectorats, de faire fonctionner, comme en Algérie, le système des concessions qui n’est qu’un mode d’expropriation, plus ou moins violent, des propriétaires locaux. L’écart est donc celui qui sépare le respect de la propriété privée locale et sa négation pure et simple (comme cela a été largement le cas au moment de la conquête de l’Algérie) 33 . La troisième différence fondamentale tient à ce que l’occupation, dans un protectorat, est menée davantage dans une visée économique, dans un département, plutôt dans une visée politique. Du coup, alors que, dans un département, le gouvernement des hommes est rabattu sur l’administration des choses ; dans un protectorat, en tout cas au Maghreb, le gouvernement des hommes est local, du ressort de l’État « indigène », l’administration des choses est coloniale, et relève de la technostructure importée. Le rapport que la puissance coloniale, enfin, entretient avec les Juifs constitue la quatrième différence fondamentale. Il n’y aura pas, en Tunisie et au Maroc, d’équivalent du décret Crémieux, c’est-à-dire d’introduction d’un clivage statutaire entre population juive et population musulmane. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les Juifs tunisiens ou marocains sont bien traités : la IIIe République, comme Pierre Birnbaum l’a montré, n’aime pas ses Juifs. Paradoxalement, c’est là où la France prétendra exporter ce qu’elle a de plus républicain, en Algérie, qu’elle introduira de la façon la plus aigue une discrimination sur la base de la religion. Ces différences restent cependant, jusqu’à aujourd’hui, grandement méconnues. On impute à la guerre d’Algérie des facteurs qui relèvent en réalité de la différence de régime colonial qui prévalait dans l’un ou l’autre des pays sous domination française.
Cet écart entre la situation tunisienne et la situation algérienne joue, pour une part tout du moins, à l’insu de Pierre Mendès France, comme de ses contemporains. Ce qu’il est prêt non seulement à accepter mais à favoriser en Tunisie, il le refuse catégoriquement en Algérie. « L’autonomie interne » de la Tunisie est reconnue, par le discours de Carthage, le 31 juillet 1954, « l’indépendance dans l’interdépendance » en novembre 1955 au Maroc. Non seulement les enjeux sont distincts, mais les implications ne sont pas les mêmes. Il est la proie des évidences qui ont aveuglé la plupart de ses compatriotes. Ainsi, quand il est prêt à concéder l’autonomie des Tunisiens, il souhaite favoriser non pas l’indépendance des Algériens mais leurs progrès. Il est vrai que, grâce aux États de la Ligue Arabe, les États-Unis votent, en 1952, pour l’inscription de la question tunisienne à l’ordre du jour de l’ONU 34 . La pression internationale, forte, est un élément d’explication de la position de PMF. L’ONU recommande en effet « le développement de libres institutions dans les deux protectorats ». Elle n’est pas un élément d’interprétation de sa position. Pierre Mendès France est très libéral quand il s’agit de la Tunisie. Le nationalisme algérien, en revanche, n’est pas seulement illégitime, mais il est, en tant que contradiction dans les termes, sans existence. Comme on ne veut pas entendre leur voix dans les élections (Naegelen), on ne peut entendre leurs cris dans les soulèvements (Mendès France). Définitivement, les Algériens ne peuvent, en tant que subalternes, parler...
Ils le peuvent d’autant moins que les Français ne peuvent ni ne veulent comprendre leur langue. L’Algérien, c’est l’Arabe de Camus : un étranger muet, sous le soleil, un couteau à la main... Si, au Maroc et en Tunisie, on enseigne l’arabe classique dans les collèges musulmans, en Algérie, même en 1954, les oppositions sont d’autant plus fortes qu’elles sont revendiquées comme républicaines. Le Bulletin de la Section d’Alger du Syndicat national des instituteurs de l’Union française, par exemple, soutient la position adoptée par les inspecteurs de l’enseignement primaire en Algérie, qui réclament la suppression de l’enseignement de l’arabe rendu obligatoire par le statut de 1947. Pourtant, la demande de l’UDMA concernant l’enseignement de l’arabe n’avait jamais été vraiment prise en conisdération...
Il ne pouvait donc y avoir, en Algérie, d’« interlocuteur valable ». Dans sa lettre à Guy Mollet du 21 avril 1956, Pierre Mendès France reviendra sur la question des « interlocuteurs valables» en ces termes:
« Mais, dit-on […] il n’y a pas d’interlocuteurs valables et représentatifs; et ceux qui prétendent compter pour tels refusent toute discussion, animés qu’ils sont par un sectarisme totalitaire, par un fanatisme sans limite qui interdit toute transaction ; c’est l’indépendance tout court qu’ils revendiquent, et, avec elle, le départ pur et simple des Français et de la France. D’autres admettent qu’il faudra parler un jour ; mais d’abord, disent-ils, il faut emporter des victoires pour changer le climat, pour permettre aux éléments modérés de sortir de l’attentisme où ils se réfugient et de causer avec nous. D’autres encore accusent les interventions de l’étranger. »
Pierre Mendès France conclut cet état des lieux de la manière qui suit: « On sait aujourd’hui ce que valaient ces argu-ments et où ils nous ont conduit. Ne renouvelons pas les mêmes erreurs. » 35 . On sait le refus de Pierre Mendès France de ne discuter qu’avec des interlocuteurs à sa convenance. On sait qu’il a toujours défendu la discussion avec les ennemis. On se rappelle la thèse selon laquelle il n’y avait pas alors, contrairement à la Tunisie, d’élite en Algérie, et donc d’interlocuteurs. Mais Pierre Mendès France ne reçut pas, lorsqu’il était président du Conseil, Ferhat Abbas et Ahmed Francis, qui s’efforçaient, selon le témoignage de Mohammed Harbi, d’obtenir un entretien avec lui. Le caractère libéral de la position de Mendès France, écrit M. Harbi 36 , gênait les radicaux algériens « mais les modérés en attendaient une aide qui ne viendra pas ». Le dialogue tel que Mendès France l’entendait, en effet, s’il s’effectuait avec des ennemis, supposait en définitive la guerre. Or son optique républicaine tout autant que son diagnostic ne lui permettaient pas d’envisager, comme on a pu le voir, de réponse au Manifeste du 1er novembre, laquelle aurait valu pour reconnaissance de la rupture de la paix intérieure (autrement dit de la désintégration de la République) et, ipso facto, comme constitution des adversaires ou des opposants en ennemis. C’est donc tardivement, dans sa lettre à Guy Mollet, qu’il préconise le dialogue, mais pour invalider immédiatement le seul interlocuteur qui lui paraissait valable parce que républicain : Ferhat Abbas. « Ferhat Abbas, écrit-il, est le symbole de ces éléments qui revendiquaient naguère dans le cadre français, mais que nous avons déçus et qui sont passés de l’autre côté. » Aussi Pierre Mendès France considère-t-il que l’issue réside dans « l’acquiescement indispensable des masses » à « un état de choses nouveau ». Nonobstant, comme les contacts devinrent absolument inévitables, Jacques Soustelle confiera cette tâche à Vincent Monteil qui, dès février 1955, rencontrera à Tunis Mostefa Ben Boulaïd, chef de la zone des Aurès, qui venait d’être arrêté par la DST. Mais d’une part contact dit davantage information que négociation; et, d’autre part, ce qui était officieusement fait ne pouvait être officiellement dit. Le 25 octobre 1956, soit deux ans après le début de l’insurrection, trois jours après que l’avion dans lequel se trouvaient quatre chefs historiques du FLN, dont Ben Bella, fut intercepté, Pierre Mendès France se refuse toujours à toute négociation: «S’agirait-il, s’interroge-t-il, d’entamer des négociations directes avec ceux qui nous combattent ou avec ceux que nous venons de capturer? Je crois pour ma part que ces négociations seraient inopportunes. Elles créeraient, elles cristalliseraient une situation à laquelle je ne peux me résigner quant à moi. » 37
Pour le dire autrement, le nationalisme algérien ne saurait être que français ou n’être pas. Dès lors, la France est à elle-même sa propre interlocutrice. « La République est une et indivisible. Le gouverneur général représente la République une et indivisible et il ne serait pas question qu’il fit une politique autre que celle de la République » déclare Pierre Mendès France à propos de la nomination de Soustelle 38 . En témoigne l’analogie que Pierre Mendès France établit entre Algériens «indépendantistes » d’une part, Alsaciens et Lorrains «autonomistes» d’autre part. II n’y a donc pas véritablement de nationalistes algériens, mais il y a des algériens autonomistes. « Que l’on ne dise pas que les élections pourraient conduire à l’Assemblée algérienne et, peut-être, à l’Assemblée nationale, des hommes dont la tendance et les opinions risqueraient de nous offenser ou de porter atteinte à cette unité que nous voulons reconstituer, entre l’Algérie et la Métropole. L’unité est plus menacée par les désordres et par les troubles sanglants auxquels nous assistons que par l’apparition, dans le cadre de notre législation républicaine généreusement ouverte à tous, d’un certain nombre d’hommes nouveaux capables de faire part de leurs sentiments mêmes d’opposition. Après l’autre guerre, il y a eu aussi, et nous en avons souffert par moments, des Alsaciens et des Lorrains, en petit nombre heureusement, élus à l’Assemblée nationale et qui exprimaient des sentiments autonomistes. Leurs paroles à la tribune de l’Assemblée nous ont souvent peinés et offensés. Mais il valait beaucoup mieux avoir ces hommes dans notre Parlement et y parlant librement plutôt que de les savoir dans des maquis, menant la révolte contre nous, dans les Vosges !» 39 Les nationalistes algériens ne sont donc en définitive que des Alsaciens du Sud! Et, à entendre Pierre Mendès France, ce sont avant tout des sentimentaux ! Naegelen, à la fin des années quarante, avait déjà fait cette comparaison...
Conclusion
Les débats, polémiques et autres discussions actuelles montrent moins l’importance des mémoires (et de ce que l’on nomme « groupes de mémoire » sur le modèle des « groupes de parole ») que la force de la transmission. Celle-ci repose largement sur un impensé commun, notamment politique quand celle-là se fonde sur l’illusion du souvenir : l’illusion que, du passé, on se souvient. Les représentations, qu’elles soient visuelles, qu’elles soient langagières, qu’elles soient savantes, se transmettent à l’insu de ceux qui les transmettent. Il suffit, pour cela, de « répéter ». Quelques exemples suffisent à le percevoir. Lorsqu’un historien contemporain reprend la notion de « musulman évolué », il reprend naïvement l’opposition coloniale de l’indigène évolué (francisé) et arriéré (tel qu’en lui-même l’éternité le change, comme dirait le poète). Lorsqu’un historien contemporain reprend la notion de colonisation, il reprend, également, une catégorie coloniale. Ce n’est que du point de vue d’un État colonial qu’il y a colonisation plutôt que colonie. L’État colonial n’en a jamais fini, en effet, de coloniser et les territoires, et les populations. Ce qui n’est pas assez pour le colonisateur est déjà trop pour le colonisé ! C’est l’impensé des représentations qui accueille les souvenirs. On l’oublie trop souvent.
Cet impensé commun anime également les positions, comme on vient de le voir, avec Pierre Mendès France, les plus vertueuses et les plus honorables. Mais jamais, la critique philosophique ne s’est réduite à une simple évaluation de la vertu et de l’honneur, à un jugement moral. Celui-ci ne concerne, on le sait, que le valet de chambre (il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, disait Goethe, ce à quoi Hegel ajoutait : il n’y a pas de grand homme non plus pour le maître d’école, le spécialiste de la moralité...). Le républicanisme a sa part de naïveté, c’est-à-dire d’ignorance, y compris quand il se place du côté du colonisé ou, plus généralement, de ce que l’école indienne appelle depuis vingt ans le subalterne. Il a sa part de responsabilité quand, du subalterne, il ne veut, c’est-à-dire il ne peut, rien entendre.
Voici pourquoi il faut et penser la colonie et décoloniser la philosophie.
-
Ferhat Abbas cité par Marc Ferro, Histoire des colonisations, Seuil, p 337-338 ↩
-
Cité par Daniel Rivet, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Hachette 2002 p 369 ↩
-
En Algérie, c’est en vertu de la loi Messimy de 1908 sur l’extension de la conscription aux sujets indigènes que les musulmans d’Algérie sont enrôlés, pendant la première guerre. ↩
-
Chiffres donnés par Christine Levisse-Touzé in L’Afrique du Nord dans la guerre 1939-1945 Albin-Michel 2000 p 366 et discutés par Daniel Rivet Ibid. p 364 Voir aussi Capitaine Coldefy « Une éducation brusquée. Le soldat nord-africain et les campagnes d’Europe »in Les Etudes février 1947 ↩
-
Cité par Marc Ferro, p 406 ↩
-
Cité par Marc Ferro, p 399 ↩
-
Ibid., p 401 ↩
-
Cité par Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine 1871-1954, PUF 1979 p 566. ↩
-
Ibid., p 570 ↩
-
Ibid., p 571 ↩
-
Cité par Daniel Rivet, p 382 ↩
-
OC III, p 51 ↩
-
OC III, p 55 ↩
-
Terme préférable à celui de guerre de décolonisation. La décolonisation, en effet, est un processus qu’aucune guerre ne peut, en elle-même, accomplir puisque la décolonisation se résoudrait, alors, à un simple transfert de souveraineté, ce qui est une vue bien courte et une façon bien réductrice d’entendre le terme de « décolonisation ». La décolonisation est un processus, fondé sur des actions, qui a lieu non seulement dans le pays colonisé mais dans le pays colonisateur. On ne le sait pas assez. ↩
-
OC III, p 419 ↩
-
Cité par Daniel Rivet, p 215 ↩
-
OC III, p 455 ↩
-
Cité par Daniel Rivet, p 341 ↩
-
Cité par Marc Ferro, p 338 ↩
-
Ibid. ↩
-
Ibid., p 339 ↩
-
Télégramme daté du 22 octobre 1954 OC III p414-415 François Mitterrand s’était rendu en Algérie du 16 au 22 octobre, à la suite du tremblement de terre d’Orléanville. ↩
-
F.O.Giesbert, Mitterrand ou la tentation de l’histoire, Seuil, 1977, p 120 ↩
-
Rapport intitulé « Pour une administration plus soucieuse des problèmes humains », in Archives IPMF, Algérie III D, pp. 18-19. ↩
-
26 janvier 1955, OC III, p 690 Inversement, en améliorant les conditions de production du pays, «le progrès économique entraînant comme toujours le progrès social, les causes profondes du trouble politique seront graduellement éliminées». Ib. Pour Pierre Mendès France, l’ordre «n’est pas une notion dissociable du progrès politique, économique et social». Intervention à l’Assemblée nationale du 3 février 1955, Oe ; tome 3, p 711. La devise de Pierre Mendès France serait donc comme un héritage d’Auguste Comte : ordre et progrès. ↩
-
Journal Officiel séance du 20 mars 1956 p 1073 ↩
-
La première évaluation a été faite par Delavignette, la seconde par Maspétiol. Pierre Mendès France se fonde sur ces chiffres et en fait état dans son discours du 5 novembre 1955, lors du Congrès du Parti radical. Voir OC IV, p 127 ↩
-
Archives IPMF, Algérie II C ↩
-
Voir le compte rendu n° 1432/232 du 18 juin 1954, Archives IPMF, Algérie II C. ↩
-
Intervention à l’Assemblée nationale du 12 novembre 1954, OC III, p 455-456 ↩
-
Daniel Rivet, Ibid. p 211 ↩
-
Le traité de Fès du 30 mars 1912 reprend mot pour mot le traité du Bardo (1881) et la convention annexe de La Marsa (1883). ↩
-
Voir Bernard Droz « Main basse sur les terres » in L’Algérie des Français Présentation C.R.Ageron Seuil 1993, p 71-83 ↩
-
S’ils ne le font pas pour le Maroc, c’est parce que la France leur a concédé des bases militaires. Les Américains n’ont donc pas, pour cela, réagi à la déposition du sultan. ↩
-
OC IV, p. 175-176 ↩
-
« Pierre Mendès France, le FLN et l’Algérie », in Pierre Mendès France et le rôle de la France dans le monde, PUG, 1991, pp. 371 sq ↩
-
OC IV, p 225 ↩
-
26 janvier 1955 OC 3, p 692 ↩
-
OC IV, p126-127 ↩