L’UNESCO a été conçu et institué à la conférence de Londres, en novembre 1945, dans le but de « contribuer au maintien de la paix et de la sécurité en resserrant, par l’éducation, la science et la culture, la collaboration entre les nations, afin d’assurer le respect universel de la justice, de la loi, des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous » (Acte constitutif, préambule). L’objet premier et fondamental de cette organisation est donc la paix ; et c’est seulement en vue de celle-ci qu’il s’agit de promouvoir la culture, la science et l’éducation. L’idée qui domine au lendemain de la seconde guerre mondiale est en effet que le fascisme et le nazisme se nourrissent d’une absence d’éducation aux valeurs universelles que sont les droits de l’homme, le respect des différences, l’égalité des hommes en droit et en dignité, la souveraineté des peuples et la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État, etc. Ainsi, la coopération intellectuelle, qui était dans l’entre-deux-guerres l’affaire de quelques commissions savantes (l’IICI, l’Institut international de coopération intellectuelle, fondé en 1924 ; la CICI, la Commission internationale de coopération intellectuelle, fondée en 1922, qui devient en 1931 l’OCI, l’Organisation de coopération intellectuelle), devient à partir de 1945 une priorité politique absolue. Les États-Unis, dont seuls les instituts privés travaillaient à cette coopération intellectuelle avant la seconde guerre mondiale, font dès lors de l’UNESCO une question de premier plan.
Ainsi, la culture est pensée en vue de la paix mondiale, et devient un enjeu politique assumé. C’est la politique qui s’invite dans la coopération intellectuelle, pour la contrôler, l’instrumentaliser, et, en quelque sorte, la rentabiliser. Attitude bien compréhensible à la vue des atrocités de la guerre, qu’il convient de bannir définitivement en éduquant les esprits aux valeurs de la Charte des Nations Unies. Il n’est plus question de laisser aux intellectuels une autonomie absolue, même sur des questions intellectuelles. Ayant pris conscience de l’importance de ces questions, la communauté internationale va d’une part trouver des financements jusque là inespérés pour ces organisations culturelles, et d’autre part exiger qu’elles rendent des comptes aux États qui les financent. Non seulement elles devront rendre des comptes, mais elles seront essentiellement contrôlées par les États eux-mêmes. Alors que l’OCI était une sorte de club de savants sans responsabilité vis-à-vis des États (mais aussi sans financement conséquent), l’UNESCO est proprement une organisation politique, contrôlée par ses États membres. Dès lors que la culture est mise expressément au service de la paix, l’organisation qui la prend en charge se devait d’être une organisation politique dans sa structure, son fonctionnement et son objet. Il en résulte pour nous deux questions essentielles : faut-il encore aujourd’hui penser la culture, la science et l’éducation dans l’horizon de la paix, ou bien les considérer comme des fins en soi et des richesses qui valent par elles-mêmes ? Une organisation culturelle est-elle légitimement et nécessairement politique, ou bien peut-on la concevoir comme une efficace source de droit, sans y associer les États qui devront en appliquer les directives ?
La nature politique et le fonctionnement démocratique légitime d’une organisation culturelle internationale
Nous traiterons ici essentiellement de la seconde question. Quant à la première, il nous semble que c’est le contexte géopolitique mondial qui impose, ou n’impose pas, la subordination de la culture à la question de la paix comme un mal nécessaire. Nécessaire ou pas, cette instrumentalisation n’en demeure pas moins, à nos yeux, une confusion néfaste de deux ordres distincts : l’ordre politique des conflits d’intérêts particuliers, et l’ordre culturel du désintéressement et de l’accès de tous à l’universel en quoi consiste notre Humanité. Que « la Société des Nations suppose une Société des Esprits » (Valéry) ne signifie pas que celle-ci n’existe qu’en vue de celle-là. La Science, la Pensée, l’Art, bref, la Culture, sont à eux-mêmes leur propre finalité et n’entrent pas nécessairement dans le jeu de la diplomatie internationale. D’où l’idée unesquienne fort pertinente de « patrimoine mondiale de l’humanité ». L’humanité est dépositaire des toutes les œuvres de l’Esprit, par-delà les conflits politiques et la construction d’une paix, nécessairement négociée par l’arsenal diplomatique. Mais cela ne signifie nullement qu’une organisation internationale comme l’UNESCO doive se soustraire aux politiques, sous prétexte d’universalité. En vue de la paix ou non, la question du statut politique d’une telle organisation reste posée. Ainsi, la première question ne recouvre pas exactement la seconde.
Notre propos n’est ici nullement de contester le statut politique de l’UNESCO en tant qu’organisation internationale, mais seulement sa politisation. Nous verrons plus loin ce que signifie cette distinction conceptuelle. Que serait en effet une organisation internationale pour la défense et la promotion de la Culture, de la Science et de l’Éducation, qui n’aurait aucun compte à rendre aux formations politiques qui la financent ? Comment accepter l’idée qu’une poignée de spécialistes décide pour toute l’humanité de ce qui relève précisément de l’Humanité, c’est-à-dire du « patrimoine mondial » et des valeurs « universelles » ? Comment sélectionner ces mêmes experts ? Qui sélectionne les fonctionnaires de l’humanité, selon quels critères ? Qui devra juger des juges ? Il faudrait que ces valeurs universelles s’imposent d’elles-mêmes à tous, par la vertu d’une sorte de consensus a priori - sans quoi il n’y a aucune garantie que le travail de cette commission spécialisée soit véritablement motivé par la construction du bien commun. Mais si c’était le cas, une telle commission serait inutile. Sont utilité lui vient précisément des différends et des conflits sur de telles valeurs. L’autonomie absolue de spécialistes au pouvoir, c’est proprement la technocratie. Son principe est de faire régner des vérités qui relèvent de la compétence exclusive de techniciens dans les affaires du monde. Au mieux, cette technocratie est une aristocratie (le gouvernement des meilleurs), au pire, c’est un simple despotisme oligarchique (le pouvoir concentré dans les mains de quelques-uns, en vue de leurs propres intérêts). Mais la transition entre ces deux extrêmes sera toujours imperceptible et problématique : qui peut juger que les spécialistes gouvernent en vue d’eux-mêmes, sinon d’autres spécialistes plus compétents ? Mais qui jugera alors de ces nouveaux spécialistes ? Le pouvoir laissé aux technocrates prendra toujours la forme d’un chèque en blanc donné par le peuple à ses gouvernants. C’est le peuple qui renonce à juger de son propre bien, et délègue à d’autres la fonction politique. Mais cette absurdité est d’autant plus manifeste quand il s’agit justement pour ces technocrates d’éduquer le peuple à la liberté par l’autonomie et l’indépendance, en quoi consiste la démocratie qu’ils ont en charge de répandre à travers le monde. L’UNESCO peut-elle se permettre d’être un pôle technocratique alors même qu’il s’agit de promouvoir la démocratie ?
On voit par là en quoi le projet universaliste de l’UNESCO ne peut faire l’économie de la démocratie, c’est-à-dire, d’une certaine manière, de la confrontation des particularismes. Qui voudra d’une paix imposée d’en haut, par des fonctionnaires unesquiens qui se font les dépositaires exclusifs de valeurs universelles ? Au moins voudra-t-on amender, discuter, puis voter des propositions, mais non pas les appliquer purement et simplement, sans droit de regard sur elles. Des fonctionnaires peuvent sans doute penser la paix mondiale, mais ils ne peuvent la construire. Serait-ce aux États qu’il reviendrait de construire une paix que d’autres ont pensé à leur place ? Une telle paix serait nécessairement fragile, et sans cesse contestée. Il faut impliquer les acteurs de la paix dans la pensée de la paix qu’ils auront à mettre en œuvre. Cela signifie que les États doivent être représentés à l’UNESCO, et doivent disposer d’un certain pouvoir et tel est bien le cas depuis 1945.
Les limites de la démocratie : républicanisme et technocratie
La présence et le pouvoir des États membres à l’UNESCO (à la Conférence Générale de l’Organisation) définissent une sorte de démocratie d’élite. Il s’agit d’une démocratie dans la mesure où est soumis à la discussion collective et au vote l’ensemble des programmes de l’Organisation et leurs budgets correspondants. Mais c’est une démocratie d’élite car le « peuple » qui a le pouvoir à la Conférence Générale n’est constitué que des représentants des États membres − ceux-ci n’étant eux-mêmes que rarement les représentants élus démocratiquement du peuple réel qu’ils dirigent. Ces réserves étant faites, gardons néanmoins le terme de démocratie pour caractériser cette procédure de décision qui consiste à soumettre à la loi du nombre des décisions de caractère ainsi collectif. La démocratie en ce sens, c’est la force de la majorité, la puissance du nombre. L’idée démocratique par excellence est que le nombre fait droit.
Or, il est facile de remarquer que cela est loin d’être toujours vrai et légitime. Le loi du nombre s’accommode parfaitement bien d’un despotisme absolu d’une majorité sur une minorité opprimée. L’idée qu’il existe des droits individuels « inaliénables et sacrés », contre lesquels la loi de la majorité ne peut rien, n’est pas une idée démocratique. C’est même une idée strictement antidémocratique, puisqu’elle renie la légitimité même du fonctionnement démocratique sur ce terrain jugé au-delà du négociable. Les droits de l’homme ne sont pas une idée démocratique, mais une idée républicaine. La res publica, la chose publique, c’est le bien commun qui ne saurait se réduire au bien du plus grand nombre. C’est l’affirmation qu’il existe des valeurs non discutables, et qui sont au fondement de l’idée que l’on se fait de l’homme en tant qu’homme, de ses aspirations à la liberté et au bonheur. C’est pourquoi les droits de l’homme sont dits naturels. On doit les « reconnaître » ; on ne saurait les créer ou les avoir créés. La poignée d’Américains et de Français qui, à la fin du 18e siècle, proclament les droits de l’homme, affirment en même temps leur universalité et leur intemporalité. Ce ne sont pas, de leur point de vue, les droits qu’une culture particulière et qu’une époque particulière ont, par la force du préjugé et de l’orgueil, proclamés universels. Ethnocentrisme déguisé et redoublé, ou légitime reconnaissance des aspirations naturelles de l’homme ? Débat infini et aporétique en dernière instance. Il n’y a pas de preuve en ces domaines ; il faut seulement, comme dit Pascal, parier. Il faut parier sur l’accès de chacun à son Humanité, à quelque chose d’universel et de libre, et donc à la légitime reconnaissance juridiques de droits naturels universels. Parier que l’individu, du fond de sa culture, peut encore viser l’universel, c’est-à-dire qu’il peut encore Penser, et Juger sans préjuger. Parier sur le fait que la Culture (qui nous élève et nous éduque) est plus et autre chose que le culturel (qui nous détermine et nous conditionne). Mais notre objet n’est pas là. Il est de remarquer qu’une Organisation telle que l’UNESCO ne peut avoir un fonctionnement seulement démocratique.
En effet, si tel était le cas, alors tout pourrait faire l’objet d’une discussion et d’un vote, y compris les valeurs démocratiques et les droits fondamentaux de la personne humaine. Les libertés fondamentales elles-mêmes pourraient être négociées à la Conférence Générale : pour ou contre la liberté de pensée, de culte, d’expression, de diffusion de l’information, de circulation, d’association, etc. ? Pour ou contre la valorisation du modèle démocratique à l’échelle mondiale (qui est la reconnaissance et la réalisation institutionnelle des principes de liberté individuelle) ? On voit le caractère absurde d’une assemblée qui, démocratiquement, proclamerait caduque la démocratie en tant que telle. Elle finirait par s’appliquer à elle-même son principe, et il n’y aurait plus d’assemblée à proprement parler. L’organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture doit donc reposer aussi sur quelque principe républicain, qui limite et encadre son fonctionnement démocratique. Ce qui relève de la « chose publique » (du bien commun et de l’intérêt général) ne doit pas être soumis à la loi du nombre. C’est une façon de nier que ce qui relève du patrimoine de l’Humanité soit seulement la moyenne des opinions divergentes. Le Bien commun n’est pas la résultante des intérêts particuliers des États membres. De la même façon, la paix mondiale est plus que la neutralisation des intérêts particuliers, c’est-à-dire l’absence de guerre.
Ce républicanisme nécessaire vire au technocratisme, non moins nécessaire, quand il s’agit de délibérer sur des questions techniques relevant de la compétence exclusive de spécialistes. Que peuvent dire en effet les chefs d’États ou des représentants de gouvernements sur des domaines de compétence de l’UNESCO aussi divers que la lutte contre l’analphabétisme, les problèmes de scolarisation dans les États du tiers-monde, la préservation du patrimoine mondial, les questions écologiques, l’océanographie, la désertification, les enjeux du développement démographique, etc. ? Il faut des historiens, des archéologues, des démographes, des géographes, des biologistes, etc. Que ceux-ci doivent finalement rendre des comptes aux politiques, c’est bien ce que l’on a commencé par indiquer, mais cela ne signifie pas que tout doive être politique. Comment procéder pour sauver les temples d’Abu Simbel et de Philae, en Nubie, de la montée des eaux du Nil ? Question technique − certes encadrée par des enjeux politiques. Comment lutter contre la déforestation ? Question technique, aux enjeux politiques ; mais il faut ici savoir séparer l’un et l’autre, sans quoi il est impossible de mener une action politique claire et fondée. Si tout est d’emblée soumis à la discussion politique, sans la connaissance préalable de rapports d’experts, alors la justice et la vérité se dégradent en despotisme de la majorité. Il faudrait tenir un juste milieu entre la dictature des experts et celle des politiques, entre technocratisme et démocratisme. La technocratie et la démocratie sont nécessaires à la santé de toute organisation ; le technocratisme et le démocratisme sont leurs excès.
La paix doit être à la fois pensée et construite ; elle doit être savante et politique, pour reprendre l’expression de Weber (Le Savant le Politique). Si l’UNESCO ne faisait que penser la paix sans impliquer les politiques dans son Organisation, elle ne viserait qu’une paix idéelle. Ce serait vouloir que les fins posées abstraitement rencontrent par hasard les moyens qui les réaliseront. Cette paix de fonctionnaires internationaux tomberait dans l’angélisme des bons sentiments. La paix ne peut être imposée comme une question purement technique : il faut la vouloir et la construire. Sans démocratie, par de paix possible, surtout pour une organisation qui veut construire la paix par la démocratie. Il faut que la morale se politise pour rejoindre le réel : il faut que l’universel descende dans le particulier.
Inversement, une paix qui serait construite sans être pensée serait une paix de purs compromis politiques, un pragmatisme de la paix pour lequel les moyens justifieraient cette fin. Ce serait, surtout, prendre le risque d’une paix injuste, d’une paix qui serait une simple absence de guerre. Or, toute paix n’est pas bonne ! Il faut instaurer la paix par la reconnaissance du droit international, et non par une sorte de « paix des cimetières ». La paix ne se fait pas seulement par la géopolitique et la stratégie, c’est-à-dire par la neutralisation d’intérêts divergents, mais elle doit se faire par l’éducation aux valeurs que sont les droits de l’homme, les libertés fondamentales et la démocratie. La paix comme participation à ces valeurs reconnues comme universelles ; la paix, aussi, par le développement de la connaissance, de la science, l’accès pour tous à la Culture. Tel est le projet unesquien. Par-delà l’idéalisme et le machiavélisme, il faut construire une paix juste et à la mesure de l’homme. Cela suppose un juste équilibre entre républicanisme, technocratie et démocratie.
La politisation de l’UNESCO et l’urgence de sa réforme
La question est donc celle-ci : l’UNESCO a-t-elle été à la hauteur de cette tâche, et a-t-elle respecté cet équilibre ? À l’origine, sans doute. L’institution unesquienne est justement conçue pour établir cet équilibre : d’une part la Conférence Générale, assemblée politique et démocratique, qui est la plus haute autorité de l’UNESCO ; d’autre part le Conseil Exécutif, assemblée de spécialistes au fonctionnement technocratique. Les membres du Conseil sont certes nommés par ceux de la Conférence Général, mais leur mission est non de faire valoir l’intérêt de tel ou tel représentant de gouvernement, mais bien de mettre en œuvre le programme voté à la Conférence, et d’agir conformément à la majorité qui s’y est dégagée. Il s’agit donc d’exécuter une décision collective, et d’agir pour ce bien commun. Même si le recrutement des membres du Conseil (comme du Secrétariat) se soucie d’assurer la diversité des provenances géographiques des fonctionnaires, ceux-ci sont sélectionnés pour leurs compétences techniques. Ce sont des « personnalités compétentes dans le domaine des arts, des lettres, des sciences, de l’éducation et de la diffusion de la pensée », disent les statuts de l’UNESCO. Ces spécialistes n’ont de compte à rendre qu’à la Conférence Générale, qui les mandate pour appliquer le programme qu’elle a adopté. Ce sont donc des intellectuels qui travaillent en toute indépendance (pas de pression politique ni d’intérêts particuliers à défendre), tout en étant contrôlés et en devant rendre des comptes de leurs activités.
Ce bel équilibre ne va pas durer dix ans. Pour des raisons historiques encore une fois bien compréhensibles (guerre froide, maccarthysme, guerre de Corée, décolonisation, conflit israélo-arabe, etc.), les politiques tenteront de prendre le pouvoir à l’UNESCO, refusant de laisser aux intellectuels ce qui leur restait encore du modèle de la coopération intellectuelle dans l’entre-deux-guerres. Les grandes tensions internationales se retrouvent à la Conférence Générale : le bloc de l’Est dénonçant une certaine interprétation individualiste et libérale (c’est-à-dire occidentale) des droits de l’homme ; les États-Unis, de leur côtés, cherchant à faire de l’UNESCO un rempart contre le communisme. Les pays du tiers-monde, quant à eux, voulant toujours attirer le maximum de l’organisation pour leurs intérêts nationaux − qui ne recoupent pas toujours l’intérêt commun. Les États-Unis dominent financièrement l’Organisation, et le Tiers-monde la domine numériquement. Le pouvoir est, de fait, à ces pays en développement du Sud, mais les États-Unis font sans cesse planer la menace du retrait et de couper ainsi les ressources (ils financent, depuis 1945, entre 30 et 45 % du budget de l’Organisation). Il est d’ailleurs intéressant de noter que le retrait des États-Unis de l’UNESCO en 1984 s’est fait notamment au motif de la politisation de l’Organisation, ce qui est très vrai, mais cela est aussi le résultat de la politique américaine elle-même et des réformes qu’elle a impulsées.
Ce sont en effet les États-Unis (suivis du Royaume Uni, de l’Australie et du Brésil) qui réclament dès 1952 une main-mise du politique sur le culturel. Ils supportent mal l’idée que les grandes orientations d’une organisation qu’ils financent en grande partie leur échappent complètement (attitude fort compréhensible, du reste, et qui est significative du rapport qu’entretiennent les États-Unis avec toutes les organisations internationales). C’est ainsi qu’en 1954, ils obtiennent une réforme de l’Acte constitutif : les membres du Conseil Exécutif ne sont plus, désormais, des intellectuels indépendants, mais ils deviennent des représentants du gouvernement de l’État dont ils sont les ressortissants. Alors qu’ils servaient, jusque là, l’intérêt général avec une exigence de probité intellectuelle, ils défendent maintenant seulement les intérêts de leur pays d’origine. En 1976, c’est la Suède puis le Mexique (soutenus par les États-Unis) qui obtiendront une aggravation de cette empiétement du politique sur le technique : les membres du Conseil peuvent alors être révoqués par leurs gouvernements, si ceux-ci sont mécontents de leur représentant et s’ils estiment qu’il n’a pas bien défendu leurs intérêts. Ainsi, les membres du Conseil doivent appliquer des recommandations gouvernementales ; s’en est fini de l’indépendance intellectuelle, de l’objectivité scientifique et technique, de la participation commune à des valeurs universelles. Le politique domine le technique, la démocratie prime sur la technocratie, et finalement aussi sur le républicanisme.
Or, un esprit qui n’est pas indépendant n’est plus un esprit du tout. Une pensée qui n’est pas une pensée libre n’est plus une pensée. C’est un intérêt qui s’exprime, c’est donc un ventre, ou un porte-monnaie. À l’UNESCO, on ne pense plus guère : on gère plutôt des conflits d’intérêts et des rapports de pouvoir. Tout est politique, et tout est politisé. Que l’organisation soit politique, nous l’avons dit, c’est une bonne chose, garante de son efficacité et de sa légitimité démocratique. Il faut que les intellectuels rendent des comptes à un peuple, même si ce peuple est loin et « représenté » seulement par ses gouvernants. Mais la politisation de l’Organisation, c’est le fait que son statut politique dérive en querelle d’intérêts et que des groupes de pression puissent tirer à eux l’ensemble du projet unesquien, par la simple force du nombre. Les États-Unis, quoi que co-responsables de cette politisation, quittent l’Organisation notamment pour cette raison qu’elle est aux mains du Tiers-monde, qui entend y défendre ses intérêts particuliers.
Le politique n’est ni une science, ni une morale, mais il ne saurait être simplement un conflit de classes ou d’intérêts. Il n’est pas une guerre par d’autres moyens – par les urnes. Que l’UNESCO soit une organisation politique, c’est à la fois nécessaire et souhaitable. Mais qu’elle se politise, c’est là une dégradation de ce même statut politique, ou politico-moralo-technique. La paix n’est pas la neutralisation des conflits, mais un bien commun et le partage de valeurs communes. L’UNESCO ne peut construire la paix s’il est seulement une guerre, à peine déguisée, d’intérêts particuliers. Il faut que les technocrates soient contrôlés par la base, et il faut que celle-ci soit éclairée par ceux-là. Il faut que les intellectuels puissent travailler en toute indépendance, tout en rendant des comptes aux politiques ; il faut que les politiques puissent contrôler les élites, tout en préservant leur indépendance d’esprit. Au nom de la paix, et de la Culture, donc, il semble qu’une réforme de l’UNESCO s’impose. Il faudrait en revenir, non pas à l’IICI, à la CICI ou à l’OCI (sans doute trop technocratiques), mais du moins au projet unesquien originel, celui d’un juste équilibre entre le Savant et le Politique. La Société des Esprit doit retrouver la place qui lui revient dans ce temple de la culture mondiale qu’est l’UNESCO.
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UNESCO, Actes Constitutif, disponible sur le site de l’UNESCO.