Septembre 1941. Buenos-Aires.
Louis Jouvet, ambassadeur de la culture et du théâtre français est en tournée en Argentine. Louis Jouvet, patron de Charlotte Delbo, est encore en robe de chambre dans sa chambre d’hôtel. C’est dimanche et la guerre est, malgré tout, fort lointaine. Mais, soudain, Charlotte Delbo se précipite dans la chambre du metteur en scène : « Monsieur Jouvet, je rentre, il faut que je rentre tout de suite. »
La Razon, le journal que Madame Delbo venait d’acheter, annonçait le temps de la déraison : un jeune architecte, communiste et résistant, comme Georges Dudac (mari de Madame Delbo), avait été condamné à mort par un tribunal spécialement créé par Pétain pour juger les ’terroristes’, et guillotiné.
Malgré les objections, un rien paternalistes de Jouvet (« Parce que tu te figures qu’on attend que toi, en France ? Tu te figures que ton mari sera content de te voir revenir ?... Une femme, c’est du souci pour le soldat. »), Madame Delbo quitte la troupe à Rio-de-Janeiro et débarque en France le 15 novembre 1941. Elle a vingt-huit ans. « Reste, lui avait dit Jouvet une dernière fois alors qu’elle montait à bord d’un bateau brésilien à destination de Lisbonne, tu vas te jeter dans la gueule du loup. » Personne, alors, ne pouvait concevoir la nature de l’horreur qui attendait Madame Delbo, qui guettait des millions d’innocents. A Paris, le couple Dudach loue un studio sous un faux nom et vit « dans le brouillard ». Dudach, rompu à la clandestinité, ne dit ni où il va ni ce qu’il fait - mais il rapporte du travail pour sa femme qui tape des textes, qui met des articles au net, qui écoute la radio, Londres et Moscou, et prend des notes. Dudach travaille à la rédaction des Lettres françaises dont le rédacteur en chef est arrêté le 17 février 1942. Georges et Charlotte Dudach sont arrêtés le 2 mars et incarcérés à La Santé. Georges Dudach fut fusillé le 23 mai 1942 au Mont-Valérien. Le calvaire de Madame Delbo commençait. Transférée au camp de Romainville, elle fera partie d’un convoi de deux cent trente Françaises, prisonnières politiques, qui seront déportées de la gare de Compiègne le dimanche 24 janvier 1943. Destination : Auschwitz-Birkenau, le camp d’anéantissement des femmes. Plus de la moitié de ces femmes étaient communistes (119) et, à part quelques rares exceptions (« droit commun » et « erreurs judiciaires » !), elles travaillaient dans la Résistance. La plus âgée, née en 1875, avait donc 68 ans, et les plus jeunes à peine 17. Sur les soixante déportées nées avant 1900, une seule survivra ; alors que quatre des cinq jeunes filles de dix-sept ans reviendront au pays. En tout il y aura quarante-neuf survivantes dans ce groupe, et, parmi elles, Madame Delbo qui a tenu parce que, dans cet enfer, elle a bénéficié « d’un coup de chance ». C’est alors que qu’elle s’est juré de tenir coûte que coûte, de revenir pour témoigner. L’événement extraordinaire, c’est que le 3 août 1943 - alors qu’il ne restait que cinquante-sept femmes du convoi du 24 janvier (six mois de camp, et il y a encore presque deux ans de torture avant le retour en France), les Françaises furent mises en quarantaine : plus d’appel, plus de travail, mais du lait, des colis et des lettres. Madame Delbo ne s’est jamais expliqué les raisons de cette « grâce » (c’est elle qui utilise ce terme), mais elle affirme que si « la quarantaine avait commencé en septembre, pas une ne serait sortie de Birkenau ». Cet événement extraordinaire n’aurait peut-être pas suffi à garantir leur survie, si les Françaises n’avaient pas constitué un groupe solidaire, soudé par de longs mois de détention en France :
« Si notre convoi a eu un si grand nombre de survivantes - oui, pour Birkenau, en 1943, cinquante-sept sur deux cent trente après six mois, c’est exceptionnel, unique dans l’histoire du camp - c’est que nous nous connaissions déjà, que nous formions, à l’intérieur d’un grand groupe compact, de petits groupes étroitement liés (nous avions passé des semaines, parfois des mois ensemble à Romainville), que nous nous aidions de toutes les manières, souvent bien humbles : se donner le bras pour marcher, se frotter mutuellement le dos pendant l’appel, et aussi que nous parlions. La parole était défense, réconfort, espoir. En parlant de ce que nous étions avant, de notre vie, nous continuions cet avant, nous gardions notre réalité ».
(Le Convoi du 24 Janvier, p. 17)
Madame Delbo fut libérée le 23 avril 1945 par la Croix-Rouge et emmenée en Suède, avant d’être rapatriée en mai. A son retour, elle se plongea immédiatement dans son travail de porteuse de paroles et entreprit d’écrire le mémorial qu’est Le Convoi du 24 janvier, mais - par pudeur et par respect pour les mortes et les survivants qui ne comprendraient peut-être pas - elle s’abstint de publier le récit de son calvaire pendant vingt ans. Durant ces longues années, elle écrivit aussi des poèmes qu’elle montrait à ses amies, elle entretenait d’étroites relations avec des camarades de déportation, elle amassait des documents et des souvenirs. Le Convoi du 24 janvier est beaucoup plus qu’un témoignage, c’est une œuvre poétique de grande envergure qui décrit le chemin de croix de ces 230 femmes, dont faisait partie Charlotte Delbo. Malgré (ou, plutôt, grâce à) un style que l’auteur a choisi aussi neutre que possible, sa voix de poète retentit à chaque page.
De 1964 à sa mort (survenue le 1er mars 1985), Charlotte Delbo a donc écrit des récits/témoignages, des poèmes, et des pièces de théâtre, ce théâtre qu’elle aimait avec passion et qui lui a permis de vivre, « morte parmi les vivants », après la mort de son mari, après la perte de ses camarades, après être remontée de l’enfer. Sa première pièce, Qui rapportera ces paroles ?, fut écrite très rapidement, du 1er au 20 juillet 1966. Elle fut suivie de huit autres textes dramatiques que l’on peut diviser en deux cycles : le cycle politique - La Capitulation (1968, la tragédie, inspirée par les « événements » de Prague, d’un petit pays dévoré par son puissant voisin), La Sentence (1969, le procès de militants basques à Burgos de 1968 et l’exécution des hommes vue à travers les souffrances des femmes), Maria Lusitania (1970, le rêve d’une révolution heureuse au Portugal), et Le Coup d’état (1971, coup d’état manqué dans un pays qui pourrait être le Maroc) - et le cycle Auschwitz - Qui rapportera ces paroles ?, Et toi, comment as-tu fait ? (s.d.), Une scène jouée dans la mémoire (s.d.), Les Hommes (1970), et Kalavrita des mille Antigone (1979).
Une scène jouée dans la mémoire
Charlotte Delbo a cessé de vivre parmi nous à l’aube du 23 mai 1942, dans les murs de la Santé. A cinq heures du matin un soldat allemand est entré dans sa cellule et a lui dit : « Habillez-vous, Madame, si vous voulez voir votre mari - encore. » Cette dernière entrevue entre Paul, l’otage condamné, et sa femme, Françoise, c’est Une scène jouée dans la mémoire. Dans la partie centrale de la pièce, persuadé que Françoise sera bientôt libre, car la victoire est proche, Paul lui arrache la promesse de continuer de vivre. C’est cette promesse, ce devoir envers le supplicié qui a donné à Françoise/Charlotte la force de survivre et de faire entendre sa voix. La reconstitution dramatique de la rencontre est encadrée d’un poème et d’un épilogue qui se situent dans le temps présent. Voici le début du prologue :
« Je lui disais mon jeune arbreIl était beau comme un pinLa première fois que je le visSa peau était si douceLa première fois que je l’étreigniset toutes les autres fois si douceque d’y penser aujourd’huime fait commelorsqu’on ne sent plus sa bouche.Je lui disais mon jeune arbrelisse et droitquand je le serrais contre moije pensais au vent à un bouleau ou à un frêne.Quand il me serrait dans ses bras je ne pensais plus à rien.Qu’il est nucelui qui partnu dans ses yeuxnu dans sa chaircelui qui part à la guerre.Qu’il est nucelui qui partnu dans son cœurnu dans son corpscelui qui part à la mort.Au seuil de la prisonau matin de la séparationun vingt-et-un mars.Il fait le temps des abandonsdes bras dénouésdes lèvres sèches.Il fait le temps de la saisondu ciel lavédes jonquilles fraîches.Je l’appelaismon amoureux du mois de maides jours qu’il était enfantheureux tellementje le laissaisquand personne ne voyaitêtremon amoureux du mois de maimême en décembreenfant et tendre.Quand nous marchions enlacésla forêt de notre enfancenous n’avions plus de souvenirs séparés.Il embrassait mes doigtsils avaient froidil disait les mots que disent les amoureux du mois de maij’étais seule à entendre.On n’écoute pas ces mots-là.Pourquoi ?On écoute le cœur qui batOn croit pouvoir toute la vie les entendreces mots-là tendres.Il y a tant de mois de maitoute la vieà deux qui s’aiment.Alorsils l’ont fusillé un mois de mai.Je les envieceux qui ont donné les leursd’un sacrifice consenti.Moije me suis révoltéeà peine si j’ai réussià ne pas hurler devant lui.Il lui fallait tout son courageet c’était déjà tropà un jeune hommede laisser une femmequi vivrait après lui.Je ne l’ai pas donnéla mort l’a arraché de moiet cette causeplus forte que mon amour...Pour cette cause il fallait mourirpour notre amouril fallait vivre.Vous croyez que c’est facilepeut-êtrede n’être pas femme et jalouse.D’une autreon peut la tuerd’une idée...il faut mourir aussi.Je n’ai pas pu mourir avec luiet je n’en suis pas morte.Et elle termine : J’ai crié jusqu’au matin où on m’a appelée moi-même.C’était pour lui dire adieu.Pour lui dire adieu.Je lui ai ditque tu es beau.Il était beau de sa mort à chaque seconde plus visible.C’est vrai que cela rend beaula mort.Avez-vous remarquécomme ils sontles morts ces temps-cicomme ils sont jeunes et musclésles cadavres de cette année ?Elle rajeunit tous les joursla mortcette année.Un petit gars hiern’avait pas dix-neuf ans.Je sais bien qu’il n’y a rien comme ellepour vous embellir un vivantrendre le visage de l’enfance.Lui était beau de sa mortà chaque seconde plus beauqui allait se poser sur luiplaquer à son sourireà ses yeuxà son cœurà son cœur tout battanttout vivant.D’autant plus horrible qu’il était plus beaud’autant plus horrible qu’ils sont plus jeunes et plus beauxtouscouchés côte à côtebeaux pour l’éternitéet fraternelsalignés.Quand on moissonne l’homme comme l’épil’épi en sa saison le grain mûrl’homme en sa saisonà l’été de la révolte,quand on couche l’homme comme l’épile regard en face de l’acierpoitrine offertepoitrine crevéecœur trouéceux qui avaient choisi.C’est ce qui le faisait si beaud’avoir choisichoisi sa viechoisi sa mortet d’avoir regardé avant. »
Survient alors l’entrevue elle-même, d’une retenue, d’une grandeur, d’une simplicité inégalables. C’est un chant d’amour déchirant, pur et limpide, qui rend l’horreur encore plus insupportable et le crime plus impardonnable. La troisième partie souligne, une fois de plus, le contraste entre l’horreur d’une situation barbare et la parole maîtrisée, parole qui s’élève comme un hymne à la vie et à la dignité humaine. La disdascalie marquant la fin de l’entrevue dit :
« Françoise ne peut se détacher de Paul. L’un des soldats avance une main vers elle pour la tirer par le bras ; alors, elle s’écarte de Paul et suit les soldats avec résolution. La cellule disparaît dans le noir. Les pas s’éloignent. » Françoise, seule, « de nos jours » :
Les deux soldats m’ont reconduite dans ma cellule à travers tous ces longs corridors à peine éclairés. Je marchais entre eux deux et je savais que je me tenais très droite. Puis, j’ai senti ma poitrine se déchirer. Il ne m’avait pas dit : « Fillette » Le matin, il me disait toujours : « Bonjour, fillette » Et le soir, après une dernière caresse, il me disait toujours : « Bonne nuit, fillette. » Et il m’embrassait encore une fois, doucement. J’ai voulu retourner sur mes pas, courir, m’élancer vers lui, lui dire : « Dis-moi fillette comme tu disais ; appelle-moi fillette encore une fois. » J’ai bousculé les soldats, ils m’ont retenue brutalement. Je suis tombée sur les dallages et il me semble que je suis restée un long moment ainsi, sans connaissance, sur ce dallage. Quand je suis revenue à moi, j’ai vu les soldats, debout, qui attendaient. Où étais-je ? Que faisaient ces soldats penchés au-dessus de moi ? Haut au-dessus de moi. Il m’a fallu une minute pour me souvenir et là j’ai cru que mon cœur éclatait. Avait-on emmené Paul ? L’avait-on emmené déjà ? Était-il déjà en marche vers... Ils m’ont aidée à me remettre debout. J’ai écarté leurs mains en secouant les épaules. J’ai eu honte d’avoir été faible devant eux. Et j’ai recommencé à compter le temps qui restait à Paul, au rythme des battements de son cœur qui battait dans ma poitrine avec le mien.
C’était un matin plein d’oiseaux. Quand j’ai été de nouveau dans ma cellule, que le jour s’est éclairé, tous les oiseaux des jardins environnants se sont mis à chanter. Un unisson où dominait le sifflet d’un merle. »
La pièce Les Hommes (cf. article sur le site Sens public : « Charlotte Delbo, Le Théâtre comme moyen de survie : Les Hommes et Un caprice ») met en scène cette situation :
« des femmes qui sont enfermées dans un fort en attendant d’être déportées, des femmes qui inventent mille ruses pour passer le temps et tricher avec le destin comme si on pouvait l’esquiver, qui font des efforts surhumains pour ne pas penser à la menace de mort qui pèse sur elles, sur leurs maris ou leurs frères... Des femmes enfermées dans une aile de ce fort et qui sont toujours sur le qui-vive, qui font le guet par n’importe quelle fente dans l’espoir d’apercevoir les hommes enfermés dans l’aile voisine, qui griffonnent sans cesse des petits mots qu’elles essaient de leur faire passer... Des hommes qui se sont battus et qui maintenant attendent que leur vie soit tranchée... Non, cela ne faisait pas une pièce pour nous en ce moment […] Aucune n’aurait pu jouer son propre rôle. C’était trop dur. »
Et Françoise de lui répondre que c’est justement la raison pour laquelle elle ne peut pas l’écrire. Jouer son propre rôle, « ç’aurait été prendre une conscience si aiguë de la réalité que personne ne l’aurait supporté ». (Les Hommes, pp. 4-5.)
Qui rapportera ces paroles ?
Une réalité plus indescriptible encore attendait toutes ces femmes à Auschwitz, et c’est ce que met en scène Qui rapportera ces paroles ?. Les indications scéniques précisent qu’il n’y a aucun décor, que les visages et les costumes « ne comptent pas », que « les mouvements seront toujours lents » et qu’on ne « criera jamais ». « Il s’agit ici, écrit Mme Delbo, de faire de la mise en scène pure, c’est-à-dire de régler les places et les mouvements des groupes dans un paysage désolé, inimaginable, lunaire ; dans une lumière d’irréel ». Il s’agit surtout de mettre en scène la parole, la parole de femmes la plupart disparues, anéanties par l’horreur, paroles si horribles elles-mêmes qu’elles courent le risque de n’être pas crues. L’existence dans le camp de la mort, avec ses appels interminables dans la neige, la boue, la nuit, avec sa totale privation de tout confort matériel, avec ses tortures morales et physiques, une telle existence ne pouvait être endurée que grâce à une foi humaniste en la vertu de la parole, du témoignage sans fard. C’est, évidemment, la pièce entière qu’il faudrait citer. Voici, parmi d’autres, un passage qui affirme cette croyance dans le pouvoir de la parole :
GINA. - Toute l’humanité ne périra pas ici. Il y aura encore des enfants. Moi, je veux rentrer pour leur raconter.FRANÇOISE. - Tu rentreras, Gina. GINA. - Je voudrais en être sûre. Je veux m’en persuader. Si tu cesses de croire au retour, tu es perdue. J’y crois malgré tout. Mais, je t’en conjure, si tu rentres, toi, si tu rentres sans moi, dis la vérité à mon père. Ne cache rien. Il faudra dire la vérité, même aux mères.FRANÇOISE. - Tu pourrais raconter à sa mère comment Claire est morte ?REINE. - Moi je le ferais, parce qu’il faut. Parce que c’est bien pour que la vérité se sache que nous voulons rentrer. Nous aurons eu la force de la vivre, pourquoi les autres n’auraient-ils pas la force de l’entendre ? FRANÇOISE. - Je me demande si nous aurons la force de la raconter. Et ils ne nous croiront pas. Ils penseront que, puisque nous en sommes revenues, c’est que ce n’était pas aussi terrible que nous le dirons. Celles qui rentreront seront un démenti à leurs dires.
(Qui rapportera ces paroles ?, p. 30.)
Toutes les déportées attraperont le typhus, mais toutes n’en mourront pas. La mort de Claire, que Françoise craint d’avoir à révéler à sa mère, fut causée par un accès de furie de deux gardiennes qui l’assomment à coups de bâton. Le typhus tue Reine, elle qui semblait pourtant si forte. Quant à Gina, sa mort est particulièrement odieuse, car parmi les détenues, c’est elle dont la santé morale semble la plus solide et celle qui est le plus éloignée de l’idée de suicide. Elle sera choisie pour faire partie de « la brigade des mouchoirs blancs », c’est-à-dire des femmes dont la tâche est de « déshabiller les enfants pour les jeter dans la fosse comblée de fagots qu’on arrose d’essence et auxquels on met le feu ». Se prêter à ce crime est impossible et Gina choisit de se lancer contre les barbelés, sachant bien qu’elle sera abattue dès qu’elle entrera dans la lumière des miradors. Avant de sortir dans la nuit, Gina « écrit sur la mémoire » de Françoise et lui rappelle sa promesse d’aller trouver son père et de lui « dire Auschwitz » :
GINA. - Souviens-toi de ce que je t’ai dit, pour mon père.FRANÇOISE. - Je me souviens, je me souviendrai, je tâcherai de rapporter le souvenir. Je ferai tout mon possible, je te le promets.
(Qui rapportera ces paroles ?, p. 74.)
Et toi, comment as-tu fait ?
Le devoir de témoigner, Charlotte Delbo l’accepta avec courage. Pour la préparation du Convoi du 24 janvier, l’auteur rencontra de nombreuses survivantes dans les milieux divers d’où elles venaient et où elles sont retournées à leur libération. Trop vite ces femmes se sont aperçues que le retour ne signifiait pas, loin de là, la fin de leurs souffrances. Partout elles se heurtaient à de l’incompréhension, voire à de l’hostilité. C’est les expériences « du retour » de ces rescapées des camps qui sont dramatisées dans Et toi, comment as-tu fait ?, Madame Delbo a interrogé ses anciennes camarades et ces femmes lui ont parlé à cœur ouvert de leur désarroi. Il y a Gilberte qui raconte son affolement quand, perdue dans la cohue parisienne le jour de son retour, elle est prise en charge par un homme généreux, survivant de Matthausen mais qui, bientôt, se perdra dans la foule ; Poupette, qui a à peine vingt quand elle revient, dont le père s’est remarié avec une femme trop jeune, qui fait un mariage désastreux pour s’échapper de la maison et se retrouve avec deux enfants qu’elle adore, mais un mari odieux dont elle mettra des années à divorcer. Mais il y a aussi Marie-Louise qui accueille Françoise en lui disant : « Tu vois, il ne me manque rien. Je suis heureuse. » Pierre, le mari de Marie-Louise, l’a ramenée à la vie en l’écoutant, en partageant ses souvenirs au point de connaître les survivantes comme si lui aussi les avait côtoyées pendant de longs mois. Puis, il y a Louise qui croyait que les choses seraient plus faciles, que la vie avec un déporté serait plus simple qu’avec un homme à qui tout devrait être expliqué. Je choisis le récit de cette « revenante » déçue parce qu’il montre que le ridicule rejoint assez vite le sublime, et qu’en Allemagne Charlotte Delbo n’a pas perdu le sens de l’humour. Voici donc comment la pauvre Louise se raconte :
« Je ne sais pas pourquoi Mado s’est mis en tête que si son mari avait aussi été déporté, ce serait plus facile. Regarde, moi et mon mari. Nous nous sommes rencontrés deux ans après le retour. Il revenait de Buchenwald, moi d’Auschwitz. Sans avoir les mêmes souvenirs, nous avions les mêmes références, le même code, nous parlions le même langage. Eh ! bien, sais-tu ce qui est arrivé ? Après vingt ans de mariage, il n’y a plus qu’un déporté dans le ménage. Le déporté, c’est lui. Il a été déporté, il est tout de suite fatigué. Il a été déporté, il ne peut pas veiller, il faut qu’il se couche tout de suite après dîner. Il a été déporté, il est fragile, il est malade, il est nerveux, il est frileux. Il a mal à la tête, ou à l’estomac, ou au dos, ou aux jambes. Il faut qu’il se soigne, il faut qu’il se surveille, il faut qu’il se ménage. Il va au dispensaire une fois par semaine, au moins. Si tu voyais la pile de médicaments... Des poudres, des ampoules, des comprimés, des fioles... Il y en a partout. L’été nous ne partons pas en vacances. Il va faire une cure dans une maison de repos. J’essaie de parler de croisière, de plage, de campagne. Il me dit : « Nous, les déportés, nous ne ferons pas de vieux os. Alors, si je veux tenir encore quelque temps... » Il a été déporté, il doit suivre un régime. Ses deux yaourts tous les matins parce qu’il a eu le typhus. Moi aussi j’ai eu le typhus, mais de le voir manger ses yaourts... Au moins avec lui, on en entend parler de la déportation. Il va au bureau, mais, dès qu’il rentre à la maison, ce n’est pas la peine de lui demander quoi que ce soit. Robe de chambre, télévision. La maison, c’est une vraie infirmerie. Cette odeur de maladie, tu sais, cette odeur des liniments pour les rhumatismes... Avant de se coucher, il veut que je lui frictionne le dos, ou la jambe. Remarque, c’est sans doute vrai qu’il n’a pas une santé à toute épreuve. Aucun de nous n’est rentré indemne. Mais il n’y a que lui qui ait le droit d’être malade. De toute façon, nous ne pourrions pas être malade tous les deux en même temps. Alors, tu sais, épouser un déporté... »
(Et toi, comment as-tu fait, pp.69-70)
À son retour en France, Mme Delbo travaille pour des organisations internationales et, tout particulièrement pour l’UNESCO. Par son travail et par prédilection elle voyage beaucoup, et une de ses destinations préférées est la Grèce - qui lui procure de grandes joies, mais qui lui réserve aussi de cruelles surprises. Lors de son premier voyage à Athènes, en 1948, Charlotte Delbo rencontre un monsieur de Salonique qui engage la conversation parce qu’il connaît une libraire juive qui porte le même tatouage au bras. Quelques jours plus tard, assise à la terrasse d’un café de Nauplie, Mme Delbo voit arriver une colonne d’hommes ; « des soldats » pense-t-elle, avant de reconnaître des prisonniers de la guerre civile qu’on emmenait au milieu de l’indifférence générale. Par fraternité, elle lance un paquet de cigarettes dans la colonne et « un homme l’a attrapé au vol » (La mémoire, p. 87) sans la regarder. Elle termine son récit :
« J’étais là, stupide, comme les passants qui nous ont vus partir de Compiègne, ce dimanche-là, le 24 janvier 1943, et qui détournaient la tête. Je suis restée longtemps sur le quai désert mais j’ai dû rentrer avant que le bateau lève l’ancre. Je tremblais de désespoir comme on tremble de froid. Je suis retournée souvent en Grèce, depuis. Aujourd’hui, à Nauplie, les voiliers, la plage... »
(La Mémoire et les jours, Berg international, 1985, pp. 87-88.)
Un plus grand désespoir attendait Charlotte Delbo dans la splendeur du Péloponnèse. Lors d’un voyage en Grèce, en 78 ou 79, elle lit en feuilletant son guide qu’un massacre épouvantable a eu lieu dans un village nommé Kalavrita : le 13 décembre 1943 les forces d’occupation rassemblèrent toute la population du bourg, enfermèrent femmes, enfants et vieillards dans l’église et fusillèrent tous les hommes de 16 à 70 ans. Madame Delbo en rapporta un poème qui fut lu lors de la commémoration annuelle de 1979 à Kalavrita, et ce poème fait maintenant partie de la mémoire collective du village. Une femme française a prêté sa voix à la douleur d’une population martyre grecque. Voici la conclusion de ce poème :
« Adieu, voyageur. Quand vous traverserez le village pour regagner la route et rentrer chez vous, regardez l’horloge de la place. L’heure que vous lirez au cadran de l’horloge, c’est l’heure de ce jour-là. Le ressort de l’horloge s’est rompu à la première salve. Nous ne l’avons pas réparé. C’est l’heure de ce jour-là ».
(Kalavrita des mille Antigone, 1979, p. 35.)
Le cœur de Charlotte Delbo s’est rompu à la salve qui a assassiné Georges Dudach. Mais sa voix ne s’est pas tue. Elle s’est efforcée de parler bien que le doute sur nos capacités d’entendre l’ait toujours taraudé. Voici, pour terminer, le prologue de sa première pièce, Qui rapportera ces paroles ?
« Parce que je reviens d’où nul n’est revenuVous croyez que je sais des chosesEt vous vous pressez vers moiTout gonflés de vos questionsDe vos questions informulables.Vous croyez que je sais les réponses.Je ne sais que les évidencesLa vieLa mortLa vérité.Je reviens de la vérité.Car là-bas tout était vraiTout était vrai de vérité mortelleNet, coupant, sans ombre ni mesureCruauté pure, horreur pure.La vérité dans cette cruautéqui en soutiendrait le regard ?Fermer les yeux pour toujoursOu les ouvrir tout grandsLes yeux du délire,Le seul choix ou la seule chance.Et cette lumière sur les prunelles qui ont osé la regarderLes a brûlées.Alors quoi direPuisque ces choses que je pourrais direne vous servirontA rien...... ? »
Bibliographie
Les écrits de Charlotte Delbo :
Le Convoi du 24 janvier, (1946), Éditions de Minuit1965.
Aucun de nous ne reviendra, Éditions de Minuit, 1970.
Une connaissance inutile, Éditions de Minuit, 1970.
Mesure de nos jours, Éditions de Minuit, 1971.
Spectres, mes compagnons, Maurice Bridel, Lausanne, 1977.
La Mémoire et Les Jours, Berg international, 1985.
Théâtre :
Sa première pièce, Qui rapportera ces paroles ?, fut écrite très rapidement, du 1er au 20 juillet 1966. Elle fut suivie de huit autres textes dramatiques que l’on peut diviser en deux cycles :
Cycle Auschwitz
Qui rapportera ces paroles?, (1966), P.J. Oswald, 1974.
Et toi, comment as-tu fait?, inédit, 1971.
Ceux qui avaient choisi, inédit, 1967,
Une scène jouée dans la mémoire, suivi de Qui rapportera ces paroles, Introduction et postface de Cécile Godard, HB Editions, Aigues-Vives, 2001.
Les Hommes, (10-15 août 1978, inédit, 1978).
Kalavrita des mille Antigone, Éditions LMP, 1979.
Cycle Théâtre politique
La Capitulation, (1968), P.J. Oswald, 1977.
La Sentence (1968), P.J. Oswald,1969.
Maria Lusitania, (1970), P.J. Oswald, 1975.
Le Coup d’état, (1969), P.J. Oswald, 1975.