La culture dont sont issues les écoles d’art de combat japonaises, fait usage d’une technique originale de conservation et de transmission de toutes sortes d’expertises (agricole, artisanale, artistique, guerrière) codifiées à l’intérieur de séquences gestuelles formelles : les kata. Les arts martiaux ont pour idéal de concevoir et transmettre des kata qui puissent « porter la mort et la vie » (katsu-satsu jizaï), c’est à dire conférer l’expertise de pratiques qui, prenant sens en différents contextes de l’existence humaine (des plus brutaux aux plus civilisés), permettent la conduite efficace des affaires individuelles et sociales. Les kata peuvent ainsi être vus comme de véritables médias codant et transmettant de l’information, encapsulant et transmettant in vivo l’expertise de la culture - à la fois raffinée et martiale - japonaise.
En tant qu’ethnométhodologue, j’approche ces pratiques dans une perspective d’ethnosciences [Quettier, 2005, p.147-163]. Je présente ainsi trois voies de recherche que ce média suggère en ethnoscience de l’information et de la communication (I). Parmi ces voies, j’ai travaillé plus particulièrement celle qui concerne l’apprentissage ; je propose, dans une deuxième partie, la lecture d’une métaphore initiatique japonaise (la Légende de l’Art du Chat Merveilleux) qui illustre, me semble-t-il, la remarquable pertinence de la théorie des niveaux d’apprentissage (Bateson) pour l’étude de ce champ des pratiques de transmission de savoir-faire et de « savoir-vivre » (II).
I. Trois voies de recherche
1. Les kata des arts martiaux japonais présentent d’emblée une première ambivalence : les pratiques des arts de combats japonais sont institutionnellement repérées comme « ordinaires » et assimilées à la catégorie des pratiques sportives ; pour autant, elles maintiennent vivant un fond - très actif en arrière-plan - de connaissances empiriques traditionnelles. Les pratiquants les acquièrent par ce canal et les utilisent, à des fins pratiques ou ludiques dans un premier temps. À mesure de leur avancement en expertise ou en âge, ils sont amenés à en explorer les aspects communicationnels par strates de significations de profondeur croissante. Dans les faits, cette double dimension des pratiques apparaît dans le double sens donné en japonais au terme kata. Ce terme désigne tout d’abord un ensemble de gestes mimant et contenant certains des savoir-faire d’un art particulier. Néanmoins, comme dit Y. Yuasa : « ...derrière l’idée de kata se trouve [également] un sens légèrement différent de la simple acquisition technique. Tout d’abord, il y a l’idée de l’héritage et de la transmission des styles créés dans chaque champ disciplinaire par les maîtres des générations précédentes. […] Ensuite, on trouve l’idée que le kata n’est rien de moins que l’expression physique d’un état mental que l’exécutant expérimente dans le cours de son entraînement à l’accomplissement technique. En conséquence, apprendre et incorporer un kata a le sens de recapturer psychologiquement l’expérience vivante que les prédécesseurs ont exprimée à travers lui. »(Yuasa, à paraître). Le suffixe jutsu (comme dans Jujutsu ou Kenjutsu) a été employé pour désigner la transmission d’une discipline martiale spécifique par la répétition de gestes techniques efficaces (waza) et de séquences d’enchaînement de ces gestes (kata) selon une dramaturgie spécifique. Par ailleurs, la méthode transmettant l’héritage stylistique, éthique ou philosophique de la discipline a été désignée par le suffixe dô, pour « voie » (comme Bushidô - « voie du guerrier » ou Sadô - « voie du thé »). Après l’abolition politique de la caste guerrière, au profit d’une armée régulière moderne, au début du vingtième siècle, les différentes disciplines techniques qui composaient le Bushidô reprirent graduellement à leur compte la transmission de son héritage philosophique et marquèrent ce changement de mission en faisant suivre, en temps utile, le radical de leur nom du suffixe dô (par exemple, le Judô, le Kendô ou le Karatedô). Le terme kata fût alors employé préférentiellement pour désigner le signifié non-technique (culturel, éthique) de la pratique des gestes techniques. La transition du « pratique » (bujutsu) vers le « philosophique » (budô) marquait le basculement d’une « technique de guerre » (heiho) vers une « technique de paix » (heiho) 1 1 . En conséquence, les guerriers qui accédaient à des niveaux supérieurs de maîtrise devenaient toujours plus invincibles - dans des époques où la preuve en était souvent requise - en même temps que toujours moins belliqueux. Cette « rigueur de la preuve » a été, et est encore la raison pour laquelle les arts martiaux ont toujours occupés une place centrale dans le panthéon des arts japonais. En effet, s’il peut subsister, par exemple, un doute sur la beauté d’une œuvre picturale ou florale ou encore sur l’authenticité d’une expression théâtrale, il n’y en a aucun sur l’efficacité d’une pratique martiale : une pratique de combat inefficace est sanctionnée par la mort. Aujourd’hui, alors que cette épreuve létale est heureusement bannie, la dimension de lutte pour la vie (survie) est néanmoins rigoureusement restituée dans le cadre institutionnel des écoles - cela par le rituel « implacable » prévalant lors des passages de grades principalement. Cette préservation constitue la raison d’être du dô : la non-belligérance vécue non pas comme une négation idéaliste de la sauvagerie, mais comme l’expression d’efficacité la plus haute d’un pouvoir personnel.
Envisager le combat comme une forme de communication est une option qui s’inscrit dans les traces des chercheurs de l’Ecole de Palo Alto qui choisirent, dans les années cinquante, d’accorder une valeur égale aux communications et aux « non-communications » de leurs patients [Watzlawick et al., 1967, p.72]. Ces chercheurs, dans leur pratique clinique, opéraient la transformation de propos et comportements de « rupture » en des réponses « sensées » apportées par des sujets qui, ayant été placés sans défense dans des situations paradoxales pathogènes, avaient « simplement » choisi de changer de registre communicationnel : registres métaphoriques, vocaux, posturaux, gestuels, picturaux. Les arts martiaux opèrent une telle transformation de la sauvagerie ; ils nous offrent un terrain de recherche de premier ordre sur les processus à l’œuvre dans les opérations d’éducation et d’initiation des individus en société. C’est cette voie de recherche que je détaille en II.
2. Les arts martiaux japonais présentent un deuxième niveau d’ambivalence : le véhicule de transmission, le kata, se trouve in fine être l’objet même de cette transmission. Cela n’est pas immédiatement visible pour les pratiquants. Néanmoins, à mesure qu’ils avancent en expertise, les circonstances de l’enseignement et de l’apprentissage prennent une importance accrue dans l’accomplissement des kata : par exemple, l’efficacité d’une attaque s’avère dépendre en pratique des rituels d’interaction qui la précèdent. L’objet du kata est de transmettre les savoir-faire concernant la conduite efficace des interactions, qu’elles soient non-communicationnelles ou communicationnelles : les rituels d’interaction entourant la pratique sont également des kata. Ainsi, de place en place, englobant réflexivement des circonstances d’interaction de plus en plus larges dans l’accomplissement de leur art, les pratiquants sont amenés à intégrer de façon opérationnelle les différents aspects de leur discipline - des plus pratiques aux plus culturels. « La Voie est le But » dit une maxime martiale : l’objet de la communication est la communication, dirait-on par analogie ; l’aphorisme de Mac Luhan - « le medium est le message » - trouvant ainsi un cadre de formulation nouveau. Le corpus de techniques et de rituels des arts martiaux japonais est un ensemble de cadres dont l’emboîtement évoque directement les « cadres de l’expérience » goffmaniens. L’étude socio-anthropologique extensive des kata et de leurs circonstances de mise en situation par diverses écoles dans des cadres culturels différents - asiatiques mais aussi occidentaux - reste à faire.
3. Enfin, les arts martiaux présentent comme caractéristique constitutive de devoir s’adapter au contexte - technique, mais aussi politique, social, culturel - de leur époque. Si la survie immédiate requiert des aptitudes martiales « combattantes », la survie à moyen et long terme (« la vie ») requiert quant à elle des savoir-vivre « pacifiques ». La particularité d’un kata de valeur est de cristalliser l’ensemble de ces enjeux dans une réalisation symbolique (à voir/comprendre) mais surtout expérientielle (à vivre/comprendre) unique. Si le fond de ces pratiques, dépendant des contingences biologiques et structurelles du corps humain, change peu, leurs formes, dépendant des contingences psychologiques, sociales et culturelles qu’imposent les circonstances, doivent évoluer constamment pour garder leur sens et leur efficacité pour la survie et de la vie. Ces refontes peuvent entraîner la création de kata entièrement nouveaux - sur la base des wasa traditionnels - ou même, bien que rarement, l’émergence de waza inédits. Au final, ce patrimoine de savoirs et de pratiques animistes premiers, perpétuellement reconsidérés à l’aune des conditions de vie de chaque époque, offre à l’observateur un corpus anthropologique cohérent de connaissances empiriques en communication. De nombreuses « traces » de ces états de l’art à différentes époques sont aujourd’hui encore disponibles : certaines écoles n’ont que très peu changées et celles qui ont évolué ont le plus souvent conservé - par tradition orale et quelques fois écrite - le souvenir des circonstances de ces évolutions. Ces données attendent d’être récoltées de manière systématique pour se prêter à l’analyse d’anthropologues de la communication. On doit relever, à ce stade, que ce patrimoine vivant de connaissances pratiques en communication constitue en soi une « ethnoscience [Barrau, 1993] de la communication » qui relève de différents champs disciplinaires des sciences de l’information et de la communication.
II. Echelle d’expériences de l’Ecole Ittôryu et niveaux d’apprentissage batesoniens
On sait que Bateson fonde sa théorie des apprentissages sur la théorie des types logiques de Russell et Whitehead [Bateson, 1972, p. 254], [Watzlawick et al., 1972, p. 187-196]. Il l’applique à une gamme de faits aussi diverse que fonctionnalités, attitudes, comportements, capacités, croyances, conventions, etc., dans les rapports hiérarchiques qu’ils sont susceptibles d’entretenir au sein d’un même système d’information. Cette approche permet d’organiser la description de ces systèmes et de penser les conditions logiques de circulation/constitution individuelle du sens commun par degrés de « complexité » [Morin, 1986, p. 232] croissante ; ces degrés à la résolution pratique de différents types (également de complexité croissante) de « paradoxes de Russell » que le sujet rencontre. Le modèle batesonien constitue quatre catégories d’apprentissages numérotées de zéro à trois et organisant logiquement la cognition individuelle depuis « faire » jusqu’à « être » en passant par toute la gamme des savoirs (« savoir-faire », « savoir-vivre » et « savoir-être »).
Pour leur part, afin de situer les différents degrés d’expérience, les arts martiaux ont constitué différentes échelles de distinctions, certaines simples et d’autres complexes. L’école d’escrime Ittôryu (maîtres d’armes des empereurs jusqu’à une époque récente) a transmis jusqu’à nous une métaphore initiatique porteuse d’une telle échelle d’expériences : la légende de « L’Art du Chat Merveilleux ». Les similarités entre cette catégorisation d’expériences et le modèle de Bateson sont frappantes. Je donne dans la suite ma transcription de la version de cette légende telle que je l’ai recueillie ; j’ai pris soin de la corroborer par comparaison avec la version collectée et traduite par K. G. Durckheim [Durckheim, 1967, p. 274-252]. Dans le développement qui suit, on trouvera en regard de chaque niveau batesonien le « chat ittôrien » correspondant.
L’Apprentissage 0
L’Art du Chat Merveilleux
La maison d’un samouraï avait été investie par un rat d’une particulière agressivité. Pour s’en débarrasser, le guerrier s’était fait prêter les services de plusieurs chats du voisinage, réputés pour leurs qualités de chasseurs, mais aucun n’avait su vaincre ce terrible rat. Après avoir essayé lui-même vainement d’en venir à bout - non sans dégâts considérables pour le fragile mobilier japonais - il avait entendu vanter les qualités exceptionnelles du chat d’un village éloigné. Il le fit venir.
Il s’agissait d’une chatte d’un certain âge à l’air placide. Lorsqu’il la mit en présence de ce rat qui s’était montré si féroce avec les autres chats, celui-ci eut un soubresaut et se tint coi. La chatte avança tranquillement jusqu’à lui, le prit dans sa gueule à la manière d’un chaton et le porta à l’extérieur. Il disparu son demander son reste.
Plus tard, les chats vaincus s’empressèrent autour de la maîtresse chatte et, un à un, lui demandèrent conseil.
Définissant l’apprentissage comme un « changement » 2 , Bateson qualifie d’Apprentissage zéro les situations dans lesquelles un système acquiert une information qui ne détermine pas son changement. L’ensemble des réponses préétablies (de façon innée ou acquise) et l’information entrante déclenchent une action conséquente ; j’apprends qu’il va pleuvoir et je mets mon manteau.
Dans la logique martiale première, ce mode d’action est considéré comme le but à atteindre. Le temps de réaction entre le stimulus (la perception de l’attaque) et la réponse (la parade) devant tendre vers zéro.
L’Apprentissage I
Un chat noir s’approcha et vanta la valeur de sa lignée de chasseurs puis décrivit l’entraînement martial, acrobatique et athlétique auquel il s’était soumis depuis sa plus tendre enfance pour acquérir un art auquel nul rat, ni aucune loutre ou belette, n’avait su résister avant ce jour. La chatte lui répondit qu’il ne s’agissait là que de techniques, certes utiles et contenant la plus haute sagesse, mais qu’il convenait de ne pas pratiquer trop exclusivement si l’on désirait accéder à autre chose qu’à de la simple habileté, et éviter ce que ces techniques contenaient également de faux et potentiellement néfaste.
Sur cette base, Bateson postule que tout apprentissage est dans une certaine mesure stochastique. Un Apprentissage I est donc le fait d’un système qui après un tel processus (moment 2) ne produit plus les mêmes réponses qu’avant (moment 1).
Bateson donne un certain nombre de variantes possibles d’Apprentissage I avant de conclure : « En somme, la liste des cas de l’Apprentissage I contient les comportements que l’on appelle généralement apprentissages dans les laboratoires de psychologie. » [Bateson, 1972, p. 261]. Il remarque que l’Apprentissage I n’est compréhensible qu’en envisageant la pragmatique de l’expérience. C’est en effet parce que l’apprenant considère qu’il se trouve dans un contexte spécifique similaire au contexte précédent qu’il est à même de prendre une décision rationnelle différente de la précédente. Sans stabilité, réelle ou conventionnelle, du contexte il n’y a pas d’apprentissage possible.
Le niveau I représente une capacité à déduire et pérenniser une information nouvelle (tel événement a telle signification, telles causes entraînent tels effets, etc.). Un tel apprentissage n’a pas à être reconduit et alimente ainsi la « banque d’informations » à partir de laquelle l’organisme met dorénavant en œuvre autant de nouveaux Apprentissages 0.
La pratique ordinaire des arts martiaux consiste à répéter des gestes et ensembles de gestes d’attaque et de parade, de toutes les manières possibles (seul, en groupe, sur un ou plusieurs pas, dans différentes directions de l’espace, etc.). Le but de cette répétition d’intégrer ces gestes avant de les mettre en application lors de pratiques avec un ou plusieurs partenaires. C’est alors que l’on vérifie l’adéquation de sa pratique aux exigences de la réalité agonale. En Occident, on doit à Tarde [Tarde, 1895] et Jousse [Jousse, 1974] d’avoir noté l’importance de l’imitation dans l’apprentissage ; Bandura [Bandura, 1976], dans la même veine, forge le concept d’apprentissage « vicariant » pour qualifier ces opérations par lesquelles le sujet apprend en se confrontant aux autres et en les observant agir. En japonais, le terme keïko (pratique) signifie littéralement « imitation de l’ancien ». Le pratiquant procède par essai-erreur lors de ses « affrontements » avec des partenaires tout en étant fortement encouragé à « gagner du temps » en observant la manière de s’y prendre des enseignants et des aînés. Relativement peu de conseils directs sont donnés.
L’Apprentissage II
Un gros chat tigré s’approcha alors et parla des qualités d’esprit qu’il s’efforçait de mettre en œuvre dans sa pratique. Son énergie mentale était maintenant dure comme l’acier et libre comme l’air. Qu’un rat se présente et au moindre bruit son esprit se projetait vers lui pour l’envelopper et le fasciner. Il ne se souciait plus alors de techniques et laissait son corps faire ce qui devait être fait selon la situation. Aucun rat n’avait jamais résisté à cela. La vieille chatte lui opposa aussitôt qu’il ne s’agissait là que de force psychique et ne méritait pas que l’on s’y attarde. Le seul fait d’être conscient du pouvoir mis en œuvre pour vaincre, suffisait à agir contre la victoire. Il ne s’agissait que de la lutte d’un moi contre un autre moi, mais qu’arriverait-il si le moi de l’adversaire était le plus fort ? On finit toujours par trouver une personnalité plus forte que la sienne et alors on connaît la défaite. Mais comment se comporter face à un ennemi qui agit sans volonté ? La puissance que l’on ressent n’est que le reflet de la Vraie Puissance (ki-no-sho). Un ennemi même peu valeureux mais acculé à la mort peut dépasser lui-même et devenir libre de vaincre ou mourir. Comment le défaire avec une force spirituelle que l’on s’attribue soi-même
Qualifié d’« apprentissage d’ensemble », d’« apprentissage d’apprentissages » ou encore de « deuteuro-apprentissage », l’Apprentissage II constitue un changement adaptateur dans l’ensemble des possibilités où s’effectue le choix. Pour l’exprimer simplement, on dira que l’apprenant effectue un Apprentissage II lorsqu’il procède au transfert de ses apprentissages d’un contexte dans un autre contexte. Si donc l’Apprentissage I est une adaptation aux éléments d’un contexte, l’Apprentissage II est un adaptation au contexte même.
Dans les arts martiaux, le développement de modes de pratiques différenciés - en extension, en relâchement ou en rétention ; haut et bas ou droite et gauche du corps ; etc. - et leur éventuelle conjonction à l’intérieur d’exercices complexes pratiqués jusqu’à et au-delà des limites physiques « rationnelles » amènent à découvrir le rôle que jouent les perceptions kinésiques - proprioceptions, interoceptions et extéroceptions - dans le contrôle de l’action et à en gagner la maîtrise. A mesure qu’au fil des années, le pratiquant déplace le contrôle de son schéma corporel sur ce niveau puis l’intègre définitivement dans l’ensemble plus large et complexe de ses « états internes », il opère graduellement ce recentrement de l’attention vers le processus même de l’apprentissage. Il libère du même coup le corps de l’excès de concentration et du stress que lui impose le surinvestissement initial dans chaque situation d’apprentissage I. Le sujet devient à même, non seulement d’augmenter sa capacité d’apprentissage, au point de pouvoir intégrer pleinement toute nouvelle technique par la simple observation d’une seule démonstration, mais il en arrive à ne plus avoir à ce soucier de maîtriser les « techniques » à mettre en oeuvre. Il se « contente simplement » alors de générer, de « projeter » et de réguler correctement son ressenti de la situation d’interaction tout en laissant son corps réagir de manière appropriée aux stimuli qu’elle contient.
Cette opération a toutefois un autre effet majeur, dans lequel réside le passage de la logique de guerre à la logique de paix : le « marquage » du sens d’une technique associant des représentations de situations de contextes différents avec un état interne opératoire similaire opère la transition d’expériences faites sur le dojo vers des expériences de la vie ordinaire. Par exemple, la technique de karate dite tsuki, consistant à attaquer rapidement d’un mouvement du poing allant de la hanche vers l’avant, développe une capacité à mobiliser « instantanément » l’ensemble des moyens en un seul point névralgique ; elle est également réputée développer la représentation et la maîtrise de l’ensemble complexe de processus et d’états internes constituant cette capacité que nous traduisons par l’expression « aller droit au but » 3 . (Le développement des recherches en neuropsychologie concernant la relation geste/parole [Arbib, 1996 ; Gallese, 2000] et le rôle des émotions [Damasio, 1995], laissent entrevoir des formalisations nouvelles de ces processus de « corrélation empirique ».)
L’Apprentissage II s’appuie sur la capacité à effectuer des inductions et à en pérenniser le résultat (capacité de raisonnement par syllogisme). La communication est l’opération par laquelle se constitue le sens des informations rendues disponibles par les opérations du niveau précédent. Le langage ordinaire identifie ces éléments à des croyances, certitudes, valeurs, traits de caractère, opinions, etc. On comprend ainsi l’importance que revêt l’étiquette dans les dojo d’arts martiaux. Elle fixe « l’esprit » dans lequel s’engagent les interactions agonales et détermine ainsi la bonne orientation des apprentissages issus de la répétition signifiante - lutte pour la vie - des gestes techniques. Les rituels d’interaction (saluts, préséances, etc.) entre les membres (enseignants, aînés, cadets) et vis-à-vis des objets (vêtements de pratiques, armes, lieu, etc.) sont fixés par un kata spécifique à chaque école et marquant nettement la limite entre l’intérieur et l’extérieur de l’école.
Un Apprentissage II contient des éléments de contexte et des éléments de comportement du sujet lui-même, réentrables comme éléments de contexte d’une nouvelle situation d’Apprentissage I - auto-validation [Bateson, 1972, p. 274] qui permet l’anticipation des situations similaires et prépare le niveau III en en rendant, paradoxalement, l’accès « logiquement impossible ».
L’Apprentissage III
Un chat gris s’inclina et dit qu’en vérité il avait compris cela. La puissance psychique si forte soit-elle, a toujours une forme et tout ce qui a une forme peut être saisi, donc défait. Ainsi, depuis longtemps, il s’entraînait à la « puissance du cœur » (kokorô). Il n’exerçait nulle puissance psychique ni physique mais se « conciliait » celui qui lui faisait face, ne faisait qu’un avec lui et ne s’y opposait en aucune façon. Le rat qui voulait attaquer, aussi fort soit-il ne trouvait rien où attaquer, rien d’où s’élancer. Mais celui-ci n’avait pas joué le jeu. Il était arrivé et avait disparu, insaisissable. La vieille chatte lui répondit que la conciliation dont il faisait état ne procédait pas de l’Etre, de la Grande Nature. Cette conciliation voulue, artificielle, n’était qu’une astuce. Que l’intention demeure et tout ce qui est entrepris ainsi entrave le surgissement de la source secrète et le cours de son mouvement spontané. D’où viendrait alors l’efficacité miraculeuse ?
Elle continua : « C’est uniquement en ne pensant à rien, en ne voulant rien, mais en s’abandonnant dans le mouvement à la vibration de l’Etre, que l’on a pas de forme saisissable. Rien sur terre ne peut surgir comme antiforme. Et il n’y a ainsi plus d’ennemi qui puisse résister. ».
L’Apprentissage III est le niveau de la résolution des paradoxes logico-pratiques qui ne trouvent pas de solution par simple réagencement des éléments connus en Apprentissage II. Les situations de double contrainte (double bind) sont typiques des paradoxes de ce niveau : leur résolution fait appel au « contexte du contexte ». « Si l’Apprentissage II est un apprentissage des contextes de l’Apprentissage I, dit Bateson, l’Apprentissage III devrait donc être un contexte de ces contextes »
Il est impossible de formuler directement ce que serait ce niveau supérieur à l’Apprentissage II : l’outil langagier, à la fois produit et producteur d’une raison de niveau II y fait obstacle. Comment, en effet, dire « au-delà du langage »? Bateson tente plusieurs voies de contournement de la difficulté - en recourant à la poésie, notamment. 4
Les moines du bouddhisme Zen recherchent activement cet état d’être « satori » ; les moyens sont aussi bien la tenue prolongée d’une posture assise rigoureusement immobile que, précisément, la recherche de solutions à des paradoxes logiques (koan) à laquelle on s’attelle avec la détermination « d’un moustique résolu à piquer une barre de fer ».
De façon plus ordinaire, les différentes circonstances de la vie permettent des expériences qui sans être toujours radicalement étrangères les unes aux autres, obéissent néanmoins à des logiques « locales » qui peuvent être très hétérogènes. On peut faire l’hypothèse que ces décentrements progressifs élaborent graduellement cette conscience « au-delà du langage » par laquelle s’acquièrent les compétences de niveau III, - ce qui peut prendre plus ou moins de temps. Entre la voie longue de l’expérience de la vie et la voie rapide, mais étroite ou risquée, des méthodes radicales (Zen, drogues, expériences limites, etc.), les arts martiaux offrent une alternative. Ils prescrivent des réalisations précises de difficulté et de complexité croissantes. Ainsi que l’indique la légende du Chat merveilleux, chaque niveau d’accomplissement atteint offre ses propres satisfactions, prépare l’organisme pour les défis à venir et fournit les énigmes logiques ou pratiques qu’il conviendra de dépasser pour atteindre le niveau suivant. Le sujet se renforce graduellement jusqu’à devenir capable de supporter les chocs violents que peuvent constituer la confrontation brusque aux apprentissages de types III.
Par ailleurs, en maintenant fort et vivant, par l’exemple des anciens, l’exigence d’efficacité première de l’action, ils garantissent la « rigueur de la preuve ». Au niveau individuel, la preuve par l’affrontement permet à chacun d’évaluer régulièrement la réalité de son niveau d’accomplissement (progression mais aussi stagnation, voire régression). Au niveau de chaque discipline martiale, cette « épreuve de vérité » permet de mesurer le niveau d’adéquation de la discipline à l’évolution des conditions environnantes - sociales ou culturelles - et d’apporter les correctifs utiles, le cas échéant
Un Apprentissage IV ?
Puis, elle ajouta qu’ils ne devaient pas croire que son expertise constituait ce qu’il y avait de plus élevé. Elle connaissait un matou d’un village voisin qui dormait à longueur de journées. Personne ne l’avait jamais vu attraper aucun rat et pourtant partout où il se couchait et restait étendu comme un morceau de bois, tout rat disparaissait. Un jour elle lui avait rendu visite pour lui demander de lui expliquer ce fait mais elle n’avait reçu aucune réponse. Après maintes réitérations de sa question et une absence non moins obstinée de réponse, elle avait fini par comprendre. Le matou ne mettait aucune mauvaise volonté à répondre mais , de toute évidence, ne savait quoi lui dire. Il avait oublié lui-même et avait du même coup oublié toute chose autour de lui. En devenant « rien » il avait atteint le plus haut degré de non-intentionnalité et trouvé la Vraie Voie des chevaliers : vaincre sans tuer.
Bateson évoque l’Apprentissage IV mais le qualifie de « fort improbable ». La légende de « L’Art du Chat Merveilleux » pointe quant à elle dans une telle direction, mais d’une façon particulièrement énigmatique.
III. Conclusion
Dans un article fameux : « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?», Thomas Nagel [1983] nous faisait en peu de mots toucher du doigt la limite de la description scientifique dès lors que l’on aborde le rivage de l’expérience subjective. Aucune description physiologique ou aéronautique ne nous permet en effet d’approcher véritablement l’expérience subjective du vol chiroptérique. Un « faire » ou un « dire » particulier correspond à une sensation subjective particulière ; c’est à dire à une expérience particulière. Dans le cas des arts martiaux que nous évoquons, aucun langage ne permet de décrire l’expérience de ce qu’il est nécessaire d’éprouver-pour-faire et/ou d’éprouver-pour-dire en vue d’assurer sa survie et sa vie en situation. Pour transmettre les pratiques « de faire et de dire » ad hoc - développées, améliorées et capitalisées au fil du temps - le vecteur utilisé par la culture japonaise relève de la recette au sens culinaire du terme. Comme les recettes de cuisine, les kata sont des prescriptions enchâssées dans un ensemble concentrique de pratiques rituelles et culturelles spécifiques. Rendre compte scientifiquement des pratiques de transmission martiales consiste donc à rendre compte de « ce qui se passe » pour le sujet lorsqu’il applique les recettes en accomplissant la répétition studieuse des gestes des kata dans les conditions définies pas les rites. L’étude de ces pratiques dans la continuité vivante de leur contexte effecteur appelle la constitution d’une « praxéologie de la communication » - une science des pratiques articulant sémiologie et pragmatique et intégrant les acquis d’un continuum de disciplines allant de la neurophysiologie à la sociologie.
Bibliographie
ARBIBI M., RIZZOLATTI G., [1996], « Neural expectations: a possible evolutionary path from manual skills to language », Communication and Cognition 29 (2--4), pp. 393--424.
BANDURA A., [1976], L’apprentissage social, Bruxelles, Mardaga, 1980.
BARRAU J., [1993], « Les savoirs naturalistes et la naissance de l’ethnoscience », in La Science sauvage, Paris, Seuil (Points Sciences), pp. 15-17.
BATESON G., [1972], Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil, 1980.
DAMASIO A., L’erreur de Descartes : la raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1995.
DURCKHEIM K. G., [1967], Hara, Paris, Le courrier du livre, 1974.
GALLESE V., [2000], "The acting subject: towards the neural basis of social cognition", Neural correlates of consciousness: empirical and conceptual questions, METZINGER T. (dir.), Cambridge MA, MIT Press.
JOUSSE M., [1974], L’anthropologie du geste, Paris, Gallimard.
MORIN E., [1986], La méthode - 3. Connaissance de la connaissance/1, Paris, Seuil.
NAGEL T., [1983], Questions mortelles, Paris, PUF.
QUETTIER P., [2001], « Un exemple de système de connaissance empirique en SIC : les kata dans les arts martiaux japonais », MEI 15 A nthropologie et communication, LARDELLIER P. (dir.), Paris, L’Harmattan.
QUETTIER P., [2005], « Vers une ethnoscience de l’information et de la communication : du karate au shintaido, modernité du budo japonais », Des cultures et des hommes - Clés anthropologique pour la mondialisation, LARDELLIER P. (dir.), Paris, L’Harmattan.
TARDE G., [1895], La logique sociale, Paris, Ed. Synthélabo (Les empêcheurs de penser en rond), 1999.
WATZLAWICK P., HELMICK BEAVIN J., DON JACKSON D., [1967], Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1972
YUASA Y., [1987], The body - Toward an Eastern Mind-Body Theory, Albany, State University of New-York Press.
- Article à paraître chez Jaca, Milan.
-
L’homophonie, didactique souvent employée en japonais, disparaît à l’écriture en idéogrammes. ↩
-
Nous voyons là comment une telle définition permet, par son caractère très générique, de rendre la théorie applicable à de nombreuses situations, dont les arts martiaux. ↩
-
Pour un exemple plus détaillé d’une telle corrélation sur une autre technique, voir [Quettier, 2001, p. 48-52]. ↩
-
« Voir le monde dans un grain de sable / Et un ciel dans une fleur sauvage /Tenir l’infini dans le creux de la main / Et l’éternité dans une heure. » W. Blake, Les augures de l’innocence [Bateson, 1972, p. 277]. ↩