Rédigé le 16 avril.
La victoire minuscule de la coalition de centre-gauche en Italie montre, encore une fois, que l’électorat des sociétés dotée d’un système démocratique stable ne peut pas être politiquement défini par ses appartenances. En sociologie, lorsqu’on veut représenter statistiquement le hasard entre deux alternatives, on assigne 50% à chacune d’elles. C’est justement ce qui s’est produit lors des dernières élections dans les prétendues « grandes démocraties occidentales », où les Etats Unis, l’Allemagne et maintenant l’Italie se caractérisent par l’indécision de l’électorat.
Pourquoi cette indécision? Pourquoi les gens ne savent-ils pas pour qui voter ? Pourquoi ne parle-t-on plus d’appartenance politique? Pourquoi les adhésions aux partis ou aux mouvements changent-elles aussi rapidement? Le cas de l’Italie permet quelques essais pour répondre à ces questions.
Après une nuit de convulsions, au cours de laquelle les résultats se sont retournés plusieurs fois, le dépouillement s’est clôturé avec l’attribution de la majorité de la Chambre des Députés à l’Unione. L’achèvement du décompte des voix des Italiens à l’étranger a offert en revanche au centre-gauche le renversement du résultat au Sénat, avec la conquête de 4 sénateurs sur 6 contre 1 de la Casa delle Libertà (CdL), la coalition guidée par Silvio Berlusconi. Le sixième élu est un indépendant qui dit vouloir adhérer à l’Unione.
Le nouveau système électoral italien, modifié in extremis par Berlusconi, dans une tentative désespérée de limiter les dégâts d’une défaite annoncée, n’a pas été en mesure de la contenir. À la Chambre des Députés, la différence entre les deux pôles a été seulement de 25.000 voix (49,8% et 49,7%). Le nouveau système est un système mixte, proportionnel avec prime de majorité, ce qui signifie que la coalition de centre-gauche prend plus que 60 députés comme « bonus » pour ce 0,1% de différence. En ce qui concerne le Sénat, ces pourcentages ne se mesurent plus au niveau national mais régional. La prime de majorité est donc assignée à la force politique qui gagne dans chaque région, avec pour résultat, vu la fragmentation des voix, des primes à l’une et l’autre coalition qui à la fin se trouvent presque quittes : l’Unione 49,2% a 159 sénateurs, le CdL avec ses 49.9% n’en a par contre que 156, du fait des sénateurs élus à l’étranger.
La situation dans laquelle se trouve l’Italie après cinq ans de gouvernement Berlusconi est désastreuse, tant du point de vue économique, que du point de vue de la qualité de la démocratie. L’état de droit a été mis à rude épreuve. Les institutions ont été maintes fois délégitimées, et l’illegalité s’est renforcée dans un pays qui cohabite avec une criminalité organisée (mafia).
Précisons quelques facteurs parmi ceux qui ont contribués à mettre le pays dans cet état :
Les élections italiennes ont montré, une fois de plus, le poids acquis par les media. La campagne électorale s’est déroulée principalement à la télévision. Berlusconi est le fruit de ces media, c’est un personnage qui connaît très bien le fonctionnement et la capacité de conviction qu’ils possèdent. Les dernières actions de la campagne électorale de Berlusconi ont été très agressives, jusqu’à en venir aux insultes. Par son discours fait d’annonces incessantes et de promesses, pour la plupart irréalistes, il a réussi à retourner nombre d’indécis. La population qui passe des heures et heures devant la télévision a récompensé l’un des leurs.
La propriété de trois chaines télévisées et d’une des principales maisons d’éditions italiennes, outre le contrôle sur la RAI, lui assure une hégémonie incontestée dans le domaine télévisé, radiotéléphonique, dans les journaux, les revues, les livres, etc. Et dans un pays où 70% des italiens ne lisent pas les journaux, le pouvoir de la télévision a été souverain et a lourdement conditionné le vote. Le vote des italiens à l’étranger a confirmé la pression de la télévision italienne et celle des media internationaux. Pendant qu’en Italie, le petit écran était dominé par Berlusconi, à l’étranger, l’ex-premier ministre récoltait beaucoup de critiques. Sans qu’on puisse parler de relation de cause à effet, cependant, l’influence des media est réelle, et ils sont sans doute en partie responsables de la nette différence des résultats entre le vote en Italie et à l’étranger. En fin de compte, en additionnant Chambre et Sénat le résultat marque une différence de 11 à 5.
La construction de la réalité est devenue une simple manipulation du réel. Il y a une conscience commune de l’énorme pouvoir que les moyens de communication ont acquis. Le contrôle de l’information, principalement au travers de la télévision, est un moyen utilisé en permanence pour adapter le réel à ses exigences, et non pas les exigences au réel. La comparaison se fait toujours de façon plus médiatique, au travers de l’image où la forme prévaut sur la substance. Le résultat est une masse de citoyens ou mieux encore de spectateurs (lapsus fréquent du premier Berlusconi) qui restent passifs parce qu’ils savent qu’ils ne comptent pas.
L’identité déjà faible des partis s’est diluée avec la formation des deux coalitions. La tentative de couvrir un vaste spectre de consensus (le système électoral promeut les coalitions pour avoir la prime de majorité) a fait que les propositions finissent par se ressembler jusqu’à se confondre. Entre un centre-droite convaincu et un centre-gauche qui tend à droite, l’élection semble sans incidence. Les alternatives n’en sont pas, les partis ne se diversifient pas, leurs projets économiques restent très semblables ou de toute façon ne contestent pas le modèle qui reste le vrai protagoniste. Au contraire, face à un centre-gauche au programme photocopie de celui du centre-droit, l’électorat choisit souvent la version originale.
La faiblesse des institutions. Au niveau national la structure de l’État est souvent dépassée par des structures internationales qui sont les véritables lieux de décisions. L’Etat-nation délaisse une grande partie de ses facultés aux organisations économiques ou politiques supranationales. Les choix politiques nationaux se révèlent secondaires parce que la politique doit accepter les paramètres des institutions internationales.
Le dérégulation a diminué la présence de l’État dans de nombreux aspects de la vie sociale et politique. La fonction de l’État régresse et ne règle plus les déséquilibres en cherchant des alliances avec les vainqueurs. Les citoyens se rendent plus toujours compte que ce ne sont pas les politiciens qui décident. L’espace laissé libre par l’État a été occupé par des groupes de pression en mesure d’imposer leur force. Les rapports mafieux se poursuivent tranquillement.
Le pouvoir économique domine le pouvoir politique. Les idées comptent toujours moins, on dit que c’est le marché qui décide. Dans le cas de l’Italie, l’ex-premier ministre et leader de la majorité est l’un des hommes les plus riches du monde. À sa grande capacité financière, qu’ avec le contrôle de l’information avaient construit son empire, il s’était ajouté le contrôle de l’appareil d’État. L’enchevêtrement des pouvoirs et des intérêts publics et privés s’alimentaient mutuellement, à y gagner c’etait toujours Berlusconi, qui dans les dernieres années au gouvernement a triplé son patrimoine. Cette concentration du pouvoir a provoqué (est responsable du) un conflit continu entre les intérêts privés et publics. Le citoyen ne se sent plus représenté par les institutions parce qu’elles ne sont pas au-dessus des parties, mais une partie intéressée.
Face à des problématiques économiques et au changement dans la gestion du pouvoir, l’électeur indécis, dominé par la complexité des mécanismes, s’est orienté vers des candidats extérieurs à la classe politique auxquels il tend à s’identifier. Le cas de Berlusconi est l’exemple d’un homme d’affaires qui décide de passer à la politique, cherche à se montrer comme un outsider, comme un d’entre eux, un homme qui n’appartient pas au système politique et qui combat les institutions.
Berlusconi a porté la compétition électorale au niveau de la confrontation personnelle par deux moyens différents. Les deux coalitions devant se différencier malgré tout, il fallait accentuer les diversités individuelles. La propagande de Berlusconi a également concentré ses attaques en agitant le spectre du communisme, arrivant même à parler de "choc de civilisation", même si Romano Prodi n’est pas un homme de gauche mais un ex démochrétien. Il n’ y a pas eu de comparaison de programme, de propositions ou de visions du monde différentes ; la lutte s’est limitée à occuper les écrans.
La délégitimisation des institutions s’est exprimée au dernier moment par la non reconnaissance de la défaite et dans la dénonciation des manipulations électorales. Une accusation paradoxale puisque c’est le ministre de l’intérieur de Berlusconi lui-même qui supervisait le déroulement correct des élections. Cette manoeuvre ayant échoué, il a même proposé un décret pour recompter toutes les voix - auquel s’est opposé le Président de la République. Habitué à reconstruire la réalité à travers les media dont il est propriétaire, Berlusconi a soutenu qu’il était le véritable vainqueur des élections. Peut-être le dernier acte d’un Premier ministre habitué à brouiller les cartes.
Le centre-gauche n’a pas réussi à convaincre l’Italie du sens d’une alternative claire au centre-droit. Berlusconi, avec sa stratégie d’attaque et de dramatisation du conflit au niveau télévisé, est parvenu à mobiliser les abstentionnistes qui sont allé voter en dépit du caractère entièrement illusoire d’un danger de montée du communisme, portant la participation électorale à plus de 83%, un pourcentage jamais atteint au cours des dernières décennies.
Les italiens espèrent que la dernière scène du film de Nanni Moretti, où Bersulconi s’éloigne en voiture pendant que derrière lui les institutions sont livrées aux flammes, restera l’image d’une catastrophe évitée. Berlusconi vaincu, Romano Prodi aura cependant beaucoup de difficulté à gouverner : avec sa majorité exiguë, il représente une coalition où s’expriment des intérêts souvent opposés ; et l’ex-Premier ministre restera encore longtemps sur la scène politique. Le risque de paralysie institutionnelle dans un moment de grave crise économique est au coin de le rue.