Le chef de l’État de la République française, J. Chirac a donc décidé le 31 mars de promulguer la loi sur le Contrat Première Embauche (CPE), tout en signifiant immédiatement que deux de ses dispositions clés ne s’appliqueront pas. Il s’agit d’une nouvelle innovation de l’ancien Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, qui devenu président, multiplie les pratiques originales dont le sens constitutionnel est peu compréhensible.
Premier point : en nommant A. Juppé en 1995, il utilise un pouvoir propre de la Constitution, majeur en matière d’arbitrage des pouvoirs publics, à contresens.
En effet, il désigne ainsi un proche, fermement opposé pendant la campagne à son rival, E. Balladur, comme chef du gouvernement. Via une telle nomination, aucun signe de réconciliation n’est envoyé à la majorité parlementaire préexistant à son élection. L’ancien Premier ministre de F. Mitterrand avait fidélisé un nombre certain de députés, qui veillent en conséquence entre 1995 et 1997 à fournir des soutiens critiques au présidentialisme chiraquien. Ils consentent d’autant plus à exprimer leurs réserves que la rue (déjà), rattrape J. Chirac. A. Juppé est très rapidement peu légitime.
Second point : en 1997, faut-il revenir sur l’innovation institutionnelle que constitue la dissolution tactique ? Oui. La décision relève également d’un pouvoir propre majeur. Son usage, une fois n’est pas coutume, ne correspond à aucun précédent.
Voici donc, en cas de victoire pour resserrer la majorité autour de J. Chirac , en cas de défaite pour ne rester que la seule tête d’opposition stabilisée, prise une décision certes conjoncturellement contre-productive, mais surtout institutionnellement non conforme à la pratique de la Ve République. L’usage de F. Mitterrand limite à deux ans la coexistence, l’exercice indiquant déjà ses insuffisances. Sans doute une certaine sagesse eût-elle recommandé à J. Chirac d’interrompre celle menée avec L. Jospin après un tel délai 1 . Les constats ont été faits : la coexistence institutionnelle fatigue les dyarches, use l’opinion, vieillit la politique. « Vieillis, usés, fatigués », tels étaient les deux candidats du premier tour de la Présidentielle de 2002, débouchant sur une réélection atypique, ne donnant pas un sens structurant au jeu politique pour le second mandat.
Troisième point : en 2000, lors de la dernière cohabitation est décidé le vote du quinquennat. Autre opération tactique, cette révision est rétrospectivement une erreur, dans la mesure où elle n’a contribué en rien à revaloriser les pratiques politiques.
Le vote du quinquennat illustre d’abord à quel point, une conception jacobine du droit conduit à des réformes par le haut, centrées sur des objets juridiques fondamentaux (la Constitution), alors que la crise sourd des pratiques (soit des normes et des acteurs politiques, élitaires,…). Les apports de la psychosociologie permettent peut-être de penser ce phénomène sous l’angle du transfert. Si des ajustements constitutionnels sont requis, le débat lancinant sur la Ve République masque le même penchant à se défouler sur les constructions lointaines pour mieux délaisser la révision des comportements ordinaires… Ce fait social bloque notre société.
Ensuite, ce raccourcissement de la temporalité présidentielle, après une cohabitation trop longue, participe dans l’immédiat d’une confusion des statuts de président et de Premier ministre. Il y a moins à la tête de l’État en France, un rôle clairement distinct institutionnalisant le temps long, celui de la réflexion, celui de la garantie au sens plein et non arbitral, de grandes orientations. Or, le politique est par définition le point de cohérence de l’historicité et doit publiquement assumer et légitimer l’intégration dans la longue durée des événements et des institutions… Un statut lisible pour assurer une telle fonction ne relève pas seulement d’un avatar monarchique. Le quinquennat sanctionne en partie la dissolution du statut présidentiel ; pour donner du sens à son pouvoir, il reste néanmoins en droit au chef de l’État, la possibilité de changer de Premier ministre ou la possibilité de dissoudre...
Quatrième point : en 2004, après des régionales sanction pour le gouvernement de J.-P. Raffarin, dans la perspective d’un référendum programmé sur l’Europe, J. Chirac devait au moins un an avant, désigner un nouveau Premier ministre pour relancer la mise en œuvre offensive des politiques.
Rien n’y fît : ni le précédent gaullien (Pompidou/Couve de Murville), – il est vrai peu invocable puisque débouchant sur la défaite –, ni le précédent mitterrandien, débouchant lui sur la victoire (Maastricht). La campagne référendaire a donc donné avec la complicité de L. Fabius, le résultat connu : un échec de politique européenne présidentialisée, un débat présidentiel antidaté de deux ans, qui laisse augurer d’un nouveau malentendu public en 2007, et d’une fin de mandat plus difficile encore que celle de F. Mitterrand après 1993.
Cinquième point : à ce sujet, la énième décision institutionnelle chiraquienne « innovante » est donc relative au CPE. Elle surprend pour son non sens juridique : promulguer une loi pour la dédire quelques jours plus tard, alors que dans le même temps, l’exécutif demande au parlement de modifier ses pratiques pour faire moins de lois, et de « bonnes » lois, est contradictoire.
Mais la rationalité utilitariste tactique, une fois encore, donne sens à la décision. Avec le référendum et le CPE, J. Chirac trouve-t-il l’occasion à quelques mois de la présidentielle, de renforcer le désordre politique à gauche et à contrario de mieux ranger son camp sous la bannière d’un chef incontesté ? Il semble dans tous les cas préserver quelques chances d’y parvenir.
Après le référendum, le PS n’a pas de leader, se perd dans le vide des phénomènes d’opinion et se dévalorise. Avec le CPE, se redonne-t-il un chef, une unité d’action ? Il est trop tôt pour répondre.
Le référendum est indirectement une bonne opération pour la droite : le président sortant est discrédité. Le renouvellement est légitime. La nomination de D. de Villepin formalise une concurrence maîtrisée avec l’héritier, N. Sarkozy. Quel effet peut avoir la décision sur le CPE ? En laissant l’équipe inchangée, le chef de l’État renforce pour quelques temps la solidarité de la majorité sortante. N. Sarkozy d’après ses déclarations, ne peut manquer d’apparaître désormais comme comptable de l’action du gouvernement. Pour autant, il est moins « usé » que D. de Villepin et le sera moins en ne devenant pas Premier ministre.
Par ailleurs, en promulguant la loi, le président signifie son intransigeance, en la modifiant ultérieurement, il signifie une certaine compréhension. Le message vaut davantage pour la mise en ordre de la majorité dans la perspective présidentielle, que vis-à-vis de la rue… et de la gauche parlementaire. Cette dernière risque de rester débordée par la première, l’évènement donnant l’occasion éventuelle au radicalisme de démontrer son extrémisme, effrayant l’électorat « moyen ». Avec le stratagème juridique, la gauche parlementaire aura moins l’occasion que lors d’une seconde lecture, de pratiquer l’obstruction par voie d’amendements. Elle justifiera difficilement le refus de voter les deux mesures qui tiennent compte des demandes des jeunes. Elle ne pourra pas voter le texte sans se déjuger auprès des manifestants. Une abstention n’est pas envisageable. La décision incompréhensible sur le plan institutionnel, trouve une signification essentiellement tactique et politique ; une nouvelle fois, il s’agit surtout de diviser l’opposition et d’étouffer les rivalités à droite.
Comme en 2005 avec la nomination de A. Juppé, la dissolution, le quinquennat, le référendum etc., la solution adoptée sur le CPE singularise une pratique constitutionnelle qui procède sans discontinuer par soustractions à court terme, pour permettre une addition politique à moyen terme. L’instrumentalisation tactique réitérée de la Constitution permet de « retirer les marrons du feu », comme dit l’adage. Le statut présidentiel exige néanmoins pour les enjeux structurants, de mettre la tactique au bénéfice d’une stratégie incluant donc une éthique. En la matière, l’histoire gaullienne est une leçon pour la France, l’histoire mitterrandienne une leçon pour l’Europe. Quelle est la leçon chiraquienne ?
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A cet égard, il est remarquable que ni les juristes et ni les politiques, en 1995 ou après, n’aient recommandé une modification de la Constitution par une disposition proscrivant toute cohabitation au-delà de deux ans. ↩