Deux rendez-vous électoraux et un réferendum signalent sans doute la fin de l’anomalie italienne. Si la défiance envers la politique a été manifeste en avril, les élections législatives des 28-29 mai ont confirmé le déclin de la coalition de Silvio Berlusconi, qui avait tout misé sur l’électorat des grandes villes (Palerme, Naples, Rome, Milan et Turin). Ce fut un échec : Rome, Turin, et, plus étonnant, Naples, ont scellé le sort des candidats de centre droit, même si ce dernier s’impose à Palerme et Milan. Ces résultats enregistrent une perte de 6% pour Forza Italia, le parti de Berlusconi. Le succès du "Non" au referendum des 25/26 juin, qui devait ratifier la réforme constitutionnelle voulue par le Centre droit pourrait accélérer la sortie politique de Berlusconi.
Les scénarios de pouvoir internes à sa coalition commencent à envisager un centre droit sans Berlusconi. Libero et Il Foglio, deux quotidiens qui furent décisifs pour établir et soutenir ses décisions, semblent prêts à quitter le navire qui commence à couler. Après sa défaite aux élections administratives, Libero titrait "Assez d’un chef impérial : le centre-droit a besoin d’une refondation véritable et de nouveaux leaders". À cette prise de position faisait écho Il Foglio sous la plume de Giuliano Ferrara, représentant des "neo-conservateurs" à l’italienne.
La victoire du centre-gauche en Italie fut un coup dans l’écheveau des pouvoirs tissé par Berlusconi, cet homme d’affaire qui fit de la res-pubblica sa res-privata, qui a soumis les lois et les politiques publiques à sa volonté et à ses intérêts, qui, subjuguant l’État à partir du contrôle absolu des médias (ses trois chaines de télévision privées s’ajoutant aux trois chaines publiques, sans omettre les journaux, revues, maisons d’édition et agences de publicité qu’il contrôle...) et de la pression de son empire économique a conduit l’Italie vers la crise actuelle.
On insistera sur les divers aspects de cette crise – récession économique, affaiblissement de l’État de droit, manque d’alternative politique – mais il faut surtout souligner un appauvrissement culturel continu. Le milliardaire des médias a poursuivi sous l’habit politique son effort de marchandisation de tous les aspects de la vie sociale, qui s’est développée comme une conséquence naturelle de ses décisions politiques.
Le "société de marché" n’est pas seulement italienne, certes. Par delà les préférences politiques, elle semble devenue l’horizon indépassable de la croissance des pays technologiquement avancés. On peut même dire que toute l’économie privée s’émancipe de la réalité sociale pour atteindre son objectif permanent : produire davantage de richesses à des coûts toujours moindres. Le nouveau gouvernement de centre-gauche est-il disposé à peser sur cette tendance ?
Les premières mesures du gouvernement Prodi ont induit des changements sur divers plans, mais il reste une constante : le projet économique. Tout est discutable hormis le modèle économique. Le FMI évalue les budgets de chaque pays. D’où les faibles marges de manoeuvre liées aux accords économiques européens, aux budgets et politiques publiques ancrées dans le modèle néolibéral. La sortie politique de Berlusconi ouvre la possibilité de renouer avec la vie démocratique, mais jusqu’où est-il possible de promouvoir la participation politique si le débat économique est impossible ?
Quelle alternative ?
Il est de moins en moins facile de savoir ce que veut dire être de gauche aujourd’hui. Droite et gauche ne mettent plus en présence deux conceptions opposées du monde, il faut chercher les différences entre les lignes des programmes politiques. Quels sont les idéaux utopiques qui déterminent le fait d’être de gauche ? Que signifie être marxiste, socialiste ou communiste aujourd’hui ? Quelles sont les alternatives aux capitalisme ? Devons nous nous contenter de promouvoir une variété de modèles au sein du capitalisme ?
Dans un monde voué aux marchés (hormis quelques rares exceptions), être de gauche n’est plus effrayant pour le pouvoir. La gauche n’est plus une alternative parce qu’elle n’a pas de réponse aux problèmes cruciaux posés par la mondialisation. Les gouvernements européens de gauche ou de centre-gauche n’ont pas de réponse tout faite aux crises centrales des sociétés contemporaines. Le chômage, la précarité, la réduction du coût du travail ne sont pas pensés comme autant de symptômes d’un projet économique d’exclusion, mais comme des effets indésirables auxquels il faut trouver des remèdes. On se contente d’appliquer des palliatifs aux dommages collatéraux. On n’interroge plus le modèle lui-même : on se contente de correctifs marginaux pour humaniser les désagréments du système et améliorer son fonctionnement. Dès lors, la nouvelle idéologie de la gauche n’est elle-pas devenue celle de gribouille, quelques légères retouches pourvu que tout reste au fond comme avant ?
Cette perspective ne se limite pas aux questions économiques et politiques. La critique intellectuelle s’est également repliée sur les thématiques marquées par l’observation des dimensions micrologiques (Bauman, Touraine). Les problèmes de la mondialisation sont étudiés comme autant d’effets agrégés des attitudes individuelles, et l’approche dominante porte avant tout sur les alternatives individuelles. Rien de plus. On abandonne le plan des grandes orientations politiques et économiques au "libre jeu" des marchés, à la "main invisible" qui relève aujourd’hui principalement des flux financiers.
La discussion d’éventuels modèles alternatifs de développement semble impraticable et comme sans objet. S’il suffit de corriger les erreurs à la marge, on conserve en réalité un système qui accroît l’injustice générale. L’économie d’un pays peut être en crise ou se développer, les coûts portent toujours sur les mêmes. L’Europe libérale a renforcé la fragmentation sociale, les questions sociales sont transférées aux individus, placés toujours davantage en concurrence les uns envers les autres, adversaires entre eux, voire proprement ennemis.
Les comptes ne sont pas bons
La gauche italienne n’est pas une exception, même en étant la patrie des gribouilles. Aux premières manoeuvres du gouvernement sur le plan économique, on a pu constater que la situation laissée par Berlusconi est plus critique qu’on ne l’imaginait. On n’échappera pas à l’apurement des finances publiques, ce qui signifie naturellement de nouvelles taxes. Le nouveau ministre de l’économie Tommaso Padoa Schioppa a déclaré rapidement que "le gouvernement s’appliquera à rétablir l’équilibre des finances publiques jusqu’à retrouver les marges compatibles avec les critères européens".
Cette déclaration succédait à l’audit des comptes rendu par une commission ad hoc pour établir la réalité des finances publiques : elle conclut que l’écart continue à s’accroître entre le produit national et le déficit. Celui-ci excède les 3,8% de déficit déjà reconnus par le gouvernement Berlusconi, et il est estimé à 4,1% pour 2006, à politique constante. La réponse du gouvernement de centre gauche n’est donc nullement originale, si elle se limite à proposer ce que prescrit le FMI : compenser les dépenses excessives en augmentant les rentrées fiscales et en réduisant les dépenses. Le monétarisme se limite à une plate comptabilité, comme si réduire les écarts était un simple problème de bilan et non une question sociale. Le ministre annonce la rigueur financière et recherche de nouvelles formes de taxation, et tout laisse penser que ce seront toujours les mêmes qui devront se sacrifier.
Le nouveau gouvernement semble confirmer cette orientation. Le ministre du développement Pierluigi Bersani a présenté un projet de loi sur la libéralisation du secteur énergétique. Pour abaisser les prix, il faut la concurrence, allons donc vers la privatisation du secteur. La recette est toujours la même : assainir les comptes, réduire les dépenses "inutiles", ouvrir les marchés à la concurrence internationale, privatiser. Même le centre gauche reflète fidèlement le Consensus de Washington.
Les contradictions de la gauche italienne et européenne expriment les limites que les projets alternatifs n’osent pas franchir. La victoire planétaire du capitalisme fait consensus sans discussion. Le capitalisme est centré sur la production de richesse, le socialisme a porté l’accent sur leur distribution mais il semble voué à la faillite s’il délaisse leur production. La gauche est restée fossilisée par la pensée du dix-neuvième siècle sur les moyens de production. Les catégories actuelles sont bien différentes. Dans de nombreux cas, la chaine de montage est automatisée et le travail se borne à contrôler des processus fortement intégrés et non plus à assumer une division fordiste du travail. Dans une économie mondialisée, la relation entre l’usine et le territoire ne détermine plus la production. On peut produire dans des zones de pauvreté, avec des salaires très bas, et exporter la production toute entière vers les pays riches. Le pouvoir de décision du patron à l’ancienne est devenu très limité, la propriété industrielle est à présent dispersée entre d’innombrables petits actionnaires et les dirigeants de l’entreprises sont eux-mêmes devenus plus soucieux des flux financiers et aux actionnaires répartis dans le monde entier plutôt qu’aux critères réels de la production industrielle.
Le capitalisme est enfin devenu invincible parce qu’il a su se transformer sans cesse. Des années durant, la gauche a cru qu’il s’effondrerait sous ses propres contradictions, mais à chaque fois il est parvenu à se reprendre et à se régénérer. Aujourd’hui le capitalisme est principalement financier, mais l’économie réelle doit tenir compte de la spéculation et subir, comme dans le cas du pétrole, des prix inconcevables d’un point de vue réel. Une gauche qui voudrait rester elle-même doit construire une alternative, sans quoi les gouvernements qui se réclament d’elle continueront de dériver et à se déliter les uns après les autres.
Ne pas travailler à créer un pays plus équitable et croire que les relations économiques internationales sont des liens qui ne peuvent être distendus, accepter que de nouveaux esclaves soient à la source de notre prospérité, se résigner à la fracture Nord-Sud toujours aggravée : il ne suffit pas de s’en plaindre, et d’augurer des réformes civiles tout en laissant la main invisible des puissants déterminer le destin de l’humanité.