Le lien entre « normes sociales » et « processus cognitifs » nous invite à analyser d’une part le processus de construction de ces normes et d’autre part la représentation de leur champ de validité. Comment les normes sont-elles instituées et comment affectent-elles les individus qui discutent de leur pertinence ?
Nous nous plaçons ici à un point de vue qui est celui des « normes idéelles sociales »et nous pouvons entendre le mot norme en deux sens. La norme désigne d’une part l’énonciation de lois qui définissent des droits et d’autre part la sanction implicite des mœurs et des règles. Il serait alors préférable de parler de l’institution d’un nomos , d’une convention qui définit pleinement notre humanité et qui comprend les lois et les mœurs. Une réflexion ontologique sur le processus de création des normes nous permet de déterminer ce que Castoriadis appelle les « significations imaginaires » d’une société, puisqu’il s’agit de comprendre l’esprit dans lequel les lois ont été instituées, et la façon dont elles se conjuguent avec les mœurs. Ainsi, cette démarche, reprenant l’ambition principale de Montesquieu au 18e siècle, dégage les matériaux nécessaires à l’élaboration d’une théorie institutionnelle qui met en évidence le rapport entre création de normes et représentation.
Nous essaierons d’abord de déterminer le rapport entre l’institution des normes sociales et la connaissance de ces normes, puis nous analyserons l’organisation des normes sociales. Le lien entre normes sociales et processus cognitifs ne signifie pas que l’état mental du sujet est totalement conditionné par des normes sociales qu’il active. Ce raccourci trop simpliste priverait une théorie institutionnelle de tout fondement, d’où la nécessité de penser en dernier lieu une psychologie des normes non-mentaliste.
Société et Psyché : le rôle de l’imaginaire instituant
Théorie psychologique de Castoriadis
Castoriadis se propose de rendre compte du processus de socialisation en tant qu’imposition de normes sociales à la psyché . Inspiré par une lecture assidue et critique de Freud, Castoriadis a dès les années 1964, défini ce qui est au centre de la réalité humaine, à savoir le rôle de l’imaginaire radical. L’homme est un être distrait par ses représentations, ses affects et ses intentions, il est un animal totalement défonctionnalisé, incapable de subvenir seul à ses besoins. En effet, notre auteur se représente l’être humain comme une « monade » psychique leibnizienne, au sens où cette dernière est fermée totalement sur l’extérieur et concentrée sur son plaisir. Cette monade définit une réalité infra-humaine où tout est indistinction : la psyché est en fait une puissance capable de représentations, source de l’imaginaire radical. Le problème est que ce noyau monadique ne peut pas survivre sans un premier éclatement de cette clôture : cette ouverture est rendue possible par l’imposition de normes extérieures à travers le processus de socialisation. La psyché est obligée de se socialiser pour pouvoir survivre et accepter le décalage freudien entre le principe de plaisir et le principe de réalité. Elle vit cette imposition de l’extérieur, elle ne l’accepte pas toujours, ce qui explique les résistances à la socialisation (et donc une désocialisation éventuelle) qu’ont les individus, puisque ce premier trauma n’est jamais complètement oublié.
Opposition psyché / société
L’individu est une fabrication sociale, la socialisation est en même temps une individuation, grâce à une normalisation. Pour Castoriadis, le sujet est déjà situé dans un complexe social-historique, il est tributaire de normes héritées qu’il n’a pas créées. Il émerge dans un monde où l’ensemble de ces normes fonctionne et impose une logique sociale. Ici apparaît le lien explicite entre imaginaire et symbolisme dans la compréhension de ces normes. Castoriadis est nettement anti-lacanien et anti-structuraliste, car il refuse la présence d’une symbolique qui permettrait de comprendre la production de toutes les normes.
« La "Loi" et le "symbolique" (de même que l’idée de "structure" en ethnologie et sociologie) effacent la société instituante et réduisent la société instituée en collection de règles mortes, soit Règles de la Mort, face auxquelles le sujet doit (pour être "structuré") se plonger dans la passivité » 1 .
La question du symbolique peut très vite devenir, selon Castoriadis, la justification d’une soumission à cette loi qui nous détermine. Ceci nous condamne en fin de compte à une aliénation d’autant plus forte qu’elle est installée dans l’imaginaire.
« Le symbolisme ne peut être ni neutre, ni totalement adéquat, d’abord parce qu’il ne peut pas prendre ses signes n’importe où, ni n’importe quels signes. » 2
Dans le symbolique, une séquence est déjà sélectionnée, les signes sont mis en relation dans une direction déterminée. L’imaginaire institue cette première séquence qui fournit un sens primitif à toutes les opérations possibles d’une culture. Castoriadis pense l’origine des normes sociales à travers cette mise en relation entre imaginaire instituant et symbolisme institutionnel. Les significations imaginaires de la société désignent en fait l’ensemble de ces normes qui régissent nos vies et qui sont indémontrables. Dans ces normes, il faut inclure de manière progressive les valeurs, les idées et les idéologies. Chacun de ces termes désigne un degré d’élaboration des normes sociales. Une telle position holiste est un point de départ pour comprendre le processus de création des normes. Il nous reste à présent à analyser le mode d’organisation des normes sociales.
Institution et intention
Certains travaux de philosophie analytique permettent d’envisager une psychologie des normes non-mentaliste, c’est-à-dire non asservie à une quelconque modélisation, dans les processus cognitifs des normes sociales 11 . Les actions du sujet ne se caractérisent pas par une motivation mentale déterminée par une institution des normes sociales préalable. C’est ce schéma mentaliste qu’Elizabeth Anscombe dénonce dans son ouvrage L’intention , dont la traduction en français a paru récemment en 2002 12 . Comme elle l’écrit au §9 de cet ouvrage :
« "les causes mentales " [sont] les causes connues sans observation […] En ce qui concerne les actions, il est important de distinguer les causes mentales des motifs ; en ce qui concerne les sentiments, comme la peur ou la colère, il est important de distinguer les causes mentales des objets du sentiment. » 13
On ne peut pas expliquer une action par une motivation mentale que le sujet aurait eue. Autrement dit, il n’y a pas d’intention préalable qui expliquerait le résultat d’une action. Cela a évidemment des conséquences sur le plan juridique, car l’on ne peut plus incriminer quelqu’un uniquement en fonction d’une intention préalable qu’on lui attribue rétrospectivement. Dans une certaine psychologie des normes qui s’infiltre dans différents domaines, on confond cas pathologique et cas juridique suspect : on explique l’action du sujet par un comportement anormal. Or, faire l’économie d’une description de l’action n’est pas possible. Il faut éviter toute restitution de l’intention à travers un système de normes préalables.
La connaissance des normes sociales ne passe pas par une dissection du contenu mental d’un individu, mais par une compréhension d’un certain nombre d’actes qui font sens dans une société donnée. Vincent Descombes a très bien cerné les contours du mentalisme et du causalisme. L’erreur du mentalisme, selon Descombes est d’assurer l’autonomie du mental en le détachant du monde extérieur pour se poser ensuite le problème inextricable de l’interaction entre le mental et le physique 14 . En s’inspirant des travaux d’Herbert Simon sur les systèmes adaptatifs, Descombes montre que l’homme a un avantage adaptatif reposant sur sa capacité à abstraire de la situation une forme déjà rencontrée, ce qui lui permet d’appliquer au problème rencontré une méthode déjà éprouvée ou de transférer une procédure de résolution ; or, l’homme a appris à trouver ces solutions au cours de sa socialisation. Ainsi, Descombes en vient à définir ce qu’il appelle une « écologie cognitive », qui serait la « science d’une conduite qui doit être apprise, et qui le sera conformément aux mœurs et aux habitudes d’un groupe » 15 . À partir d’une action donnée, je suis capable d’en restituer l’esprit, à condition de définir au préalable ce terme : « la notion d’esprit ne se définit pas d’abord par la représentation, mais par l’ordre et la finalité » 16 . Les représentations sont considérées comme des processus et non comme des états, elles relèvent d’une activité d’organisation du monde fondamentalement pratique. Si Descombes s’appuie sur les représentations, il critique la position de Castoriadis quand ce dernier évoque dans sa psychologie ces représentations / intentions / affects. Comment dénombrer des pensées, des croyances, des désirs ? Quel critère d’individuation leur donner ? Descombes ne comprend pas ce rapport entre les deux pensées, le terme de représentation n’est pas suffisamment clair et prête à confusion.
« On peut dire combien de chèvres il y a sur la route, mais pas combien de représentations il y a dans le rêve. Nous pouvons dire combien font deux chèvres et deux chèvres. Mais comment compterions-nous les représentations qu’il y a dans un rêve ou dans une histoire ? » 17
L’institution imaginaire de normes sociales qui ferait passer d’une logique magmatique (logique qui préside à la distribution des normes sociales) à une logique ensembliste-identitaire (logique qui repère les éléments au sein d’un ensemble et qui les identifie) se caractérise par ce tissu de significations imaginaires qui représentent quelque chose de réel pour tous les sujets de cette société. À cette vision de Castoriadis, Descombes préfère évoquer les institutions de sens et l’esprit dans lequel une action a été menée.
Étant donné la dimension essentiellement culturelle de l’environnement humain, les objets intentionnels ne peuvent être appréhendés qu’en faisant appel aux conditions socialement définies par lesquelles une pratique peut prendre forme. Il faut alors nous intéresser aux « institutions » 18 , c’est-à-dire aux usages établis et transmis de génération en génération. Descombes plaide pour l’existence d’un « esprit objectif » fait de significations communes qui se présentent à nous sous la forme de règles bien établies ne dépendant d’aucun de nous en particulier : l’esprit objectif renvoie « à la présence du social dans l’esprit de chacun » 19 .
Ainsi, la définition des normes sociales s’accompagne d’une nécessité de les remettre en question. Nous les définissons pour pouvoir les discuter, et c’est ici que psychologie et sociologie se trouvent articulées à une visée politique. Si le nomos définit le champ de possibilité des actions humaines et a donc une portée ontologique, la remise en question de ce champ est un acte d’autonomie. Castoriadis a associé pour sa part l’institution imaginaire de la société à la possibilité d’une société autonome, qui serait capable de définir un individu critique exerçant son autonomie à travers la discussion des normes sociales. Il n’existe pas de norme absolue et la hiérarchie de normes sociales instituées est sujette à modifications. L’entreprise cognitive est dans ce cas corrélative à une pratique politique. On ne pourra jamais expliquer totalement tous les processus normatifs ; en revanche, on pourra définir leur champ de validité et l’esprit objectif dans lequel ils ont été tracés.
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Castoriadis, Cornelius, « La psychanalyse, projet et élucidation », in Les carrefours du labyrinthe , p. 107. ↩
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Castoriadis, Cornelius, L’institution imaginaire de la société , Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 180. ↩
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Tarde Gabriel, Les transformations du droit , Paris, Éditions Berg International, 1994, p. 166. ↩
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Le grand livre de Tarde sur l’imitation est Les Lois de l’imitation , Paris, Éditions du Seuil, 2001. ↩
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Le chapitre conclusif du livre Les transformations du droit s’intitule d’ailleurs « Le droit et la sociologie ». ↩
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Ibid., p. 189. ↩
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Il faut mentionner le livre métaphysique de Ravaisson, De l’habitude . Ce texte a paru initialement dans le numéro 2 de la Revue de Métaphysique et Morale . Cf. De l’habitude , Paris, Éditions Vrin, 1988. ↩
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Tarde, Gabriel, Les transformations du droit , Paris, Éditions Berg International, 1994, p. 190. ↩
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Foucault, Michel, La volonté de savoir , Paris, Éditions Gallimard, 1976, p. 191. ↩
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Les positions de Foucault sont très bien résumées dans un texte intitulé « L’extension sociale de la norme », in Dits et écrits , tome III, Paris, Éditions Gallimard, 1994 (cf notamment p. 75). ↩
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Ce déplacement est radical puisqu’il s’agit ici de convoquer la philosophie analytique qui se constitue sur un refus d’une psychologie scientifique. Une approche empirique à partir du langage permet d’estimer plus aisément l’esprit dans lequel certaines normes sociales ont été élaborées. ↩
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Anscombe, Élizabeth, L’intention , Traduction française par Mathieu Maurice et Cyrille Michon, Paris, Éditions Gallimard, 2002. ↩
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Ibid., p. 53. ↩
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Voir sur ces questions Descombes, Vincent, La denrée mentale , Paris, Éditions de Minuit, 1995. ↩
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Ibid., p. 215. ↩
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Ibid., p. 43. ↩
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Ibid., p. 323. ↩
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Descombes, Vincent, Les institutions de sens , Paris, Éditions de Minuit, 1996, p. 256. ↩
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Ibid., p. 289. ↩