Lorsqu’en 1802 le médecin allemand Treviranus et le naturaliste français Lamarck formulèrent le projet d’une nouvelle science nommée « biologie » 1 , ils lui assignèrent tous deux un double objectif : d’une part découvrir les lois universelles qui rendent possible la vie en tant que fait général, d’autre part dresser le tableau de sa diversité et de son histoire 2 . Alors même qu’elle n’était qu’un projet, la biologie se donnait donc comme une connaissance à deux faces : elle relevait à la fois de la « science », au sens fort que ce terme a pris à l’époque moderne – c’est-à-dire une connaissance capable d’atteindre des lois –, et de « l’histoire » – c’est-à-dire une connaissance qui rend les phénomènes intelligibles en les ordonnant dans une série temporelle indéfinie de causes et d’effets. Saisissant l’occasion du bicentenaire de l’introduction d’un mot nouveau, en référence à une science nouvelle, nous nous interrogerons sur le statut épistémique de la connaissance biologique telle qu’elle existe aujourd’hui. Quelle est aujourd’hui dans ce domaine de science la formule d’équilibre entre explication nomologique et explication historique, entre lois et causes ? Une réponse précise peut être apportée à cette question, que nous nous proposons ici d’exposer 3 .
La distinction entre deux régimes des connaissances scientifiques n’est pas nouvelle. Au 19e siècle, Antoine-Augustin Cournot en a fait l’un des piliers de ses réflexions sur la méthodologie scientifique. Mathématiques mises à part, tous les domaines de connaissance enveloppent selon lui un « élément théorique » et un « élément historique » 4 . « La connaissance théorique vise les lois permanentes de la nature ; la connaissance historique s’intéresse à l’ordonnancement du monde », c’est-à-dire « à l’enchaînement des causes et des effets dans l’espace et dans le temps » 5 . La connaissance historique se distingue donc par la prise en compte des influences externes, irrégulières et fortuites, en opposition au résultat régulier des lois permanentes système de constitution connue 6 . Cournot avait probablement été lui-même influencé par le minéralogiste et philosophe anglais William Whewell. Celui-ci avait aussi beaucoup insisté sur la distinction entre lois et causes pour apprécier correctement la question de la classification des sciences. Dans son Histoire des sciences inductives 7 (1837), Whewell avait forgé le terme de « sciences palétiologiques » 8 . Les sciences palétiologiques ne sont rien d’autre que les sciences historiques, dans la mesure où elles ne se contentent pas de décrire, mais aussi d’expliquer. Présentes dans tous les domaines de connaissance empirique 9 , elles étudient la cause des événements, non au sens de quelque chose qui agit « en tous temps et toutes circonstances », mais au sens de quelque chose qui s’est produit une fois, et a eu pour effet un événement qui lui-même a valeur de cause pour un suivant 10 . Selon Whewell, toute science palétiologique comprend trois étapes : une étape « phénoménologique » (ou « descriptive »), qui met à jour des régularités empiriques ; une phase « étiologique », qui dégage des lois causales ; une phase « théorique », qui présente « le système total des faits », dans leur succession et dans leur intelligibilité. Cette phase théorique est le terme idéal de la connaissance historique. Whewell estimait qu’aucune science n’était encore jamais parvenue à réaliser cet idéal, et il doutait que cela fût possible.
La théorie de l’évolution, telle qu’elle s’est développée à partir de Darwin, et avec l’aide ultérieure de sciences comme la géologie, la génétique, l’écologie et la statistique biologique, nous a aujourd’hui accoutumés à l’idée que l’idéal Whewellien d’histoire théorique 11 peut être approché dans au moins un cas. Ce qu’on appelle la « théorie de l’évolution » est bien une vision intégrée de l’histoire de la vie, reposant d’une part sur des généralisations descriptives (relatives par exemple à la descendance commune, à la spéciation, à la divergence des espèces, aux extinctions), et un corpus de lois causales qui encadrent ces patrons descriptifs (au premier rang desquels les processus évolutifs modélisés par la génétique et l’écologie des populations) 12 .
Or ceci n’est pas sans incidence sur la question du statut épistémique des sciences de la vie. L’immense majorité des biologistes admettent aujourd’hui que l’évolution est l’horizon ultime de toutes leurs généralisations. L’on peut rappeler ici la fameuse formule de Theodosius Dobzhansky : « Rien en biologie n’a de sens qu’à la lumière de l’évolution » 13 . Depuis une quarantaine d’années, nombreux sont les philosophes qui ont souligné qu’il est extrêmement problématique d’interpréter les généralisations biologiques comme des lois. Le philosophe australien John Jamieson Carswell Smart fut sans doute le premier à affirmer sans ambiguïté en 1963 qu’il n’y a pas de lois en biologie 14 . Les généralisations biologiques, en effet, sont en effet presque toujours des « généralisations accidentelles », c’est-à-dire des généralisations qui sont vraies de facto , mais n’enveloppent pas de caractère de nécessité, c’est-à-dire ne sont pas dérivables d’un corpus de principes qui eux, auraient valeur d’authentiques lois. Une authentique loi est un énoncé universel de portée spatio-temporelle illimitée (ou, du moins, qui vise à être cela). Si je dis que toutes les pièces de monnaie contenue dans ma poche sont des pièces en laiton, ceci est un énoncé universel et vrai, mais ce n’est pas une loi, c’est une généralisation accidentelle. La généralité de cette formule est contingente : elle dépend d’une série de causes et d’effets particuliers qui ont abouti à cet état de choses hic et nunc . Bien que ceci puisse paraître un peu abrupt, il en va probablement de même pour la plupart, sinon pour toutes les généralisations des sciences biologiques. D’une part les généralisations biologiques ont presque toujours des exceptions, et sont limitées à des groupes d’organismes donnés (par exemple le code génétique n’est pas vraiment universel). D’autre part et plus significativement, il n’est pas possible de les interpréter comme signifiant que les choses devraient être ainsi, même si l’histoire passée de la vie n’avait pas été ce qu’elle a été sur notre planète. Nous n’avons guère de raison d’affirmer, par exemple, que s’il existait sur d’autres planètes des organismes aérobies capables de tirer de l’énergie de la dégradation du pyruvate et d’acides gras en gaz carbonique et en hydrogène, ils le feraient par le moyen du cycle de Krebs (cycle citrique). Les voies et cycles biochimiques, dont l’élucidation a été à juste titre considérée comme un magnifique exemple de la puissance des méthodes physico-chimiques dans les sciences de la vie, ne sont cependant pas déductibles d’un corpus théorique comme, par exemple, les lois de Kepler peuvent l’être à partir de la mécanique classique. La biochimie métabolique des êtres vivants sur terre est ce qu’elle est : rien ne nous permet dans l’état actuel des connaissances de dire qu’elle doit nécessairement être ceci plutôt qu’autre chose. Au mieux pourrait-on, comme Krebs avait tenté de le faire à la fin de sa vie, montrer que telle ou telle voie métabolique présente des avantages énergétiques, et contraint ainsi l’action de la sélection naturelle 15 . Mais il serait sans doute hasardeux de conclure de tels travaux que le cycle de Krebs est inévitable dans tout organisme aérobie.
Nous ne voulons pas dire ici que les biologistes ne font jamais usage de lois. Ils le font, très souvent, et dans toutes les branches de leur activité, de la biochimie à la morphologie et à l’écologie. Mais cela ne veut pas dire pour autant que ces lois soient des lois spécifiquement biologiques. Un anatomiste qui utilise la loi d’Euler pour expliquer la grosseur relative des os des pattes des gros tétrapodes utilise une authentique loi, mais ce n’est pas une loi biologique. Il est partout vrai et nécessaire, dans le monde inorganique comme dans le monde organique et dans celui des artefacts humains, que la résistance à la flexion d’une colonne solide est inversement proportionnelle au carré de sa longueur. Le philosophe Smart a donné une formulation crue de ce caractère des théories biologiques : ou bien elles ont une authentique universalité nomologique, et elles ne sont pas biologiques, ou bien elles sont authentiquement biologiques, mais ce ne sont pas des théories scientifiques . Smart estimait qu’il est aussi peu approprié de parler de lois en biologie que de lois dans le domaine de l’électronique et de la chimie industrielle. Pas plus qu’il n’y a de lois technologiques, il n’y a de lois biologiques. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit que d’appliquer les connaissances générales des sciences physico-chimiques. Le genre théorique propre de la biologie, selon Smart, c’est l’histoire naturelle. C’est là une opinion largement partagée par ceux, biologistes-philosophes ou philosophes de la biologie, qui ont réfléchi sur l’incidence de la conception moderne de l’évolution sur les théories biologiques. Les généralisations biologiques semblent bien être toujours placées sous la tutelle de schémas de causalité historique : elles sont ce qu’elles sont en vertu d’une histoire évolutive qui présente d’irréductibles aspects de contingence 16 .
Nous voudrions indiquer la signification théorique profonde et les limites de l’opinion, désormais répandue, selon laquelle « il n’y a pas de lois en biologie ». La contingence historique des propriétés des systèmes biologiques a évidemment quelque chose à voir avec le genre de dynamique qui les a produit. Selon l’orthodoxie scientifique actuelle, la clef de voûte de cette dynamique est le principe de sélection naturelle ou, plus exactement, une poignée de processus qui rendent possible l’évolution de systèmes auto-reproducteurs. Sous ce nom, il faut entendre des systèmes dotés de capacités de réplication raisonnablement mais pas absolument fidèles, c’est-à-dire laissant place à des altérations occasionnelles et transmissibles 17 . Une fois que l’on a de tels systèmes, des processus tels que sélection naturelle et dérive aléatoire sont inévitables. Les généralisations des sciences biologiques sont, au sens des philosophes, des généralisations accidentelles plutôt que des lois précisément parce qu’elles ont émergé comme des résultats de tels processus, et en particulier de la sélection naturelle. Comment ceci est-il possible ? Selon la jolie formule d’Alexander Rosenberg 18 , la sélection naturelle est toujours une sélection pour une fonction, elle est aveugle aux structures. Ou plus exactement, elle est sélection de structures (par exemple des gènes, ou des structures plus vastes), à raison de propriétés causales qui n’ont de sens que fonctionnel. Les structures sont filtrées par un processus qui ne sait apprécier que la performance globale d’une classe de variants dans un environnement donné. Autrement dit, la sélection naturelle ne connaît que des effets. Or ces effets peuvent très bien être accomplis par des structures différentes. Il y a plusieurs manières pour les moustiques de devenirs résistants aux pesticides ; il y a plusieurs manières pour un organisme de taille donnée de se protéger du froid ou de la sécheresse ; il y a plusieurs moyens de tirer de l’énergie de la dégradation des hydrates de carbone. La multiréalisabilité des propriétés fonctionnelles est la règle dans les systèmes biologiques. La sélection naturelle étant un agent dont les effets ne sont jamais intelligibles qu’en référence à une situation locale, il en résulte qu’elle a opéré dans l’histoire de la vie comme un générateur de diversité. Cette action diversifiante est déjà évidente à l’échelle des variétés géographiques qui composent une espèce. Elle l’est plus encore du point de vue des espèces, dont chacune est un paquet d’information génétique isolé du pool génétique des autres espèces. La sélection naturelle est ainsi la racine de la contingence des systèmes biologiques, dans la majorité ou peut-être tous leurs attributs de systèmes biologiques. Des phénomènes stochastiques tels que la dérive aléatoire amplifient, évidemment, ce caractère : de nombreuses propriétés des systèmes vivants, en particulier au niveau le plus élémentaire de leur description – le niveau moléculaire – sont vraisemblablement des « accidents congelés ». C’est ainsi qu’on explique, par exemple, à défaut de mieux, le fait que tous les acides aminés composant les protéines de tous les êtres vivants, sont lévogyres. Voici une propriété universelle, sans exception, mais ce n’est certainement pas une loi : rien ne nous permet de dire qu’il devrait en être de même pour tout être vivant composé de protéines où que ce soit dans le cosmos.
Les sciences de la vie se trouvent ainsi dans une situation théorique singulière : la contingence des propriétés des systèmes vivants résulte, non à proprement parler d’une exploration au hasard d’un nombre faramineux de combinaisons possibles, mais d’un principe qui contrôle la dynamique évolutive dans son ensemble. Il serait inopportun en l’occurrence d’objecter que le principe de sélection naturelle dépend lui-même de certaines prémisses biologiques particulières, comme celles de la génétique mendélienne, et la reproduction sexuée qui lui est associée. S’il est historiquement vrai qu’au 20e siècle la génétique a conféré à l’hypothèse de sélection naturelle une rigueur opératoire et une testabilité qu’elle n’avait pas du temps de Darwin, elle n’en dépend pas intrinsèquement. D’un point de vue théorique, il n’est pas vrai que la validité du principe de sélection naturelle (et de celui de dérive aléatoire) dépende de la génétique mendélienne. Il suffit pour s’en rendre compte de rappeler l’existence de phénomènes tels que la non-disjonction ou la distorsion de ségrégation. Il y a non-disjonction lorsque des chromosomes homologues ne se séparent pas à la méïose. Il y a distorsion de ségrégation lorsque, pour un locus donné, plus de cinquante pour cent de gamètes d’un type sont produits. Par exemple, dans le cas du locus t de la souris, aberration chromosomique qui détermine une absence de queue, les souris mâles hétérozygotes produisant jusqu’à 99 % de gamètes de type t , donc mutés 19 . La distorsion de ségrégation peut être produite par divers mécanismes, méïotiques ou post-méïotiques 20 . La non-disjonction et la distorsion de ségrégation modifient dramatiquement les proportions mendéliennes, et infirment la première loi de Mendel (loi de disjonction ou « pureté des gamètes »). Les exceptions à la première loi de Mendel sont rares, mais le fait qu’elles soient possibles, et qu’elles puissent résulter de plusieurs mécanismes – eux-mêmes génétiquement conditionnés – montre que les lois de Mendel, et en particulier la première, ne peuvent guère être considérées comme des « lois de la nature » au sens fort de ce terme, c’est-à-dire des énoncés généraux présentant un caractère de nécessité. En réalité, c’est la rareté des écarts à la loi mendélienne de disjonction qui doit être expliquée. De tels écarts sont souvent fatals aux populations dans lesquelles ils se produisent. Il est en fait raisonnable de penser que ces anomalies ont été sévèrement contre-sélectionnées. Ceci signifie qu’il n’est pas possible de formuler et dériver le principe de sélection naturelle dans toute sa généralité à partir de la génétique des populations, comme on l’a souvent fait, en la décrivant comme un écart à la loi d’équilibre de Hardy-Weinberg. Si l’on prend le mot loi au sérieux, c’est-à-dire comme signifiant un énoncé universel de portée illimitée, il n’y pas à proprement parler de « loi de Hardy-Weinberg », car l’équilibre de Hardy et Weinberg est une extrapolation à partir de la première loi de Mendel, qui n’est pas elle-même une loi. En réalité, la validité de la première loi de Mendel, ou de ce que l’on appelle ainsi, est suspendue à une histoire contrôlée par la sélection naturelle 21 . Bref, bien que la génétique ait, en pratique, joué un rôle historiquement capital dans l’accréditation de l’hypothèse darwinienne de sélection naturelle, comme j’ai essayé de le montrer dans le livre que j’ai consacré à ce sujet 22 , il n’est pas théoriquement raisonnable de chercher à fonder l’universalité du principe de sélection naturelle sur le corpus de la génétique mendélienne. Ce genre de raisonnement mérite sans doute d’être généralisé. Le principe de sélection naturelle ne peut être fondé sur aucune théorie biologique faisant référence à des structures et des processus dont nous savons pertinemment qu’ils ont été eux-mêmes le produit d’une longue évolution. Il est légitime, en pratique, de se contenter d’une formulation particulière du principe de sélection naturelle, liée à des modèles biologiques particuliers. Mais c’est une inconséquence théorique que de définir la sélection naturelle à partir de tels modèles particuliers.
La biologie évolutive d’aujourd’hui se contente en réalité d’une caractérisation abstraite de la sélection naturelle qui la rend indépendante de toute théorie biologique particulière, et en particulier de la génétique des populations. Richard Lewontin a sans doute été le premier en 1970 à formuler clairement un tel concept généralisé de sélection. La sélection naturelle est un processus qui exige l’existence d’entités, biologiques ou non, qui ont simultanément trois propriétés : variation, reproduction, héritabilité 23 . De telles propriétés, qui ne font référence directe ni aux gènes, ni aux organismes, sont parfaitement concevables pour de nombreux niveaux d’organisation dans les systèmes biologiques, mais aussi probablement pour des systèmes chimiques, ou des systèmes techniques artificiels que nul ne songerait à qualifier comme des êtres vivants. Si cette analyse est juste, elle a pour conséquence que le principe de sélection naturelle, à la différence de toutes les autres généralisations biologiques, a une structure telle qu’il autorise des énoncés contrefactuels. Il définit des contraintes dynamiques qui s’appliquent a priori à toute population de systèmes autoréplicateurs qui pourrait exister en tout point de l’espace et du temps. S’il y a donc quelque chose de nomologique dans les sciences biologiques, c’est moins dans la structure et le fonctionnement des systèmes organiques, que dans le dynamique de production de ces systèmes à l’échelle de l’histoire générale de la vie. De même que le principe fondamental de la dynamique (F = ma), surplombe l’ensemble des phénomènes du mouvement dans la mécanique classique, sans se préoccuper de la nature des forces ni de la forme des masses auxquelles il s’applique, le principe de sélection naturelle surplombe l’ensemble de la dynamique de l’histoire de la vie. L’un et l’autre principes sont, comme disent les physiciens des « lois-conséquences ». Une loi-conséquence est une loi qui décrit la manière dont les forces agissent, quelle que soit leur origine. Cette notion est communément opposée à celle de « loi-source » : une loi-source décrit la manière dont un certain type de force (par exemple la force de gravitation, ou la force électrostatique) est engendrée. Les lois-conséquences sont des lois qui « surviennent » par rapport aux forces particulières qui les engendrent. Elles relèvent en ce sens du plus haut niveau d’abstraction dans les théories scientifiques qui prennent la forme d’une dynamique 24 . C’est à un haut niveau d’abstraction, celui du principe qui surplombe l’ensemble du processus historique que constitue l’évolution, que la biologie mérite son titre de science 25 . Le principe de sélection naturelle est ainsi, peut-être, a ainsi la curieuse propriété d’être, peut-être, l’unique schématisme des sciences biologiques qui a un caractère nomologique, mais ce schématisme est précisément la base explicative ultime d’une science qui est par ailleurs historique et causale de part en part. Bref, pour reprendre le vocabulaire cher à Cournot, la biologie est une science historique , assurément, mais c’est sans doute à ce niveau de structuration des connaissances qu’elle se révèle dans toute sa signification théorique .
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L’on sait maintenant que ce terme est beaucoup plus ancien qu’on ne l’a pensé jusqu’à une époque récente. La première occurrence connue, sous une forme latine, est de 1766 : Hanov (1695-1773), élève du philosophe Wolff, désigne ainsi l’étude des propriétés générales des êtres vivants. Par ailleurs, il était courant depuis le 17e siècle d’utiliser biologia comme synonyme de " biographie ». (Voir le remarquable article de Peter McLaughlin, « Naming Biology », in Journal of the History of Biology , 35 (2002), n°1 : 1-4. McLaughlin examine le contenu d’un ouvrage intitulé Philosophiae naturalis sive physicae dogmaticae tomus III, continens geologiam, biologiam, phytologiam generalis et dendrologiam vel terrae, rerum viventium et vegetantium in genere, atque arborum scientiam . (Halle, 1766 ; réimpression, Hildesheim : Olms 1997). « Biologia » et « Bionomia » y sont utilisés pour désigner sans ambiguïté l’étude des caractères généraux des êtres vivants. ↩
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Voici en quels termes Treviranus définit la nouvelle science au début de son ouvrage Biologie : « Les objets de nos investigations seront constitués par les différentes formes et manifestations de la vie, les conditions et les lois sous lesquelles ce phénomène a lieu et les causes par lesquelles il est déterminé. La science qui s’occupe de ces objets sera désignée par nous du nom de biologie ou science de la vie » (Gottgried Reinhold Treviranus, Biologie oder Philosophie der lebenden Natur für Naturforscher und Aertze [Biologie ou philosophie de la nature vivante pour les naturalistes et les médecins], Göttingen, Röwer, 1802, vol. I, p. 4). La traduction que nous donnons est empruntée au regretté Marc Klein, « Sur l’origine du vocable ’Biologie’ », in Archives d’anatomie, d’histologie et d’embryologie , 37, 1954, pp. 105-114. Le plan d’ensemble de l’ouvrage de Treviranus (1802-1822, 6 volumes) montre clairement que sa « biologie » se voulait simultanément une étude des conditions générales du phénomène de la vie, et un tableau raisonné de la diversité des formes telle qu’elle se déploie dans l’espace géographique et dans l’histoire de la Terre. Lamarck, dans son manuscrit non publié intitulé Biologie et écrit entre 1800 et 1802, annonce, quant à lui, un ouvrage examinant successivement les « facultés générales » des corps vivants, les « grandes masses » entre lesquelles ils se répartissent, enfin leur « formation successive ». Sur ce remarquable document, voir aussi Klein, loc. cit. Lamarck n’a cependant utilisé le mot publiquement qu’à partir de 1802, dans son Hydrogéologie , et dans ses Recherches sur les corps organisés . ↩
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Cette réponse ne vaut, évidemment, que relativement à l’état présent des sciences, et à celui des catégories philosophiques qui permettent de la poser. Nous n’avons aucunement l’ambition de dessiner les contours d’une quelconque essence de la biologie. Cette question n’a pas de sens. ↩
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Antoine-Augustin Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique , Paris, Hachette, 1851, § 302. ↩
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Antoine-Augustin Cournot, Matérialisme, vitalisme, rationalisme. Étude sur l’emploi des données de la science en philosophie , Paris, Hachette, 1875, § 7. ↩
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Antoine-Augustin Cournot, Essai... , § 304. ↩
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William Whewell, History of the Inductive Sciences , London, John H. Parler, 3 vols ;, 1837. Aussi : Philosophy of the Inductive Sciences , London, John H. Parler, 3 vols ; 1840, 2 vols. ↩
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William Whewell, History..., Vol ; 3, Book XVIII, « The Palætiological Sciences ». ↩
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Les exemples favoris de Whewell sont : le Cosmos, la Terre, les espèces vivantes, les langues humaines ( Ibid. ). ↩
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« Le problème des sciences palétiologiques (…) est de déterminer la manière dont chaque terme est dérivé du précédent, et, si possible, de remonter à l’origine de la série » (William Whewell, Philosophy... , Vol. 2, p. 482.) ↩
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Expression de Whewell ( Philosophy (…), p. 121 ; Whewell dit aussi « histoire philosophique ». ↩
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La cosmologie, telle qu’elle s’est reconstituée dans le sillage de la relativité générale d’Einstein constituerait sans doute un autre exemple d’histoire théorique. ↩
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« Nothing in Biology Makes Sense Except in the Light of Evolution ». C’est le titre d’une conférence prononcée par Dobzhansky devant l’association des professeurs de biologie de l’enseignement secondaire (American Biology Teacher 35 [1973], pp. 125-129). ↩
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John Jamieson Carswell Smart, Philosophy and Scientific Smart , London, Routledge, 1963. ↩
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H.A. Krebs, « The evolution of metabolic pathways », in J.F. Carlile et al. (eds.), Molecular and Cellular Aspects of Microbial and Cellular Evolution , Cambridge, Cambridge University Press, 1981, pp. 215-288. ↩
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Voir par exemple l’attitude radicale adoptée par John Beatty : « The Evolutionary Contingency Thesis », in Gereon Wolters and James G. Lennox, Concepts, Theoriez and Rationality in the Biological Sciences , Konstanz, Universitätsverlag and Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1995, pp. 45-81. ↩
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C’est-à-dire capables de faire des copies d’eux-mêmes. Le propre d’une copie est qu’il y a parfois des altérations. ↩
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Alexander Rosenberg, I nstrumental Biology or the Disunity of Science , Chicago and London, The University of Chicago Press, 1994, Chap. 2. ↩
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L’on sait aujourd’hui qu’il ne s’agit pas d’une mutation génique, mais d’une fraction importante (50 centimorgan) du chromosome 17 de la souris. L’expression traditionnelle « locus t » recouvre en fait un ensemble de gènes regroupés sur deux inversions chromosomiques, qui inhibent la recombinaison entre deux chromosomes homologues, et fonctionnent comme piège à mutations. Il est aujourd’hui plus correct de parler de « l’haplotype t », selon l’heureuse expression proposée il y a une vingtaine d’années par François Jacob. Le terme « locus t » demeure cependant en usage, par convention. ↩
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La distorsion méïotique est une altération du cours normal de la méïose : les chromosomes ne ségrègent pas de manière égale. Dans le cas du locus T, dont on sait aujourd’hui qu’il ne désigne pas à proprement parler un gène, mais une zone chromosomique dans laquelle la recombinaison est inhibée (ce qui en fait un piège à mutations), il semble que la distorsion de ségrégation résulte de différences dans le rythme de maturation des spermatozoïdes. Sur le locus t , voir l’excellente mise au point de Gabriel Gachelin, « Le locus- t de la souris », in La Recherche , 196, pp. 152-161. John Beatty (Cf note suivante) mentionne que le phénomène de non-disjonction de chromosomes homologues est connu depuis les débuts de la génétique chromosomique, et le fait qu’il soit sous contrôle génétique a été mis en évidence pour la première fois en 1933 (J.W. Gowen, « Meiosis as a genetic character in Drosophila melanogaster , Journal of Experimental Zoology , 65, pp. 83-106). Le caractère « queue courte » est connu chez les souris depuis les travaux de Dobrovolskaïa et Kobozieff, à Paris, dans les années 1930. C’est le généticien américain Lesley Dunn qui a introduit en 1945 la terminologie « locus- t », et montré que ce caractère, létal à l’état homozygote, induit une distorsion de ségrégation chez les mâles à l’état hétérozygote (Dunn & Caspari, Genetics , 30). ↩
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Ce point a été clairement formulé par John Beatty dans « What’s wrong with the received view of evolutionary theory », in PSA 1980, Vol. 2, pp. 397-426. ↩
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Jean Gayon, Darwin et l’après-Darwin. Une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle , Paris Kimé, 1992. Edition anglaise revue et révisée : Darwinism Struggle for Survival. Heredity and the Hypothesis of Natural Selection , Cambridge, Cambridge University Press, 1998. ↩
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Pour Lewontin, la structure abstraite que l’on peut extraire du principe darwinien de sélection se résume en trois principes : « (1) Des individus différents dans une population ont des morphologies, des physiologies, ou des comportements différents (variation phénotypique). (2) Des phénotypes différents ont des taux de survie et de reproduction différents dans des environnements différents ( fitness différentielle). (3) Il y a une corrélation entre parents et enfants du point de vue de leur contribution respective à la formation des générations futures (la fitness est héritable) ». Ces principes darwiniens peuvent eux-mêmes être généralisés, en évitant de faire mention d’un niveau d’organisation particulier. Le processus de sélection naturelle est alors défini comme un processus qui exige l’existence d’entités qui aient simultanément trois propriétés : « La généralité du principe de sélection signifie que toute entité naturelle capable de variation, de reproduction, et d’héritabilité, peut évoluer » (Richard Lewontin, « The Units of Selection », in Annual Review of Systematics of Ecology and Systematics 1 Lewontin, R. 1970. « The Units of Selection », in Annual Review of Systematics of Ecology and Systematics 1 [1970], pp. 1-18). ↩
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La catégorie méthodologique de survenance ( supervenience ) s’applique aux rapports entre des propriétés appartenant à deux niveaux de description des phénomènes, dans un domaine théorique quelconque. On dit qu’un ensemble de propriétés de niveau A est survenante par rapport à un ensemble de propriétés de niveau B si et seulement si deux conditions sont satisfaites : (1) Si des propriétés A surviennent par rapport un ensemble de propriétés plus élémentaires B, alors deux objets qui partagent les mêmes propriétés B ne peuvent pas différer du point de vue des propriétés A qu’elles possèdent. (2) Si un ensemble de propriétés A survient par rapport à un ensemble B , alors il peut arriver qu’aucune propriété A ne puisse être définie (ou opératoirement liée) à un quelconque ensemble de propriétés B . Par exemple, les propriétés des opérations logiques élémentaires sont « survenantes » par rapport aux divers systèmes biologiques (cerveaux) ou artificiels (machines à calculer mécaniques, ou électroniques, ou autres) qui peuvent les réaliser. La relation de survenance peut être commodément représentée par les deux formules symboliques suivantes : [( s( ( p ], mais [non ( p(p ( s ]. « s » désigne des concepts survenants, p désigne des concepts de niveau plus élémentaire. Le choix de la lettre p a quelque chose à voir avec l’origine du concept de survenance, élaboré originellement en philosophie de l’esprit. Une propriété survenante est non-physique au sens où des objets physiquement différents peuvent partager la propriété en question, tandis qu’inversement des systèmes qui ont des propriétés physiques identiques doivent partager la propriété en question. Le principe fondamental de la dynamique (F = m.a) est dans une relation de survenance par rapport aux lois-sources qui décrivent le mode d’action de la force gravitationnelle ou des force électromagnétiques, ou des forces d’interaction nucléaire. Le principe de sélection naturelle est en position de survenance par rapport aux circonstances qui produisent des différences en fitness parmi les organismes. Une différence majeure entre ces deux exemples est que, dans le cas du principe de sélection naturelles, il n’existe pas de lois-sources qui décrivent de manière générale la genèse des différences en fitness . Les différences en fitness sont produites par une infinité virtuelle de situations que la science de l’évolution n’atteint que par une analyse causale-historique particulière. (Sur le concept de survenance [ supervenience ], voir J. Kim, « Supervenience and nomological incommensurables », in American Philosophical Quaterly , 15 [1978], pp. 149-156. Sur l’application de ce concept au principe de sélection naturelle, voir le bel ouvrage d’Elliott Sober, The Nature of Selection : Evolutionary Theory in Philosophical Focus , Cambridge MA), MIT Press, 1984). ↩
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L’un et l’autre principe décrivent typiquement des propriétés « survenantes » (Martin Carrier, « Evolutionary change and lawlikeness. Beatty on biological generalizations », in Gereon Wolters and James G. Lennox, Concepts, Theoriez and Rationality in the Biological Sciences , Konstanz, Universitätsverlag and Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1995, pp. 83-97. ↩