Introduire une pratique théâtrale à l’école, c’est y introduire le jeu. Si à cette occasion l’enfant joue pour son plaisir (« L’enfant joue pour jouer, et pour lui, jouer c’est jouir » Château, 1946), l’adulte qui lui propose de jouer ne le fait pas vraiment pour cette raison, mais parce que l’éducation artistique offre la possibilité de finaliser les apprentissages, favorise le développement de l’expression et de la créativité, permet la découverte de l’autre et aide à la socialisation 1 . Elle fait partie de la formation que l’école doit garantir à chacun pour le provoquer à s’impliquer de manière authentique dans des activités qui lui permettront, au travers des apprentissages réalisés, de construire sa vie affective et sociale présente et future. L’Education Nationale accepte qu’en son sein un espace de liberté soit créé et qu’une activité comme le jeu vienne questionner un fonctionnement établi malgré la méfiance maintes fois pointée aussi bien à propos du jeu que de l’art et donc de l’imaginaire (Duborgel, 1991, Brougère, 1995). A travers cette démarche l’institution tente d’intégrer, au parcours de formation qu’elle propose, la prise de risque inhérente à l’acte d’apprentissage comme à celui de création (Serres, 1991, Aumont, 1992).
Dans cet article nous présentons une forme de pratique théâtrale utilisée dans l’Éducation (Primaire, Collège) : le jeu dramatique 2 , en pointant ce qui s’y passe à la lumière des travaux de Winnicott (1971) dont l’analyse sur le jeu, bien qu’issue de pratiques thérapeutiques, permet d’éclairer cette activité encore mal connue. Laissant de côté l’aspect didactique et la question des contenus 3 , nous nous référerons à ses travaux pour mener la réflexion, d’une part sur les conditions nécessaires pour permettre au jeu d’exister dans un rapport dialectique avec la réalité et d’autre parts sur la position de l’enseignant/pédagogue dans la conduite de l’activité.
Le jeu vu par Winnicott
Winnicott insiste sur la nécessité de développer la capacité à jouer pour permettre l’émergence d’un individu « sain ». L’enfant qui joue « est ailleurs ». La caractéristique de cet « ailleurs » est de ne correspondre ni à la réalité psychique de l’individu ni au monde extérieur. C’est une aire imaginaire qui permet au bébé de s’aventurer dans des expériences à partir de la rencontre entre sa réalité psychique interne et le monde dans lequel il vit, les deux étant au départ confondus. À partir de l’adéquation illusoire entre une réalité psychique et une vie extérieure, l’enfant va progressivement élaborer une réalité externe à lui et l’accepter. Ce n’est pas qu’il prenne conscience de la réalité extérieure, mais qu’il la recrée au moment où il peut la concevoir. Cette idée est fondamentale, c’est l’enfant qui construit une représentation du monde qui l’entoure. Il est dès lors confronté au problème du frottement entre ce qu’il perçoit objectivement et ce qu’il conçoit subjectivement. L’élaboration de cette aire d’expérience, préalable à l’existence du jeu et que Winnicott nomme « espace potentiel » nécessite un terrain de confiance. Un échec lors de cette première expérience est déterminant pour sa vie future, mais dans certaines conditions la possibilité de faire l’expérience du jeu peut permettre à un individu d’élaborer cet espace potentiel, car, dans le jeu le joueur vit une expérience similaire à celle du bébé, passant de l’illusion à la désillusion. Il ne peut le faire que dans un cadre sécurisant lui garantissant la certitude de ne pas s’y perdre et de retrouver au sortir du jeu un équilibre entre les mondes interne et externe.
Présentation du jeu dramatique à l’école
C’est un jeu collectif pouvant se pratiquer au sein d’une classe par petits groupes. À partir d’une proposition de jeu, chaque groupe construit un projet dramaturgique : il invente une fiction, un projet de jeu, en élaborant le canevas d’une action dramatique (drama) puis la joue en improvisant sous couvert de personnages devant les autres groupes. Enfin, les participants échangent autour de l’expérience afin de rejouer. Tout au long de ce parcours ils sont guidés par l’enseignant (ou, dans le cas d’un atelier de pratique artistique par un comédien professionnel 4 ). Le jeu dramatique se différencie du théâtre pour lequel la représentation est le but. Il résulte d’élaborations à des niveaux différents (auteur, acteur, mise en scène, spectateur) dans des temps qui parfois se chevauchent. Pratique de découverte et d’initiation au théâtre, il gère autrement ce travail et prend l’œuvre à sa source pour la développer jusqu’à sa réalisation dans le jeu improvisé sous le regard des autres. Le but est de privilégier le développement des capacités d’expression par l’expérimentation des différentes étapes de l’élaboration de l’œuvre théâtrale.
Il s’agit d’un jeu avec les caractéristiques définissant tout jeu : libre, circonscrit dans un espace/temps le différenciant de la vie courante et suscitant des relations de groupe (Huizinga, 1938, Caillois, 1958). Pour exister, il doit donc être débarrassé de toute contrainte non acceptée par les joueurs. La liberté peut sembler illusoire quand l’activité se déroule dans l’école, car la place du jeu reste problématique. On l’envisage plutôt sous forme de « liberté surveillée » dans laquelle l’objectif dévie parfois jusqu’à devenir la maîtrise des élèves par l’enseignant et non plus la maîtrise du jeu par les élèves/joueurs. Il est intéressant d’analyser les objectifs informulés et parfois inconscients qui sous-tendent certaines règles imposées sans lien avec le but affiché de l’atelier de jeu dramatique. Dans la relation pédagogique, l’importance de l’inconscient non seulement de l’élève mais aussi de l’enseignant qui peut agir sous l’empire de ses pulsions sadiques inconscientes est depuis Freud (1908) reconnue et analysée. (Millot, 1979, Fromm-Reichmann, Cifali et Moll, 1993). Si jouer, c’est faire (Henriot, 1969, Winnicott, 1971), formule qui a eu du succès chez les praticiens des activités dramatiques, il faut accorder à ce faire une valeur symbolique afin de ne pas rester dans l’extériorisation brute des fantasmes (Chap.2, Rêver, fantasmer, vivre ). Le groupe de joueurs élabore une aire commune de jeu, « chevauchement d’espaces transitionnels » où chacun négocie les éléments puisés dans ses ressources propres, voire inconscientes, qui vont être utilisées sous une forme voulue et acceptée par le groupe pour un but précis : jouer l’histoire. Dans le produit joué, il restera des traces de ces fantasmes, mais, travaillés, symbolisés de manière à être acceptés par chacun. C’est une première approche de la démarche de l’artiste qui travaille à partir de matériaux divers pour en faire un produit culturel socialement reconnu. Le jeu dont il est question dans l’improvisation correspond au jeu en train de s’élaborer spontanément (Playing) défini par Winnicott (chap. 3, Jouer. Proposition théorique ). Il permet à l’individu de travailler son rapport au monde ce qui est profondément éducatif et créatif. Ce travail passe par le groupe. La valorisation de la réalisation d’un projet conçu en commun, de la réussite du groupe, la découverte des émotions partagées lors de cette entreprise, sont des aspects essentiels de l’activité, car ici le postulat de départ est résolument optimiste : l’individu se construit avec, dans et pour le groupe.
Le dispositif du jeu dramatique
Jouer c’est oser se risquer, être capable de maintenir la distance « jeu/réalité » et cela nécessite l’aménagement d’un terrain sécurisant, espace de « liberté protégée » en évitant l’incursion de contraintes extérieures au jeu. Les meilleures conditions ne sont pas données mais toujours à construire. L’organisation des quatre temps du jeu dramatique correspond à ces objectifs (Page, 1997).
La préparation : À partir d’une proposition, les joueurs se préparent à s’engager ensemble dans un jeu sur lequel ils s’accordent. Libres d’imaginer l’histoire et les personnages ils doivent respecter la règle « se mettre d’accord sur la fin ». Pour des joueurs inexpérimentés, savoir en s’engageant dans le jeu, quelle sera la fin, est rassurant.
Mise en action du projet par le jeu : Sous couvert de personnages, les joueurs expérimentent alors devant les autres ce qu’ils ont imaginé. Mise à l’épreuve du projet, le jeu est un essai qui permet de confronter un imaginaire individuel et collectif à une mise en acte. Il se passe dans un espace délimité et signifié comme différent de l’espace de ceux qui regardent.
Les échanges : Les joueurs échangent leurs points de vue sur ce qu’ils viennent de vivre. Ils ont été confrontés à différents problèmes : l’expérimentation de la fiction, le déroulement du jeu par rapport au projet, les imprévus, les difficultés. Puis, ceux qui ont regardé parlent à leur tour et font des propositions (dont sont exclus les jugements de valeur). Cette procédure instaure un sentiment de sécurité pour les joueurs. Ceux qui les ont regardés (les autres groupes de joueurs et l’enseignant ou l’animateur) ne leur disent pas ce qu’ils auraient dû faire, sous-entendant ainsi que ce qu’ils ont fait n’était pas valable. Différentes idées sont émises, parfois contradictoires : leur diversité même est une ouverture de sens. Les joueurs retiendront celles qui leur paraissent pertinentes, de leur point de vue. L’enseignant intervient ensuite et s’appuie sur le travail du groupe pour faire une nouvelle proposition amorçant le rejeu.
Le rejeu : Ce que les joueurs ont préparé, joué, puis discuté, leur apporte matière à réinvestir soit dans le même jeu, soit dans un autre jeu. En effet, par « rejeu » il faut entendre : jouer à nouveau, mais pas forcément le même jeu. Il vise plus à développer les capacités des joueurs qu’à parfaire le contenu d’une improvisation particulière.
Ce parcours conduit les joueurs à considérer le jeu à partir de positions différentes : celle qu’ils ont avant le jeu quand ils l’imaginent, celle qu’ils ont pendant le jeu et qu’ils sont en action, celle qu’ils ont après le jeu lors des échanges et celle qu’ils ont lorsqu’ils regardent les autres groupes jouer à partir de la même proposition. Ce faisant, ils se construisent une représentation (toujours en mouvement) de la relation « jeu et réalité ». Ce dispositif et cette conception de l’activité, en reconnaissant aux jeunes une grande liberté de décision génère des réactions parfois surprenantes mais auxquelles nous devons être préparés car la rébellion fait partie de la liberté que nous reconnaissons aux jeunes souligne Winnicott (Jeu et réalité, chap. 11. "Concepts actuels du développement de l’adolescent"). À l’adulte de ne pas abdiquer et de répondre sans renoncer à des principes importants.
Mise en turbulence du cadre
La situation suivante illustre cette difficulté. Elle condense les problèmes que l’on peut rencontrer avec des jeunes en grande difficulté. Il s’agit d’une classe de réinsertion d’une quinzaine de jeunes (de 16 à 18 ans) exclus du système scolaire, au bord de la délinquance, en déroute, n’ayant ni diplôme ni perspective d’emploi. Les deux premières séances avaient été difficiles, mais les élèves avaient pu jouer et en avaient été satisfaits au point de décider au moment du bilan d’améliorer leurs improvisations la fois suivante. Ce jour-là, ils arrivent donc pour la troisième séance. Ils lancent leurs sacs à travers la classe et se laissent tomber sur des chaises. À ma demande de m’aider à écarter les tables pour créer l’espace de jeu, ils les projettent contre le mur, puis s’assoient ou s’allongent dessus. Ils attendent, m’ignorent délibérément et ostensiblement. Je leur demande de se mettre en cercle pour que nous ayons un temps d’échange : « O n est bien là, on a rien à dire » « on vous entend de là ». Mais, tout en étant dans un grand mouvement de turbulence, aucun n’ose franchir le pas du refus verbalisé et assumé. Je leur rappelle les improvisations qu’ils avaient jouées, les difficultés dont ils avaient triomphé et leur décision de faire un rejeu. Certains reconnaissent que c’était bien, mais qu’ils ont peur (ce qui me permettra d’insister, attribuant leur réticence à une peur que je jugeais surmontable), qu’ils n’ont plus d’idées, que ça sert à rien : « Et puis il faut toujours qu’il se passe quelque chose » « Ouais et nous dans notre vie il se passe rien ». Ils se lancent : « de toute façon t’es rien » « tu f’ras rien ! », « On est foutu » ,« alors on en a rien à.. » (geste à l’appui). J’insiste en leur demandant de faire les groupes. Sans bouger l’un me répond par un geste désignant trois groupes vaguement dessinés par leur position géographique dans la classe. –J’avais, me semblait-il deux solutions : tout arrêter ou travailler à partir de leurs réticences.- J’annonce alors que le temps de préparation est commencé et que je vais passer dans les groupes, voir s’ils ont besoin d’aide.
- La préparation : Je vais d’un groupe à l’autre, pour les aider. Ils rient, parlent d’autre chose et affirment « on réfléchit ». Les trois groupes décident d’inventer une autre histoire, mais parlent en fait de tout autre chose. à la sonnerie, je pose : « Après l’interclasse on passe au jeu » ; ils sortent, en « meute », me laissant prête à renoncer. Après l’interclasse je redéfinis l’espace de jeu et demande quel groupe passe en premier. Le fait de les interpeller en tant que groupe de jeu, les soude à l’intérieur des groupes, mais les divise en tant que « classe » « c’ est eux qui passent en premier » « non, c’est eux ». Je m’approche du groupe qui semble le moins réticent et demande s’ils se sont mis d’accord. Non, ils ne sont pas d’accord. Quelle est leur projet ? « C’est l’histoire d’un braquage. Non ! On pique des fringues dans un magasin. Ouais, et le mec y nous voit. Et on se cogne et je le démolis. Non. C’est lui qui me rattrape et il appelle la police ». Je leur demande de décider des personnages en les nommant (le vendeur, le client, le policier) et passe au deuxième groupe qui a une histoire prête : « On voudrait jouer une fille qui a un copain et son père y veut pas. Et elle tombe enceinte et sa mère elle le voit. Et sa mère elle le dit au père. Et le père y veut tuer le copain et renvoyer la fille au pays. » Le groupe n°3 n’a pas d’histoire et ne veut pas jouer. J’annonce que nous passons à la partie suivante : celle du jeu et que le groupe qui n’a pas d’histoire regardera le jeu des autres pour, après en discuter.
- Le jeu : Le groupe n°1 accepte de jouer, mais ne veut pas aller dans l’espace de jeu : « On est là, c’est bon ». Je leur montre le porte manteau sur pied qui se trouve dans un coin, en suggérant qu’il peut être utile pour les vêtements du magasin. Un garçon va le chercher, le pose près de la table où se trouve son groupe. Un autre déclare que ce n’est pas le bon endroit car dit-il « là , c’est la caisse, il faut le mettre plus loin » et il le déplace. à deux, ils mettent une deuxième table : pour le patron. Ils acceptent de mettre deux chaises pour représenter la porte d’entrée du magasin. Un espace de jeu prend forme. Le jeu est très rapide : Le client entre. Le patron est à son bureau. Le vendeur à la caisse. Le client prend un manteau et s’en va. Le vendeur bondit, le rattrape. Ils se battent. Le patron dit « je fais la police » et dit « haut les mains » avec deux doigts de la main pointés pour faire le revolver. Le jeu s’arrête. « C’est délire ». Ils discutent. Le jeune ayant joué le « policier » me dit « j’ ai l’air d’un con, j’ai l’air d’un gamin en faisant « Pan-Pan »... La prochaine fois, j’amène mon flingue ». Devant mon air perplexe, il me rassure (gentiment) : « vous en faites pas, j’enlèverai le chargeur », à quoi, j’ai répondu, me raccrochant au cadre comme à une bouée : « A u théâtre on fait semblant ; On n’a pas besoin de vrai revolver » ! Ils décident de refaire le jeu immédiatement. Un garçon du groupe n°3 signale que le policier ne peut pas être le patron. Lui, veut bien faire le patron. Un client, cela ne suffit pas. Il en faut deux ou trois pour que le voleur puisse prendre les habits. Cela permet que tous les élèves du groupe n°3 (resté sans projet) s’intègrent au jeu, pour rendre service... Ils joueront ce jeu dramatique trois fois de suite, apportant, à chaque fois, des améliorations et discutant de manière extrêmement sérieuse du thème choisi (le braquage), de la délinquance.
Les séances suivantes se dérouleront à peu près de la même manière en suivant une évolution lente. Un temps de réticence extrême, un temps de jeu « sur la pointe des pieds » et du rejeu, parfois en échangeant les rôles, en discutant des résultats, des progrès, pour terminer par l’expression d’un sentiment de satisfaction et de la conscience de leur progression. Ces jeunes en grande difficulté ont commencé à jouer, à faire semblant, à s’exprimer, à vouloir communiquer sur un autre mode que celui de la violence. Ils ont progressivement vécu cet espace de jeu comme un espace de liberté où n’étant pas jugés, ils pouvaient (re)construire une image positive d’eux-mêmes. À la fin de l’année, ils ont souhaité montrer leur travail au responsable de la mission d’insertion du Lycée Professionnel : « pour qu’il voie qu’on n’est pas des nuls ». Cet espace de confiance dans lequel le jeu a pu naître s’est élaboré au fil des séances. Pour cela, j’ai dû accepter leur fonctionnement de « la première heure » pendant laquelle j’avais l’impression qu’ils vomissaient toute leur violence avant de pouvoir être disponibles pour le jeu. J’aurais peut-être pu les canaliser d’une manière différente. Mais je leur avais parlé de liberté. Ils la prenaient : liberté de paroles provocantes (les gestes de violence ou de provocation ont très vite disparu). De plus, leur violence m’était donnée à voir mais ne m’était pas destinée. Je me suis sentie parfois découragée, fatiguée, impuissante, mais jamais agressée en tant que personne. Au contraire, à partir du moment où ils ont compris que je les acceptais avec leur mode d’expression, ils ont montré beaucoup d’attention à mon égard.
Les séances sont devenues des temps de négociation entre eux et moi. Ils s’exprimaient avec leurs mots. Je leur faisais des propositions de jeu avec mes convictions et mes mots. Ils finissaient par accepter ce qui venait de moi, comme j’acceptais ce qui venait d’eux, avec, je crois, autant de perplexité et d’hésitation mais aussi, progressivement, de désir, des deux côtés. Une fois, nous avons passé toute la séance en discussion. L’échange était réel. Cela rentrait dans le cadre ; je ne les obligeais pas à jouer, mais la relation n’était pas coupée. Nous avons parlé des difficultés à jouer ; de ce qu’ils avaient envie de jouer ; du plaisir de jouer ; de la peur. Ils m’ont demandé avec qui d’autre qu’eux je travaillais et ont été rassurés de constater que je travaillais avec des publics différents. À la fin de la séance, ils étaient satisfaits d’avoir pu discuter : « C’est bien de pouvoir prendre le temps qu’on discute, moi, maintenant je crois que j’ai moins peur ». Petit à petit s’est ainsi construit entre eux et moi, puis entre eux, un espace de communication et d’entente possible qui me semble correspondre au chevauchement des aires transitionnelles définies par Winnicott.
Conduire l’atelier
Clef de voûte de l’atelier l’enseignant a pour tâche de mettre les jeunes en mesure d’utiliser et de développer leurs possibilités d’expression pour un projet de jeu leur appartenant et qu’il ne juge pas. Cette fonction, pendant l’atelier, le conduit à prendre une distance par rapport à son savoir et à la nécessité de le donner à d’autres. Il travaille au contraire à laisser aux jeunes la possibilité de se l’approprier en fonction de ce qu’ils estiment être leurs besoins. Il doit donc renoncer à une position de toute puissance, parfois tentante lorsqu’elle lui est attribuée par ses élèves. Ce renoncement, qui n’est pas l’équivalent d’un effacement, permet aux sujets en situation de formation de faire usage de leur propre créativité. Le savoir de l’enseignant devient un objet à utiliser dans le sens où Winnicott parle de l’utilisation de l’objet par rapport à la relation d’objet. Le rôle du pédagogue se situe alors dans cet espace où le sujet dépasse la position de dépendance et utilise l’autre comme appui à sa propre créativité. Encore faut-il que le pédagogue le permette et ait fait le deuil de son fantasme de toute puissance, comme la mère suffisamment bonne dont parle Winnicott. (Eschapasse, 1981). Et bien que l’atelier soit un lieu d’apprentissage, la volonté d’enseigner, de transmettre un savoir n’est pas première dans cette conception de l’activité de jeu dramatique et c’est par-là qu’il y a ouverture pour une appropriation possible du jeu et de la démarche créative par le joueur dont le désir n’est pas rapté comme souvent dans la relation pédagogique (O. Mannoni, 1980). Le joueur reste sujet de son désir.
La proposition en jeu dramatique
La proposition, comme la consigne, cadre un champ d’expériences et permet aux joueurs de décider de leur parcours en fonction de leurs possibilités actuelles. Elle est ouverte, laissant l’imaginaire de chacun prendre place et cadrée de manière sécurisante pour lui donner la possibilité de se risquer dans un univers fictionnel qu’il construit avec les autres. Elle interpelle l’individu en formation en tant que sujet qui se constitue à partir de problèmes qu’il rencontre et qu’il identifie comme étapes à franchir. En l’acceptant l’individu se met en cause. Elle permet (car elle ne vise pas à obtenir une réponse déterminée) qu’il puisse faire l’expérience de ce que Winnicott a appelé l’aire de l’informe. Cette possibilité est absente de la consigne 5 qui renvoie à l’autorité du formateur, à l’extériorité de la loi, du savoir, qui fixe une norme, suppose un parcours à accomplir et vise à un but déterminé que l’élève doit atteindre comme d’après un patron, pour reprendre l’exemple de Winnicott (chap.2, Rêver, fantasmer, vivre ) dont les formes auraient été conçues par d’autres auxquels il est soumis ce qui peut le conduire à l’organisation d’un faux soi.
Ici, l’enseignant qui fait une proposition fait confiance à l’autre et l’appréhende comme un sujet autonome, non dépendant, non contraint et par rapport à qui il a une responsabilité. Cela ne va pas sans risque : en effet, on propose si rarement dans les parcours d’éducation que le jour où on le fait, le risque est grand de se voir opposer un refus, quelle que soit la proposition faite. Ces refus peuvent avoir différentes causes, extérieures ou propres aux joueurs et ne doivent pas être exclusivement considérés comme signifiant une manifestation pathologique ou un rejet de l’activité ou de l’enseignant, mais aussi comme un acte de liberté, car la liberté de jouer implique celle de ne pas jouer ou d’arrêter de jouer, sans culpabilité. Gardant à l’esprit qu’il s’agit de jouer, les participants doivent sentir qu’ils peuvent refuser et qu’ils ne jouent que s’ils le décident. à défaut de quoi, il ne s’agit plus d’un jeu (au sens de « play ») et la valeur formative de l’activité est menacée. Cela n’est pas sans poser de problèmes dans une classe, mais c’est leur résolution qui permettra au jeu d’advenir et aux élèves de la classes de se construire en tant que sujets.
Le droit de dire « non »
- Une fille de dix-sept ans (dans la classe de réinsertion déjà citée) a répondu lors de la première séance : « Puisque c’est une proposition, c’est pas obligatoire, alors moi je ne le fais pas ». À ceux du groupe qui réagissaient, très mal à l’aise, attendant ma réaction, elle dit : « De toutes façons on est toujours obligé, alors si on peut choisir sans être puni, je ne vois pas pourquoi je choisirais pas . »Ce refus a été l’occasion d’une discussion : « Pourquoi on est là ? » « Pour faire ce qu’elle nous dit ! » « C’est trop difficile pour nous ! » « On n’a pas le droit de dire non » « Qui t’es toi pour dire non ? ». En apprenant qu’ils ne seraient pas notés, la discussion a repris de plus belle : « Pourquoi on va le faire alors ? Si ça sert à rien ? ». Cet échange a été l’occasion pour eux d’entrer en relation (de s’exprimer, d’échanger des points de vue, de prendre le droit de dire son opinion et non de rester dans une opposition physique passive ou active) par la médiation de l’objet de travail proposé (la séance de jeu dramatique, le thème proposé) en le traitant différemment de ce que j’avais prévu, mais en le traitant.
- Même à l’école maternelle, les enfants perçoivent la possibilité de liberté qui se profile derrière la proposition. Il y a quelques années, alors « maîtresse ZEP », j’ai proposé à des élèves de grande section de maternelle de faire des marionnettes, (ce qu’ils attendaient depuis longtemps). Je les prenais ce jour-là pour la première fois, en demi-groupe dans une salle différente de leur salle de classe et sans l’enseignante titulaire de la classe. Deux garçons (5 ans) ont répondu par un refus à ma proposition de fabriquer des marionnettes. Je leur ai demandé ce qu’ils voulaient faire : « Rien »... « Oui, on veut faire RIEN ! » Ont-ils répondu manifestement très contents du pouvoir qu’ils prenaient. Contrainte par la réalité de leur refus à aller plus loin, j’ai discuté avec eux leur rappelant le conte qu’on venait de raconter, et qu’ils avaient manifestement aimé. Puis, acceptant qu’ils ne fassent pas de marionnettes, je leur ai demandé ce qu’ils voulaient faire d’autre, parmi une liste d’activités très riches comme en propose l’école maternelle (peinture, modelage, dessin bibliothèque, etc...) leur réponse : « On préfère lire : les marionnettes c’est pour les bébés ! et puis c’est trop difficile à faire, et puis on n’en a jamais fait... »
Dans cet échange, au-delà de l’expérience du refus en tant que tel les enfants ont pu extérioriser plusieurs idées : l’activité proposée n’est pas très claire pour eux et doit être pour les « petits » (eux, sont « grands » : cinq ans). En même temps, elle est peut-être difficile. D’autre part, elle ne correspond pas à ce qu’ils viennent faire à l’école, c’est à dire apprendre à lire. Exprimant leur point de vue sur l’activité, ils ont pu après un temps de discussion et d’échange, (pendant lequel je commençais avec les autres à installer le matériel nécessaire à la fabrication simple de marionnettes silhouettes) accepter d’essayer. Ils auraient encore pu dire non, d’autres activités étant possibles, mais après cette discussion et en ayant vu les autres commencer l’activité, ils ont pu décider eux-mêmes de faire les marionnettes ; c’est-à-dire réfléchir et voir si mes arguments étaient recevables. Ce n’est pas qu’ils avaient fait ce qu’ils avaient voulu, mais bien qu’ils avaient voulu ce qu’ils avaient fait, pour reprendre une formule de Claparède (1964). À la fin de la séance, l’un d’eux m’a dit : « C’est bien les marionnettes, on pourra en refaire ! » Ce n’était pas une demande, mais une décision, presque une autorisation, (sûrement même une autorisation, qu’adulte, j’ai eu un peu de mal à recevoir en tant que telle...).
Ce travail autour de la proposition se mène aussi avec des étudiants : Lors de plusieurs bilans, des étudiants de l’Institut d’études Théâtrales avaient constaté qu’ils ne changeaient jamais de partenaires et qu’il n’y avait aucune mobilité des groupes. « Vous devriez nous imposer de faire des groupes plus petits parce que des groupes de sept, huit, neuf, c’est difficilement gérable, et puis on joue toujours avec les mêmes. » Un jour, m’appuyant (naïvement ?) sur ces bilans, je leur ai proposé d’essayer de jouer avec des personnes avec qui ils n’avaient jamais joué. Demande à laquelle ils ont accédé sans discuter. Mais, lors du bilan, après avoir constaté que les improvisations « s’étaient moins bien passées », « qu’aujourd’hui ça n’avait pas fonctionné », ils ont déclaré avec une certaine candeur : « C’est parce que vous nous avez dit qu’il fallait jouer avec des gens avec qui on n’avait jamais joué ». Sans la discuter, ils avaient accepté ma proposition les invitant à modifier leur comportement, leur manière de constituer les groupes d’improvisation et donc leur manière de travailler. Mais, ils n’ont pas réussi à surmonter les nouvelles difficultés ainsi posées. Ils se sont bloqués dans le jeu. Puis ils se sont arrêtés à cette « obligation » que je leur avais « imposée » sans remettre en question les dysfonctionnements de l’improvisation qui pouvaient avoir d’autres sources que l’obligation qu’ils s’étaient fabriquée. Ils ont ainsi tourné ce qui était une proposition ouverte, en consigne non discutable. Bien qu’ayant pris conscience du fait que les groupes restaient les mêmes, ils n’étaient pas prêts à envisager les problèmes réels sous-tendus. Ils n’étaient pas encore, à ce moment là, capables d’essayer de jouer le mieux possible, avec des partenaires différents qu’ils n’avaient jusque-là pas choisis (pour des raisons diverses, mais réelles). Il n’y en avait peut-être pas encore la nécessité réelle. Ils se considéraient comme non responsables de ce qui était advenu dans le jeu.
On retrouve là le comportement traditionnel de l’élève qui, exécutant les consignes, s’en désolidarise et du même coup ne prend pas en charge le champ d’expérimentation offert. Ce comportement est mis au travail dans l’atelier, mais cela prend du temps. L’atelier de jeu dramatique doit se concevoir sur une durée pour permettre une réelle évolution des joueurs, du groupe. Dans ce travail, ce qui est en cause, c’est la position de l’élève et du maître par rapport au parcours qu’ils vont faire. Le refus d’un élève est une remise en question que l’enseignant prend souvent au niveau de sa personne et non de sa démarche ou de son contenu. Quand, au contraire, il situe le refus au niveau de sa démarche, il l’attribue invariablement à la résistance à l’œuvre dans le travail de formation, ce qui est parfois exact, mais peut aussi parfois être une protection, évitant de remettre en question un type de fonctionnement, le contenu d’une proposition ou son opportunité, un objectif inadéquat à la situation...
Bibliographie
Richard MONOD, (sous la direction), Jeux dramatiques et pédagogie : “Français, encore un effort’, Paris, Édilig, 1983
Dominique OBERLÉ, Jeu Dramatique et développement personnel, Paris, Retz, 1989
― Créativité et Jeu Dramatique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989
Christiane PAGE, Éduquer par le jeu dramatique, Paris, ESF, 1997
Jean-Pierre RYNGAERT, Le jeu dramatique en milieu scolaire, Paris, Cedic, 1977
Cet article a été publié dans La Revue Française de Pédagogie, n° 130, Paris, 2000, pp. 133-141.
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Les Instructions Officielles sur l’éducation artistique parues depuis 1987 définissent les objectifs de l’éducation artistique et les modalités de fonctionnement des différentes formes de pratiques artistiques. ↩
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Cette étude ne prétend pas englober toutes les formes de jeu dramatique, mais une forme spécifique née de la rencontre des mouvements d’Éducation Nouvelle ouverts aux recherches de la psychanalyse et de la volonté de rénover l’art de l’acteur. Voir la bibliographie en fin d’article. ↩
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Travail sur les formes de discours, la structuration du récit, les différentes situations langagières… ↩
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Le jeu dramatique est une pratique moins connue des comédiens professionnels intervenant dans les classes et qui optent souvent pour d’autres pratiques, notamment le travail de textes, mais aussi d’autres formes de pratiques théâtrales telles que les marionnettes, le théâtre de mouvement, le théâtre forum (Christiane Page, Pratiques de théâtre, Paris, Hachette C.N.D.P., 1998). ↩
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Les formateurs ont par rapport à la consigne des attitudes variables, la définissant comme une injonction prêtant soit à l’exécution soit à l’interprétation et au détournement. Elle est posée comme un ordre par rapport auquel les participants peuvent avoir des attitudes différentes allant de son respect le plus strict à sa négation pure et simple. Dans ce cas, le problème semble se poser différemment : en effet, la consigne met en place des obligations et désigne par-là même des interdits, se surajoutant aux règles de base et qu’on peut bien sûr transgresser, mais n’est-ce pas alors “permettre de faire’ en développant la culpabilité ? Que gagne l’individu quand il paye cette liberté de faire ce qu’il pense juste, intéressant, valable (malgré la consigne et parfois contre elle) par une culpabilité même minime (dans le cas d’un atelier de jeu) qui ne peut le conduire à une réelle autonomie. ↩