En suivant E. Castells, est compris sous appellation « société de l’information » le phénomène technologique qui applique l’information et le savoir « … aux procédés de création des connaissances et de traitement/diffusion de l’information en boucle de rétroaction cumulative entre l’innovation et ses utilisations pratiques 1 . ». L’information devient ressource essentielle au cœur du système marchand, qui comme tout autre bien subit la standardisation nécessaire à sa diffusion de masse par des processus technologiques reposant sur l’électronique, tels la télévision ou Internet. L’évolution des années 1980-90 équivaut à une accélération et à la mondialisation de ces technologies. Confronté à l’ampleur du phénomène, une de ses lectures sous l’étiquette « communication » invite à l’observer, le décrire, et s’en réjouir, fasciné par les études quantitatives portant sur les augmentations de puissance de calcul, de vitesse de transmission, de facilités offertes aux utilisateurs (miniaturisation, mobilité, etc.). Ces outils de communication, pense-t-on, permettraient de résoudre les problèmes de décrochages sociaux, et contribueraient ainsi automatiquement à la garantie de l’ordre social suivant le postulat : plus les moyens de communication s’améliorent, plus l’intégration sociétale est renforcée. Ou encore, l’idée soutenue est qu’avec un retour d’information constant, les institutions, les organisations rétroagissent en temps réel et s’adaptent à la demande, réduisant ainsi la mauvaise compréhension entre gouvernés et gouvernants. La société de l’information organisée en réseaux devient de ce fait une garantie de légitimité politique. Mais l’équation ne tient pas.
« La communication fonctionnelle » telle que la dénomme D. Wolton n’a pas raison de la « communication normative » et un espace critique demeure 2 ; au nom des valeurs culturelles universalistes – à savoir les droits de la personne qui impliquent un respect de la vie privée d’une part et la démocratie qui induit une participation raisonnée à la décision publique d’autre part – l’appréhension des faits de communication au sein d’un cadre démocratique, mais ne visant pas à le remplacer, demeure plausible. Cette théorie démocratique de la communication pose pour base que cette dernière recèle un potentiel conflictuel irrépressible et donc que l’œuvre communicante est une domestication de la tension, un effort pour faire avec l’altérité sans la nier, une tolérance et une gestion rationnelle de la différence. Le réalisme critique insiste sur les glissements de sens, les malentendus, les bruits inhérents à tout échange symbolique du fait de la grille interprétative propre à chaque émetteur et récepteur, autant de constats sous-estimés par l’utopie de la communication fonctionnelle intégrant automatiquement les agents, les secteurs, etc.
Les recherches relevant d’une telle problématique sont classées en corpus critique scindé en courant radical et en courant empiriste-critique. La présentation de cette dialectique permet par exemple de proposer deux conceptions différentes du rapport entre information et communication selon la lecture retenue. Dans le second cas – courant réaliste –, un regard critique possible est projeté sur une communication politique dans le cadre du régime démocratique ; dans le premier cas – courant radical –, la même fait l’objet d’une dénonciation relativement systématique. Selon l’acception donnée à la communication par les « radicaux », cette dernière signifie l’absorption de l’information par la logique du marché et de la technologie, alors que « les critiques réalistes » continuent de valoriser l’information, même standardisée par les technologies électroniques 3 . Le mea culpa des grands médias des USA depuis 2004 sur leur propre traitement de la guerre du Golfe II semble indiquer que la reconnaissance d’erreurs, la correction de la stratégie informationnelle menée demeurent possibles dans une démocratie qui valorise encore la recherche de l’information correcte…
Une fois ces définitions posées, de façon certes sommaire, quelle est la problématique de l’article ? Il s’agit de tenter une courte relativisation, en adoptant une approche de réalisme critique, d’une conception utopique 4 de la société de l’information ; utopique en ce qu’elle ignore la saturation de la communication contemporaine, notamment politique, d’indices au détriment des symboles 5 ; utopique encore, en ce qu’elle tente un amalgame entre communication et démocratie ; utopique enfin, car elle offre une représentation schématique de l’organisation sociale en réseau, devenant une idéologie sous-estimant l’effet des hiérarchies et des institutions. L’ensemble de ces thèmes tend à démontrer l’hypothèse : la réalité de la société de l’information – en tant que l’échange de données informationnelles valorisé comme ressource fondamentale progresse en temps et en volume notamment via les technologies informatiques –, n’équivaut pas automatiquement en vertu d’une doctrine utopique, à un progrès de la démocratie, soit notamment à une traduction raisonnée des controverses, à leur débat public, à la participation des citoyens à la résolution des enjeux.
Communication : l’information subjective prime
Contrairement à une pensée radicale, le courant réaliste critique souligne que la valorisation de la communication au cœur du régime démocratique est incontournable, quand elle traduit la reconnaissance à la fois de l’affrontement et du dialogue au sein de l’espace public. Le renvoi à Habermas est illustratif 6 . De sorte que dans le cadre du réalisme critique, la communication politique apparaît à la fois comme valorisée et problématique. Valorisée parce qu’elle répond au souci démocratique par excellence d’un rapport de légitimité et de légitimation ; problématique, parce qu’identifiée comme objet d’étude, son enjeu institutionnel contemporain, son approche doit garder de la distance par rapport à l’engouement des « nouveaux » médias qui procèdent des mutations technologiques numériques. En fonction de la problématique dit du réalisme critique peut être ainsi abordé le phénomène informationnel, entendu comme extension à base technologique de la vitesse de communication de l’information depuis une trentaine d’années, spécialisant davantage encore la professionnalisation du secteur de la communication, notamment de la communication publique et politique. Le système de la communication a incontestablement gagné en efficience, pour reprendre une grille de lecture quasi cybernétique 7 , avec la médiatisation audiovisuelle. La transcription du jeu est absorbée par des règles pragmatiques qui autorisent un surcroît de richesse de datas transmises au citoyen et contribuent aussi à diffuser à un public plus large, les données de base relatives aux questions abordées.
Une autre conséquence de l’accélération est la dramatisation personnalisée du débat public, le temps de la réflexion participant peu de l’environnement informationnel ordinaire de la personne. En effet, la diffusion du message suit de moins en moins le cours de l’argumentation d’un discours et de plus en plus la fabrication et la promotion d’icônes et d’indices, l’ensemble composant des images subjectivées des enjeux. La médiatisation numérique impose comme technologie contemporaine un ensemble de règles centrées sur l’esthétique, notamment corporelle. Le consommateur est demandeur de tels produits médiatiques où les critères caractérologiques prévalent dans l’appréhension du « message ». La combinaison de la probabilité et du numérique a indubitablement bouleversé l’économie de la communication et partant, le rapport réflexif entretenu entre le message et le citoyen. Elle a non seulement modifié, mais sans doute édulcoré, la dimension rationnelle au bénéfice d’une mémorisation et d’une identification moins lente et plus émotionnelle. Par exemple, la réduction des termes et des thèmes afférents au discours politique, les règles esthétiques s’imposant à l’habillage et à la gestuelle, minimisent la complexité des signes partagés dans les échanges symboliques. De ce point de vue, l’évolution technologique accompagne une transformation des attitudes et des comportements (et ne la détermine pas). Ainsi, les praticiens et quelques théoriciens de la « communication heureuse », en dépit de quelques réserves, participent de la dilution de la frontière entre public et privé. De ce point de vue peut être interrogée la starisation d’une certaine fraction du personnel politique, qui semble délaisser le goût du débat au bénéfice de la présentation d’une image personnelle préconstruite. De sorte qu’en imitant le people réservé aux stars, émissions et reportages sur papier glacé inventent des figures imaginaires répondant aux rêves du public ; la vie politique au sens privé devient un roman, à l’instar de l’image fabriquée du couple Kennedy dès les années 60 8 … Les spots télévisés du candidat Bush, plongeant le premier personnage des USA dans un contexte privé, celui de la religion, ou de la famille, renforcent l’identité entre père de famille et père de la Nation ; sur ce point, la nouvelle technologie médiatique est au service des analogies les plus archaïques et en renforce l’efficace subjectivante. Plus prononcée dans les cultures anglo-saxonnes, cette dynamique concerne les autres aires géopolitiques. Il en est ainsi de toutes les « proximités » devenues slogans.
L’utopie : l’information réduite à la communication
La régulation communicationnelle donne lieu à l’élaboration progressive d’un corpus de doctrine et d’un savoir-faire pragmatique. Ces règles correspondent à une accélération de la vitesse informationnelle qui trouve avec Internet un nouvel outil et avec la thématique de la démocratie électronique un additif à sa gangue de légitimation futuriste : grâce à l’électronique, la réactivité est immédiate et l’intervention citoyenne devient consumériste, au mépris du temps de la réflexion… La conception de la démocratie du public s’oppose alors à celle de la démocratie représentative fondée sur un échelonnement procédural très cartésien des temps politiques. L’utopie d’une démocratie réduite à la préoccupation de la communication a pour procédure la transparence et pour contexte les nouvelles technologies. Ph. Breton prévient : le risque provient d’une substitution de l’utopie de la communication à une théorie de la démocratie ; et de s’interroger :
« … comment l’outil, qui devait simplement être un média, un "milieu" par lequel où transitent les messages, est-il devenu un "centre", qui, au mieux, les déforme et au pis les absorbe ? » 9 .
Ce phénomène est accentué sur le plan idéel 10 par la solidification de l’utopie de la communication. Ainsi, comme le suggèrent MM. Breton et Wolton naît parallèlement à l’essor des technologies de la communication et au corpus de règles techniques relatif une utopie assimilant cette expansion au progrès démocratique, à une meilleure compréhension entre individus. Et partant non seulement d’un écrasement des hiérarchies et limites organisationnelles connues (notamment, celles politiques, de l’État-Nation), mais encore et surtout à un triomphe sur l’entropie, contrevenant à l’avancée de la division sociale. Bref, la nouvelle communication serait la nouvelle démocratie. La logique de légitimation du sondage procède d’un tel sous-bassement idéologique ; en effet, dans une démocratie de masse, le sondage est justifié par certains comme moyen d’organiser une mise en examen permanente de l’action politique, vérifiant à loisir son approbation ou son rejet. La valorisation de l’opinion explique alors que cette perfusion permet d’éviter le creusement du divorce entre politiciens et électorat. Mais les trente dernières années semblent indiquer que la profusion d’enquêtes ne favorise guère le retour en grâce de l’action politique d’une part, qu’elle n’établit en rien une sorte de mandat impératif tempéré de l’autre.
L’essor contemporain de l’utopie de la communication s’inscrirait dans le contexte d’après-guerre 11 , scandé sur le plan des idées par le recul du politique et obsédé par les idées de transparence et de fusion. Si une telle idéologie naît en réaction aux barbaries du 20e siècle, elle procède en fait, explique l’auteur, de la même matrice que les utopies du 19e… Cependant, à la différence des idéologies totales des deux derniers siècles, l’utopie de la communication ne postule pas la purification de la société ; elle n’envisage pas la communautarisation après désignation d’un ennemi à réduire, mais procède par absorption holiste. En ceci, la valorisation de la communication pour elle-même bénéficie en effet de l’affadissement des clivages historiques. La logique systémique du contrôle politique contemporain encourage la dissolution du clivage droite/gauche, dans une volonté délibérée de s’accorder sur un fond commun de préférences normées, que seraient la sauvegarde de la planète, les droits de l’homme, le libéralisme économique et le sens du compromis. Si fonder un contrat social sur un tel corpus de valeurs n’est pas nouveau, la singularité tient à ce que le jeu des forces sociopolitiques actuel tend à focaliser la communication sur ce noyau consensuel de façon peu différenciée et répétitive, à l’instar de la référence lancinante à la bonne gouvernance... Qui est contre ? Un tel dévers discursif à l’avantage des techniques concerne également l’appréhension du champ proprement politique, puisque les articles de presse ne s’intéressent guère aux réflexions de fond des partis sur le devenir souhaitable de la société – sinon en temps de campagne et encore –, mais abondent de détails sur les tactiques. La subsomption tactique du discours politique et des commentaires relatifs, relève du temps court des échanges de coups et évacue les dimensions du temps moyen et long. Dans cette période d’incertitude, une certaine ombre est jetée sur les déclinaisons différenciées des valeurs dans la mesure où elles sont en travail ; la maturation est longue et difficile.
La visibilité est donc projetée sur le premier niveau de la pensée, le niveau indivis, le dogme. Dans un contexte qui valorise à outrance la communication comme mode du consensus, l’idéologie contestataire prend surtout les contours d’un extrémisme anti-universaliste xénophobe, pariant sur l’impossibilité du partage avec alter. Ce dernier se nourrit de l’artificialisation du lien social, grosse d’un retournement radical et d’une contestation extrémiste de la part d’une fraction des citoyens dont l’incapacité à l’intégration se transforme en rejet ici de la communication au sens littéral, soit de la rencontre et donc du dialogue et pour finir de l’altérité. La réaction protestataire englobe un rejet explicite des journalistes et du système médiatique, qui à l’extrême droite et au sein d’une extrême gauche anti-israélienne, prend la tournure xénophobe et anti-judaïque connue. Lorsque l’utopie communicante valorise l’échange en soi et pour soi, d’autres populismes dénoncent le système et les élites en place ; ils tentent chacun de valoriser un sentiment identitaire parfois territorialisé (régionalismes, etc.), ce qui exclut rarement une dimension de rejet stigmatisant. Dans cette dernière, dénonciation de la communication médiatique et du marché mondialisé vont souvent de pair. Car les deux se veulent u-topos, phénomènes de flux peu régulés.
Fort de ces analyses, le courant du réalisme critique se demande si trop de communication par la technologie n’aboutit pas pour ses praticiens obsessionnels aux mêmes résultats que ses pourfendeurs extrémistes :
« … dans le cadre du "droit à la communication" lié au modèle occidental de l’individu, on constate une dérive égotiste où le problème est moins le dialogue avec autrui que la simple revendication du droit à l’expression dans une sorte de quête narcissique infinie. » 12 .
Un tel engouement peut contribuer à inverser le sens de la communication politique, qui n’est plus au service de la démocratisation d’un projet, mais s’impose comme objet de l’activité, son contenu n’étant plus qu’annexe : communiquer pour communiquer, pour le plaisir de reconnaissance immédiate octroyé dans la sphère publique par des apparitions médiatiques, progressivement capitalisées afin de construire une figure. Comme le remarque le politologue R. Cayrol, la recherche de l’efficacité n’est pas la seule motivation de la fréquentation assidue des médias par l’élite politique : ils sont l’objet d’une fascination désormais certaine, qui en font la voie royale pour constituer une notoriété politique.
« Il s’agit plutôt du plaisir, du plaisir de se sentir devenir vedette, de côtoyer des vedettes dans les salles de maquillage et sur les plateaux » 13 …
Loin de ne concerner que les notoriétés, les petits candidats à la Présidentielle semblent parfois céder à l’attraction fatale de la lumière des plateaux télévisés pour y tenter des coups marquant les mémoires.
Outre l’instantanéité des pratiques, la valorisation de la tactique est abondante au détriment de la constance stratégique et donc, de la pédagogie. En érigeant le seul acte de communiquer comme valeur, le contenu de l’échange se dissout et le relativisme de l’argumentation devient norme pragmatique. Du côté du citoyen, le zapping revient à consommer des candidats en ne tenant pas compte des discours et référents idéels au prétexte que tous ces prétendants « racontent la même chose ». La motivation du vote est alors indicielle et « chaleureuse », subjective et personnalisée, pouvant récompenser l’expression populiste des mécontentements et la démagogie autoritaire. Ce second mouvement ne débouche cependant pas seulement sur un « revivalisme » contestataire des racines idéelles de la démocratie. Il trouve aussi son exutoire dans l’indifférence politique compensée par des pratiques culturelles vécues sur le mode du rite collectif fusionnel (exemple de la « communion » cathodique religieuse et politique aux USA).
Le réseau d’informations n’est pas forcément démocratique
Le souci d’une meilleure compréhension interactive peut ainsi conduire à une obsession de l’efficacité et de la transparence, qui émousse la frontière établie entre domaine public et privé et bascule dans une nouvelle utopie totalitaire. La cybernétique invente notamment un monde où l’intérieur et le secret disparaissent au seul bénéfice de la circulation des flux d’informations : le risque est celui de dilution du sujet et de la responsabilité. J.-P. Esquenazi note par exemple les présupposés d’une conception de la démocratie qu’il qualifie de libérale selon lui structurée par la notion de réseau. Le réseau est indissociable de l’idée de flux d’informations, de circulation polycentrique et réversible. La communication ainsi pensée évacuerait à nouveau le sujet. Compterait surtout dans l’idéologie réticulaire le tube et la circulation des données. La valorisation exacerbée de la circulation rapide de l’information, de la circularité de l’entreprise masquent les enjeux et la structure de pouvoir prévalant à la construction du réseau. L’auteur distingue ainsi plusieurs pôles entre lesquels circulent les données. Immanquablement, les interdépendances structurant la démocratie représentative en sont affectées ; ainsi, à la démocratie articulée autour des assemblées, de l’exécutif et des partis, est accolée une démocratie d’opinion ou du public, fondée sur une représentation qui est à la fois statistique (sondages), numérique et indicielle/iconographique (médias contemporains). La démocratie du public 14 , si elle autorise une émancipation d’un contrôle politicien sur la fabrication et la reproduction des enjeux, n’en constitue pas moins un cadre objectivé et institutionnalisé, incontestablement plus proche du marché que le précédent, et de fait, pris dans une rationalité à la fois marginaliste (renouvellement, optimum) et consumériste (émotion, répétition). De sorte que lors d’une campagne, l’effet d’amorçage, s’il devient prédominant écorne la dimension réflexive de la citoyenneté.
Ainsi, opinion et réseau présentent les faces kaléidoscopiques de la même réalité, celle de la démocratie libérale (au sens économique et politique) fondée sur l’idée que l’individu est redevable de performances, de coups. Dès lors l’agrégation des attentes et des solutions au regard de préférences collectives, soit en fonction de visions objectivées du monde désirable peine à perdurer et à être compris par le public. La fluidité des hiérarchie rend le jeu et ses règles plus incertain, moins clair : et de plus en plus de citoyens ne se sentent pas aptes à choisir, ne comprennent plus l’ordonnancement des préférences politiques et en déclarent du reste de moins en moins… Pour autant, les réseaux organisent et structurent des pouvoirs et des hiérarchies, qui sous les masques de la transparence et de la négociation, sont peu lisibles par le grand public et parfois même pour les praticiens, à l’instar de l’enchevêtrement des responsabilités qualifiant la juxtaposition des décentralisations.
La quantité croissante d’informations ne joue pas en faveur de l’amélioration du savoir. Le constat semble s’imposer en matière de culture politique, si l’on considère que la malléabilité des comportements de cet ordre, corrélée à la propagation de la médiatisation de masse de l’information, correspondent à un appauvrissement du schème de perception et d’interprétation (soit à une substitution croissante de la part émotionnelle à la part rationnelle 15 ). La vitesse de substitution et de transmission de l’information n’arrange rien au délabrement de la structure logique du message tel que transmis ; cette remarque vaut pour le langage, la rhétorique contemporaine n’est plus que l’ombre de sa mère classique 16 . Mais les mémoires collectives ne peuvent disparaître quel que soit dans un premier temps l’effet déstabilisateur des « nouvelles » technologies. Tant bien que mal, signe d’une articulation délicate entre rationalités de gouvernement et de gouvernance 17 , démocratie représentative et d’opinion échafaudent un compromis. Mais au sens de la participation des citoyens, de la structuration des projets politiques en controverses, débats pédagogiques et différenciés permettant de rendre plus argumentés les alternances, la démocratie peine à trouver un nouvel équilibre. La maturation de régimes satisfaisants relatifs aux sociétés de l’information demeure problématique. En conséquence, surcroît de vitesse de transmission de l’information et innovations technologiques n’équivalent pas automatiquement à démocratisation 18 .
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Castells, E., La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998. Le premier tome intitulé « l’ère de l’information » fournit une définition riche de la société de l’information. ↩
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Selon D. Wolton, la communication peut recevoir trois définitions. En premier lieu, elle consiste en l’échange de signes et symboles propres à un « … modèle culturel, c’est à dire à une représentation de l’autre… ». Le modèle culturel « occidental » correspond à la valorisation d’un équilibre évolutif entre liberté et égalité trouvant son expression politique dans la démocratie. L’auteur rappelle en second lieu qu’en vertu des évolutions technologiques, la communication finit par désigner les médias qui autorisent les échanges à distance. Enfin, en troisième lieu et pour la sociologie systémique, la communication remplit une fonction d’intégration sociale majeure, ou communication fonctionnelle en référence au systémo-fonctionnalisme. Cf. Wolton, D., Penser la communication, Paris, Flammarion, 1997 ↩
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La notion d’information demeure liée dans l’histoire des idées à la théorie de la démocratie des 18e et 19e siècle et plus particulièrement au rôle alors dévolu à la presse, à savoir une lecture circonstanciée des données transmises par le pouvoir. Voir notamment Balle, F., Les médias, Paris, PUF, QSJ, 2004. ↩
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L’utopie est une projection en dehors des repères géopolitiques communs ; elle définit un espace politique imaginaire très éloigné du monde concret. ↩
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Pierce distingue la communication symbolique de l’ordre du discours, de la communication iconographique (cinéma et photographie), enfin la communication indicielle véhiculée par les médias électronique. Cf. Véron El., « Interfaces. Sur la démocratie audiovisuelle avancée », Hermès, n° 4, 1989, p. 114. Voir aussi sur ces définitions, Breton, Ph., Proulx, L’explosion de la communication à l’aube du XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2002. ↩
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Habermas, J., Droit et démocratie, Paris, NRF essais, 1997. ↩
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Ph. Breton de caractériser la cybernétique comme tentative de science totale, « … censée contenir tout à la fois sa théorie et sa pratique, les conditions et les conséquences de son emploi, et pour finir, son éthique. » dans Breton, Ph., L’utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1995, p. 20. Et de remarquer comment Wiener à l’origine du raisonnement cybernétique extrapole des constats mathématiques et biologiques sur des relations humaines, par analogie et glissements métaphoriques successifs. Cette problématique conduit à l’évacuation de l’intériorité des acteurs. ↩
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cf. documentaire P. Jeudy, « Ce que savait J. Kennedy », France 3, 2003. ↩
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Breton, Ph., op. cit., p. 8. ↩
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Godelier, M., L’idéel et le matériel, Paris, Le Livre de poche, coll. Essais, 1984. ↩
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Ph. Breton rappelle que l’utopie de la communication naît aux États-Unis en réaction à la progression des totalitarismes et à l’expérience la plus horrifiante que l’histoire humaine ait connue, à savoir l’emploi systématique par l’État et sans aucun contrôle éthique et juridique, des moyens les plus sophistiqués pour détruire implacablement des personnes assumant une identité spécifique. ↩
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Wolton, D., op. cit., p. 32. ↩
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Cayrol, R., Sondages, mode d’emploi, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, p. 42. ↩
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Cf. Manin, B., Principes du Gouvernement représentatif, Paris, Champs, Flammarion, 1996. ↩
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Le média de masse préserve néanmoins à la différence du net, la distance et alimente les conversations ultérieures. Internet véhicule du texte et donc donne aussi lieu à un travail réflexif sur symbole et non sur indice. ↩
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Cf. Cotteret, J.-M., La magie du discours, Paris, Michalon, 2000, p. 230 et Meyer M., La rhétorique, Paris, PUF, 2004. ↩
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Sur ce thème cf. par exemple ss. Dir. De Favre, P., Hayward, J., Schemeil, Y., Être gouverné, études en l’honneur de J. Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003. ↩
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L’ouvrage Stratégies et régulations présidentialisées sous la Ve République, Paris, Éditions Connaissances et Savoirs, 2005 adapte cette problématique au régime politique français. ↩