La coupe du monde de football est aussi celle du proxénétisme industriel. Les masses ont à chercher l’extase tantôt dans les stades (où vivent ses Dieux), tantôt dans les camps de consommation prostitutionnels (« Artémis », déesse chasseresse symbole de la femme libre, nom aussi approprié à un hyper-bordel que Libertad pour une prison latino-américaine). À ces deux boites à jouissance sont connectés des réseaux iconiques de taille mondiale où défilent en rangs serrés les images de tableaux footballistiques et celles des spectacles prostitutionnels dont la variété s’étend de la simple télé-intimité à la pornographie la plus sordide.
Football et prostitution, en tant que pratiques, n’ont rien à faire ensemble. Le jeu de balle, comme mythe et comme symbole, est radicalement étranger à la réalité ordurière de la prostitution. De même, le supporter de football est aussi sportif que le consommateur de prostitué-e-s ou de vidéos pornographiques est amoureux. Mais leur conversion en spectacles et en marchandises produit une analogie psycho-politique instructive. Ces deux dispositifs spectatoriels ont, au-delà de leurs différences, des fonctionnements pulsionnels communs et des effets politiques complémentaires. Efficaces pour une fascisation douce et invisible des masses -du moins apparemment. Car ces dispositifs servent peut-être un but plus discret : assurer une domination iconique aussi universelle qu’invisible.
Qu’est-ce qu’un stade ? Une machine scopique et un dispositif psycho-politique fusionnel : un théâtre où le spectacle sportif est idéalement vu de tous les côtés et un temple festif où une masse de spectateurs est rassemblée dans une contemplation présumée unique. Ces deux aspects s’interpénètrent et se conditionnent mutuellement.
La télévision y est asservie à la fonction scopique : les tribunes des stades sont souvent équipées d’écrans géants, tandis que le filmage du match tente d’accomplir l’idéal scopique du stade. Au point que le panoptisme télévisuel fait concurrence au panoptisme collectif du stade : chaque spectateur voit le match sous un point de vue unique tandis que la vision synoptique est purement virtuelle, abandonnée à la communauté 1 ; de l’autre côté, chaque téléspectateur voit les mêmes images du match sous une pléthore linéaire de points de vue. Ici, l’expérience d’une immersion ; là celle d’une extériorité apparente. Ici, la double possibilité, sur les gradins, de devenir acteur en se voyant soi-même sur l’écran géant et de participer à une fête ; là, la position exclusive de spectateur, avec cependant, l’opportunité de se réjouir ou d’être accablé, semblablement à ceux qui sont sur place. Ainsi, la communication des images soutient une communication des expériences qui peuvent se croire articulées à un événement unique.
D’autre part, le stade est aussi une sorte de chaudron où le spectacle imprévisible qui s’y déroule « magnétise » les foules en un grand tout agité par de violentes passions. Le rituel du match, assez précis pour fournir un cadre commun, assez informel pour suggérer une illimitation ou une sorte de liberté, favorise une expérience de fusion dans un corps imaginaire ; au-delà des différences des deux équipes, l’unité multiplement synthétique du match - unité de jeu, unité d’espace, unité de temps- rend possible une sorte de co-appartenance mutuelle, transitoire, une espèce de communauté affective primitive. Le fonctionnement de cette forme dépend de l’unité spectaculaire, laquelle est principalement une unité scopique. La différence des points de vue physiques ou topologiques sur le terrain recouvre une identité d’abord invisible, à savoir précisément l’égalité foncière de tous ces points de vue : chaque spectateur, dans le stade, a un point de vue particulier sur le match et sur le stade lui-même, comme tout autre spectateur ; de sorte que le partisanat éventuel et le conflit qu’il contient sont possibles précisément parce qu’il y a une égalité à la fois scopique, dans les gradins, et pragmatique, sur le terrain (mêmes règles, mêmes pratiques, même lieu, même temps, mêmes valeurs idéologiques).
Dans le stade lui-même, la télévision est un des outils scopiques de la totalisation spectatorielle. Cependant, hors du stade, elle étend sa fonction fusionnelle en assurant la fonction scopique. Les téléspectateurs se rassemblent autour des écrans disséminés dans les espaces privés, fabriquant une illusion d’expérience communautaire (pas seulement illusoire puisque la communauté est aussi un être imaginaire). Les réseaux de télévision qui diffusent les « rencontres » sportives doublent les stades réels d’un immense stade virtuel, rassemblant des masses qui se comptent en millions, voire en dizaine de millions, et qui peuvent jouir d’une apparence de fête. Lors des grandes messes sportives, dans le style de « la coupe du monde », ce sont même des lieux publics qui sont convertis en parc de visionnage. Si bien qu’il est difficile d’échapper à la célébration universelle. Via l’espace télévisuel hertzien, beaucoup d’espaces privés, certains espaces publics, tous ou presque sont assignés à la contemplation participative 2 . Dans le même temps, il devient obligatoire de s’extasier devant le « milliard » (présumé, mais la question ne doit pas être posée) de téléspectateurs, de se réjouir de fusionner en toute simplicité dans ce si bel événement.
Peut-on encore décrire cet ensemble spectatoriel et psycho-politique avec les outils politiques classiques ? Certes, il resterait vrai de dire que le sport n’est plus cette école de la guerre, cet apprentissage du corps puissant et asservi, si prisé par les fascismes. Qu’il est devenu une industrie de consommation et de contrôle psychique des populations. Tandis que le peuple fusionne confusément dans les stades, réels et virtuels, il consommerait et ne songerait qu’à ça, oubliant sa vie politique. Certes, la liesse qui suit les victoires est une communauté très pauvre, vague ersatz d’intensification festive, après la dissipation de laquelle chacun retombe dans sa solitude. Sans doute est-il toujours pertinent de pointer le culte de l’individu héroïque, la fusion collective simpliste autour de valeurs manichéennes, le déchaînement asservi des passions, l’excitation sous contrôle, la passivité spectatorielle se muant en soutien inconditionnel d’un camp contre l’autre, tous ingrédients formant une sorte de matrice psychique pour la mutation de la communauté politique en meutes. Sans doute pourrait-on toujours analyser le spectacle de football comme l’outil d’une fascisation joyeuse des groupes.
Cependant, n’est-il pas manifeste que la dénationalisation partielle des sociétés - c’est peut-être vrai surtout pour l’Europe - a sensiblement diminué la portée politique des rencontres footballistiques ? N’est-il pas significatif que ce soit seulement l’extrême droite française qui, sous les quolibets et les lazzis, tentant de recycler sa compréhension physiologique de la nationalité, se penche sur la composition « ethnique » de l’équipe de France de football ?
Peut-être que le fait historique le plus marquant est la conversion du sport lui-même en marchandise spectatorielle, susceptible de commander à des millions d’hommes leurs pensées et leurs émotions. Le fait frappant est peut-être l’obéissance universelle devant le spectacle télévisuel , non pas parce qu’il est un spectacle mais parce que la télévision le transporte partout et convertit la vie publique en un immense et docile camp de visionnage collectif, où l’excitation apparemment débordante est sous contrôle iconique .
Or, d’autres machineries sont disposées autour des stades : des usines de consommation sexuelle. Des masses de prostituées, nous dit la presse, y sont « acheminées » afin de répondre à la demande 3 . Comme si la prostitution était un commerce comme un autre, une activité lucrative parmi d’autres. Mais « l’acheminement » est en réalité, le plus souvent, une sorte de « traite », semblable dans ses méthodes comme dans ses effets, à un esclavage 4 . La présentation libérale de la prostitution comme une activité presque banale fait contraste avec la libéralité du métier de sportif professionnel, en particulier celle des grands joueurs de football qui sont de véritables entreprises internationales, au chiffre d’affaire élevé.
Aucune autre pratique que la prostitution n’implique à ce point le corps. Le sportif - même professionnel - conserve une souveraineté sur son propre corps. Sans doute le dopage tend à le transformer en machine et en drogué ; mais son intimité fondamentale, la frontière de sa peau comme les limites de sa volonté, sont grosso modo respectées. Rien de tel dans le système proxénète où règnent non l’échange économiquement viable de l’ordre sportif (beaucoup de travail contre beaucoup d’argent ou de prestige) mais la violence, la duperie, le chantage, la coercition. La prostituée ne choisit pas son état ; le plus souvent, dans son enfance, elle a été violentée de diverses manières. Elle l’est à nouveau, la plupart du temps, lorsqu’elle est capturée dans les systèmes mafieux du proxénétisme (qui sont la vérité de la prostitution). La toxicomanie, drogue ou alcool, qui leur permet de supporter l’extrême violence psychique et physique de la prostitution, s’ajoute aux brutalités courantes subies par les prostituées dans leur activité ainsi qu’à la dégradation permanente et la mésestime de soi 5 .
Le sportif agit sous la lumière des stades. La prostituée dans l’obscurité des bas-fonds sociaux, où, au milieu des ordures et des crimes, grouillent proxénètes, trafiquants et dealers. D’un côté, le milieu sportif où la délinquance se limite au dopage et à la corruption. De l’autre, le système prostitutionnel où toute l’activité est entièrement criminelle. On ne peut pas dire que le footballeur soit une marchandise. Il ne se vend pas, ni lui ni son corps ; il travaille, beaucoup et durement, mais il en tire des bénéfices considérables, matériels et imaginaires (richesse et gloire), très solubles dans l’amour-propre. Rien de tel dans la prostitution. La femme y est une marchandise, une sorte de machine sexuelle, un égout pour le plaisir aveugle d’hommes en déréliction - pur moyen, sans possibilité évidente de conversion en amour de soi. On objectera que des prostituées disent avoir choisi cette « activité ». Outre qu’elles sont très peu nombreuses et que la notion de choix demeure, dans cet usage, singulièrement opaque et indéterminée, cela ne change rien à la violence de leur condition. Certains avancent que « des » femmes fantasment de se prostituer ; peut-être, mais dans le fantasme, tout est entièrement sous le pouvoir libre de la volonté. Exactement le contraire de la vie réelle de la prostituée. Il en est de même dans le fantasme de viol : le violeur imaginé est une sorte de marionnette mentale complètement assujettie aux désirs de la rêveuse.
Pourquoi donc des stades prostitutionnels à côté des stades footballistiques, s’il est vrai qu’il y a un abîme entre la prostitution et le football ? Qu’est-ce qui a motivé, au-delà de l’argument de propagande, la formation puis la diffusion de cette étonnante formule : « Le football et le sexe vont de pair » 6 ? En raison non pas tant de leur analogie psycho-politique que de leur emboîtement anthropologique : ce sont là deux dispositifs libidinaux qui articulent la sexualité infantile et la sexualité adulte , ou, du moins, qui amplifient la part infantile de la sexualité adulte. Cela dans un cadre social polarisé, à la manière dont tout espace sacré est connecté à un espace profane, un lieu saint à un lieu infernal, une pureté à une souillure, une adoration à une détestation. Des imageries contraires, capables de soumettre le désir, s’articulent dans cet étrange appariement de la représentation footballistique et du théâtre prostitutionnel.
Le spectacle footballistique suscite vaguement un simulacre de communauté : l’adhésion à des équipes singulières, voire à des joueurs, ainsi que la fragmentation des espaces scopiques télévisuels, rendent le morcellement d’autant plus dominant qu’il est inapparent. Ce fractionnement exige des dispositifs de retour à l’unité ; sans doute, la liesse urbaine, aussi superficielle soit-elle, est un de ses dispositifs. Cette allégresse apparemment collective et spontanée est de la pure liaison, c’est-à-dire la production massive - et pour ainsi dire obligatoire - de signes d’exultation et d’exaltation, bref la conformation à une imagerie, celle d’ un peuple en liesse, où le contact corporel, la sueur et les cris partagés, fabriquent des unités concrètes, des groupes transitoirement fusionnels, qui peuvent passer pour une communauté 7 . Ces simulacres de fusion ressemblent à des états provisoires de « transes » groupales. Ces apparences de joie doivent pourtant trouver une expression suffisamment consistante, en particulier en raison du risque dépressif associé à la conscience de leur caractère de fiction, voire de mystification. D’où les conduites peu ou prou violentes qui accompagnent ces cortèges frénétiques : éthylisme, mises en danger, agressions, diverses formes d’ivresses - dont la consommation prostitutionnelle est une figure qui condense les traits typiques de ce qui manque aux moments artificiels de liesse : de la chair incarnée, pour ainsi dire, et de la communion.
À la suscitation de ces états factices de transissement contribuent les caractères phénoménologiques de la condition de « supporter », laquelle induit une forte simplification de la représentation du monde dont la vie complexe est tournée en dérision. Laquelle porte aussi sur le corps. En effet, en tant que spectacle , le football est un jeu seulement apparent, lui-même dépourvu de corps, principalement intellectuel et surtout affectif. Le déni du corps y est multiforme : induit par l’imagerie télévisuelle, il est aggravé par l’absence de spatialité commune et par la plasticité manipulatoire de l’image (ralentis, prises de vue irréelles) ; sans compter la rhétorique superlative - certes une litanie de clichés - qui renforce la séparation mythologique des footballeurs, « dieux vivants » qui tendent à exister sans corps organique, le corps en image étant partiellement dématérialisé.
Dans la « vraie vie », le sport et l’activité sexuelle sont des fêtes, c’est-à-dire des dépenses inutiles et joyeuses, où la scission entre corps et esprit est manifestement inadéquate. Convertis en images et en industries, ils deviennent des marchandises, c’est-à-dire des fétiches. Le décorum, stade et bordel, est à chaque fois un théâtre chargé de rendre crédible des rôles factices, qui sont de véritables mythes, sublimes là, infernaux ici. La prostituée en effet n’est pas une femme particulière ; mais d’abord une imagerie ordurière épinglée sur un corps et manifestée dans des postures, des paroles et des gestes très typiques - c’est pourquoi la pornographie n’est pas une représentation de la prostitution mais son essence. De même, le footballeur professionnel n’est pas un travailleur particulier ou un sportif très entraîné mais une imagerie superlative, sublimatoire, accrochée à un corps et à des performances ou des capacités particulières, elles-mêmes très codées 8 . La soumission perverse d’un côté, le héros très habile, l’artiste, voire le « génie », de l’autre côté, sont les mythes fantasmatiques qui recouvrent entièrement les corps des joueurs de football et le corps des prostitués. Ces corps deviennent irréels : ils sont seulement des supports chargés de soutenir la mythologie appropriée 9 .
Ainsi, la participation au spectacle footballistique et l’usage de la sexualité prostitutionnelle ont en commun d’impliquer des imageries toutes deux caractérisées par un déni, parallèle sans être identique, du corps. Cependant, l’un est caractérisé par une sublimation ascensionnelle et mythologique, tandis que l’autre est plutôt une désublimation descensionnelle, une régression elle aussi mythologique mais qui rend infâme et abject, une régression et une souillure. Cependant, la sublimité footballistique, comme toute sublimité, a un résidu ; l’ordure prostitutionnelle est à même de fournir une imagerie et une expérience capables d’incarner et d’amplifier ce résidu.
Cependant, ce branchement apparemment contingent entre le spectacle footballistique et la prostitution repose aussi sur le caractère de spectacle de la prostitution, lequel tient sa possibilité de la dimension théâtrale de la sexualité. En effet, la sexualité « normale » est un drame sexuel, une mise en scène particulière des désirs, où le jeu des corps est réglé selon des rituels sexuels spécifiques à chaque couple, et qui ont une histoire. La prostitution exige des rôles déterminés, des comportements codifiés, sans lesquels l’élément herméneutique de la prostitution ne peut se constituer 10 . C’est pourquoi la pornographie n’est pas seulement une représentation de la prostitution, mais son existence effective. Un accoutrement, un certain langage, des gestes spécifiques, des pratiques déterminées, tout cela condensé dans la notion de « métier » et épinglé à des signes abondants et structurés (selon le régime du « bordel » ou selon celui de la prostituée de rue, etc.) auxquels sont associés des discours et même toute une littérature. La pornographie, qui est l’imagerie essentielle de la prostitution, est une littérature mais aussi une politique. La prostitution, en tant que sexualité pornographique, est de la sexualité domestiquée et assujettie au rituel prostitutionnel dans lequel la place du maître est posée en amont, par le biais de l’achat. La rencontre sexuelle, qui contient toujours une dimension agonistique, y est réduite à un duel truqué 11 où chacun sait déjà l’issue d’un combat qui d’ailleurs n’a pas lieu.
Le consommateur de prostituée est donc pris dans une sexualité ordonnée à une imagerie de domination déjà formée et de perversion payée, de commande, fausse donc. D’où une autre connexion avec le spectacle footballistique. À l’issue de toute rencontre normale de football, le désordre du match fait place dans le résultat à un ordre certes transitoire mais stable. Cette simplification est un repos pour l’esprit qui n’a plus à penser ; il ne lui reste qu’à exulter ou à pleurer. Cette schématisation de l’existence dans le duel footballistique trouve son pendant dans la soumission factice de la prostituée ; spectacle de football et prostitution ont en commun la contemplation d’un assujettissement, incertain là (ou présumé tel), garanti ici (via le contrat prostitutionnel).
À partir de ces connexions, il est possible de pointer diverses figures : la structure pour ainsi dire « orgasmique » du but, marqué par l’ovation du public, induit une proximité avec la jouissance sexuelle (d’où une sorte d’accord imaginaire avec la représentation dominatrice de la sexualité prostitutionnelle) ; le fait que l’agressivité développée et accumulée durant le match trouve un canal d’écoulement dans l’agressivité du rapport prostitutionnel. De même que l’existence du spectateur de football est simplifiée et caricaturée, simultanément ratatinée et exaltée comme émotion intense, de même le corps, dans le rapport prostitutionnel, est un corps mutilé où les éléments intellectuels et affectifs sont lourdement déniés : réification objective de la femme et conversion subjective des désirs du « prostitueur » en besoins. L’onanisme psychique du spectacle de football se prolonge dans la jouissance égoïste du « prostitueur ». La régression affective du « supporter » se poursuit dans l’achat infantile d’un simulacre de sexualité. Le ballon rond, vaguement incestuel, qui rentre si rarement dans les filets adverses, est vengé par la soumission vénale de la prostituée.
Ainsi, spectacle de football et prostitution sont donc complémentaires. Ils peuvent verrouiller l’expérience du monde : contemplative, consumériste, fusionnelle, onaniste, l’activité de supporter de football est prolongée et complétée dans l’ivresse alcoolique, vociférante et sexuelle. La haine qui structure les rencontres de football s’accorde avec l’exécration de la femme impliquée par le rapport prostitutionnel. Le champ de la conscience est occupé par le match et ses implications symboliques ; le champ inconscient par la fantasmatisation prostitutionnelle où la violence proxénétique est absolument oubliée, parallèlement au déni de la violence symbolique et politique du football (le divertissement à la place de la rencontre réelle des autres, la régression émotionnelle à la place d’activités d’élévation culturelle, une sorte de fête sans contenu et sans histoire à la place de projets politiques un tant soit peu organisés).
De même que les stades matériels, sorte d’espaces placentaires régressifs, sont étendus et prolongés en stades virtuels, susceptibles de capturer l’attention de millions de téléspectateurs, de même les réseaux matériels de proxénétisme sont prolongés en réseaux électroniques de pornographie, susceptibles d’occuper l’activité psychique des internautes grâce à la fascinante ordure sexuelle. Deux industries des corps, deux dispositifs iconiques parallèles de contrôle des esprits. Culte du corps performant d’un côté (et déni de la violence faite aux corps des sportifs), adoration d’une sexualité factice de l’autre côté (et déni de l’esclavage proxénétique), addiction virtuelle dans les deux cas à des imageries de bazar. La planétarisation du spectacle de football, corrélative à la globalisation du proxénétisme et de la pornographie, accompagne et amplifie l’extension de la domination capitalistique ; mais d’une domination qui passe innocemment par des images.
La prostitution est essentiellement structurée par un assujettissement libidinal à des imageries ; c’est le cas du football en tant que spectacle et en tant que spectacle télévisé . Le plaisir d’être dominé par des images est le chiffre secret du monde régi par la télévision, laquelle est fondamentalement la jouissance de voir à distance, c’est-à-dire d’être fasciné par une image qui vole, une image qui anéantit la distance, qui trompe la grandeur du monde. La prostitution est elle aussi une imagerie qui supprime le chemin long et imprévisible vers l’amour sexuel consenti et, partant, libre. Le consommateur de prostituée se croit libéré de la négociation amoureuse et de l’économie complexe des regards et des paroles ; au commerce amoureux, il préfère en réalité un assujettissement moins visible : celui du maître truqué qui croit dominer alors qu’il est soumis au carnaval prostitutionnel. De même, le spectateur de football n’a pas de corps ni d’activité ; juché sur son corps mutilé, il s’engloutit dans le dispositif spectatoriel où la domination réelle appartient au maître des images télévisées.
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Avant l’ère télévisuelle, comment fonctionnait le panoptisme ? Sans doute relayé par la communauté et caché ainsi que soutenu par une instance transcendante et théologique. En effet, chacun, se croyant surveillé, devait se comporter comme s’il l’était effectivement ; et ainsi se trahir par des signes codés de culpabilité ; l’universel bavardage devait faire le reste. La croyance d’être surveillé exigeait, afin d’être crédible, un montage théologique consistant et des réseaux de propagande suffisamment ramifiés. Avec l’avènement de l’ère télévisuelle, le panoptisme social diminue (puisque le fait de regarder la télévision diminue la disponibilité pour observer autrui) tandis que le filmage télévisuel et son panoptisme technologique font une efficace concurrence aux anciens montages religieux (il est vrai que la surveillance technologique contemporaine est sans commune mesure avec les outils anciens, médiévaux ou classiques). Mais, d’autre part, l’auto-surveillance continue sous un autre mode : le règne des modèles télévisuels fournit une sorte de référence vaguement transcendante, multiforme, variable, mais toujours investie d’une fonction normative. Finalement, sous un certain point de vue, c’est la substitution d’un panoptisme à un autre qui a eu lieu plutôt qu’une mort de(s) Dieu(x) et de sa (leur) transcendance. ↩
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Fête ou spectacle ? Les deux à la fois, semble-t-il. Pourtant, loin d’être une fête donnée en spectacle, on a plutôt affaire à un spectacle qui s’efforce de simuler une fête. Quelques groupes font sans doute la fête proprement dite, ici ou là. Mais l’absence de tradition festive, la pauvreté de l’événement occasionnel, le caractère spectatoriel du match, rendent dominant son aspect de spectacle. Le peuple en liesse n’a rien à dire ni rien à faire. L’intensité des matchs de football, elle-même très variable, est trop circonscrite pour ne pas être l’élément nostalgique qui rend asthéniques les simulacres de festivités qui suivent. ↩
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Il est possible que le chiffre de 40.000 prostituées « importées » (quel sens pragmatique accorder à une telle formulation ?) des pays de l’Est, d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie soit exagéré ; il semble que cette annonce lancée en avril 2006 dans la presse et relayée diversement, par exemple par les parlementaires français (cf., à l’Assemblée Nationale, la première séance du mardi 4 avril 2006) n’ait pas été tout à fait confirmée par la réalité (cf. quelques dépêches de presse en juin et juillet 2006 qui signalent tantôt peu de changement tantôt un doublement des prostituées - par exemple à Cologne - au début de la coupe du monde de football). Cependant, le petit nombre d’enquêtes effectuées par la presse, la faiblesse voire l’absence d’études globales et rigoureuses, rendent douteuse la réalité d’une prostitution « forcée » (c’était l’affirmation posée par la « Coalition contre la traite des femmes », http://www.catwinternational.org) mais également peu convaincante l’hypothèse selon laquelle il s’agirait purement et simplement d’une « légende urbaine » (cf. par exemple la note de Nicole Nepton). D’autre part, il est aisé de remarquer que le forçage de la prostitution est, absolument parlant, une réalité factuelle difficile à établir ; la contre-enquête effectuée par N. Nepton est elle-même elliptique et partielle : elle s’appuie sur des témoignages qui fournissent aussi, ponctuellement, des signes qui tendent à établir la vérité d’une partie des assertions contestées. À vrai dire, nonobstant la réalité problématique des assertions avancées, il reste manifeste qu’une alliance entre football et prostitution a été pensée, sinon allant de soi du moins comme possible, voire très probable. Cette association forme en soi un fait psycho-social qu’il appartient à une analyse cohérente d’interpréter correctement - c’est-à-dire non pas en fonction d’une vérité détenue ailleurs et par on ne sait qui, mais en fonction de la capacité d’éclairement apportée par l’hypothèse. ↩
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Ces deux notions, la « traite » et « l’esclavage », employées sans plus de précision, ont certes une fonction morale (il est scandaleux que la dignité des personnes ne soit pas respectée) mais aussi un aspect descriptif (cette dignité est, de facto , réduite, voire niée). La faiblesse épistémologique ou historique de la première ne peut suffire à refuser toute réalité au second. ↩
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Cf. les différents travaux des chercheurs sur le système prostitutionnel (par exemple Marie-Victoire Louis, etc.). ↩
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Présentée comme un propos de « l’avocat du nouveau méga bordel de 3 000 m², pouvant accueillir 650 clients masculins, construit à côté du principal stade de la Coupe du Monde à Berlin » (texte de la pétition de la CATW, 25 janvier 2006, lisible ici : http://catwepetition.ouvaton.org/php/index.php). ↩
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La pertinence de la notion reichienne de « peste émotionnelle » (chapitre 16 de L’analyse caractérielle ) utilisée pour décrire la structure psychique du football considéré comme « fait social », cf. J.-M. Brohm & M. Perelman, Le Football, une peste émotionnelle , Paris, Gallimard, 2002 (réédition coll. Folio-Actuel en 2006), exigerait une longue discussion, à commencer par la cohérence de l’usage d’un modèle théorique (la peste) issu de l’épidémiologie (historique) et largement alourdi de « biologie » (W. Reich la définit comme « une biopathie chronique de l’organisme », p. 431 de l’édition Paris, Payot, 1996). Par ailleurs, le livre de Brohm et Perelman alterne des analyses justes et subtiles et des passages polémiques où l’argumentation devient plus allusive. Les moments pamphlétaires impliquent des raccourcis que ne tolèrent guère les analyses rigoureuses. Conséquemment, le lecteur peut aisément être tenté de rejeter celles-ci en raison de ceux-là. Peut-être n’est-ce pas seulement une conduite intellectuelle d’évitement que de s’interroger sur la difficulté à abandonner un vocabulaire passionnel lorsqu’il s’agit d’analyser le fait social du football (peut-être en raison du caractère protéiforme de ce fait ?). ↩
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Le succès de Zinedine Zidane, sorte de Zorro pseudo-tragique du football, ne tient-il pas aussi à des « passes » et des ruses extraordinaires, des feintes jamais vues auparavant ? Il a en commun avec les grands noms du football non seulement beaucoup de buts marqués mais surtout des qualités techniques exceptionnelles ; ce en quoi, le football rejoint ici le monde circassien. ↩
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N’est-il pas surprenant qu’on ne veuille jamais rien savoir au sujet du corps des sportifs de haut niveau ? De même qu’un silence seulement rompu par un discours médical règne sur le corps des prostituées. La seule question au sujet des premiers consiste-t-elle à se demander s’ils se droguent (ce qu’on appelle le dopage) ? Les secondes sont-elles seulement plus ou moins contagieuses ? Que signifie la disparition sociale de leur corps réel ? ↩
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La prostitution est une signification qui ne se réduit pas à la simple addition d’un rapport marchand - d’une rémunération - à des relations sexuelles quelconques. Si c’était le cas, il serait aisé de confondre des femmes ayant de l’initiative sexuelle, une certaine « liberté », avec des prostituées. Ainsi, ni l’argent (ou son absence) ni le caractère audacieux (ou non) des pratiques sexuelles ne permettent de distinguer sérieusement la sexualité prostitutionnelle et la sexualité « normale ». La prostitution est donc un système de significations qui forment un environnement social et psychique susceptible de fournir à la conscience un principe herméneutique capable de décoder les signes de la prostitution (et de la déterminer à en faire usage). C’est pourquoi une « nymphomane » (au propre ou au figuré, réelle ou supposée, je pense par exemple au livre de C. Millet, Ma vie sexuelle ) ne peut jamais être dite une « prostituée » au sens strict (dans ce cas, l’usage est synecdochique : le sème commun est simplement le grand nombre de partenaires sexuels). La différence véritable tient dans la place du désir et dans la mouvance de celle-ci. ↩
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Est-ce pur hasard si, à intervalles réguliers, il est établi, par voie judiciaire, que des matchs de football sont truqués ? Il est significatif de constater combien les journalistes professionnels mettent l’accent sur la dimension d’« aventure » du football (quelle aventure ?), sur l’héroïsme pourtant de pacotille, sur les performances physiques de ces athlètes (sans un mot sur le dopage). Le truquage généralisé n’est pas seulement un effet de l’aspect capitalistique du football moderne : il provient aussi de la tendance du spectacle à la norme, au réglage anticipé des effets recherchés. ↩