La désunion des gouvernements européens dans l’affaire irakienne est moins une « crise » de la construction européenne qu’un révélateur de l’état de celle-ci, avec une conscience commune commençant à émerger au sein des peuples, mais aussi avec une Union qui n’a pas encore acquis une légitimité suffisante pour être pleinement capable d’agir au nom de l’Europe.
Depuis la chute du mur de Berlin, la construction européenne continue sur sa lancée, mais le processus d’élargissement affecte inévitablement le lien communautaire, tandis que la Commission européenne, affaiblie depuis la démission forcée de la « Commission Santer », et le couple franco allemand, qui connaît des intermittences, n’ont plus la même capacité d’entraînement qu’autrefois.
Face à ce constat largement répandu, les réponses généralement avancées - qui suggèrent principalement de renforcer les institutions communautaires existantes et d’élargir leurs compétences - sont-elles tout à fait convaincantes ? Depuis dix ans, les traités se sont succédé à un rythme rapide, allant toujours plus loin dans cette voie, sans pour autant recréer une dynamique européenne qui paraisse capable de contrecarrer les ferments de dilution liés à l’élargissement.
En réalité, depuis la fin du conflit Est/Ouest, qui contribuait puissamment à cimenter l’Europe occidentale et à lui donner, avec l’axe franco-allemand, une force motrice, la construction européenne paraît dépourvue d’un projet fédérateur susceptible de lui rendre sa consistance.
C’est donc à juste titre que, lors du Conseil européen de Laeken, les États membres ont souligné la nécessité d’une démarche « refondatrice », qu’ils ont voulu engager en lançant la Convention sur l’avenir de l’Europe.
Cependant, une « refondation » ne peut se réduire à des aménagements institutionnels, si utiles soient-ils. De tels aménagements ne peuvent trouver véritablement leur sens qu’au sein d’un projet d’affirmation politique de l’Europe.
Cela suppose, tout d’abord, d’apporter des éléments de réponse à la question de l’identité européenne. L’Europe ne pourra exister davantage vis-à-vis de l’extérieur que sur la base d’une identité mieux affirmée ; et elle ne pourra s’ancrer plus profondément dans les peuples que si le projet européen paraît davantage porteur de sens.
Or, une identité proprement européenne ne peut naître uniquement de la défense commune de certains valeurs qui ont, en réalité, une vocation universelle. Le respect des droits de l’homme, l’économie de marché régulée, la solidarité sociale, la protection de l’environnement sont à mettre en avant non seulement pour l’Europe, mais pour l’ensemble de la Communauté internationale.
L’affirmation de l’identité européenne ne doit donc pas s’appuyer seulement sur la promotion de valeurs communes à vocation universelle, mais doit reposer aussi sur ce que l’Europe a de spécifique, c’est-à-dire ses héritages culturels, humanistes et religieux, et sa diversité linguistique et culturelle.
En d’autres termes, dans le contexte de l’après-guerre froide, les Européens doivent chercher en eux-mêmes, et donc dans des héritages partagés, le principe d’une identité commune qu’ils ne peuvent plus trouver dans l’opposition à un même adversaire.
Mais, face à la diversité culturelle de l’Europe, une attitude conservatrice conduit à une situation où les cultures nationales ont tendance à vivre juxtaposées, tout en étant surplombées par une culture commune que les Européens partagent avec l’ensemble des pays où s’exerce la prépondérance culturelle américaine. Si l’on cherche uniquement, de manière défensive, à préserver les langues et cultures nationales, on aura une Europe sans Européens. C’est au contraire dans une renaissance de l’intérêt des Européens les uns pour les autres que pourra se construire une identité européenne sous forme réticulaire, s’intercalant entre la sphère de la mondialisation et celle des identités nationales.
La construction d’une identité européenne « en réseau » appelle également une levée des obstacles au développement des « coopérations renforcées » entre certains Etats membres, car l’identité européenne ne se construira pas selon une voie unique, mais résultera de multiples rapprochements aux formes variées, d’où émergeront des sentiments d’appartenance commune.
Une affirmation politique de l’Europe appelle également une légitimité plus forte qui suppose la construction d’un espace public européen. Pour cela, il est nécessaire de doter l’Union d’un Exécutif identifiable, placé en position centrale. La difficulté vient du fait que la construction européenne met en oeuvre simultanément plusieurs logiques : une logique d’intégration, une logique de coopération intergouvernementale et une logique fédérale, sans qu’il soit possible de renoncer complètement à aucune d’entre elles.
A la condition de revenir sur le « tabou » de la responsabilité de l’Exécutif devant le Parlement européen, on peut toutefois concevoir un Exécutif de type « présidentiel » permettant de concilier ces différentes logiques et d’enter la légitimité européenne sur les légitimités nationales.
La mise en place d’un « Congrès » réunissant périodiquement parlementaires et nationaux contribuerait également à l’avènement d’un espace public européen et permettrait une « reddition de comptes » compatible avec l’équilibre des pouvoirs.
Une refondation européenne demande également une relance du couple franco allemand. Depuis la fin du conflit Est-Ouest, nous ne sommes plus dans une « Europe de la nécessité », et les efforts pour présenter la construction européenne comme inéluctable dans le nouvel état du monde ne sont pas pleinement convaincants. N’est-ce pas plutôt en présentant la construction européenne comme le fruit d’un libre choix, d’une volonté partagée, qu’on peut lui donner le fondement le plus solide, car le plus porteur de légitimité ?
Dans cette optique, le couple franco allemand n’a pas moins d’importance qu’autrefois. Alors qu’avant la chute du mur de Berlin, il correspondait à l’intérêt bien compris des deux partenaires dans un contexte historique déterminé, aujourd’hui sa relance ne peut s’effectuer que de propos délibéré, par un choix politique effectué dans l’intérêt de la construction européenne. Mais un couple franco-allemand fondé avant tout sur la volonté des deux partenaires serait précisément une référence fondamentale pour une « Europe de la volonté », à l’égard de laquelle il retrouverait toute sa capacité d’entraînement.
Un nouveau rapprochement franco allemand devrait en premier lieu s’effectuer dans le domaine culturel, où il pourrait constituer une contribution capitale à la formation d’une identité européenne ; mais il passe également par un dialogue ouvert et équilibré sur les sujets qui opposent aujourd’hui le plus les deux pays.
A supposer que l’entreprise de « refondation européenne » n’aboutisse, de compromis en compromis, qu’à des aménagements limités du système actuel, l’Allemagne et la France auraient le devoir d’envisager entre elles une union organique qui préserverait la possibilité d’une « identité européenne ».