Alternatives Non Violentes – Comment se fait-il que vous vous soyez intéressé à la vie et à l’œuvre de Jean-Paul Sartre ?
Gérard Wormser – La question devrait paraître superflue : avec Sartre, on fréquente le sommet d’une des traditions majeures de la pensée et de la littérature françaises. On s’étonne de la prolificité de Sartre ; pensons à Montaigne, à Rousseau, à Hugo ou à d’autres, voilà cette tradition des très grands auteurs qui sont à la fois des encyclopédistes, des philosophes, des romanciers. Ce qui m’étonne, c’est qu’on se dise surpris d’avoir à repasser par la case Sartre pour penser le contexte intellectuel d’aujourd’hui.
Dès la période de mes études, j’avais le souci de ne pas séparer mon travail de théoricien – lisant Kant, Platon et des grands auteurs – de mon intérêt fondamental pour la vie contemporaine. C’est ce qui m’a conduit vers Sartre. Il est pour moi le successeur de Montaigne et de Rousseau, avec un vocabulaire philosophique qui n’est pas celui de l’humanisme du 16e siècle, et qui n’est pas non plus celui de l’encyclopédisme du 18e. On reste dans cette zone où la grande pensée se nourrit d’une tradition philosophique explicite et se développe ensuite dans un langage qui peut être celui de la fiction ou de l’essai.
Alternatives Non Violentes – Comment présenter succinctement la vie et l’œuvre de Sartre ?
Gérard Wormser – Sartre, c’est l’histoire d’une anamnèse ! C’est quelqu’un qui naît en 1905 et qui perd son père quand il a deux ans. Il raconte dans Les Mots comment l’absence de père conditionne une partie de son enfance, et, de fait, son devenir de jeune intellectuel. Jean-Paul Sartre a 10 ans en 1915. Son père est mort depuis huit ans et les autres pères ont disparu : ils sont au front. C’est l’histoire d’une anamnèse, d’une génération qui découvre, une fois adulte, qu’elle n’a pas eu de père. C’est la première génération sans père ! Cela conditionne énormément le devenir intellectuel de Sartre . Impression de liberté, dira-t-il, du fait que pendant la guerre, les jeunes de 12 ans – lui était à La Rochelle – se trouvent sans contrôle social explicite parce que la vie est totalement désorganisée ou dérangée par les nouvelles du Front qui n’arrivent pas à impressionner ces gamins. Ils se retrouvent en 1920 dans l’esprit « ancien combattant », étudiants, ayant à s’affronter à une société qui redevient une société où les pères font un fort retour : nombre de ceux qui sont revenus de la guerre cherchent à imposer un ordre patriarcal. Certains des jeunes qui ont vraiment connu la guerre deviennent surréalistes, une partie d’entre eux pacifistes et surréalistes, pour André Breton c’est explicite. Ceux qui n’ont pas connu la guerre – disons les plus jeunes – ne savent pas exactement comment s’y prendre pour échapper au retour des pères, dans une société qui les a d’abord massacrés, et qui ensuite leur fait toute la place dans l’univers social et politique.
Sartre a 30 ans en 1935. Il entre dans la vie professionnelle comme enseignant, incarnant l’identité d’une génération sans père à des jeunes qui eux ont subi le patriarcat et le paternalisme d’une société de l’après guerre. Il leur dit :
« Allez au cinéma ! Sortez de chez vous, ne croyez pas que la vérité soit dite dans vos familles, dans vos bonnes familles ! »
Les lycées à l’époque s’adressaient principalement aux enfants de « bonne famille ». Le caractère irrespectueux de Sartre, manifeste tout au long de sa vie, vient en grande partie de cette dissonance qu’il a connu enfant, entre cette liberté paradoxale des jeunes adolescents pendant la guerre de 14-18 et ce retour du refoulé de l’autorité dans les années 20 et 30. Sa génération est particulièrement bien placée pour réagir à tout ce qui va ressembler à l’autoritarisme, que ce soit celui d’Hitler ou de Pétain.
Alternatives Non Violentes – Mais on ne peux pas dire que la question d’un engagement politique se soit alors posée à Jean-Paul Sartre ?
Gérard Wormser – Raymond Aron était beaucoup plus engagé que lui dans les années 1930. Mais, quand en 1938, les Accords de Munich (entre Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier) rendent inéluctables le déferlement guerrier en Europe, Sartre se ressaisit et ouvre immédiatement une interrogation sur l’histoire : quel devenir et quelle place pour les pacifistes d’hier, qui ont envoyé balader l’autorité dans une situation où s’imposait le sens de la responsabilité ? Il se prépare à des choix déchirants pour le jeune intellectuel pacifiste qu’il était jusqu’en 38 – proche d’Alain. Longtemps pacifistes, Simone Weil et Georges Canguilhem évoluent d’une manière comparable, de même que Paul Nizan, engagé beaucoup plus précocement.
Il faut remonter à 1933. Raymond Aron, proche ami de Sartre, est alors à Berlin, dans le cadre de l’Institut de Recherche Français – ouvert en 1926 et qui fermera en 1936. Aron assiste à la prise de pouvoir par Hitler et comprend tout tout de suite. L’année d’après, en 1934, Aron prend gentiment le poste d’enseignement de philosophie de Sartre au Havre pour permettre à son collègue de mener des recherches.
Sartre s’enferme dans ses lectures. Il a 27 ans. Il passe l’année scolaire 1933-34 à l’Université de Berlin sans rien comprendre de ce qui se passe dans la conscience allemande. Sartre travaille seul. Il travaille Heidegger, Max Scheler, la grande philosophie allemande et construit ce qui deviendra son système de pensée, tout en demeurant aveugle à la situation historique. Elle ne deviendra son problème qu’en 1938. Entre temps il a écrit La Nausée et de nombreux textes philosophiques sur l’imagination, l’imaginaire. Cette première œuvre philosophique est donc indépendante de tout contexte historique.
Puis il y a septembre 1938 ! C’est la date de naissance que nous lui connaissons. Sartre conçoit à partir de maintenant que le problème de l’histoire est un problème lié à la question de l’imaginaire.
« Selon quelles perspectives puis-je concevoir aujourd’hui le développement – imaginaire, virtuel, potentiel – d’une situation dont je ne connais pas les termes ? Son avenir est encore modulable et reste inconnu. »
Toute la deuxième philosophie de Sartre naît de cette révolution mentale en septembre 38.
Sartre commence à transposer ce qu’il a écrit de l’imaginaire dans une réflexion sur la collectivité historique, sur les choix individuels et les choix collectifs, par conséquent sur l’imaginaire de l’avenir et non pas sur l’imaginaire spatio-temporel classique qu’il avait théorisé convenablement dans ses années de première réflexion philosophique.
Alternatives Non Violentes – Où était-il en 1940 ?
Gérard Wormser – Il est mobilisé en septembre 1939 et va dans une station météo à Bouxwiller, en Alsace, puis dans quelques autres endroits au gré des garnisons. Il a refusé d’être officier, comme Alain, alors qu’Aron l’était. Simple soldat, Sartre assiste à la débâcle en mai-juin 1940 comme tout le monde et se retrouve prisonnier en Allemagne, dans un Stalag près de Trêves, de juin 1940 à mars 1941. Il raconte cela dans son roman La mort dans l’âme.
En mars 41 il est libéré sur avis médical. Il a des problèmes d’yeux. Il les exagère, obtient un certificat médical, est renvoyé à Paris. Officiellement démobilisé, il tente de créer un petit réseau de résistance qui s’appelle « Socialisme et liberté ». Nous sommes avant l’invasion de l’Union soviétique par les nazis, la Résistance n’existe pas encore. Il y aura très rapidement des arrestations dans le réseau, qui est mis en sommeil durant l’été 41. À cette époque il y avait peu de résistance à Paris, et Sartre n’était pas le mieux placé pour l’organiser – ce n’est pas son genre. Il est avec Desanti et d’autres. Les communistes résistants diront de lui, au vu de cette première tentative, qu’il ne peut pas s’empêcher de parler, et qu’on ne peut pas compter sur lui.
Il reprend l’enseignement pendant deux ans au lycée Pasteur de Neuilly. Simone de Beauvoir et d’autres personnes, dont des comédiens, sont sans emploi. Simone de Beauvoir reprend aussi l’enseignement : à deux, ils font vivre une douzaine de personnes.
La date importante de sa résistance, pendant la guerre, c’est son entrée en 1942 au Comité National des Écrivains. Il devient l’un de ceux qui participe aux actions intellectuelles face à l’occupation. Les pièces de théâtre qu’il écrit alors, notamment Les Mouches, sont jouées avec l’autorisation du C.N.E., considérées dès le premier jour comme des pièces résistantes. Les Allemands ont essayé d’en faire des éloges pour brouiller leur réception comme des œuvres de résistance.
Alternatives Non Violentes – J’aimerais que vous alliez un peu plus loin dans l’analyse ; il est pacifiste à cause de la guerre de 14-18, comme Alain, puis il y a ce retournement assez considérable par rapport à la nécessité de la résistance. A-t-on des textes là-dessus ?
Gérard Wormser – Il l’évoque dans les Carnets de la drôle de guerre, son journal de 39-40. Il y développe son autobiographie intellectuelle, revenant sur l’origine de ses idées sur la morale. Sa première forme de pacifisme est reliée à ce qui est pour lui un esthétisme. Pour Sartre, comme d’ailleurs pour André Breton, après 14-18, toute vie collective est tenue pour vouée à se perdre dans des collectifs barbares et violents. La seule valeur qui puisse soutenir notre existence semble alors être l’idée du salut individuel par l’art.
L’influence de Gide peut aussi jouer ; celle de Nietzsche – que Sartre a beaucoup lu à ce moment là – joue à plein :
« La société ne me plaît pas mais le salut individuel est possible dans l’art. »
C’est ce dont Sartre fait la critique en 38 : c’était une voie de garage pouvant conduire au désespoir métaphysique (voir La Nausée). Il en conclut à l’impossibilité de rejoindre, à partir de cette position esthétique, quoi que ce soit qui puisse ressembler à un sens du temps commun. On a le temps singulier mais pas le temps commun. Il faut donc une conversion à l’historicité pour dépasser cette fuite dans l’esthétisation de la vie singulière, pour comprendre la responsabilité sociale de chacun face à tous les autres. C’est cela qui fait la deuxième philosophie de Sartre.
Alternatives Non Violentes – Sur ce sujet, comment expliquez-vous que plus tard dans la guerre d’Algérie, Sartre va dire dans la célèbre préface au livre de Frantz Fanon : « Ils ont bonne mine, les non-violents. Ni victime, ni bourreau » et plus loin :
« Mais si le régime tout entier et jusqu’à nos non-violentes pensées sont conditionnées par une oppression millénaire, votre passivité ne sert qu’à vous ranger du côté des oppresseurs 1 » .
Là, Sartre associe vraiment non-violence et pacifisme à une esthétique !
Gérard Wormser – Oui.
Alternatives Non Violentes – Et en 1961, alors qu’il y a déjà des objecteurs de conscience au service militaire, à cause de l’engagement armé de la France en Algérie, Sartre semble ne pas être au courant et il ne soutient aucunement les objecteurs emprisonnés 2 .
Gérard Wormser – Sartre a été marqué par la guerre de 14-18 de la façon que je vous ai dit. Puis il sort de la guerre de 39-45 avec la conviction que c’est finalement l’organisation des maquis – que ce soit en Pologne avec les Soviétiques ou dans le Vercors avec des Français – qui a permis finalement de redresser la conscience collective face à l’avachissement, la passivité, le pacifisme, la résignation qui accompagnaient le régime de Vichy en France.
Alternatives Non Violentes – Il est quand même dommage que Sartre assimile non-violence à passivité . Simone Weil, la philosophe, a évolué par rapport à ce qu’elle disait du pacifisme avant 39. Mais elle a voulu un peu découvrir Gandhi (1869-1948), alors que Sartre occulte complètement Gandhi. Comment se fait-il que Sartre, en 1961, reprenne le concept de non-violence en le réduisant au contraire de ce qu’en a dit quelqu’un comme Gandhi ?
Gérard Wormser – Pour vous répondre, je ne peux m’empêcher de prendre au mot la Critique de la raison dialectique. Sartre publie en 1943 L’Être et le Néant qui fait le point sur sa conversion intellectuelle et qui associe le « pour autrui » – donc la question de l’histoire – à la question de l’ontologie phénoménologique.
La période qui suit c’est celle de la guerre froide. Ce sont les affrontements très durs entre les amis de Sartre réunis autour de la revue Les Temps Modernes d’un côté et le Parti communiste français (P.c.f.) de l’autre. La question n’est pas de rejoindre une vocation pacifiste : dans ces années 1950-60, celui qui « désarmerait » se marginaliserait. La toile de fond est une 3ème guerre mondiale, la bombe nucléaire, la théorie des dominos, le maccarthysme, le mur de Berlin. Cela pèse terriblement sur tous ceux qui s’intéressent à l’avenir de l’Europe.
Sartre rompt en 1956, à cause de l’invasion des chars soviétiques à Budapest, avec tout ce qui s’appelle communisme. Simultanément il ne désespère pas d’emmener, y compris dans sa rupture avec le P.c.f., ceux des militants, des intellectuels et autres qui voudraient envisager la question de l’histoire et de la guerre froide à partir de la question du parti stalinien que Sartre accuse, après l’avoir cautionné quelque peu de 1952 à 1956.
Sartre essaye de penser qu’il y a une action révolutionnaire qui ne serait pas prescrite par un Parti. Sur ce point il y a une forme de hégélianisme chez Sartre. C’est le seul point, il est très antihégélien pour le reste. Il pense que la situation historique produit d’elle-même des transformations de nature du mouvement social : la prise d’armes est un moment irrévocable dans le développement. La prise de la Bastille, selon lui, est la manière dont le peuple de 1789 s’est donné à lui-même une image de lui-même, une identité qu’il n’avait pas avant d’avoir pris les armes puis la Bastille. Cela ne peut pas se passer sans qu’une action symbolique rende irréversible le passage d’un temps ordinaire au temps particulier qu’est l’action révolutionnaire.
Alternatives Non Violentes – Mais pourquoi Sartre ne transfère-t-il pas une seule fois l’acte de résistance violent au niveau de la résistance non-violente ?
Gérard Wormser – Il ne le fait pas, à ceci près, que Sartre a toujours considéré que le premier acte de résistance devait être la publication de textes, l’argumentation, la prise de parole et le souci de la vérité. Sartre écrit ses Réflexions sur la question juive dans cette perspective. Sartre se trouve comptable envers la vérité et il considère que la vérité est violente, dans le sens où elle interdit les faux-semblants d’une résignation, qu’il appellerait pacifiste.
Alternatives Non Violentes – Il n’y a donc rien pour Sartre entre la passivité et la violence. Il écrit :
« La violence suppose un ordre, un bien, mais un ordre qui serait moins à construire qu’à délivrer en détruisant. »
Gérard Wormser – Cela, c’est la critique de la violence par Sartre. Il essaye de décrire la vie de manière phénoménologique, la vision du monde de celui qui assume une vision violente de sa propre action.
Celui qui postule qu’une action pourvue de sens est possible dans la violence, commet une erreur logique fondamentale. Cette erreur logique, c’est de penser que la fin est indifférente aux moyens. N’importe quel moyen qui produit formellement la fin peut être utilisé, telle est l’idée qui sous-tend une idéologie de la violence. Sartre la récuse fondamentalement dans les passages des Cahiers pour une Morale que vous citez, en prenant l’exemple du viol. Si la fin est de séduire une personne quelle qu’elle soit, quel que soit le mode de séduction, si la séduction ne se fait pas sous la forme du consentement réciproque et mutuel, mais que j’imagine employer des moyens de contraintes violentes, alors dit Sartre, l’illusion d’atteindre au but produit en réalité la destruction de la fin par destruction de l’objet même dans lequel le projet initial a pu être investi. En fait, Sartre montre de manière très claire que la violence est une action par défaut, faute de penser les médiations et faute de penser l’adéquation des moyens à la fin. La critique de Sartre est absolument fondamentale.
Dans les Cahiers pour une morale, en 1947, au tout début de la guerre froide, Sartre pensait encore pouvoir donner une morale qui ferait état de la conversion historique du « Pour-soi » de l’Être et le Néant. Dans ce passage, Sartre décrit la morale de la force. Cela ne veut pas dire qu’il la revendique. Il la décrit au sens phénoménologique. On trouve la morale de Sartre lorsqu’il donne le « plan d’une morale ontologique » qu’il aurait suivi s’il avait poursuivi sa rédaction à ce moment (pages 484-487 des Cahiers pour une morale). Ce plan comporte deux grands volets : le premier montre les catégories de l’aliénation et les raisons pour lesquelles on se résigne à la violence, à la soumission. Dans un second volet, il aurait montré comment une conversion est possible. Celle-ci passe d’abord par la lucidité, la conscience de soi, la capacité à se relier à autrui. La valeur suprême est finalement la générosité, c’est-à-dire, en fait, la capacité de se sacrifier soi-même pour que quelque chose puisse arriver qui n’était pas possible tant que je puisse mettre ma propre existence en jeu au nom de ce quelque chose. Ici, on retrouve la force symbolique et on est aux antipodes d’une philosophie de la violence.
Alternatives Non Violentes – Comment comprenez-vous ce pro pos de Sartre paru en 1972 dans La Cause du Peuple , après les jeux Olympiques de Munich où onze sportifs israéliens meurent dans un attentat palestinien, alors qu’il ne faut pas oublier qu’il a toujours été d’accord avec la création d’un état israélien :
« Dans cette guerre, la seule arme dont dispose les Palestiniens est le terrorisme. C’est une arme terrible mais les opprimés pauvres n’en n’ont pas d’autre. [ … ] Le principe du terrorisme c’est qu’il faut tuer. » 3
Comment reliez-vous cette déclaration à votre analyse ?
Gérard Wormser – Malheureusement c’est extrêmement facile. Nous sommes dans le premier volet de cette morale esquissée en 1947-48 dont je vous parlais, plus précisément dans le « volet aliénation » dans une société aliénée, dans une société soumise à l’oppression, dans une société où la question de la générosité, du dévouement, du sacrifice à autrui et du partage n’est vraiment pas posée. Dans une société où tout se mesure à l’aune de la puissance financière, à la capacité de la rétorsion militaire, et à la capacité pour ceux qui vivent avec un ou deux dollars par jour de supporter leur sort sans rien pouvoir faire. Dans cette situation-là la violence est effectivement le seul moyen.
Alternatives Non Violentes – C’est tout le paradoxe de Sartre.
Gérard Wormser – C’est le paradoxe de Sartre. Une morale pacifiste dans une société aliénée ferait finalement la part trop belle aux intérêts dominants.
Alternatives Non Violentes – On aurait pu penser qu’il fasse un autre basculement en disant que face à cette société totalement aliénée, la raison singulière peut et doit réaffirmer la vérité de la conscience, laquelle pourrait être une résistance plus forte.
Gérard Wormser – C’est une résistance que Sartre aurait considérée comme celle de la belle âme de Hegel. Cela devient de l’idéalisme qui dès le départ n’a aucun effet sur la situation et qui dans le pire des cas est de la mauvaise foi. En d’autres termes, cela revient à penser que l’histoire se charge de régler ses comptes aux violents et qu’alors je n’ai pas besoin de m’y engager moi-même.
Alternatives Non Violentes – Ceci n’est pas la position de la non-violence !
Gérard Wormser – Non. Cela s’appellera la mauvaise foi, « le salaud ». C’est l’archétype du salaud : « De toute façon, vous voyez bien qu’il n’y a rien à faire. Vous voyez bien, ils sont trop forts, donc continuons à vivre notre petite vie tranquille. » Et à penser qu’on est du bon côté, parce que les sentiments que nous avons sont des sentiments ouverts et partagés.
Alternatives Non Violentes – La conclusion, c’est que l’on fait de Sartre un idéologue de la violence, à partir de phrase comme celle-là, alors qu’il ne l’est pas.
Gérard Wormser – Non, il fait la critique fondamentale de la violence.
Alternatives Non Violentes – Peut-être, mais à partir de la fin des années 50, comment se fait-il que Sartre soit surtout connu comme un intellectuel qui prône la violence pour la décolonisation ?
Gérard Wormser – Je suis obligé de vous répondre d’une manière assez ferme. Ce qui est certain c’est que Sartre accepte – et c’est conforme à son projet de générosité – de se laisser intentionnellement instrumentaliser par ceux de ses amis qui ne l’ont pas attendu pour choisir la violence. Il considère que la violence en Algérie est un donné : ce n’est pas une situation à laquelle lui-même appellerait. Les armes parlent.
La question qui se pose à lui est de savoir s’il faut, avec le statut d’intellectuel dominant qui est le sien à la fin des années 50, cautionner l’ordre français militaire en Algérie – qui s’accompagne de tortures, de mobilisation des appelés du contingent, de censures sur la presse dans un régime qui s’appelle encore démocratique ? Son statut et son renom d’intellectuel internationalement reconnu peut-il rester au service de l’armée française et de ses agissements en Algérie, oui ou non ? En d’autres termes, Sartre doit-il utiliser le pouvoir symbolique qui est le sien pour montrer que « Objection à votre honneur » est à Sartre comme « J’accuse » est à Zola ?
Sartre considère que le meilleur usage qu’il peut faire de son capital symbolique est précisément sa prise de position pour une Algérie aux Algériens, tout de suite, à la différence de Raymond Aron qui a une position attentiste. Il a publié son livre sur Genet, il est mondialement connu par son théâtre, reconnu comme grand intellectuel qui a accompagné des causes justes : il accepte de remettre en question sa réputation internationale pour servir les militants algériens – dont il ne contrôle pas les moyens d’action. Il sait bien que son nom sera mis en pâture, assimilé aux violents et aux terroristes. Il accepte cette posture en toute générosité, se disant en quelque sorte :
« Mon nom peut servir à quelque chose et cela abrégera le cycle de la violence si je montre que la France est en échec en Algérie, et que c’est un Français qui le dit. »
C’est pour cela qu’il signe le Manifeste des 121 que Les Temps Modernes publie. D’où ce mot célèbre de Gaulle : « On n’emprisonne pas Voltaire », parce que, d’une certaine façon, Sartre s’est placé en opposant majeur sans devenir un homme politique. C’est quelque chose qui est extraordinaire ! Je ne sais pas quel homme, quel intellectuel a déjà réalisé cela en France. Pour moi, la stratégie utilisée par Sartre fut convergente avec celle des objecteurs de conscience.
C’est la formation philosophique, puis les dix ou quinze ans de réflexion sur le politique, sa rupture avec l’ensemble du communisme qui ont appris à Sartre qu’il faut se mettre dans des situations impossibles pour forcer les décisions qui ne se prennent pas d’elles-mêmes. Il sait qu’il se met dans une situation impossible et l’assume fort bien. Il a salué la révolution cubaine ; et il a dit en même temps que ses suites pourraient s’avérer décevantes.
Alternatives Non Violentes – Sartre se met parfois en fausse situation, non seulement vis-à-vis des autres mais un peu vis-à-vis de lui-même. Qu’en est-il de sa conviction profonde sur la violence ?
Gérard Wormser – Sa conviction profonde n’a pas changé. Il sait très bien que si on veut la libération des peuples, on n’évitera pas des prises d’armes.
Alternatives Non Violentes – Avec des moyens qui brisent la fin quelque part.
Gérard Wormser – Ce n’est pas lui qui est maître des moyens, ce sont les nationalistes algériens et les révolutionnaires cubains. « Je ne peux pas décider à leur place », dit-il souvent.
Alternatives Non Violentes – Comment comprenez-vous cette phrase dans la préface du livre de Frantz Fanon ? :
« En ce premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre. » 4
Gérard Wormser – Je crois que cette phrase, qui est extraordinaire d’un point de vue littéraire, vise à rapporter l’idéologie des nationalistes algériens. « Voilà c’est comme ça que ça fonctionne. » Je donne à cette phrase un statut de description phénoménologique des conditions dans lesquelles une transformation historique peut se faire.
Alternatives Non Violentes – Cette description phénoménologique, il se l’approprie quand même ?
Gérard Wormser – Non. L’idée est de dire qu’il y a des conditions auxquelles on n’échappera pas, tant que l’oppression règne de la façon dont elle règne. C’est en fait une critique de la dénégation. C’est dire que le dénouement ne se produit pas d’une manière lucide et souhaitable mais sous l’effet d’une contrainte. C’est une sorte d’assomption de l’histoire. Sartre dit tout simplement que la situation d’oppression engendre la violence.
Alternatives Non Violentes – En 2006, ne peut-on pas reprendre les réflexions de Sartre sur la fin et les moyens et peut-être arriver à une autre phénoménologie. Est-ce possible ?
Gérard Wormser – Je vais essayer de me mettre dans la position de Sartre et penser une phénoménologie. Il faudrait se poser la question en termes kantiens, ce que Sartre appelle la « Critique de la raison dialectique ». Celle-ci est en fait une phénoménologie de l’oppression et des possibilités éventuelles de lui échapper. Il n’a pas écrit la phénoménologie de la libération. Il aurait fallu pour cela qu’il continuât son travail. Le temps ne lui pas été donné. Peut-être aussi qu’un tel travail pose des problèmes philosophiques que ni Sartre ni personne ne seraient en état d’affronter de façon convaincante.
Votre question est : quelle serait la phénoménologie d’une autre histoire ? Il faut écrire les conditions d’une possibilité d’une philosophie ou d’une pratique de l’histoire qui passerait par la non-violence. Ces conditions, je ne sais pas exactement comment Sartre les aurait théorisées. La condition primordiale serait celle de la communication. Sartre, en appelant toujours au primat de la conscience singulière tout au long de son œuvre, fait de la violence ce qui rend impossible une communication authentique entre deux consciences.
La première condition ontologique d’une autre histoire serait de penser les conditions dans lesquelles une communication puisse être établie ou rétablie entre les protagonistes d’un conflit. La deuxième condition serait – là on peut se reporter à un petit ouvrage posthume, Vérité et existence – que cette communication s’établisse avec un horizon de vérité, c’est-à-dire que le souci premier ne soit pas que l’autre rende raison comme on rend les armes, mais de penser pour soi-même les conditions dans lesquelles la communication que l’on rétablit est une communication face à la vérité, et que finalement le tiers, l’autre, la tierce partie, facilite le dialogue pour établir la vérité. La communication entre les parties se fonde sur un rapport à la vérité.
Alternatives Non Violentes – N’est-ce pas le fondement de la médiation ?
Gérard Wormser – Pour Sartre, toute la critique de la raison dialectique porte sur la médiation. Il est l’inventeur du concept contemporain de médiation. La médiation suppose précisément que la communication puisse se rétablir sans que les deux parties restent dans un face-à-face, car un tiers entre en scène et il brise le face-à-face. Le tiers idéal serait la vérité.
Alternatives Non Violentes – Comment faire le lien avec les années 1970 où Sartre écrit dans La Cause du Peuple que la violence des insurgés, c’est la violence du colon et que de toute façon la contre-violence est la réponse à toute violence bourgeoise. ? Pour lui il n’y a pas d’autres alternatives que la contre-violence. Sartre a-t-il été aveuglé par le pouvoir de la violence ?
Gérard Wormser – Oui, en ce sens, et pas spécialement dans les années 1970. C’est la théorie qu’il commence à élaborer dans les années 1947, la morale de la force. Si on est dans un régime d’oppression, l’histoire est en partie double : il y a une hypothèse dans laquelle l’histoire pourrait échapper à la violence, mais Sartre, dès 1947, dit que cette hypothèse nécessiterait la conversion simultanée de tous à cette logique de la vérité dont je viens de parler. Si tous décidaient de se soumettre librement à la vérité, on échapperait immédiatement à la violence. Mais Sartre dit que cette combinaison, bien que possible, est cependant la moins probable.
Alternatives Non Violentes – A-t-on des écrits de Sartre sur l’indépendance de l’Inde obtenue en 1947 par Gandhi ?
Gérard Wormser – Non, pour la raison toute simple que le grand débat en France était la guerre d’Indochine. Vous savez bien qu’il y eut des effets énormes du fait que les troupes envoyées en Indochine étaient en grande partie des troupes venues du Maghreb. Quand en 1954 Mendès France obtient la paix en Indochine, on démobilise et les soldats retournent au bled. Il est certain que les préoccupations géopolitiques de Sartre n’ont jamais été l’Inde.
Alternatives Non Violentes – Pour en revenir aux questions des moyens d’action non-violente, de défense civile, je n’ai pas l’impression que Sartre en ait parlé.
Gérard Wormser – Non, ce n’est pas son sujet. Un point important : Sartre est très amoureux des États-Unis et il en critique tout ce qui lui déplaît. Il a évidemment entendu parler de Thoreau et de l’ensemble de la tradition relative à la désobéissance civile. Il la connaît, ses amis américains lui en ont certainement parlé. Il était extrêmement admiratif des romanciers américains. Je ne peux pas imaginer que Sartre n’ait pas eu une sérieuse connaissance par la littérature américaine de cet esprit de désobéissance civile.
Alternatives Non Violentes – Se l’est-il approprié dans un écrit, dans un article ?
Gérard Wormser – Il y a une chose qui montrerait qu’il se l’est approprié, c’est encore dans les inédits. C’est passionnant. Il y a une œuvre inédite publiée récemment dans le numéro des Temps Modernes paru en octobre 2005, intitulé « Morale et histoire », dans lequel Sartre, à propos des États-Unis et de l’élection de Kennedy, explique, comment pendant les primaires américaines, Kennedy, dans un État très majoritairement républicain et protestant, a gagné les primaires avec un argument de type désobéissance civile. Sartre n’emploie pas l’expression, il rapporte le fait. Il rapporte en substance le discours d Kennedy :
« Nous sommes des démocrates nous ne pouvons pas l’être et supporter que des discriminations entre Américains puissent prévaloir au moment d’une élection. Si vous votez pour le candidat protestant, on ne saura jamais si vous le faites, par refus du candidat catholique ou par une conviction sincère. Donc, mes chers compatriotes, vous devez voter pour le candidat catholique si vous ne voulez pas qu’on puisse penser qu’en ne votant pas pour lui, vous avez en réalité pris une décision de ségrégation parmi les démocrates ».
Quand Sartre rapporte ces propos, on est à mon avis dans une ligne proche de la question de la désobéissance civile. La thèse est celle-ci :
« Vous devez accepter d’aller contre vos opinions politiques, au nom d’une idée de votre parti et de l’Amérique qui est plus grande. »
Alternatives Non Violentes – Je veux bien qu’il ait frôlé toutes ces idées mais j’ai l’impression qu’il ne se les a jamais appropriées véritablement. La revue Les Temps Modernes , en 1978, a publié un très beau numéro sur le Larzac. Sartre écrit à cette période-là :
« Ce combat dure depuis sept ans. Vous avez voulu qu’il fût sans violence. Si la guerre avait été violente, vous risquiez de perdre : le gouvernement et son armée étaient beaucoup trop forts pour vous. Vous avez choisi de n’avoir d’autre arme que la volonté de paix. Vous n’avez pas perdu. Peut-être gagnerez-vous, je le souhaite. » 5
Il ne parle pas des moyens de la lutte non-violente utilisés par les paysans du Larzac.
Gérard Wormser – Sartre à ce moment-là est avec Pierre Victor (Benny Lévy), et rédige ce qui donnera L’espoir maintenant. C’est une réflexion très fondamentale sur la transcendance, sur la non-violence, sur l’être avec les autres, sur le sacrifice ou sur la parole... On est, dans une phase de la vie intellectuelle de Sartre, à un croisement ou un couronnement, je ne trouve pas le mot juste. Sartre renoue ici avec la deuxième partie des Cahiers pour une morale. Certains disent qu’il est gâteux. Dans cette partie il suppose une situation sortant visiblement de l’aliénation. De 1947 à 1965, c’est la première partie de sa morale, on est dans un régime d’oppression. Ensuite c’est très différent, après 68. Les possibilités d’action non-violente à l’intérieur de la société deviennent d’actualité, parce qu’on voit comment 68 a été aussi une forme de révolution non-violente, une révolution plus intelligente que le simple rapport de force violent. De 68 à 78, Sartre est dans la phase ultime de sa carrière ; il renoue alors avec ses intuitions des années 40. On retrouve, dans les propos de Sartre que vous avez cités, l’hypothèse de sa possible conversion à la dimension éthique et politique de la non-violence.
Alternatives Non Violentes – Peut-être, mais je reste très attaché aux années 70 où Sartre rencontre les maoïstes et leur revue La Cause du Peuple . J’ai été marqué par cette époque où Gandhi et King commençaient à être un peu connus. Le souvenir que j’en ai est aussi que Sartre, avec les maoïstes, prônait que « face à la violence, il n’y a qu’un moyen révolutionnaire, c’est celui de la contre violence ».
Gérard Wormser – Là-dessus je vous donne acte. Mais en réalité il n’y a pas d’ambiguïté pour Sartre. Par exemple, après avoir rencontré l’extrémiste Baader dans sa prison en Allemagne, il en est ressorti en disant : « Quel con !!! ». Il aurait véritablement voulu que Baader fût plus intelligent. Sartre était allé le rencontrer en fonction de cette stratégie constante que je résume ainsi :
« Je n’assume rien des idées de Baader, pas plus que je n’assume les idées des militants algériens. Mais, moi Sartre, je mets mon prestige dans la balance. Il n’y a pas de causes désespérées. Si Baader est si intelligent qu’on le dit, il faut aller le voir ; de même que si les Algériens sont capables de faire la paix, il faut d’abord qu’on la leur donne. »
Il s’entremet, et en ce sens il accepte de faire une médiation. Le médiateur, c’est lui. Il prend alors tous les coups, comme à son habitude, et c’est normal. Il est prêt à ça. Vis-à-vis de Baader et d’autres, il ne supporte pas la dimension violente. En revanche, il dit à plusieurs reprises aux maoïstes et autres : « Moi vous savez, vous n’allez pas me mettre dans un attentat. À un moment donné c’est vous qui décidez sans moi ».
On ne peut ni dire que Sartre a poussé les maos à produire des actes violents, ni dire que grâce à Sartre les maoïstes français auraient évité la pente terroriste C’est leur responsabilité. Autant on peut dire que Foucault et quelques autres ont mis en garde les maos de ne pas faire n’importe quoi, autant Sartre dit : « C’est votre affaire, c’est vous qui décidez ». À la limite, cela suppose que Sartre, comme toujours, est resté le professeur de philosophie du début à la fin. Il demande à ses étudiants d’être plus intelligents que la situation dans laquelle ils se trouvent. C’est le rôle du maître à penser. Le rôle de Sartre n’est pas d’indiquer aux autres ce qu’ils doivent faire, mais de les mettre en situation de décider par eux-mêmes et pour eux-mêmes. C’est le rôle très socratique de Sartre. Je ne lui reproche pas de n’avoir pas dit : « Faites gaffe, évitez la violence ». Il aurait été alors, selon ses idées, plus aliénant qu’il ne convient. S’il veut être libérateur, il lui faut dire, comme un psychanalyste qu’il n’est pas : « À toi, de comprendre la situation dans laquelle tu te trouves. » Et, ce faisant, Sartre s’entremet d’une manière plus authentique parce qu’à la fin il remet la décision et la liberté d’initiatives à celui qui va décider.
Alternatives Non Violentes – Pour lui, le plus important est donc finalement de refuser l’aliénation que la soumission implique. C’est en effet très non-violent !
Gérard Wormser – Le cœur de toute situation est pour Sartre de rétablir les conditions d’une communication. On ne peut pas comprendre la génération de Sartre et lui-même sans penser l’écrivain qui s’entremet et celui qui en même temps ne deviendra pas un maître à penser, au sens du collectif. Quand des étudiants font des barricades en 68, il leur dit : « Je suis avec vous, mais expliquez-moi ce que vous faites ». Or, à ce moment-là, quand il parle à la Sorbonne, on lui dit « Sartre, sois bref ». Il écoute alors les étudiants et leurs revendications. Sartre ne veut pas être un maître à penser mais aider chacun à penser par lui-même. C’est ce qu’il indique dans l’entretien que nous avons publié (in J-P. Sartre, du mythe à l’histoire, Sens public/Parangon, 2006).
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FANON, Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1961, p. 18 (préface de Jean-Paul Sartre). ↩
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Sur la question des objecteurs de conscience, les insoumis et les déserteurs lors de la guerre d’Algérie, lire de Érica Fraters, Réfractaires à la guerre d’Algérie, 1959-1963, Paris, Syllepse, 2005. ↩
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Le Monde du 1er mars 1992, citant La Cause du Peuple n°29. ↩
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FANON, Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1961, p. 16 (préface de Jean-Paul Sartre. ↩
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Supplément à Alerte Atomique, n° 63-1978, p. 62. ↩