« On me demandera pourquoi en fait j’ai raconté toutes ces choses insignifiantes et que de coutume on juge indifférentes ; par là on pourrait dire que je me fais tort, a fortiori si je suis destiné à défendre de grandes tâches. Réponses : ces choses insignifiantes - alimentation, lieu, climat, délassement, toute la casuistique de l’égoïsme - sont incroyablement plus importantes que tout ce que l’on a tenu jusqu’ici pour important. C’est là précisément qu’on doit commencer à changer de méthode ».F. Nietzsche, Ecce Homo, ch. 2 « Pourquoi je suis si avisé », §10, trad. Eric Blondel (Garnier-Flammarion).
Dans ce deuxième chapitre de Ecce Homo, « Pourquoi je suis si avisé », Nietzsche expose ses habitudes et ses choix en matière d’alimentation, de lieu, de climat et de « délassement ». Une telle démarche peut déconcerter. Dans ce livre où il entend « dire qui il est 1 », on ne trouve aucun récit autobiographique. Même si « on pourrait dire » qu’il se fait ainsi « du tort » Nietzsche entend bien « raconter », mais en se limitant aux détails les plus insignifiants de l’existence quotidienne. Il s’agit d’en faire l’éloge, au même titre que sa personnalité (chapitre 1, « pourquoi je suis si sage »), sa bibliographie (chapitre 3, «pourquoi j’écris de si bons livres ») et sa place dans l’histoire de la philosophie (chapitre 4, « pourquoi je suis un destin »). L’exercice est mené avec humour, mais son enjeu est tout sauf anecdotique. L’importance des « idiosyncrasies » de Nietzsche vient de ce qu’elles forment un ensemble d’habitudes saines. Comme l’annonce l’avant-propos, « j’ai regardé en arrière, j’ai regardé en avant, jamais je n’ai vu autant, et de si bonnes choses à la fois ».
« Pourquoi je suis si avisé » constitue la présentation d’une certaine manière d’être face à la vie, et l’esquisse d’un véritable traité du bien vivre. Ecce Homo passe ainsi de l’exposé à la recommandation. Il importe, par exemple, de bien choisir son régime alimentaire, afin qu’il augmente la force au lieu de la déprimer (Nietzsche n’a pas de mots assez durs pour la nourriture allemande, lourde et indigeste). Le lieu que l’on choisit pour vivre, ainsi que son climat, doivent être favorable à l’accélération du métabolisme. Au chapitre des distractions, la musique doit exprimer et exalter les passions au lieu de les assoupir, la lecture doit être un apport d’énergie vitale et non une perte de soi dans l’érudition, etc. Un tel mode d’existence s’oppose à celui que l’on a pratiqué « jusqu’ici ». Il consiste en une sorte de sagesse pratique, au sens de la phronésis d’Aristote : le mot klug (traduit par « avisé ») dénote l’intelligence et la sagesse, mais renvoie surtout aux qualités de l’individu judicieux, malin, capable de choisir ce qui lui est utile. A l’opposé, se dresse une morale traditionnelle idéaliste, impérative, répressive, que Nietzsche juge mensongère et nuisible. D’où l’affirmation : « c’est là précisément qu’on doit commencer à changer de méthode », en s’intéressant d’abord aux conditions d’existence de l’homme, donc du corps.
Nous nous proposons d’étudier ici le début du paragraphe 10 de « Pourquoi je suis avisé 2 », où apparaît le plus clairement l’enjeu philosophique de la nouvelle « méthode » prônée par Nietzsche. L’auteur de Zarathoustra met d’abord en évidence une sorte de « choc » de méthodes pour la conduite de l’existence individuelle. A l’énumération, dans les pages précédentes, des « choses » abusivement considérées comme « insignifiantes », vient répondre une liste d’idéaux moraux :
« Tout ce que l’humanité a jusqu’à présent considéré comme sérieux, ce ne sont même pas des réalités, ce sont de simples fantasmes de l’imagination, ou, à plus strictement parler, des mensonges issus des mauvais instincts de natures malades, nuisibles au sens le plus profond - toutes les notions comme « Dieu », « âme », « vertu », « péché », « au-delà », « vérité », « vie éternelle »...
En d’autres termes, à la méthode de l’individu Nietzsche, vient s’opposer celle qu’a privilégié la civilisation européenne dans son ensemble (Nietzsche parle même, ici, de toute « l’humanité »), reposant sur des notions idéales. Or, « c’est en elles qu’on a cherché la grandeur de la nature humaine, son caractère ‘divin’. », notamment en honorant comme les « premiers » de l’humanité ceux qui incarnaient le plus la conformité à ces idéaux moraux. C’est là qu’intervient l’une des justifications principales de l’autobiographie atypique qu’est Ecce Homo :
« si je me compare avec les hommes que l’on a honorés jusqu’à présent comme les premiers, la différence saute aux yeux. Ces prétendus « premiers », je ne les compte même pas au nombre des hommes, - ils sont pour moi le rebut de l’humanité, des créatures avortées de la maladie et des instincts de vengeance, ce sont de purs et simples non-hommes néfastes et au fond incurables qui tirent vengeance de la vie ».
Ainsi, confronté aux prétendus grands hommes dont la vie est érigée en modèle, l’individu Nietzsche estime que la comparaison lui est favorable.
Nietzsche met donc en avant ses habitudes de vie comme le reflet d’un mode d’existence individuelle alternatif à celui que prescrit et traduit la morale, égoïste et non idéaliste. Il nous faut d’abord préciser les contours de cet égoïsme nietzschéen, qui renvoie évidemment à l’ensemble de l’œuvre. D’autre part, comme le texte du §10 en témoigne, la portée du conflit de méthodes dépasse le champ individuel, et embrasse l’ensemble du champ de la culture 3
Toutes les questions de la politique, de l’ordre social, de l’éducation ont été foncièrement faussées par le fait qu’on a pris les hommes les plus nuisibles pour de grands hommes, qu’on a enseigné à mépriser les choses « insignifiantes », entendez les conditions fondamentales de la vie même...
Si la question des vies individuelles érigées en exemple importe, c’est avant tout parce que celles-ci définissent une culture, c’est-à-dire un ensemble hiérarchisé de valeurs. Ainsi, l’appel au changement de « méthode » dans la conduite de l’existence individuelle débouche sur l’appel au renversement des valeurs. L’étude de cette seconde dimension nous permettra de préciser les implications de l’éloge de l’égoïsme dans la réflexion du dernier Nietzsche, et d’en tirer quelques leçons pour l’interprétation de l’ensemble de l’oeuvre.
I L’égoïsme contre l’idéalisme moral
Dans ce §10, Nietzsche oppose d’abord sa conception de la sagesse pratique aux idéaux caractéristiques de la morale chrétienne. Il revendique ainsi une rupture par rapport aux conceptions morales dominantes, c’est-à-dire à aux réponses traditionnelles à la question du « comment vivre ? ». Cette rupture est rythmée par l’opposition constante entre le « je » de la nouvelle « méthode » et le « on » impersonnel de l’ancienne. Elle est également figurée par la récurrence de la formule « jusqu’ici » ou « jusqu’à présent » (bisher) : Nietzsche entend affirmer quelque chose de nouveau dans la réflexion morale. La valorisation du terme d’ « égoïsme », qui incarne par excellence ce que la morale chrétienne condamne, permet évidemment de faire apparaître ce renversement de perspective dans toute sa radicalité. Il articule surtout trois dimensions essentielles, entremêlées dans le texte, du mode d’existence mis en avant par Nietzsche : le choix du souci de soi face au désintéressement, de l’affirmation de soi face à l’autodestruction, enfin de l’affirmation de la réalité dans son ensemble (à commencer par celle du corps) face aux fantasmes du « pur esprit ».
Le souci de soi contre le désintéressement
Nietzsche revendique d’abord une pratique de l’égoïsme par opposition à une certaine indifférence à soi, une « affreuse insouciance 4 » caractéristique de ce qu’il nomme dans d’autres textes la « morale du désintéressement ». L’alimentation, le lieu, le climat, le délassement, bref tout ce qui se rattache au souci de sa personne, doivent être pris au sérieux - ce qui signifie donner une grande importance à « toutes ces choses insignifiantes et que de coutume ont juge indifférentes ». Cela nécessite d’abord de surmonter les réactions hostiles prévisibles, instinctives d’une humanité indifférenciée (« on me demandera pourquoi », « on pourrait dire que je me fais tort »...). C’est que l’ « on » tient autre chose pour « important » ou « sérieux », à savoir tous les idéaux mensongers et illusoires dont Nietzsche fait l’énumération, en prenant soin de les placer entre guillemets : « Dieu », « âme », « vertu », « péché », « au-delà », « vérité », « vie éternelle 5 ». Au-delà de leur apparence commune au vocabulaire du christianisme, quoique la « vertu » et la « vérité » ne s’y rattachent pas nécessairement, ce sont toutes des « notions » générales, impersonnelles, universelles, c’est-à-dire l’exact opposé de la « casuistique de l’égoïsme » vantée par Nietzsche. Celle-ci consiste en un ensemble de recommandations qu’il convient d’appliquer à des cas particuliers et individuels. Elles sont ancrées dans l’existence concrète, quotidienne, sensible, corporelle, et renvoient à une réalité toujours mouvante (le climat, la nourriture, le délassement). A l’inverse, les notions énumérées ici relèvent toutes de l’idéal et de l’en-soi, caractéristiques du « platonisme-christianisme » que Nietzsche dénonce.
Ces idées abstraites semblent davantage renvoyer à un « arrière-monde 6 », selon l’expression de Nietzsche, qu’à l’action dans ce monde-ci. Pourquoi alors Nietzsche les désigne-t-il comme la méthode de vie antagoniste à celle qu’il prône ? Tout simplement parce que ces idéaux sont les notions cardinales de la morale chrétienne. Ils énoncent ce qui est « important » et « sérieux » dans la vie, détournant l’individu de la réalité sensible, et d’abord de la sienne propre, celle du corps, toujours négligée, dévalorisée ou considérée comme indifférente. Pour Nietzsche, c’est là une recette pour la décadence : « on détourne son sérieux de l’auto-conservation 7 », ce qui fait décliner la vie. Ces idéaux moraux favorisent donc l’oubli de soi, et débouchent naturellement sur la valorisation du désintéressement, c’est-à-dire du renoncement à soi. Dans l’énumération de Nietzsche, seules deux notions ont trait à la vie et à l’action ici bas, celles de « vertu » et de « péché ». Les « péchés » chrétiens, si l’on prend par exemple comme référence la liste des péchés capitaux établie par Thomas d’Aquin, sont essentiellement des péchés d’égoïsme. A l’inverse, qu’est-ce que la vertu chrétienne ? Pour Nietzsche, elle n’est rien d’autre que la « pitié » schopenhauérienne (« on en a fait la vertu 8 »), qui consiste à souffrir avec l’autre (Mitleid) par la négation du vouloir-vivre. La « vertu » est donc l’oubli ou la négation de soi. On le voit, dans sa condamnation de la morale chrétienne, Nietzsche inclut l’ensemble de la morale telle qu’on la concevait « jusqu’à présent » - non seulement dans la tradition chrétienne, mais aussi dans l’ensemble de la philosophie occidentale de Platon à Schopenhauer.
Cette morale du désintéressement, qui imprègne toute l’humanité (le « on » qui pense que Nietzsche se fait du tort), est caractéristique de « natures malades », précisément par son refus du souci de soi. C’est pour cette raison que la « casuistique » de l’égoïsme proposée par Nietzsche se présente comme une cure, un ensemble de recettes pour recouvrer la santé : il faut pour cela choisir un climat, un lieu, des distractions appropriées et favorables, c’est-à-dire tout un régime de vie, une diététique si l’on suit le registre métaphorique de la digestion que Nietzsche affectionne. Seul un tel traitement, à élaborer au cas par cas, peut contrer les effets de la maladie morale, qui à travers le désintérêt et le mépris pour le corps, dont tout ce qui favorise la conservation et la santé est stigmatisé comme « péché », conduit à la négation de soi (la « vertu ») et de la vie même, dévaluée au profit d’un « arrière-monde » (celui de « Dieu », de l’ « au-delà », de la « vie éternelle »). Nietzsche remarque ainsi avec humour que manger mal, c’est manger d’une façon « impersonnelle », « désintéressée », « altruiste »... Pour bien vivre, il faut commencer par se poser « les bonnes questions 9 », les questions sérieuses, qui ont trait au je, donc d’abord au corps, et non les questions métaphysiques ou religieuses.
L’affirmation de soi contre les pulsions autodestructrices
Si Nietzsche oppose sa « méthode » aux idéaux chrétiens, ce n’est pourtant pas seulement en vertu de cette antithèse entre l’indifférence, ou le mépris, et l’attention à soi et au corps. Il voit dans la morale non seulement une négligence qui nuit à l’auto-conservation, mais le résultat d’une sorte de pulsion destructrice et auto-destructrice : les idéaux sont « issus des mauvais instincts de natures malades ». Plus qu’elle ne provoque la décadence, en décourageant le souci de soi, la morale en est elle-même le fruit. On retrouve ici l’analyse généalogique nietzschéenne, qui remonte de l’idée à son sous-bassement physiologique. « ‘Ne pas chercher son avantage’ ; ce n’est qu’une feuille de vigne morale destinée à dissimuler une tout autre réalité, en fait physiologique : ‘je ne sais plus trouver mon avantage’... Désagrégation des instincts 10 !». Les idéaux tels que ceux de la morale du désintéressement traduisent un état du corps, celui-là même qu’ils tentent de masquer sous un habillage « moral ». En apparence universels et impersonnels, ils reflètent une situation particulière, individuelle, une certaine configuration pulsionnelle (c’est-à-dire un état de ce que Nietzsche nomme la volonté de puissance). La « nature malade » est en proie au chaos des pulsions, instincts et passions contradictoires (tout ce que l’on peut rassembler, plus généralement, sous le terme d’ « affects ») qui se dressent les uns contre les autres, se nuisent les uns aux autres afin de prendre l’ascendant. Cette situation est très précisément celle qui caractérise, pour Nietzsche, le décadent. Derrière la moralité des « premiers de l’humanité », ces hommes les plus vénérés, se cache la décadence.
Dès lors que le chaos intérieur règne, ce sont des affects négatifs qui prennent l’ascendant. Les « natures malades » deviennent ainsi « nuisibles au sens le plus profond » - non seulement pour les autres, car elles imposent à toute l’humanité les idéaux négateurs qu’elles créent, mais aussi, avant tout, pour elles-mêmes. « Ce qui est chrétien, c’est un certain sens de la cruauté contre soi et contre autrui 11 » : du chaos des affects que l’on ne parvient pas à surmonter, naît la haine contre la vie, contre les autres et contre soi. Nietzsche dit parfois qu’une sensibilité extrême à la souffrance et aux excitations nerveuses est à l’origine de ce phénomène 12 : celui qui a trop souffert ou s’est trop défendu contre l’extérieur subit une diminution de sa force vitale qui le rend d’autant plus perméable et sensible à tous les stimuli contradictoires, ressentis avec d’autant plus d’intensité. Comme l’individu, impuissant, ne peut plus se défendre, ses instincts négatifs - la haine, la cruauté... - se tournent désormais contre lui-même. Au lieu de se défendre contre des stimulations extérieures, le décadent se bat contre l’ensemble de ses affects intérieurs, qu’il tente de réprimer et de refouler en bloc. La volonté d’échapper au corps et aux affects en se réfugiant dans un monde de notions abstraites, les tentatives de résolution des contradictions de la vie réelle dans l’en-soi des idéaux (« Dieu », « l’au-delà », « la vie éternelle »), ou encore la recherche de la « paix de l’âme » sont les symptômes de cette répression. En voulant ainsi éradiquer (« castrer », « extirper 13 ») les affects par le recours à la morale, le chrétien ne fait que les exprimer d’une autre manière, en les travestissant : dans ce processus, les pulsions les plus négatives sont à l’oeuvre. La morale est l’expression de la cruauté envers soi.
La situation de décadence que décrit Nietzsche est complexe, étant à la fois caractérisée par un chaos d’affects contradictoires que l’individu ne parvient pas à maîtriser, et par la domination de pulsions destructrices que traduit la volonté de refouler ce chaos par la morale. Le chaos subsiste car cette pulsion d’éradication, cette tentative de faire l’impasse sur le corps et les aspects affectifs de la vie, est une illusion toujours vouée à l’échec. Et que l’on considère le décadent sous l’angle de la « désagrégation des instincts » ou de la cruauté envers soi, on peut faire le même constat : « je ne sais plus trouver mon avantage ». L’égoïsme prôné par Nietzsche, qui est précisément la recherche de ce avantage, est l’antithèse de la décadence. Il ne s’agit pas de n’importe quel « avantage », puisque la dynamique autodestructrice de celle-ci peut devenir une source de satisfaction de la volonté, un plaisir masochiste : dans L’Antéchrist, Nietzsche va jusqu’à opposer au « délassement » dont il fait l’éloge dans Ecce Homo, qui permet de se détacher de soi-même et de son « sérieux propre », et par là de se renforcer, une sorte d’équivalent chrétien. « Le christianisme fait pratiquer la casuistique des péchés, la critique de soi-même, l’inquisition de la conscience comme passe-temps, comme moyen de lutter contre l’ennui 14 ». En théologie, le terme de « casuistique » renvoie à l’examen des cas de conscience, c’est-à-dire (selon Nietzsche) à une méthode de culpabilisation, d’auto-incrimination. La « casuistique de l’égoïsme » comme recherche du plus utile, du plus favorable, de tout ce qui augmente la force, se veut l’opposé de la « casuistique des péchés ».
Son objet même est donc de faire la part entre la satisfaction de la volonté autodestructrice, et son « avantage » véritable. D’où, encore une fois, une confrontation de méthodes. D’un côté, on trouve la cruauté envers soi-même qui se manifeste par une volonté d’extirpation et de refoulement, bien retranscrites par des notions telles que « l’âme » et le « péché ». Lorsque le décadent livré au chaos intérieur retourne ses pulsions négatrices contre lui-même, « c’est alors seulement que pousse en l’homme ce qu’on appellera plus tard son ‘âme’, car naît la « mauvaise conscience 15 ». Quant à l’idée de « péché », elle est un instrument de cette torture que l’on s’inflige à soi même. Et derrière ces deux notions, se cache le refus du corps - auquel le « péché » chrétien se rattache systématiquement et dont le concept d’ « âme » fait abstraction de façon mensongère. La morale dérive d’une volonté d’éradication des affects qui traduit la haine de soi et de la vie elle-même. C’est une méthode pour « en finir » avec le chaos des affects. Son efficacité est nulle car, symptôme de la maladie même, elle nuit au malade. La « nouvelle méthode » de Nietzsche se présente comme la cure qui permet de sortir de cet engrenage autodestructeur. A l’opposé d’une répression des affects, elle tente de les maîtriser en les ordonnant, vise une forme d’harmonie, de combinaison ou de synthèse qui, sans les réduire ou les contenir, les laisse s’exprimer tout en leur donnant une direction commune. L’égoïsme nietzschéen est donc bien un régime, une discipline permettant d’ordonner les affects et de se passer de la morale.
La méthode ne consiste pas à être vertueux, mais « avisé » (klug), c’est-à-dire à faire preuve de discernement dans ses choix. L’individu avisé s’applique à sélectionner le plus utile, à établir des hiérarchies. Il observe une certaine modération (par exemple, insiste Nietzsche, dans ses lectures), et met à distance tout ce qui pourrait être nuisible, à l’opposé du décadent qui s’expose à tous les stimuli et s’épuise à force de réagir. L’exposé des habitudes quotidiennes renvoie ainsi à une certaine manière de réguler sa propre configuration affective, son « économie pulsionnelle » (ou volonté de puissance). Pour cela, on ne peut, comme tente de le faire la morale, s’obstiner à réprimer le caractère irréductiblement mouvant, instable, tragique, de la vie affective, qui menace à tout moment de sombrer dans le chaos. Au contraire, la casuistique de l’égoïsme vise à épouser ce mouvement en tentant de maintenir une sorte d’équilibre dynamique. Il devient alors possible de laisser s’exprimer les affects, d’en jouir pour atteindre une forme de contentement de soi - non pas la « paix de l’âme » recherchée par le platonisme-christianisme mais la virtu, « vertu sans moraline » ou « belle humeur » (Heiterkeit). Au contraire d’une morale qui traduit des pulsions de négation de soi, Nietzsche vise une virtu synonyme d’augmentation de la puissance, de surabondance de force, bref d’auto-affirmation. « L’avantage » que vise l’égoïsme nietzschéen consiste dans le mouvement harmonieux des affects qui agissent de concert et parviennent ainsi à exprimer leur fécondité (la « vertu qui donne »).
La réalité face aux fantasmes du pur esprit
L’opposition entre la méthode de la casuistique de l’égoïsme et celle des idéaux moraux chrétiens s’exprime enfin sous un troisième aspect. Les idéaux moraux sont des fantasmes, l’expression d’une fuite hors du réel, alors que Nietzsche préconise l’affirmation non seulement de soi, mais aussi de la réalité elle-même. La revendication de l’égoïsme prend alors une résonance plus large : la « nouvelle méthode » est aussi une façon de renouer avec la réalité de la vie et du monde en se débarrassant d’idéaux essentiellement creux, faux 16 , de véritables « cavernes 17 ». C’est en ce sens que Nietzsche, dans notre texte, affirme que « ce ne sont même pas des réalités » et les qualifie de « mensonges ». Rappelons la définition énoncée dans L’Antéchrist : « j’appelle mensonge : refuser de voir ce qu’on voit, refuser de voir quelque chose comme on le voit 18 ». Mentir, c’est détourner son regard de la réalité et de son analyse, et par conséquent la travestir, la déformer, en transformant une réalité physiologique et psychologique en « idée » ou « idéal ». La généalogie nietzschéenne est précisément l’entreprise de démystification qui doit permettre d’échapper au mensonge et d’affronter cette réalité en face. En ce sens, Nietzsche reste fidèle à Schopenhauer : toute réalité est, en son fond, affective, instinctuelle, non représentative - les représentations relevant plutôt de l’illusion. Si les idéaux de la morale chrétienne sont des « cavernes », il s’agit alors de parcourir la trajectoire inverse du cheminement platonicien. C’est la morale elle-même qui n’est qu’une illusion, « découverte 19 », c’est-à-dire dévoilée, dissipée, par l’analyse généalogique qui en restitue la part corporelle et affective. Les idéaux-fantasmes dont parle Nietzsche correspondent presque mot pour mot à « l’univers de pure fiction » dont il fait l’inventaire dans L’Antéchrist : des causes imaginaires (« Dieu », « l’âme »), des effets imaginaires (le « péché »), et une téléologie imaginaire (la « vie éternelle 20 »)
L’énumération des idéaux du §10 peut donc être analysée sous l’angle du fantasme. De ce point de vue, ils trouvent leur origine dans l’impuissance fondamentale du décadent : lorsque la volonté ne peut plus trouver sa satisfaction dans ce monde-ci, elle la recherche ailleurs - et aux yeux de Nietzsche, c’est seulement dans un « ailleurs » que l’idée d’un apaisement, d’une « paix de l’âme », peut prendre sens. La satisfaction est alors recherchée dans l’arrière-monde, le nihil, à travers les idéaux au « son creux » que dénonce la préface du Crépuscule des Idoles : ils ne recouvrent rien sinon l’affect négatif dont ils sont le travestissement. Nietzsche souligne que cet univers fictif n’est même pas assimilable à celui des rêves, qui au moins reflètent la réalité alors qu’il la fausse, la nie, la dévalue 21 . Ainsi la notion « d’au-delà » n’est rien d’autre que l’envers de l’en-deçà, c’est-à-dire du seul monde qui existe. « L’âme » est la négation de la réalité irréductiblement corporelle, affective du moi. Couronnant tout le système de l’idéalisme chrétien, « Dieu », la première et « la plus célèbre » des idoles 22 , est l’antithèse de la vie même, « toute l’hostilité mortelle contre la vie synthétisée en une épouvantable unité 23 ». Voilà ce que « veut » la volonté du décadent, car « la volonté préfère encore vouloir le rien plutôt que de ne pas vouloir 24 ». Cette fuite du décadent dans le nihil est une solution de facilité. Alors que dans la vie réelle, la réalisation des désirs nécessite une confrontation à de multiples obstacles, une recherche de compromis, l’expérience de l’incommensurabilité entre les désirs et la réalité 25 - l’une des dimensions du tragique de l’existence -, le fantasme offre à la volonté malade un plaisir immédiat. Qu’est-ce que la foi chrétienne, sinon une promesse de bonheur dans le monde fictif de la « vie éternelle » ?
L’égoïsme est donc aussi, pour Nietzsche, le choix résolu de l’ancrage dans le réel et de son acceptation : la cure doit conduire à quitter les « cavernes » pour parvenir au « dire oui ». La question du corps est ici essentielle, car la notion d’ « âme » ou d’ « esprit », en tant qu’ils en sont séparés, conditionne la possibilité même des idéaux moraux. Nietzsche ne reconnaît pas la distinction entre le « corps » et « l’esprit », et n’utilise ces termes que pour renvoyer à deux aspects d’une seule et même réalité affective, psycho-physiologique. Des notions abstraites, non nécessairement religieuses mais purement spirituelles telles que « la vérité » sont incluses dans la liste des « mensonges ». Nietzsche ne reconnaît une validité au terme de « vérité » qu’en un sens perspectiviste, c’est-à-dire lors qu’elle est envisagée dans un rapport intime avec une configuration pulsionnelle spécifique - celle-là même que la généalogie a pour tâche de mettre au jour. Dès lors, s’éloigner de « l’univers de pure fiction » de la morale pour faire retour au corps et à l’égoïsme permet aussi de raviver la vie de l’esprit. En effet, les états du corps en sont la condition : un affect, même situé en-deçà de la conscience, est déjà une interprétation. Si les vérités ne sont possibles que dans la mesure où elles expriment un état du corps-esprit, le souci de soi et du corps, l’égoïsme affirmateur de soi, sont les conditions de vérités fécondes là où les créatures malades produisaient des vérités mensongères (c’est toute la problématique du Gai Savoir). C’est aussi en ce sens que Nietzsche réfute l’objection « qu’il se fait du tort » en exposant ses habitudes de vie : la casuistique de l’égoïsme est la condition même des « grandes tâches » philosophiques qu’il s’assigne. Tout comme la maladie et certains états du corps donnent naissance à des philosophies négatrices (« l’esprit allemand est une indigestion », « tous les préjugés viennent des tripes 26 »), l’égoïsme est la condition de la création de vérités et de valeurs affirmatrices de la réalité, du monde et de la vie.
La méthode de l’égoïsme prônée par Nietzsche se déploie donc à un triple niveau : éloge du souci de soi contre le désintéressement, de l’affirmation de soi face aux pulsions autodestructrices de la décadence, retour à la réalité et affirmation de celle-ci contre le « rien » du pur esprit. A travers elle, la « grande raison 27 » du corps est à l’œuvre, cherchant la voie d’une sortie de la maladie et d’un accès à la fécondité. Cette méthode ne reflète pas seulement un choix entre deux modes d’existence : elle est toujours essentiellement curative tant les idéaux moraux dénoncés par Nietzsche sont omniprésents. Ces notions chrétiennes imprègnent l’ensemble de la civilisation européenne, et l’objet de la méthode de l’égoïsme est aussi de créer les conditions de la création de nouvelles valeurs. Quand Nietzsche se compare aux « premiers » de l’humanité, ce n’est alors plus seulement pour mettre au jour le mensonge et montrer un exemple de santé individuelle, mais aussi pour dessiner le chemin d’une culture nouvelle.
II Le choix des « modèles » d’existence : un problème culturel
Le lien intime entre l’égoïsme et l’activité créatrice ouvre sur la problématique nietzschéenne de la culture et des valeurs 28 . L’objet même du §10 de « Pourquoi je suis si avisé » est d’établir cette connexion. L’égoïsme nietzschéen ne remet pas seulement en cause des repères moraux en tant qu’ils guident la vie de l’individu, mais s’attaque à l’univers normatif de toute une civilisation. On touche ici au cœur de la pensée de Nietzsche : quelle est la réponse de la culture européenne au problème de l’existence ? Quel type d’existence favorise-t-elle, valorise-t-elle et à quelles valeurs l’exemple des « grands hommes » renvoie-t-il ? Si Nietzsche se compare aux « premiers » élevés au rang de modèles par la culture européenne, c’est en tant qu’incarnation d’un égoïsme défini comme une certaine manière d’être au monde, et déjà porteur d’un renversement des valeurs. Le §10 examine donc ce que l’exemple des « grands hommes » révèle de la culture, tout en abordant la question de sa régénération par l’égoïsme.
Les « premiers », corrupteurs de la culture
« Jusqu’à présent », la « grandeur de la nature humaine » a été définie en termes moraux, c’est-à-dire conformément aux idéaux nuisibles et fantasmés dont Nietzsche a fait l’inventaire. Le « caractère divin » de l’homme est évalué à l’aune de ces notions vides. En se référant aux « premiers de l’humanité », Nietzsche vise explicitement la forme d’existence considérée comme plus « grande », plus « divine » dans la civilisation occidentale. Là encore, nous pouvons déduire de l’énumération des notions morales elles-mêmes ses principales caractéristiques, avant de dégager ses implications en termes de valeurs.
En dressant l’inventaire des idéaux chrétiens, Nietzsche pense sans doute d’abord à l’idéal chrétien de « sainteté », érigé en modèle de vie supérieure. « L’âme » est alors la belle âme de l’homme prétendument vertueux, qui se retire du monde (la « vertu » de l’ascète) ou met en pratique la pitié et l’amour du prochain (deux cas de négation schopenhauérienne du vouloir-vivre). Le saint est celui qui parvient à se détacher le plus possible du « péché », donc du moi et du monde sensible, ce qu’il peut faire par deux moyens : la mort à ce monde (l’ascèse) ou la mort physique (le destin du martyre) - permettant l’élévation vers « l’au-delà ». La « vie éternelle » dans « l’au-delà », valorisation de la mort elle-même, est l’objectif visé par ce modèle d’existence. Que traduit, pour sa part, l’idéal de « vérité » ? Celui qui s’érige en sage ou en gardien de la « vérité » - qu’elle soit celle de la révélation, ou celle du logos philosophique - est lui-même assimilé par Nietzsche à une sorte d’ascète ou de saint détaché du sensible : l’érudit est un décadent, un « cul de plomb » qui se perd dans ses lectures. Il est l’antithèse de l’égoïste avisé décrit par Ecce Homo (le bon lecteur doit savoir sélectionner, se délasser...). Au-delà du strict champ religieux, Nietzsche estime que tous les modes d’existence valorisés par la culture européenne s’approchent du modèle de la sainteté. Dans cette hiérarchie des valeurs, l’existence la plus « divine » est celle qui est le moins possible touchée par le « péché 29 », et la « grandeur de la nature humaine » est ce qui en elle se rapproche le plus du « divin » donc de la non-vie.
Ces valeurs sont présentées par Nietzsche comme la traduction directe de l’état physiologique de décadence de leurs créateurs. Mais comment l’humanité a-t-elle pu ainsi sanctifier la non-vie ? Comment expliquer que de « purs et simples non-hommes » aient été « honorés jusqu’à présent comme les premiers », les « grands hommes » ? On pourrait y voir le résultat d’une décadence de l’humanité dans son ensemble. Il est vrai que, pour Nietzsche, l’homme est essentiellement un animal qui souffre, toujours guetté par la faiblesse. Mais il décrit aussi les « premiers » comme le « rebut de l’humanité » (« je ne les compte même pas au nombre des hommes »). Plus que d’une décadence d’ensemble, irrémédiable, l’état de la culture européenne est le fait d’une « espèce parasite d’hommes, celle du prêtre qui, avec la morale, s’est érigée à la force du mensonge en arbitre de ses valeurs, - qui a deviné dans la morale chrétienne son moyen de puissance » : « les maîtres, les guides de l’humanité, tous des théologiens, ont tous été aussi des décadents 30 ». Les « premiers » - qu’ils se posent en modèle ou usent de l’exemple d’autres « grands hommes » - ont vu dans la morale un instrument de puissance et de vengeance. Ici, le décadent n’est plus seulement l’être aux affects désagrégés qui s’auto-détruit par le refoulement tout en trouvant la satisfaction de sa volonté de puissance dans la fiction morale. Il est aussi celui qui utilise la morale à des fins de puissance - car c’est là le moyen de puissance propre aux « créatures avortées » - avec l’intention plus ou moins « cachée de se venger de la vie 31 ». Il étend son emprise sur l’humanité en prétendant être un « premier » et incarner le « divin » dans l’homme. Cet aspect particulier du décadent, non seulement autodestructeur, mais « nuisible » pour ses semblables, caractérise tout particulièrement le « prêtre », le « sage » ou le « philosophe » (qualifié de « prêtre occulte 32 »). Celui-ci trouve dans l’oubli de soi de la morale non seulement un exutoire à sa propre faiblesse, mais un moyen de satisfaire sa volonté de puissance en exploitant la faiblesse des autres. Il s’applique à rendre l’humanité malade, à perpétuer la décadence 33 .
Le défaut d’égoïsme est donc aussi la pire des nuisances pour les autres. Parce qu’il est pratiqué et prêché par le prêtre, il imprègne toute notre culture. Si les concepts moraux sont le reflet d’une configuration pulsionnelle particulière, ils ont aussi un impact psychologique et physiologique, permettant ce que Nietzsche appelle le « dressage 34 ». La valorisation du type d’existence incarné par les « premiers de l’humanité » et autres « grands hommes » s’inscrit dans un processus d’éducation : « on a enseigné » à prendre exemple sur les grands hommes, et à mépriser les choses « insignifiantes ». « L’humanité même en est devenue menteuse et fausse jusqu’au plus profond de ses instincts 35 ». A travers les concepts moraux et les exemples des grands hommes, l’éducation au mépris de soi et au refoulement auto-destructeur s’apparente à un véritable « dressage » du troupeau par le prêtre ascétique, qui le maintient ainsi dans l’état de maladie. Cette « éducation » morale atteint l’ensemble du champ de la culture, et toutes les valeurs sont corrompues. D’où l’affirmation de Nietzsche : « toutes les questions de la politique, de l’ordre social, de l’éducation » ont été « foncièrement faussées ». En effet, une valeur, quel que soit son objet, est toujours intimement liée à un mode d’existence particulier, car « c’est la vie ‘qui valorise’ à travers nous chaque fois que nous posons des valeurs 36 ». Pour Nietzsche, la domination des « premiers » n’est pas sans rapport avec l’esprit de troupeau qui souffle sur toutes les idéologies 37 de son temps - le nationalisme du Reich, par exemple. A tous les idéalistes, « hommes de conviction » et de parti 38 , il oppose une sorte d’exigence de scepticisme et de liberté à l’égard de toute conviction 39 . La « politique » et « l’ordre social » sont également corrompus par la valorisation d’idéaux impersonnels, universels et égalitaires (issus de la notion chrétienne d’égalité des âmes devant Dieu), la dévalorisation de toute hiérarchie et de tout sens de la « distance d’homme à homme 40 » (un héritage de l’amour du prochain) et la condamnation de ce monde-ci au nom d’un arrière-monde 41 . Tout égalitarisme, socialisme, anarchisme ou démocratisme est coupable du même défaut d’égoïsme, condition d’une vie plus riche et de toute élévation de la culture.
La nouvelle « méthode » : une promesse de régénération de la culture
Si l’exemple des « premiers » a conduit à une culture corrompue et décadente, l’exemple de Nietzsche lui-même, exposé dans Ecce Homo porte la promesse d’une culture nouvelle. La « casuistique de l’égoïsme », méthode curative de sortie de la maladie morale, est le vecteur de cette transformation. Elle constitue en effet une forme nouvelle d’éducation, une alternative au « dressage ».
Si l’idiosyncrasie de « natures malades » a engendré la morale et l’ensemble de la culture européenne, Nietzsche peut établir les fondements d’une culture nouvelle en mettant en avant son idiosyncrasie propre - habitudes, mode de vie et autres « choses insignifiantes ». « Si je me compare avec les hommes que l’on a honorés jusqu’à présent comme les premiers, la différence saute aux yeux » : Nietzsche se décrit comme un véritable modèle de noblesse, de générosité, de virtu, de belle humeur (Heiterkeit) et d’affirmation. Mais lorsqu’il oppose son propre exemple aux « natures malades », il ne nie pas pour autant une certaine persistance de la maladie. La permanence d’un fond de souffrance irréductible - autre héritage schopenhauérien de la vision de la vie de Nietzsche - fait partie du caractère tragique de l’existence. Loin d’être un refus, un refoulement ou une « extirpation » du tragique, la « belle humeur » est une affirmation dans la tragédie, d’autant plus difficile à réaliser que la souffrance expose sans cesse l’individu à la tentation de remèdes décadents - c’est-à-dire des réponses elles-mêmes malades qui tendent à perpétuer la maladie au lieu de la soigner. Ainsi, l’opposition entre deux modes d’existence n’est pas une opposition entre un type malade qui souffrirait de la vie et un type « sain » qui ne connaîtrait pas la souffrance ou tenterait de l’ignorer et de s’en abstraire. Au contraire, la cure nietzschéenne cherche à surmonter la maladie en l’incluant et non en l’escamotant. C’est là très précisément ce que Nietzsche, dans Le Gai Savoir, nomme la « grande santé 42 », à laquelle le Thomas Mann de la Montagne Magique se réfère lorsqu’il évoque un passage nécessaire par la maladie. 43
Dès lors, Nietzsche reproche moins aux « premiers » d’être malades que d’être « au fond incurables », c’est-à-dire incapables de surmonter leur faiblesse. Le décadent choisit toujours les remèdes qui lui font du mal, en s’installant dans un régime de vie nuisible - en matière de climat, d’alimentation, de délassement (par exemple, en choisissant la musique wagnérienne qui est à la fois un narcotique et un poison) - et corrélativement en faisant de la morale sa principale condition d’existence. Cette attitude est imputable à un « fond de maladie, de nature incurable 44 » qui l’enferme dans le ressentiment et l’empêche de « devenir ce qu’il est ». C’est l’impossibilité de la guérison qui fait d’eux des avortons, des « non hommes ». A l’inverse, Nietzsche se présente comme fondamentalement « sain ». Cela qu’en lui, face à la maladie, les bons instincts dominent et le rendent capable de choisir les remèdes appropriés. D’où l’affirmation du début d’Ecce Homo : « Mis à part le fait que je suis un décadent, j’en suis aussi le contraire 45 ». Nietzsche raconte que la maladie physique a agi comme un révélateur de son état morbide, et l’a ainsi aidé à sortir de la maladie plus large, psycho-physiologique, de la morale et de l’idéalisme. En effet, l’altération de sa condition physique l’a forcé à remettre en cause ses conditions d’existence, donc ses habitudes de vie. S’il met en avant sa propre personne, c’est donc parce qu’il y décèle une caractéristique porteuse d’espoir pour la civilisation et l’humanité dans leur ensemble : une double nature décadente et pourtant, au fond, saine rendant la guérison possible 46 . L’homme n’est donc pas irrémédiablement un décadent incurable. Le mal vient d’abord du fait que l’on a considéré les êtres les plus malades et les plus nuisibles comme modèles, et qu’ils ont été les éducateurs de l’humanité.
En tant qu’incarnation de la « grande santé », condition de la création de nouvelles valeurs (ou de leur « transvaluation ») qui permettraient de régénérer une culture maintenue « jusqu’à présent » dans la décadence, Nietzsche fait figure de modèle. C’est pourquoi il se place au-dessus des prétendus « premiers », se destine à de « grandes tâches » et proclame, plus loin dans Ecce Homo, « je suis un destin » - étant en lui-même, par le témoignage de sa vie, une rupture avec le « jusqu’à présent » de l’histoire de l’humanité. Certes, la « tâche » du renversement de toutes les valeurs est en partie à venir, mais à partir du moment où sont posés en sa personne le « dévoilement » des anciennes valeurs par la généalogie et l’état physiologique qu’il estime avoir atteint grâce à la « casuistique de l’égoïsme », cette rupture est déjà présente. Nietzsche s’estime alors fondé à se comparer, dans le titre Ecce Homo, à un fondateur de religion, sans pour autant créer de nouvelle morale, de nouveaux « tu dois » ou de nouvelles idoles. Même si le caractère inachevé de l’œuvre de Nietzsche rend difficile d’expliciter ce qu’il entend par la « réévaluation de toutes les valeurs », Nietzsche veut surtout, dans Ecce Homo, léguer une pratique, un modèle de vie et non des « notions », à l’image du Bouddha et du Jésus de L’Antéchrist dont l’Eglise a falsifié le message. Le titre Ecce Homo réunit la comparaison avec le Christ, et la revendication résolue de simple humanité. La formule de Ponce Pilate souligne que Jésus n’est qu’un homme, comme l’est Nietzsche lorsqu’il expose prosaïquement ses habitudes de vie : c’est bien là, et non dans un quelconque « caractère divin », que réside la « grandeur de la nature humaine ». Nietzsche ne recommande pas de suivre le régime qu’il expose dans Ecce Homo mais de pratiquer sa propre « casuistique de l’égoïsme », le régime de vie établissant les conditions du « devenir soi-même ». A l’opposé du prêtre, il se veut donc médecin et plus encore éducateur. L’établissement d’un équilibre pulsionnel fécond est la finalité de cette éducation des instincts, processus individuel qui passe par la mise en avant de modèles de virtu, mais se situe à l’opposé de la soumission à un « prêtre ». A travers Ecce Homo, Nietzsche nous lègue une méthode curative permettant d’accéder à la « grande santé » en « devenant soi-même ».
Dans cet exemple que Nietzsche donne aux hommes, réside l’espoir d’une régénération de la culture européenne, de la création de valeurs plus saines et affirmatrices du moi, du monde et de la vie. La casuistique de l’égoïsme est à la fois une thérapie individuelle et une thérapie de la civilisation, qui doit permettre de substituer au « sage » décadent le « nouveau philosophe », qui sera aussi un nouveau « modèle » et un nouvel éducateur. Le premier crée et manie des notions générales et vides, méconnaissant le fait que c’est toujours la vie - notamment celle du corps - qui « valorise » à travers le penseur. Il nie et dévalorise le moi, le monde et la vie elle-même. Le second, au contraire, sait que les valeurs sont indissociables de l’état du corps-esprit, de la configuration pulsionnelle qui s’y exprime, et recherche dans l’égoïsme les ressources de la fécondité. Grâce à ce que Nietzsche nomme la « spiritualisation des passions », l’affirmation joyeuse de soi permise par l’égoïsme est porteuse de valeurs qui expriment les affects et leur puissance de création, glorifient le monde et la vie au lieu de les dévaloriser. Au contraire, le refoulement des affects pratiqué jusqu’à présent conduit à des valeurs qui, s’appliquant à les nier, calomnient la vie mais les travestissent. Chez le philosophe décadent, « ce sont les manques qui philosophent, chez l’autre, les richesses et les forces » : là où le premier philosophe par besoin, car les idéaux qu’il crée font partie de ses conditions d’existence (celui qui ne peut devenir ce qu’il est ne peut vivre qu’en tirant vengeance de la vie), la philosophie du second est l’expression d’une surabondance de vie, « un beau luxe 47 ». C’est pourquoi le modèle de « grande santé » qu’est Nietzsche porte en lui la possibilité d’une régénération de la culture européenne. « C’est une fierté nouvelle que m’enseigna mon je, et que j’enseigne aux hommes : dans le sable des choses célestes ne plus s’enfouir la tête, mais librement la porter, une terrestre tête qui a la Terre crée un sens 48 !» L’égoïsme est une thérapie individuelle pour sortir de la maladie nihiliste des notions vides, mais aussi une véritable thérapie culturelle capable de redonner un sens à la civilisation et à l’humanité.
Conclusion : égoïsme, culture, apolitisme
La « casuistique de l’égoïsme » présentée dans Ecce Homo est à la fois une méthode pour le « bien vivre » alternative à la morale, et une véritable thérapie de civilisation visant à sortir la culture européenne de la maladie morale, à la régénérer. On peut, certes, relativiser la prétention de Nietzsche à la nouveauté et à la rupture avec le « jusqu’à présent » de l’histoire de la pensée occidentale. La dénonciation de la morale remonte aux origines de celle-ci. Première manifestation du jugement selon lequel « la vie n’a aucune valeur » - que Nietzsche décèle chez tous les plus grands sages 49 - le Qohélet proclamait tout autant la vanité de la sagesse et de la morale elles-mêmes : « tel juste se perd par sa justice même ; et tel méchant prolonge ses jours par sa méchanceté. Ne sois pas juste à l’excès, et ne sois point sage outre mesure. Pourquoi travailler à ta propre ruine ? » - des termes qui rappellent l’égoïsme avisé mis en avant dans Ecce Homo. Et la « casuistique de l’égoïsme » n’est-elle pas, en tant qu’alternative aux idéaux illusoires inventés par les hommes, une cure « médecinique », pour reprendre un néologisme qu’affectionne Nietzsche ? Diogène de Sinope déambulait en clamant « je cherche un homme » et répondait à ses interlocuteurs « j’ai demandé des hommes, pas des déchets 50 !». Telle est bien la réponse de Nietzsche face au troupeau asservi de l’humanité et, bien plus encore, aux « créatures avortées » que l’on considère ordinairement comme les « premiers.
La nouveauté réside dans la portée philosophique de l’égoïsme nietzschéen. A la quête désespérée de Diogène, Nietzsche trouve une issue : il se présente devant l’humanité pour proclamer « voici l’homme », Ecce Homo. La revendication du prosaïsme, du souci de soi et du corps, aboutit à l’espoir de la création de nouvelles valeurs et d’une culture plus affirmatrice de la vie. Ce qui s’oppose à la morale chrétienne et à toutes les « notions vides » n’est pas l’exposé discursif et rationnel d’une morale alternative mais une pratique individuelle de l’égoïsme qui vise à atteindre une « grande santé » porteuse de fécondité. Si la morale est la condition d’existence des décadents, « on ne réfute pas des conditions d’existence ; on peut seulement - en avoir d’autres 51 ». L’alternative proposée n’est pas un ensemble de règles impératives mais une invitation à « devenir ce qu’on est ».
L’importance de cet aspect de la pensée du dernier Nietzsche ne peut être sans incidence sur l’interprétation de l’ensemble de l’œuvre. Il ne s’agit pas de nier que, face au « dressage » et à la domination du prêtre ascétique sur le troupeau, la problématique de « l’élevage » (Züchtung) - c’est-à-dire l’éducation et la formation des instincts - visant à donner naissance à une humanité 52 plus riche et plus forte, reste centrale jusqu’à ses tous derniers écrits, y compris Ecce Homo. Mais la démarche du Nietzsche éducateur, qui incite chacun à trouver par l’égoïsme le chemin du devenir soi-même, met en lumière les faiblesses de toute interprétation politique. Ce constat ne peut conduire à faire l’impasse sur la présence chez Nietzsche d’une critique radicale des valeurs politiques fondées sur l’égalité démocratique, les droits individuels, la disparition du sens hiérarchique (y compris dans l’ordre social), en tant que valeurs, donc dans la mesure où elles corrompent la culture et étouffent toute fécondité. Nietzsche continue à s’interroger sur la possibilité d’une humanité de l’avenir qui ne serait plus malade, à travers l’émergence d’une nouvelle aristocratie au sens spirituel du terme. Mais il faut nuancer cette orientation par l’insistance schopenhauérienne, toujours présente, sur la persistance et l’irréductibilité de la souffrance, consubstantielle au tragique même de l’existence. Surtout, dans Ecce Homo, Nietzsche raconte la découverte en lui-même de la possibilité d’une décadence qui est aussi son contraire. L’humanité n’est donc pas irrémédiablement décadente et la maladie peut être surmontée. Si Nietzsche a des mots d’une violence extrême pour ceux qu’il appelle les « faibles », les « ratés », « tout ce qui doit périr » (comme le rappelle encore le §8 de « Pourquoi je suis un destin », qui clôt Ecce Homo), il garde donc confiance en la possibilité d’éducation de l’humanité. Ce sont surtout les prêtres, les « premiers », tous ceux qui ont exploité la faiblesse des hommes, qui sont visés comme étant les avortons décadents 53 , les « non-hommes ».
Il serait donc erroné de croire que la critique nietzschéenne de la culture débouche sur une réponse qui passerait par des formes d’autoritarisme voire de totalitarisme politiques. L’hostilité envers la société démocratique provient avant tout de la revendication à « être soi, s’apprécier soi-même à partir de ses propres poids et mesures 54 » et non ceux du troupeau. Succomber à « l’infection politique » (dont le premier signe est : « concevoir des pensées sur des choses qui ne me regardent pas 55 ») serait d’ailleurs tout aussi contraire au goût. Et dans l’ « œuvre d’élevage et d’éducation de l’homme » que doit mener le philosophe, même les moyens de la religion sont parfois préférables aux « modes plus grossiers de gouvernement », à la « souillure nécessaire de toute activité politique 56 ». Malgré la persistance d’ambiguïtés, si Nietzsche appréhende à travers une problématique culturelle des questions politiques, ses réponses sont toujours, elles, clairement de nature culturelle. Et les termes mêmes de sa défense de l’égoïsme permettent d’aller au-delà de certaines déclarations provocatrices de Nietzsche pour donner sens à sa revendication d’apolitisme : l’égoïsme réserve certes une importance certaine au rôle de l’éducateur-médecin de la civilisation, mais comment pourrait-il être imposé, même par un éducateur devenu législateur qui s’emploierait à façonner une nouvelle société ? En témoignent ces deux extraits du Gai Savoir :
« C’est de ton but, de ton horizon, de tes pulsions, de tes erreurs et en particulier des idéaux et des fantasmes de ton âme que dépend la détermination de ce que doit signifier la santé même pour ton corps. Il existe donc d’innombrables santés du corps ; et plus on permet à nouveau à l’individuel et à l’incomparable de lever la tête, plus on se défait du dogme de l’’égalité des hommes’ et plus il faut aussi que nos médecins se débarrassent du concept de santé normale, et en outre de régime normal, de cours normal de la maladie. Et alors seulement, le temps sera peut-être venu de réfléchir à la santé et à la maladie de l’âme et de placer la vertu propre de chacun dans la santé de celle-ci : laquelle pourrait certes apparaître chez l’un comme le contraire de la santé pour un autre 57 ».
« Bref - ah, on le taira bien assez longtemps encore ! - ce que l’on ne construira plus à partir de maintenant, ne pourra plus construire, c’est - une société dans l’acception ancienne du terme ; tout manque pour construire cet édifice, et d’abord le matériau. Tous autant que nous sommes, nous ne sommes plus un matériau propre à la construction d’une société : voilà une vérité qu’il est temps de proclamer 58 !»
Bibliographie
Eric Blondel, Nietzsche, le corps, la culture : la Philosophie comme généalogie philologique, PUF, 1986.
Eric Blondel, « Les guillemets de Nietzsche », in P. Wotling (ed), Lectures de Nietzsche, Livre de Poche, 2000.
Walter A. Kaufmann, Nietzsche : Philosopher, Psychologist, Antichrist, Princeton University Press, 1974.
Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, GF, 1965.
Thomas Mann, La Montagne Magique, Livre de Poche, 1931, trad. M. Betz.
Friedrich Nietzsche, Humain trop Humain, Livre de Poche, 1995, trad. A. Kremer-Marietti.
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, GF, 1998, trad. P. Wotling.
Friedrich Nietzsche, Ansi Parlait Zarathoustra, Folio, 1971, trad. M. de Gandillac.
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, GF, 2000, trad. P. Wotling.
Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la Morale, GF, 2002, trad. E. Blondel, O. Hansen-Love, T. Leydenbach, P. Pénisson.
Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, Hatier, 2001, trad. E. Blondel.
Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, GF, 1992, trad. E. Blondel
Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, GF, 1994, trad E. Blondel.
Arthur Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, PUF, 1966, trad. A Burdeau.
Paul Valadier, Nietzsche : cruauté et noblesse du droit, Michalon, 1998.
Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, PUF, 1999.
Sites internet
La revue Nietzsche-Studien : http://www.degruyter.com/rs/282_693_ENU_h.htmLe projet HyperNietzsche : http://www.hypernietzsche.comFriedrich Nietzsche Society : http://www.fns.org.uk
-
Il me paraît indispensable de dire qui je suis », Ecce Homo, Préface, I ↩
-
Ecce Homo, trad Eric Blondel, GF, p. 89, de « on me demandera... » à « ...qui tirent vengeance de la vie ». ↩
-
Cf. Eric Blondel, Nietzsche, le Corps, la culture, PUF, et Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, PUF. ↩
-
Ecce Homo, IV §8 ↩
-
Cf. E. Blondel, « les guillemets de Nietzsche », in P. Wotling (ed.), Lectures de Nietzsche, Livre de Poche. ↩
-
Cf. Ainsi parlait Zarathoustra, « de ceux des arrières-monde ». ↩
-
Ecce Homo, III, « Aurore », §2 ↩
-
L’Antéchrist, §7 ↩
-
Ecce Homo II §1 ↩
-
Crépuscule des Idoles, « Divagations d’un Inactuel », §35 ↩
-
L’Antéchrist, §21 ↩
-
Cf. par exemple L’Antéchrist, §30 ↩
-
Cf. Crépuscule des Idoles, « La morale comme contre-nature » ↩
-
L’Antéchrist §21 ↩
-
Généalogie de la Morale, §16 ↩
-
Cf. la préface du Crépuscule des Idoles ↩
-
Ecce Homo, IV §4 ↩
-
L’Antéchrist, §55 ↩
-
Ecce Homo,, IV, §7 ↩
-
L’Antéchrist, §15 ↩
-
L’Antéchrist, §15 ↩
-
Crépuscule des Idoles, Préface ↩
-
Ecce Homo, IV, §8 ↩
-
Généalogie de la Morale, III, §1 ↩
-
C’est aussi l’un des points où Nietzsche rejoint Schopenhauer ↩
-
Ecce Homo, II, §1 ↩
-
Ainsi Parlait Zarathoustra, « de ceux des arrières mondes » ↩
-
Cf. Eric Blondel, Nietzsche, le Corps, la Culture, PUF et P. Wotling, Nietzsche et le Problème de la Civilisation, PUF. ↩
-
Nietzsche fait souvent allusion au dogme de l’immaculée conception, par lequel « l’Eglise a maculé la conception » tout comme elle a enseigné à mépriser toutes « ces choses ‘insignifiantes’, entendez les conditions fondamentales de la vie même » (L’Antéchrist, §34). ↩
-
Ecce Homo IV §7. Si les « premiers » sont des décadents, on peut s’étonner de voir Nietzsche les qualifier de « créatures avortées ». En réalité, les deux expressions renvoient à la notion de « non homme » : le décadent n’est plus tout à fait un homme, car sa volonté de puissance est en état de dégénérescence ou de décomposition, tandis que la créature avortée, en quelque sorte bloquée à l’état de larve, n’en est pas encore un. Cette antithèse n’existe pas pour Nietzsche : le décadent n’est plus un moi car ses affects se désagrègent, et il n’en est pas encore un car ce chaos est tel que toute construction d’une harmonie entre affects, d’une direction commune, est rendue impossible. En d’autres termes, le décadent est aussi celui qui ne peut plus constituer un moi, ou « devenir soi-même » comme l’énonce le sous-titre d’Ecce Homo. ↩
-
Ecce Homo, IV §7 ↩
-
Ecce Homo, III Aurore §2 ↩
-
Rappelons que le concept nietzschéen de décadence n’a rien d’un processus historique progressif. En philosophie, par exemple, la décadence était déjà présente chez Socrate, et elle l’est tout autant chez Schopenhauer. Le terme de décadence ne renvoie donc pas à l’idée d’un effritement progressif de la civilisation, mais à un état permanent qui tend à maintenir l’affaiblissement et la maladie. ↩
-
Cf. Crépuscule des Idoles, « Les Amélioreurs de l’Humanité » ↩
-
Ecce Homo Préface §2. Le « on » impersonnel dont Nietzsche fait son principal contradicteur (« on me demandera pourquoi » j’ai raconté ces choses insignifiantes, « on pourrait dire que je me fais tort », etc.) incarne cette humanité indistincte dressée par le prêtre ascétique - reflet de la volonté du prêtre de réprimer et de calomnier tout ce qui se distingue du troupeau (le fort, le noble). ↩
-
Crépuscule des Idoles, « la Morale une anti-nature » §5 ↩
-
On utilise ici le mot d’ « idéologie » au sens large de « système d’idées » ou plutôt d’idéaux. Même si Nietzsche n’emploie jamais ce mot, il vise directement l’esprit de système et de « conviction ». On peut d’ailleurs rappeler que pour Nietzsche le « prêtre » ou le « sage » est bien celui qui impose par la force son idiosyncrasie propre afin d’asseoir son pouvoir : il est bien, d’une certaine manière, un idéologue au sens plus étroit du terme. ↩
-
L’Antéchrist §55 ↩
-
L’Antéchrist §54. De ce point de vue, la réflexion de Thomas Mann dans La Montagne Magique sur les idéologies européennes du début du XXème siècle est l’héritière directe de Nietzsche. Le nihilisme du jésuite communiste Naphta et l’humanisme rationaliste et progressiste de Settembrini y sont renvoyés dos à dos. Les radiographies des poumons des personnages rappellent les passages du Crépuscule des Idoles sur l’auscultation des idoles au « son creux ». Et par exemple, ce n’est pas au représentant de l’Eglise, mais à celui de l’humanisme que Hans Castorp lance : « Pourquoi en voulez-vous au corps ? T. Mann, La Montagne Magique, Encyclopédie, p. 286 (Ed. Livre de Poche). ↩
-
L’Antéchrist §43 ↩
-
On peut aussi l’étendre à celles qui n’approuvent ce monde-ci qu’en vertu d’une eschatologie ou d’une téléologie spécifique : la « vie éternelle », comme la fin de l’histoire chère aux socialistes de son temps, ou encore la grandeur du Reich allemand, figurent parmi les cibles favorites de Nietzsche. ↩
-
Le Gai Savoir, §382 ↩
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Thomas Mann, La Montagne Magique, Neige ↩
-
Ecce Homo, II§5 ↩
-
Ecce Homo, I§2 ↩
-
Dans le même ordre d’idées, Nietzsche se présente comme le premier et le dernier barreau sur l’échelle de la vie, capable de « se placer du point de vue du malade en quête de concepts et de valeurs plus sains » (ainsi que, avant tout, de remèdes physiologiques) « et inversement, du haut de la plénitude et de l’assurance propres à la vie riche » (qui lui permet notamment de « dévoiler » la morale). Ecce Homo, I§1 ↩
-
Le Gai Savoir, Préface §2 ↩
-
Ainsi parlait Zarathoustra, « de ceux des arrières mondes », p. 46 (Folio) ↩
-
Crépuscule des Idoles, « Le problème de Socrate », §1 ↩
-
Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, 2, livre sixième, « les philosophes cyniques », GF, 1965, p. 18 ↩
-
Fragments posthumes, juillet-août 1882, VII, 1 (2) ↩
-
« L’homme est l’animal qui n’est pas encore fixé de manière stable » (Par-delà bien et mal, §62). ↩
-
Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », §7 ↩
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Le Gai Savoir, §117 ↩
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Par-delà bien et mal, §251 ↩
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Par delà bien et mal, §61 ↩
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Le Gai Savoir, §120 ↩
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Le Gai Savoir, §356 ↩