L’habit peut soit faire, soit défaire, le moine (he can be either frocked or defrocked). De quoi dépend l’apparence ? Dans quelle mesure peut-il y avoir (et doit-il y avoir) un rapport entre l’apparence et l’identité ? Enlever l’habit du moine est-ce l’équivalent d’enlever un piano à un pianiste ? Si le piano reste silencieux, est-ce que le pianiste existe toujours ? Ces questions suggèrent qu’il existe des rapports extrêmement importants et complexes entre l’apparence et l’identité. Dans un sens, bien sûr, l’habit fait le moine. Mais faut-il que le moine veuille bien être ainsi "fait" (et sache se représenter par l’habit). Et faut-il encore que ces "faits" soient reconnus par d’autres. C’est ce que soulèvent toutes les questions des significations pour soi-même des apparences fantasmées par les autres (aussi bien que par soi-même), ces jeux d’apparences ou le réel se mêle de l’imaginaire à la fois pour soi et pour l’Autre. Revenons donc au thème de ce colloque : la représentation du vivant. Encore faut-il que le vivant veuille bien se représenter, et que ses représentations de soi ne s’écartent pas trop des manières dont les autres le perçoivent. Dans ceci il faut tenir compte des apparences fantasmées par les autres aussi bien que par soi-même. Observons donc comment une représentation de soi, pour être fidèle à l’expérience humaine, doit tenir compte de bien des obstacles et des conflits. La représentation de soi n’est pas simplement celle de notre apparence extérieure, pas davantage celle de notre apparence à nous même, mais la totalité de ce que nous sommes, de ce que nous avons été, de ce que nous deviendrons, de ce que nous espérons, de ce que nous craignons, etc. Cette représentation doit faire place à la totalité de notre expérience, tant du monde extérieur que du monde intérieur des émotions et des fantasmes, puisque ces derniers agissent inéluctablement sur nos perceptions, et que nos perceptions créent le monde. Considérons le concept de l’identité. Selon l’étymologie, l’identité implique une similitude bien plus qu’un simple rapport ou une correspondance entre deux personnes (par exemple, des jumeaux identiques). Quand le terme s’applique à une même personne, cette personne se trouve capable de dire qu’elle est identique à elle-même. L’identité est-elle réelle dans la mesure où je suis superposable à moi-même ? Si oui, qu’est-ce que cela veut dire ? L’identité peut bien sembler problématique puisque, conçu de cette manière, le concept prétendrait établir des critères objectifs, extérieurs qui établissent la réalité de l’identité, alors que l’arbitre semblerait être plutôt les rapports à soi. De plus, le concept de l’identité comporte la proposition d’un Soi unitaire, unifié dans l’espace et dans le temps, ce qui soulève toutes les questions relatives à la mémoire. L’expérience suggère plutôt de multiples niveaux de connaissances (et de l’ignorance et de l’oubli). Vous vous souviendrez de toutes les traces mnémoniques suivies par Proust, qui se cherche dans ses milliers de fragments de sentiments, de souvenirs, de perceptions, de scènes imaginaires. Par exemple, prenons la description de Proust du docteur Cottard, qui, venant des mondes provinciaux, ignore les indices de l’orientation sociale.
« Le docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine de quel ton il devait répondre a quelqu’un, si son interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomie l’ offre d’un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu’on lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire face à l’hypothèse opposée il n’osait pas laisser ce sourire s’affirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter perpétuellement une incertitude ou se lisait la question qu’il n’osait pas poser : ’Dites-vous cela pour de bon ?’ »
(vol 1, p. 271)
Enfin, le concept d’identité rappelle la notion platonicienne d’une coupure (mais pour Platon il s’agit tout autant d’une correspondance) entre le visible et l’intelligible, le monde perceptible et le monde idéal. Ces deux mondes, qui dans nos perceptions ne sont parfois pas distincts, participent à notre sentiment de rationalité. Ceci complique considérablement notre notion d’identité, puisque nous ne pouvons pas le juger rationnellement et de façon détachée. Si nous devons nous servir de nous mêmes afin de juger en quoi consiste notre identité, cela pose des problèmes épistémologiques épineux. Comme disait William James, la rationalité n’est qu’autre qu’un sentiment de cohérence (a feeling of what fits), notre jugement sur notre propre identité doit passer par nos sentiments et nos perceptions. En somme, le concept d’identité comporte des présupposés à la fois empiristes et idéalistes, ce qui nuit à la clarté et la fiabilité du concept, brouille bien des discussions, et donne des maux de tête aux épistémologues. En proposant un lien entre apparence et identité je m’appuie sur mes travaux sur la honte et les fantasmes de disparition. Cet intérêt provient à la fois de mon expérience clinique en tant que psychanalyste, de mes années d’enseignement et de recherche en tant que Professeur d’Anthropologie Culturel, et de mes intérêts littéraires (pour Pirandello entre autres). Toutes sont a l’œuvre dans mon récent livre, Disappearing Persons : shame and appearance. Il nous est impossible d’approfondir les questions identité sans passer par la honte, concept qui désigne à la fois une gamme de processus psychodynamiques. Nos expériences de la honte sont souvent marquées par un désir de se cacher sous une pierre, de se blottir, de disparaître. Et si nous nous trouvons tous pris dans des conflits entre le désir d’être reconnu et la peur ou l’angoisse d’être exposé, vu (et mal vu) ; il n’existe pas de défense face à ces conflits qui ne passent pas par l’apparence. Il semblerait que l’apparence se trouve munie des fonctions médiatrices entre, d’une part les perceptions du monde extérieur, et d’autre part nos sentiments les plus intimes et les plus intérieurs. Une phénoménologie de la honte comporte des dimensions et subjectives et sociales, et que nos expériences de la honte informent nos conceptions de notre identité et de l’identité des autres. En cela une phénoménologie de la honte rejoint les propos de Sartre d’une phénoménologie de l’imaginaire qui s’ouvre sur le réel plutôt que d’en être coupé aussi bien que les écrits de Merleau-Ponty d’une phénoménologie de la perception. Un de mes patients décrit l’identité dans ses rapports aux autres de la manière suivante:
"C’est une question d’identité. Il faut s’identifier avec la personne avec qui vous voulez vous lier ; il faut reconnaître en vous les caractéristiques que vous voyez en eux. Tout rapport humain dépend de l’identification. J’ai besoin de voir quelques similitudes entre moi-même et les autres. Mais ce qui me trouble et m’angoisse, c’est le mal que j’ai à en trouver. Vous êtes sans identité quand vous êtes incapable de reconnaître chez les autres ce que vous ne pouvez voir en vous même. Sans identité, vous ne pouvez vous lier avec personne. Je me sens épouvantablement isolé et sans lien aucun ; je ne peux atteindre personne, et personne ne peut m’atteindre."
De tels sentiments rappellent les paroles de Garcin dans Huis clos de Sartre, "L’enfer, c’est les autres." Quand on se sent dépendant des autres pour sa propre identité, mais incapable de voir en eux aucune similitude avec soi-même, quand on se sent étranger, aliéné aux autres, mais qu’on se rend compte en même temps que sans eux on n’est rien du tout, on est pris par des sentiments de colère et de désespoir. On sait que ce sont les autres (plutôt que soi-même) qui détiennent le secret de l’identité, mais il est impossible de le connaître, impossible de se connaître à cause de notre dépendance relativement aux autres. Dans ces circonstances, on est isolé avec son désespoir, envieux de ceux qui arrivent à faire des liens mais angoissé par sa propre incapacité, méfiant de tous rapports humains puisqu’ils font si mal, honteux devant ses propres manques, et incapable de trouver un sens fiable de l’identité sur lequel s’appuyer. Le même patient, plusieurs années plus tard, quand il s’est rendu compte de ses processus de défense, se réfère au "Grand Déni, un déni où rien ne peut être risqué, rien ne peut être perdu puisque les autres semblent dépourvus d’importance." Une manière de nier ses sentiments consiste à se dire qu’ils sont sans fondement. Par conséquent, enlever, soustraire aux autres la dimension de leur signification représente un appauvrissement du monde. Le même patient continue :
"Ça ne fait rien si des gens me déçoivent, puisque je ne me permets pas d’être déçu. Je suis un monde à moi, je suffis à moi même. Personne ne peut me faire du mal. Mais c’est un dilemme, sachant que les autres me font du mal mais ne voulant pas le savoir. Je veux ignorer le mal que l’on me fait afin de me sentir moi-même. Mais je me perds dans mon propre jeu, puisqu’il m’isole d’une manière insupportable, et sans mes sentiments envers les autres, je ne peux pas être moi même, je ne peux pas me lier aux autres."
Notre concept de la honte - assez différent de la "pudeur" - désigne un sentiment de malaise et un désir de se cacher, d’éviter les regards critiques ou désobligeants de la part des autres devant qui nous nous sentons coupables ou disgraciés. La honte implique une manque de grâce dans tous les sens du mot : le sens chrétien, et le sens musical, et le sens d’un mouvement physique comme la danse. Une compulsion de se cacher et de se couvrir, la honte peut déclencher des défenses pour ne pas être vu comme quelqu’un qui se cache, qui se sent impuissant, incapable, etc. Les processus défensifs pour cacher la honte révèlent donc la honte de notre honte, qui, elle aussi, doit être cachée du regard des autres. Dans L’Être et le Néant, Sartre nous livre des commentaires à propos de la honte. Il suggère que c’est à travers la honte que nous conférons aux autres leurs présence dans nos esprits ; notre honte leur donne une réalité ; sans honte, les autres ne restent que spectral et sans existence. Nous avons vu a quel point la honte peut être exprimée et ressentie comme une douleur insupportable. Mais la honte représente pour Sartre une peine à assumer afin d’être libre, bien qu’elle nous impose l’existence angoissante des autres. Dans Les Mouches de Sartre, Oreste crie:
"Les homme d’Argos sont mes hommes. Il faut que je leur ouvre les yeux."
Jupiter répond:
"Pauvres gens. Tu vas leur faire cadeau de la solitude et de la honte, tu vas arracher les étoffes dont je les avais couverts, et tu leur montreras soudain leur existence, leur obscène et fade existence, qui leur est donnée pour rien."
Et Oreste réplique:
"Pourquoi leur refuserais-je le désespoir : la vie humaine commence de l’autre coté du désespoir."
(p 238)
Et a la fin de la pièce, Oreste donne la main à Électre, en disant de partir. Quand Électre demande "où ?" Oreste répond:
"Je ne sais pas ; vers nous-mêmes. De l’autre coté des fleuves et des montagnes il y a un Oreste et une Électre qui nous attendent. Il faut chercher patiemment."
Cette patience si précieuse se trouve hors de la portée de ces deux patients dont j’ai parlé et que le désespoir et la honte traumatisent continuellement. Comme mes patients me l’ont montré, pouvoir supporter la honte représente la pierre de touche de l’espoir. Inversement, de ne pas supporter la honte mène a la perte de soi et au désespoir encore plus insupportable dont parle Kierkegaard. Suzanne, une autre patiente, explique son désarroi total en face d’une maladie des yeux qui rend impossible de porter des lentilles de contacts. Si elle ne peut pas voir, elle se sent invisible ; elle perd même son identité, puisqu’elle ne s’imagine pas. En larmes, elle s’exclame :
"Je ne peut pas me voir, donc je ne sais pas qui je suis. C’est tout ce que j’ai : mon apparence (my looks). Et je ne peux pas faire quoi que ce soit pour améliorer la situation, pour changer mon apparence ; si j’essaie, je vais paraître comme quelqu’un de tout à fait ordinaire, qui se donne des airs et qui veut sembler plus qu’elle ne l’est... Mon apparence, c’est tous ce que j’ai, et je ne l’ai plus. Les autres ne me remarquent pas parce que ils m’oublient, et je ne peux pas supporter l’idée de sortir si tout le monde doit me traiter comme si je n’existais pas. Les autres me regardent, mais ils ne me voient pas parce que je ne suis personne, je ne suis rien... il n’y a rien à faire. Je ne peux même pas me voir."
Si elle n’est pas capable d’imaginer qu’elle existe aux yeux des autres, elle n’existe pas pour elle même: elle n’existe pas, et tout ce qu’elle fait pour sembler exister ne peut qu’attirer l’attention des autres à ses efforts désespérés, minables et futiles de paraître comme quelqu’un qu’elle n’est pas. Les angoisses de Suzanne rappellent un passage des Cahiers de M.L. Briggs de Rilke dans lequel il parle de visages, et de l’usage que l’on en fait.
"Je songe par exemple que jamais je n’avais pris conscience du nombre de visages qu’il y a. Il y a beaucoup de gens, mais encore plus de visages, car chacun en a plusieurs. Voici des gens qui portent un visage pendant des années. Il s’use naturellement, se salit, éclate, se ride, s’élargit comme des gants qu’on a portés en voyage. Ce sont des gens simples, économes ; ils n’en changent pas, ils ne le font même pas nettoyer. Il leur suffit, disent-ils, et qui leur prouvera le contraire ? Sans doute, puisqu’ils ont plusieurs visages, peut-on demander ce qu’ils font des autres ? Ils les conservent. Leurs enfants les porteront... D’autres gens changent de visage avec une rapidité inquiétante. Ils essaient l’un après l’autre, et les usent... Ils ne sont pas habitues à ménager des visages ; le dernier est usé en huit jours, troué par endroits, mince comme du papier, et puis, peu à peu, apparaît alors la doublure, le non-visage, et ils sortent avec lui. "
(p. 535)
Suzanne aurait pu avoir une telle honte parce que son visage habituel n’était pas trouvable, elle ne pouvait pas le voir. Par inadvertance, et même si elle s’est donne la peine d’essayer de se cacher, il n’y avait rien derrière, et elle s’est rendu compte que ses efforts ne faisaient qu’attirer l’attention sur ce rien. Les remarques de Suzanne et ceux de Rilke vont dans le même sens. L’Identité se fait des milliers et des milliers de fragments, de morceaux expérience, qui ne se lient, qui ne se mettent à former un ensemble que si la personne en question possède la capacité de s’imaginer. Se voir ne suffit jamais : cela montre bien les limites de Locke, Hume, et des philosophes sensualistes et empiristes ainsi que les psychologues du comportement. Comment se représenter notre visage ? En quoi consiste ses rapports avec notre sentiment d’identité ? Le visage peut représenter l’identité, mais n’est jamais identique. Nous savons à quel point nos visages changent, et nous cherchons à donner des significations à ces changements. Mais reconnaître ces significations n’est pas non plus la même chose que de se reconnaître. Cela soulève la grande question : en quoi consiste la reconnaissance ? Qu’est ce que se reconnaître ? Quand on se reconnaît, en quoi consiste la connaissance que nous exprimons ? Nous savons d’expérience que se regarder dans un miroir, c’est souvent ne pas se reconnaître. A la fin des Cahiers de Malte, Rilke parle de l’histoire du fils prodigue, et décrit le moment où il est ramené a la maison par les chiens, pour "vous ramener à celui qu’ils croyaient reconnaître en vous."(693)
"Des détails pouvaient être modifiés : en gros on était déjà celui pour lequel ils vous tenaient ici ; celui à qui ils avaient depuis longtemps compose une existence, faite de son passé et de leurs propres désirs."
Dans l’écart entre se regarder et s’imaginer il y a le chiasme, le trou de la honte, puisque nous devons imaginer comment nous apparaissons aux autres. Pour Sartre, l’enfer c’est les autres parce que les autres nous empêchent de nous imaginer tout seul ; ils ne nous voient pas seulement comme ils nous voient, mais aussi comme ils nous imaginent, tout comme nous nous voyons en tenant compte de leurs perceptions imaginaires. Dans ce processus de balancement entre voir et imaginer, les autres, à condition de pouvoir assumer notre honte, nous imposent notre humanité, imposent une sensibilité aux rapports humains, et imposent enfin des possibilités de sentir les tragédies et les joies de notre vie.