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Sciences cognitives et modèles de la pensée

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  • Mots-clés (1)
      • Mot-clésFR Éditeur 211 articles 14 dossiers,  
        211 articles 14 dossiers,  
      Texte

      Cette intervention a pour objet l’analyse des modèles de la pensée proposés par les chercheurs en sciences cognitives depuis les années 60. Ces chercheurs expliquent qu’ils aspirent à regrouper diverses disciplines (neurosciences, psychologie, intelligence artificielle, linguistique, philosophie...) pour analyser les processus impliqués dans la formation et l’exploitation des connaissances. Ils sont intéressés par l’étude du fonctionnement de l’esprit et cherchent à décrire, expliquer, simuler les fonctions cognitives telles que le langage, le raisonnement, la perception, la compréhension, la mémoire, ou l’apprentissage. Ce type d’intérêt les conduit à proposer des théories de l’esprit qui ne sont pas sans conséquences puisque, en un sens, elles tentent de définir ce qui spécifie un être humain.

      L’interdisciplinarité prônée par ces chercheurs est souvent mise à rude épreuve car, en fonction de leur discipline d’origine, ils produisent des discours différents qui correspondent parfois à des conceptions concurrentes.

      Pour les uns, l’esprit étant un phénomène fonctionnel, ses fonctions relèvent de processus cognitifs dont il s’agit de caractériser les opérations en termes de modèles. Ces modèles sont généralement associés à la métaphore de l’ordinateur et les conceptualisations des phénomènes cognitifs s’organisent autour de l’intelligence artificielle et de ses simulations. L’hypothèse de base est que la pensée opère par un travail de traitement de l’information et les fonctions cognitives sont assimilées à des opérations logiques.

      Pour d’autres, l’esprit procédant du fonctionnement cérébral, son étude relève principalement des neurosciences. Il s’agit alors de mettre en évidence les mécanismes neurophysiologiques sous-jacents aux fonctions cognitives : détecter quelles structures neurales, quels réseaux sont impliqués dans telle ou telle fonction.

      Les sciences cognitives constituent donc une nébuleuse complexe avec des niveaux d’analyse et des modèles différents. Deux grandes orientations coexistent : l’une qui rapporte les mécanismes de la pensée à un niveau d’explication logique, l’autre à un niveau d’explication neurologique (les neurosciences cognitives).

      Cognitivisme et fonctionnalisme

      Le premier centre en sciences cognitives a été créé aux États-Unis, à l’université de Harvard en 1960 par Jérome Bruner et George Miller, deux psychologues qui s’élevaient contre le behaviorisme, cette approche qui consiste à étudier les comportements en réponse à des stimuli sans se pencher sur les états mentaux internes. Bruner et Miller avaient eux comme objectif d’étudier les mécanismes mentaux, notamment ceux impliqués dans l’utilisation du langage. Ils considéraient la connaissance comme la manipulation de symboles et percevaient l’ordinateur comme un bon modèle de l’esprit humain. Ils cherchaient à introduire davantage de rigueur formelle dans les sciences sociales en utilisant l’informatique et des éléments de logique.

      C’est au milieu des années quatre-vingts que se sont multipliés les ouvrages consacrés aux sciences cognitives. Le psychologue Howard Gardner a publié, en 1985, une Histoire de la Révolution cognitive 1 , qui expliquait que le noyau central de la science cognitive 2 était constitué par la psychologie et l’informatique. Le lien entre ces deux domaines, via les techniques de l’information, passait par le cognitivisme.

      Le postulat central du cognitivisme réside dans l’hypothèse selon laquelle la cognition est essentiellement la manipulation de représentations symboliques. A l’origine de ce modèle, caractéristique de l’intelligence artificielle, se trouve l’idée que toutes nos réflexions pourraient être décrites sous forme d’une suite d’opérations logiques. Pour un cognitiviste, la pensée humaine procède de la même façon qu’un programme informatique. Elle combine des opérations logiques effectuées sur des symboles abstraits.

      Dans son livre, Le langage de la pensée, en 1975, le psychologue cognitiviste Jerry Fodor décrit un état mental comme étant caractérisé par une relation qu’entretient l’esprit avec une certaine proposition exprimée dans un langage formel, le "mentalais" 3 . En 1983, il propose sa théorie de la modularité qui postule que l’esprit humain est constitué de modules destinés à traiter, de façon automatique, un type très limité d’informations 4 . Il assimile donc les facultés cognitives à des modules de traitement de l’information. Fodor considère la pensée comme un automate traitant des "entrées" (input) et produisant des "sorties" (output) ; l’état interne du système correspondrait à nos états mentaux et nos représentations mentales. Cette théorie computationnelle de l’esprit considère les individus comme des systèmes traitant de l’information.

      Dans un ouvrage publié en 1985, Marvin Minsky, l’un des pionniers de l’intelligence artificielle, lui aussi cognitiviste, décrit l’esprit comme une société constituée d’agents 5 . L’esprit est assimilé à la société des hommes, composée de réseaux où les agents sont interconnectés. Le monde de la concurrence et de l’entreprise lui sert de modèle pour décrire le fonctionnement de l’esprit. Marvin Minsky définit l’intelligence comme l’ensemble des processus qui nous permet de résoudre des problèmes, et, explique que puisqu’« il est possible de programmer un ordinateur pour qu’il résolve n’importe quel problème par tâtonnements et sans que nous sachions à l’avance comment il le résoudra », il conclut qu’une machine peut être considérée comme intelligente.

      Minsky et Fodor, comme beaucoup de cognitivistes, adhèrent au fonctionnalisme, courant qui est fondé sur l’indépendance matérielle et l’équivalence formelle. En 1984, Zenon Pylyshyn considérait que le fonctionnalisme était la théorie de base unifiant le domaine de la science cognitive 6 . Il présentait la cognition comme une forme de calcul et soutenait que le contenu sémantique des états mentaux était codé de la même façon que celui des représentations d’ordinateur.

      Comme l’avaient fait les cybernéticiens avant eux, les cognitivistes conçoivent la machine universelle de Turing comme un modèle pour le cerveau ou la pensée. En 1936, Alan Turing décrivait une machine imaginaire, un dispositif théorique capable de résoudre tous les problèmes traités sous forme d’algorithmes 7 . Turing, qui, avec Von Neumann, participa activement à la conception des premiers calculateurs électroniques, était très intéressé par la production de modèles du fonctionnement du cerveau. Pour lui, la pensée était une sorte de calcul logique, non spécifique du cerveau humain : si une machine était correctement programmée, son comportement pourrait être semblable à celui d’une personne pensante et la machine pourrait, par conséquent, être considérée comme une machine pensante. Cette conception a été adoptée par les chercheurs en intelligence artificielle et par certains chercheurs en sciences cognitives.

      Connexionnisme

      Depuis le début des années quatre-vingts, un autre courant, le connexionnisme, s’est développé. Il prend pour modèle le réseau de neurones formels, inspiré du modèle proposé en 1943 par deux cybernéticiens : Warren Mc Culloch (neurophysiologiste) et Walter Pitts (logicien) 8 . Dans cette modélisation en réseau, les caractéristiques physiologiques et chimiques du neurone sont laissées de côté pour faire place aux neurones idéalisés considérés comme des appareils à seuil pouvant être soit actifs, soit inactifs, laissant ou non passer le courant en fonction des impulsions excitatrices et inhibitrices qu’ils reçoivent. L’article de McCulloch et Pitts annonçait un tournant en introduisant l’idée que la logique pouvait être considérée comme la discipline appropriée à la compréhension du cerveau et de l’activité mentale.

      L’approche connexionniste utilise une stratégie qui consiste à construire un système cognitif en partant de composants simples susceptibles de se relier entre eux par des connexions. L’idée de base est que pour résoudre des problèmes, la pensée humaine ne procède pas par une suite de déductions logiques ; c’est de l’interaction entre micro-unités d’information qu’émerge une solution.

      Alors que dans un modèle cognitiviste, le calcul est conduit séquentiellement sous la direction d’un centre de contrôle, dans un réseau connexionniste, les calculs sont menés en parallèle, sans contrôle central, par le simple effet d’interactions locales. Alors que le cognitiviste considère la cognition comme un calcul sur des représentations internes ou mentales, le connexionniste envisage la cognition comme l’émergence d’états globaux dans un réseau de composants simples avec des règles locales qui gèrent les opérations individuelles et des règles de changement qui gèrent les liens entre les éléments.

      De même que le cognitivisme, le connexionnisme représente un ensemble de méthodes de modélisation et de simulation, et l’ordinateur est considéré comme l’outil de base.

      Certains assimilent l’esprit à un programme fonctionnant comme un système de manipulation de symboles, et la conscience à un système d’exploitation de l’esprit. Daniel Dennett, philosophe américain, assimile d’ailleurs la conscience à l’activité d’une machine virtuelle implantée dans le cerveau 9 . Il explique les phénomènes de la conscience humaine en termes d’opérations réalisées par une machine virtuelle, une sorte de programme d’ordinateur qui façonne les activités du cerveau :

      « en principe, un robot bien "programmé" avec un ordinateur composé d’éléments de silicone serait conscient, aurait un moi. Ou plutôt il aurait un moi conscient dont le corps serait un robot et dont le cerveau serait l’ordinateur. »

      Il précise que, pour lui, il ne fait pas de doute que :

      « la vie puisse s’expliquer en termes de choses qui ne sont pas elles-mêmes vivantes. » Constatant qu’en fait il a remplacé une famille de métaphores et d’images par une autre, il affirme que les métaphores sont les outils de la pensée et que personne ne peut réfléchir sur la conscience sans faire appel à elles.

      A la lecture de tous ces ouvrages, on constate qu’à la fin des années 80, la métaphore de l’ordinateur est omniprésente chez les cognitivistes : un nouvel univers conceptuel se dessine, une nouvelle façon de concevoir le vivant. Est mis en place un cadre de pensée où le langage mathématique paraît le plus pertinent pour appréhender l’activité mentale. L’idée de représentation est au cœur de toutes ces approches qui fabriquent des modèles, c’est-à-dire des représentations schématiques d’un objet, d’un processus ou d’une fonction.

      Constructivisme, systémique et auto-organisation

      Au sein même des sciences cognitives sont proposées d’autres conceptions souvent inspirées de la phénoménologie qui éliminent l’idée de représentation. Le concept central est celui d’intentionnalité. Le rapport de la conscience aux phénomènes est décrit comme un rapport intentionnel. Pour la phénoménologie, la forme la plus typique de la connaissance est la perception.

      Certains font appel aux conceptions constructivistes : postulant que l’observateur modifie le phénomène observé, ce mouvement s’intéresse à l’ensemble observateur/observé et se demande comment éviter que l’observateur vienne perturber l’objet sous observation. Dans les années cinquante, le cybernéticien von Foerster et l’anthropologue Gregory Bateson ont contribué à l’élaboration du constructivisme.

      Jean Piaget a repris la dialectique sujet/objet et a fait de la connaissance une construction élaborée par le sujet à partir des relations entre sujet et objet 10 . Selon lui, c’est tout le psychisme qui est construit à partir de l’activité cérébrale du sujet en contact avec l’environnement, traduisant simultanément une prise de conscience de soi et une connaissance du réel. Le psychisme relèverait de l’activité biologique et d’une histoire individuelle.

      Mais un autre courant fondé sur les théories de l’auto-organisation et qui prend également sa source dans la cybernétique, émerge dans les années soixante-dix. Sont dénoncés : la science mécaniste et réductionniste, la conception du cerveau vu comme un ordinateur, la biologie moléculaire, le behaviorisme et la psychanalyse. La pensée systémique se développe et est représentée, entre autres, par Ludwig von Bertalanffy qui, en 1968, a publié la Théorie Générale des Systèmes. Le thème de l’auto-organisation est utilisé pour critiquer la première cybernétique.

      Le thème de l’auto-organisation et la notion d’autonomie vont être développés par Umberto Maturana, Francisco Varela et Henri Atlan. Ce qui permet l’autonomie est le fait pour un organisme de posséder plusieurs façons d’exister, dont l’une au moins assure le maintien de l’identité et de l’équilibre vis-à-vis des conditions de l’environnement. Maturana et Varela vont définir la notion d’autopoïèse comme la propriété des systèmes autonomes complexes à renouveler leurs propres constituants. Un système autopoïétique est décrit comme un réseau de composants qui régénèrent, par leurs interactions et transformations, le réseau qui les a produits. Il engendre et spécifie continuellement sa propre organisation.

      Francisco Varela a décrit le cerveau comme « un organe qui construit des mondes plutôt qu’il ne les réfléchit ». Il avançait l’idée que les facultés cognitives étaient inextricablement liées au vécu historique.

      Un courant constructiviste bien différent est représenté par Herbert Simon 11 et Jean-Louis Le Moigne 12 qui utilisent le constructivisme et la théorie des systèmes pour mettre en avant les sciences de l’artificiel et les sciences de l’ingénieur. Le Moigne présente l’épistémologie constructiviste comme 13  :

      « une épistémologie de l’invention, ou plus correctement de la poïèse : la production originale par le faire […] Elle ne vise plus à découvrir le vrai plan de câblage d’un univers dissimulé sous l’enchevêtrement des phénomènes ; elle vise à inventer, construire, concevoir et créer une connaissance projective. »

      Il ne s’agit donc plus de découvrir les mécanismes et le fonctionnement du monde dans lequel nous vivons mais d’inventer un autre monde où l’artifice créé par l’homme serait considéré comme aussi « réel » ou « irréel » que ce qui nous entoure. La notion de « réalité » étant remise en question, il devient possible de considérer les entités artificielles construites par l’homme comme vivantes, et c’est ce que font les chercheurs en vie artificielle

      Créé en 1984 à l’Institut de Santa Fe, ce nouveau domaine de recherche s’est donné pour objectif de créer des êtres artificiels sur ordinateur. Le terme de "vie artificielle" renvoie ici à des systèmes computationnels considérés comme vivants. Christopher Langton, un des pionniers de ce domaine, définit ainsi son objet d’étude 14  : « la vie fabriquée par l’homme plutôt que par la nature. » Alors que la biologie actuelle s’intéresse aux bases matérielles de la vie, la vie artificielle s’occupe de sa forme dynamique sans référence à sa matière.

      Utilisant les concepts d’auto-organisation, les chercheurs en vie artificielle perçoivent l’organisme vivant comme un ensemble d’éléments simples en interaction et ont recours au concept d’émergence. La vie est conçue comme un processus émergent qui naît de l’organisation des interactions d’un grand nombre de molécules non vivantes. Pour ces chercheurs, la vie n’est pas une propriété de la matière mais plutôt de l’organisation de cette matière, et saisir son essence revient, en fait, à saisir son organisation abstraite, sa logique. L’approche qui est choisie s’inscrit dans la mouvance fonctionnaliste. Ces chercheurs critiquent la méthode analytique des biologistes et les conceptions des tenants de la théorie neuronale de la pensée, pour qui la compréhension du fonctionnement du cerveau est essentielle.

      Théorie neuronale de la pensée

      Les travaux et les réflexions menés en neurologie, neurophysiologie, neuropharmacologie et neurobiologie servent de support à cette théorie qui met en relation cerveau et pensée : les conceptions de Gerald Edelman, par exemple, qui trouvent un large écho auprès de la communauté des neurobiologistes. Prix Nobel de médecine en 1972, il a édifié une théorie globale de la mémoire et de la conscience bâtie autour du principe de la sélection progressive des liaisons qui s’établissent entre neurones. Neural darwinism 15 constitue une tentative de synthèse entre neurobiologie, évolutionnisme et génétique où Edelman expose la théorie des groupes neuronaux : au cours du développement cérébral, une infinité de connexions peuvent s’établir entre les neurones. Parmi cette infinité de possibles, seulement certains réseaux vont être stimulés par les actions du sujet et par les informations qu’il reçoit du milieu extérieur. Des connexions sont sélectionnées, d’autres disparaissent, d’où le nom de "darwinisme neuronal". La construction du cerveau se traduit par des cartes neuronales qui mettent en connexion des groupes neuronaux.

      Avec Topobiology 16 , Edelman montre comment les cellules expriment dans le temps et dans l’espace des gènes qui régissent la production de molécules morphorégulatrices, insistant sur l’importance des événements épigénétiques. En 1989, il se penche sur la mémoire et la conscience pour expliquer que l’action de la conscience présente vient modifier la représentation du passé : ainsi le souvenir est perçu comme une invention à partir du présent qui mêle aux images enregistrées le travail de la perception 17 . Enfin, en 1992, il propose une Biologie de la Conscience 18  : il met l’accent sur les processus d’acquisition et de modification par rétroaction de l’acquis sur les potentialités innées. Alors que les conceptions innéistes dominent chez les fonctionnalistes, les neurobiologistes du développement insistent sur l’importance des facteurs épigénétiques.

      Pour un groupe de chercheurs américains représentés par la philosophe Patricia Churchland, seules une science cognitive et une philosophie de l’esprit enracinées dans la neurophysiologie ont une chance de perdurer 19 . Proposant une théorie neuronale de la pensée, elle attaque les positions adoptées par les fonctionnalistes. Ce mouvement s’est construit par opposition à l’approche de Fodor. Patricia Churchland explique qu’elle a été choquée, en 1975, par la lecture du livre de Fodor, Le langage de la pensée, qui affirme que la connaissance du cerveau est inutile pour comprendre la cognition. Elle commença à étudier la neurobiologie et, à l’issue de ses études, elle était persuadée que le niveau psychologique n’était pas pertinent pour l’étude de l’esprit et proposait le réductionnisme éliminativiste : réduction des états mentaux aux phénomènes biologiques sous-jacents. L’approche adoptée est celle qui consiste à modéliser sur ordinateur les fonctions cognitives, à produire des simulations qui utilisent les données obtenues par les neurophysiologistes.

      En France, c’est le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux qui a défendu une théorie neuronale de la pensée. Dans son livre, L’Homme neuronal 20 , Changeux présentait en 1983 sa théorie et établissait une relation causale entre structure et fonction. Il tentait de traduire les conduites de l’homme en termes d’activités neuronales. Ce réductionnisme a déclenché des réactions très vives. Grâce au succès des travaux en biologie moléculaire auxquels il a participé pendant la période héroïque des années soixante et à sa position institutionnelle, il a pesé, pendant un temps, sur la structuration du domaine des sciences cognitives. C’est en 1989 que le ministre de la Recherche et de l’Éducation Nationale s’est adressé à lui pour lui demander de prendre la présidence du comité scientifique chargé de rédiger un rapport pour lancer l’action "Sciences de la Cognition". Mais les sciences cognitives définies par Changeux ne correspondaient pas à celles d’autres chercheurs.

      Les premiers à avoir tenté de construire ce domaine sont des informaticiens, des psychologues et des linguistes qui ont commencé à se rencontrer lors de séminaires, financés par l’IRIA (Institut de Recherche en Informatique et Automatique), dans les années 70 (citons entre autres Daniel Kayser, Mario Borillo, André Lentin, Jean-François Le Ny, François Bresson, Georges Noizet, Jean-François Richard) puis qui ont créé, en 1981 l’ARC (aujourd’hui ARCo), association pour la recherche en sciences cognitives. Finalement, en 1995, c’est un chercheur en intelligence artificielle, Jean-Gabriel Ganascia, qui sera responsable du programme "Sciences de la Cognition", fruit de l’unification des actions du CNRS et du ministère de la recherche. Ce sera ensuite Catherine Fuchs qui deviendra la présidente du programme Cognitique.

      En 2002, la définition des neurosciences cognitives donnée dans Le cerveau intime 21 , par Marc Jeannerod, directeur de l’Institut des sciences cognitives à Lyon, est la suivante :

      « Les neurosciences cognitives ne cherchent pas à analyser le fonctionnement d’un élément isolé de l’ensemble. Elles cherchent au contraire à comprendre comment le fonctionnement ordonné du cerveau dans son ensemble contribue à notre pensée, notre langage, notre mémoire, en un mot à notre activité cognitive. »

      L’ambition des neurosciences cognitives est donc, pour lui, de voir fonctionner le cerveau au niveau le plus intégré possible, c’est-à-dire au niveau où canaux ioniques, récepteurs, synapses, neurones, réseaux neuronaux entrent en jeu de manière collective. Selon Marc Jeannerod, l’étude de l’activité cognitive s’est trouvée profondément renouvelée au cours des dernières décennies grâce, en particulier, à l’emprunt massif que les chercheurs des neurosciences ont fait à la psychologie.

      Conclusion

      Que se soit en France ou aux États-Unis, les premiers scientifiques à s’être engagés dans la construction des sciences cognitives ont été des informaticiens, des psychologues et des linguistes. Le besoin de reconnaissance des uns et des autres s’est traduit par la volonté de créer un nouveau domaine avec pour objet d’étude la connaissance. Considérée au départ comme une simple technique, l’informatique, intégrée au sein des sciences cognitives et avec le support de la philosophie analytique, a acquis du prestige et de la reconnaissance sociale. Quant aux psychologues cognitifs, la collaboration avec les informaticiens leur a permis d’introduire rigueur formelle et logique dans leur discipline. Ils vont ensuite collaborer directement avec des neurobiologistes.

      Les sciences cognitives vont alors présenter deux aspects : des sciences cognitives orientées vers la production de modèles informatiques et où les mécanismes de la pensée sont rapportés à un niveau d’explication logique, et des neurosciences cognitives où les mécanismes de la pensée sont rapportés à un niveau d’explication neurologique. Des échanges entre ces deux pôles se concrétisent parfois, notamment autour de la technique d’imagerie cérébrale ou autour de certaines pathologies.


      1.  Howard Gardner, The Mind’s New Science, Basic Books, New York, 1985.

      2.  Il utilise le terme "science cognitive" au singulier pour insister sur l’idée d’une science unifiée.

      3.  Jerry Fodor, The Langage of Thought, Brighton, The Harvester Press, 1975.

      4.  Jerry Fodor, The Modularity of Mind, MIT Press, Cambridge, 1983.

      5.  Marvin Minsky, The Society of Mind, 1985, trad. Franç. 1988 : La société de l’esprit, InterEditions.

      6.  Zenon Pylyshyn, Computation and Cognition : Toward a foundation for Cognitive Science, MIT Press, 1984.

      7.  Alan Turing, ’On Computable Numbers with an application to the entscheidungs problem’, in Proceedings of the London Mathematical Society, 1936, 42.

      8.  McCulloch Warren & Walter Pitts, ’Logical Calculus of the Ideas Immanent in Nervous Activity’, Philosophy of Science, 1943, vol.10, n°1, 18-24.

      9.  Daniel Dennett, La conscience expliquée, Odile Jacob, 1994.

      10.  Jean Piaget, La naissance de l’intelligence chez l’enfant, Delacaux et Niestlé, 1959.

      11.  Herbert Simon, Sciences of the Artificial, MIT Press, 1969.

      12.  Jean-Louis Le Moigne, Le constructivisme, ESF Editeurs, 1994.

      13.  Ibid., 123.

      14.  Christopher Langton (ed.) Artificial Life, Addison-Wesley, 1989.

      15.  Gerald Edelman, Neuronal Darwinism : The Theory of Neuronal Group Selection, Basic Books, 1987.

      16.  Gerald Edelman, Topobiology : an introduction to molecular embryology, Basic Books, 1988.

      17.  Gerald Edelman, The Remember Present : a Biological theory of Consciousness, Basic Books, 1989.

      18.  Gerald Edelman, Biologie de la conscience, Odile Jacob, 1992.

      19.  Patricia Churchland, Neurophilosophy, MIT Press, 1986.

      20.  Jean-Pierre Changeux, L’Homme neuronal, Fayard, 1983.

      21.  Marc Jeannerod, Le cerveau intime, Odile Jacob, 2002.

      Chamak Brigitte
      Wormser Gérard masculin
      Wormser Gérard masculin
      Sciences cognitives et modèles de la pensée
      Chamak Brigitte
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2004-11-30
      La représentation du vivant - Du cerveau au comportement

      Cette intervention a pour objet l'analyse des modèles de la pensée proposés par les chercheurs en sciences cognitives. Ces derniers expliquent qu'ils aspirent à regrouper diverses disciplines pour analyser les processus impliqués dans la formation et l'exploitation de la connaissance. Ils sont intéressés par l'étude du fonctionnement de l'esprit et cherchent à décrire, expliquer, simuler les fonctions cognitives telles que le langage, le raisonnement, la perception, la compréhension, la mémoire ou l'apprentissage. Ce type d'intérêt les conduit à proposer des théories de l'esprit qui ne sont pas sans conséquence puisque, en un sens, elles tentent de définir ce qui spécifie un être humain. L'interdisciplinarité prônée par les chercheurs en sciences cognitives est souvent mise à rude épreuve car, en fonction de leur discipline d'origine, ils produisent des discours différents et correspondant à des conceptions concurrentes. L'objectif est ici de comprendre dans quel univers culturel les acteurs des sciences cognitives évoluent, quelles positions philosophiques ils adoptent, quels types d'idéologie ils développent et comment leurs pratiques et leur formation influent sur leurs conceptions. Il m'a paru intéressant, dans un deuxième temps, d'analyser le processus d'institutionnalisation en France.

      Philosophie