Plusieurs pays d’Amérique latine sont secoués, à l’heure actuelle, par un mouvement autochtone important. Il pourrait même s’agir du mouvement social le plus important, aux côtés de l’altermondialisme, en ce début de 21e siècle. Le Mexique n’est pas en reste 1 . Bien que depuis la colonisation, des organisations paysannes et autochtones se soient toujours battues pour l’obtention de terres, c’est la demande d’autonomie, objet principal de leurs luttes actuelles, qui les a poussées à se regrouper au sein d’un même mouvement. En effet, c’est dans les années 1980 que le thème de l’autonomie commence à être discuté au sein des mouvements autochtones mexicains, par des acteurs faisant partie d’un mouvement continental au sein duquel l’autonomie est déjà à l’ordre du jour 2 . La demande d’autonomie revendiquée par les mouvements autochtones comprend l’autogestion politique, économique et sociale, ainsi qu’une appropriation du processus de production. Elle inclut la demande d’autogouvernement et s’appuie sur des droits ancestraux.
Le long cheminement du mouvement autochtone mexicain
En 1992, plusieurs organisations autochtones unissent leurs efforts pour mettre en place une vaste contre-manifestation aux célébrations du 500e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb dans les Amériques. La même année, le gouvernement ajoute à la Constitution mexicaine, pour la première fois, la mention de la composition multiethnique de la nation. Mais du même souffle, toujours en 1992, le président Carlos Salinas de Gortari modifiait l’article 27 de la Constitution, un amendement qui signait, en quelque sorte, la mise à mort de la réforme agraire instaurée dans la foulée de la Révolution de 1910-1917. En effet, le système mexicain de tenure foncière reposait sur un rapport communautaire particulier aux terres dites sociales sur lesquelles vivent la plupart des communautés autochtones. Face aux pressions internes et externes concernant l’accès libre et ouvert à la propriété foncière, aussi bien pour tous les Mexicains que pour les étrangers, exercées en prévision de la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), le gouvernement du Mexique a choisi de libéraliser l’accès aux terres communales et de mettre fin à un régime qui maintenait l’indivisibilité et prohibait la libre disposition.
Cette initiative poussa plusieurs communautés autochtones à se soulever pour revendiquer le droit de gérer leur terre de façon collective et autonome. Le 1er janvier 1994, jour de l’entrée en vigueur de l’ALÉNA, le mouvement zapatiste prend d’assaut plusieurs villes du Chiapas et se voit octroyer l’appui de la majorité des groupes autochtones du pays. Au début de l’année 1995, le populaire évêque de San Cristóbal de Las Casas, Samuel Ruiz, met en place les « Dialogues de la Cathédrale » pour tenter d’apaiser la tension au Chiapas. C’est ce dialogue qui a ouvert la voie à des négociations officielles entre les zapatistes et le gouvernement. Ces pourparlers ont eu lieu entre avril 1995 et février 1996, dans le village de San Andrés Larrainzar, ou San Andrés des pauvres, dans la région des Hautes-Terres du Chiapas, et elles ont mené à la signature des Accords de San Andrés, en 1996.
À la même époque, la création de la première vaste organisation autochtone, l’Assemblée nationale autochtone plurielle pour l’autonomie 3 , marque les débuts d’un mouvement autochtone mexicain unifié. Parallèlement aux expériences concrètes d’autonomie déjà existantes, cette organisation définira, en assemblée réunissant plusieurs ethnies, les contours du modèle mexicain d’autonomie et portera ce thème au niveau national. La proposition d’autonomie devient rapidement le projet qui, au-delà des tensions et des contradictions, servira de principe unificateur aux organisations autochtones. En 1996, à San Cristóbal de Las Casas, le Forum national autochtone rassemble quelque 500 représentants d’environ 35 peuples de tout le pays autour de sept tables thématiques. Ces représentants conviendront finalement des points à négocier avec l’État, parmi lesquels on retrouve l’autonomie, la participation politique, les moyens de communication, entre autres, ainsi que d’un plan d’action national. L’entente adoptée à l’issue du forum, auquel participent les zapatistes, sera utilisée lors des négociations se déroulant à quelques kilomètres de là, à San Andrés.
Par ailleurs, c’est de ce forum multiethnique qu’est né le Congrès national autochtone (CNI). Celui-ci aura une importance déterminante pour le mouvement autochtone mexicain et continue, aujourd’hui, à revendiquer la reconnaissance constitutionnelle des Accords de San Andrés, tout en appuyant les diverses expériences d’autonomie qui fleurissent dans des centaines de communautés autochtones. Il existe, dans tout le pays, plusieurs formes d’autonomie, à différents degrés et dans des conditions diverses, qui sont tolérées par l’État et maintenues à bout de bras par la mobilisation sociale. Dans presque tous les États, des actions collectives sont mises de l’avant, depuis l’organisation d’une police communautaire, jusqu’à la création d’un système juridique basé sur les us et coutumes.
La Réforme constitutionnelle de 2001 : la République en péril
Suite à la signature des Accords de San Andrés, la COCOPA fut mandatée par les signataires pour formuler, à partir de ce texte, une proposition de réforme constitutionnelle à présenter au Congrès mexicain. Cette proposition fut acceptée autant par les représentants gouvernementaux que par ceux des zapatistes, qui l’avaient, auparavant, fait approuver par leurs bases de soutien. Elle fut aussi reconnue par la plupart des mouvements autochtones du pays. En outre, les zapatistes l’ont soumise à l’approbation populaire en organisant, en 1999, un vaste référendum dans tout le pays pour savoir si les Mexicains et Mexicaines étaient d’accord avec la reconnaissance des droits et cultures autochtones. Quelque 3 millions d’entre eux se sont déclarés en faveur 4 . Pourtant, la Loi ne sera jamais ratifiée par le Congrès pendant le mandat d’Ernesto Zedillo.
C’est ainsi que, dès le lendemain d’une élection historique qui, après 71 années du règne ininterrompu du PRI, avait porté le Parti d’action nationale (PAN) de Vicente Fox au pouvoir, le nouveau président a été pris de court par le mouvement zapatiste. Au nouveau président, qui se targuait de pouvoir régler la question du Chiapas en 15 minutes, les zapatistes ont lancé le défi de les recevoir à Mexico. La « Marche de la couleur de la terre » a donc traversé 12 États, regroupant tous une importante population autochtone, avant d’aboutir sur le zócalo de la capitale avec la demande de reconnaître les Accords de San Andrés. Dans chacun des États traversés, des rencontres avec diverses organisations autochtones eurent lieu et aboutirent à la tenue du troisième Congrès national autochtone. À Mexico, les comandants insurgés furent finalement reçus par le Congrès. Cependant, une fois rentrés chez eux, les zapatistes apprirent, en même temps que tout le pays, le vote par le gouvernement de la « Réforme sur les peuples autochtones » qu’ils considérèrent, avec beaucoup d’autres observateurs, comme une trahison.
La réforme du gouvernement Fox n’est que le pâle reflet des accords de San Andrés et n’accorde pratiquement rien de plus que ce qui se trouvait déjà dans la Constitution. Face à cet échec majeur, les mouvements autochtones ont porté leurs revendications devant la Cour suprême du pays, mais celle-ci les a déboutés en déclarant qu’il ne lui appartenait pas d’intervenir.
Le cheval de bataille du mouvement autochtone
C’est ainsi que les Accords de San Andrés demeurent, encore aujourd’hui, le cheval de bataille du mouvement autochtone qui cherche à obliger le gouvernement à les entériner. Les démarches des organisations autochtones pour protester contre la réforme constitutionnelle de 2001 et exiger sa réouverture « cimentent l’unité du mouvement autochtone » en reliant « la question de l’autonomie à celle de la démocratisation de l’État ». Les Accords de San Andrés constituent encore le plancher minimal exigé par les peuples autochtones. Ils représentent, en outre, le premier projet commun entièrement élaboré par eux, résultat d’un long processus de construction identitaire, d’affirmation et d’empowerment (renforcement des capacités).
Bien qu’il ait connu quelques années d’essoufflement après l’échec de 2001, le mouvement autochtone mexicain est peut-être en train de connaître une croissance importante. L’anniversaire des Accords de San Andrés arrive à point pour souligner ses avancées et son regain de vigueur. On vient tout juste d’annoncer la création d’un nouveau mouvement d’ampleur nationale né des suites d’un forum tenu les 14 et 15 février 2006 dans la capitale. Ce mouvement, « Devenir des peuples autochtones du Mexique » rassemble 87 leaders de tout le pays. Sa première revendication est le respect des Accords de San Andrés. Par ailleurs, la récente création de l’« Assemblée nationale des jeunes autochtones du Mexique », qui réunit une centaine de représentants, va dans le même sens.
Évidemment, le mouvement autochtone n’évolue pas dans la même conjoncture que dans les années 1990. La communauté internationale, particulièrement en Amérique latine, s’ouvre de plus en plus aux revendications autochtones. L’Organisation des Nations Unies (ONU), qui avait instauré une première Décennie internationale des populations autochtones (1994-2004), a jugé nécessaire de la prolonger et a voté, en décembre 2004, une Deuxième décennie internationale des populations autochtones (2005-2015). Cette organisation, de même que l’Organisation des États Américains (OEA), devrait publier sous peu une Déclaration des droits des peuples autochtones. Le Conseil économique et social de l’ONU a aussi créé une Instance permanente sur les questions autochtones, à laquelle participe activement le Mexique. Le contenu des Accords de San Andrés a acquis plus de crédibilité et ne semble plus aussi révolutionnaire que lors de leur ratification. La reconnaissance qu’exigent les peuples autochtones semble, petit à petit, inévitable, même si encore peu de pays la mettent légalement en pratique.
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Le Mexique abrite une cinquantaine de groupes autochtones totalisant, selon le recensement officiel de 2000, 6 044 547 personnes, soit 7,1 % de la population (selon d’autres sources, ils seraient près de 10 millions de personnes). ↩
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Entre autres au Panamá avec les Kunas, au Chili avec les Mapuches et en Équateur autour de la Conaie. ↩
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L’ANIPA (Asemblea Nacional Indígena Plural por la Autonomía) a été mise sur pied à l’instigation de députés et de sénateurs autochtones, d’ONG de défenses des droits et d’organisations autochtones qui cherchaient à obtenir la reconnaissance légale du droit à l’autodétermination et à la création de systèmes d’autonomie régionale. Sa première assemblée eut lieu à Mexico en avril 1995. Voir : Margarito Ruiz Hernández, « ANIPA : The Process of Creating a National Legislative Proposal for Autonomy », Indigenous Autonomy in Mexico, Copenhage, IWGIA, 2000, pp. 24-52. ↩
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Un chiffre faible en regard de plus de 100 millions de Mexicains, mais tout de même significatif dans le cadre d’un référendum non officiel. ↩