La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé 1 introduit au chap. II, art.11 (L 1111-6) la nouveauté suivante :
« Toute personne majeure peut désigner une personne de confiance qui peut être un parent, un proche ou le médecin traitant et qui sera consultée au cas où elle-même serait hors d’état d’exprimer sa volonté et de recevoir l’information nécessaire à cette fin. Cette désignation est faite par écrit. Elle est révocable à tout moment. Si le malade le souhaite, la personne de confiance l’accompagne dans ses démarches et assiste aux entretiens médicaux afin de l’aider dans ses décisions. » 2
Que désigne cette expression « personne de confiance » ? Quel est son rôle ? Qu’est-ce que son introduction dans un texte de loi qui régit les « droits et responsabilité des usagers » du système de santé, particulièrement en milieu hospitalier, peut nous apprendre sur l’évolution de la relation thérapeutique et sur ses enjeux éthiques, c’est ce que je voudrais examiner ici.
Je remarque d’abord que l’article cité ne vaut que pour une personne majeure puisque, dans le cas d’un mineur, ce sont les parents ou les tuteurs légaux qui sont chargés de cette tâche d’assistance. Je note ensuite que la personne de confiance que j’appellerai désormais « le proche » – englobant sous ce terme aussi bien un membre de la famille choisi en ce sens qu’un ou une ami(e) – se voit attribuer un rôle décisif dans la consultation , c’est-à-dire dans la demande et la réception d’une information nécessaire à l’expression d’une volonté éclairée. Le proche est en effet dans ce paragraphe aussi bien celui qui accompagne le malade dans ses démarches thérapeutiques et assiste aux entretiens médicaux (donc aux consultations) afin de l’aider à comprendre et prendre une décision, que celui qui est chargé de décider pour lui, dans le cas où il serait hors d’état d’exprimer une volonté informée, c’est-à-dire de donner son consentement éclairé à une proposition thérapeutique.
Ceci peut nous conduire à réexaminer deux choses : premièrement le statut de la consultation, à juste distance d’un paternalisme médical que l’évolution des connaissances et la facilitation de leur accès pour tous a rendu définitivement obsolète, voire insupportable, aussi bien que d’une relation instrumentale qui transforme le malade en usager et le médecin en prestataire de services et de soins ; deuxièmement, le statut du proche, notion plus large que celle de famille, comme tiers médiateur dans une relation qui ne peut pas être simplement une relation scientifique et technique, mais qui est aussi une relation interpersonnelle à connotations éthiques, celle qui relie le malade au médecin et réciproquement.
La relation médecin malade ou ce que consulter veut dire
La relation médecin malade a tellement évolué durant l’histoire des progrès de la médecine qu’en retracer l’histoire serait faire l’histoire de la médecine -même, comme l’a bien vu Grmek qui, dans son Histoire de la médecine, consacre à chaque tome, un article à l’histoire de cette relation à l’époque considérée. Il y a cependant un élément qui ne peut pas changer, puisqu’on le retrouve déjà lorsque le malade se trouve être lui-même médecin, c’est la dissymétrie de la relation entre celui qui souffre et celui à qui il demande de lui venir en aide, en raison de ses compétences.
Je ne reviendrai pas longuement sur l’analyse de ce processus qui porte le nom si juste de consultation puisque je l’ai fait ailleurs 3 . Je voudrais cependant insister sur la demande de conseil tout autant que d’ordonnance, de prescription, présente en toute consultation médicale. « Le commencement de toute vertu, disait Démosthène, c’est consultation et délibération ». De fait, ma santé est un bien qui m’est propre et si j’ai besoin de la compétence d’un autre pour la conserver, c’est en définitive à moi de déterminer mon modèle de vie bonne avec mes proches et donc de décider ce que je suis prêt à sacrifier pour la conserver. On appelle d’ailleurs « ordonnance de Tibère » le conseil, donné par Montaigne 4 et repris par Descartes 5 et toute une tradition naturaliste qui veut que « quiconque avait vécu vingt ans se devait répondre des choses qui lui étaient nuisibles ou salutaires et se savoir conduire sans médecine ». Sans tomber dans les travers de l’automédication et du laisser faire la nature, je retiens de cette anecdote que le premier et ultime juge de ce qui est bon pour moi, c’est encore moi-même.
La santé est un bien certes, et des plus préférables, mais ce n’est pas le souverain bien. C’est à chacun de nous en définitive, et pas seulement aux décideurs hospitaliers, de décider hic et nunc ce qui fait la qualité de notre vie, ce que nous sommes prêts à sacrifier pour elle et où, en quel lieu, à quel degré, nous situons notre santé dans la hiérarchie de nos biens, face à la liberté par exemple. Ce discernement difficile ne va pas sans délibération et demande de conseil auprès de gens compétents, sur le diagnostic du mal qui m’affecte et sur son pronostic. Si la consultation désignait originellement la demande d’assistance de confrères par un médecin incapable de soigner son malade, elle constitue désormais ce moment singulier de dialogue, de « col-loque », entre une personne qui souffre et qui veut recouvrer la santé et un homme ou une femme capable d’interpréter ses symptômes, de l’informer sur la nature de son mal et de lui indiquer les moyens disponibles pour guérir. Mais le médecin n’est pas un réparateur de machine : il ne peut soigner que celui qui accepte de se soigner (et non pas d’être soigné) et qui veut guérir. La consultation est donc aussi le dialogue entre deux entendements et deux libertés. S’il importe que le malade garde le choix de son thérapeute, il est réciproquement légitime qu’en cas de difficultés dans la relation thérapeutique (et pas seulement en raison des limites d’une compétence médicale), le thérapeute puisse confier « son » malade à un autre médecin.
De fait, la complexité des maladies que l’on est désormais capable de soigner, et la spécialisation croissante du corps médical ont fait qu’en cas de maladie grave, la seule qui nous intéresse vraiment ici, le malade n’a pas seulement affaire à son médecin mais à un nombre indéterminé de spécialistes, pas toujours les mêmes, et qui connaissent de lui un dossier médical beaucoup plus qu’une histoire personnelle. Entre ces interlocuteurs multiples et parfois substituables 6 , il est quelquefois difficile de faire le lien, de savoir à qui l’on s’adresse et qui accepte de vous « prendre en charge », d’avoir souci de vous. On peut certes dire que c’est là le rôle du généraliste à qui sont envoyés les doubles de tous les examens et rapports d’intervention mais le médecin généraliste lui-même est de plus en plus rarement le « médecin de famille », celui qui vous accompagne de la naissance à la mort et qui vous est familier.
Enfin, ce qui a fondamentalement changé la nature de la consultation c’est, plus encore que l’augmentation du niveau scolaire de la population, le libre accès à toutes sortes d’informations via internet. Il n’est pas rare qu’un spécialiste reçoive, dans la même après-midi, plusieurs patients atteints d’une maladie rare et qui arrivent en consultation avec, sous le bras, un épais dossier internet sur leur maladie. Or ce dossier, ils sont évidemment incapables de le comprendre, mais l’effort qu’ils ont fait pour le constituer prouve à l’évidence que la demande d’information précise et fiable s’est énormément accrue et que le malade, de plus en plus, et pas seulement s’il est enseignant (puisqu’il paraît que ce sont les pires) veut comprendre ce qui lui arrive et participer lucidement à la décision qui le concerne, avant d’accepter et de supporter un traitement. Mais il n’est pas sûr que le malade, avec toute l’angoisse inhérente à la conscience de maladie, soit le mieux à même toujours de comprendre lucidement ce qui lui arrive et ce qu’il peut faire désormais. C’est ici que peut intervenir le proche. Mais avant de réfléchir sur son rôle ou son « office » 7 , je voudrais en terminer avec la loi du 4 mars 2002 que j’ai commencé d’examiner. Dans son titre II en effet, elle envisage successivement les droits et les devoirs (sous le chef des responsabilités) de celui qui recourt aux services du système de santé.
Des devoirs du malade à ses droits sans oublier sa responsabilité
L’idée des « droits du malade » exprimés dans la Charte du patient hospitalisé est une conquête récente (1981 8 ). De même qu’avant d’évoquer les droits de l’homme, on a beaucoup parlé des devoirs de l’homme et du droit de Dieu, de même le malade a longtemps été considéré comme quelqu’un qui avait des devoirs, et en tout premier lieu celui d’obéir à son médecin et de suivre ses ordonnances ou prescriptions, avant même d’avoir quelque droit. Sous le choc provoqué par la prise de conscience du rôle joué par certains médecins dans les crimes nazis et auparavant, dans la stérilisation des malades mentaux en Suède, se sont élaborés des codes, comme celui de Nuremberg (1947) puis des chartes du patient insistant unilatéralement sur ses droits. Rappelons les brièvement. Les droits du malade sont : le droit au respect de sa personne et de sa dignité, notamment de sa pudeur 9 ; le droit au respect de sa vie privée et au secret des informations le concernant 10 ; le droit à recevoir les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue, le droit à voir soulagée sa douleur 11 ; le droit d’être informé sur son état de santé mais aussi le droit de ne pas savoir, d’ignorer diagnostic et pronostic « sauf lorsque des tiers sont exposés à un risque de transmission » 12 ; le droit à l’accès au dossier médical 13 avec des restrictions particulières dans le cas des maladies psychiatriques ; le droit à l’abstention ou au refus thérapeutique enfin, même si cela va à l’encontre de l’exigence médicale de venir en aide à personne en danger. Ce dernier cas mériterait ample discussion. Le procès fait (et gagné) par une jeune mère, témoin de Jéhovah, victime d’une hémorragie mortelle en suite de couches et qui fut transfusée et sauvée contre son gré par un médecin, met à jour de façon aiguë le conflit entre le droit du malade (y compris à ne pas être soigné) et le devoir du médecin. Trancher unilatéralement au profit du droit du malade est sans doute une manière de lutter contre la toute puissance médicale au sein de l’hôpital mais c’est aussi instrumentaliser le médecin et ignorer son choix de conscience. Dans une perspective foucaldienne on a pu dire 14 que le médecin a tous les pouvoirs et le malade tous les droits mais il me semble que cette affirmation abrupte et commode mériterait d’être discutée.
Les droits du malade, enfin, ne sont pas unilatéraux. Ces droits sont corrélatifs de devoirs correspondants de la part du médecin : informer, dans la mesure où le patient le demande et est capable d’entendre, soigner du mieux possible (ce qui n’est évidemment pas une obligation de résultat) ; mais il y a aussi, correspondant à ces droits, des devoirs du malade, ce que le texte de loi euphémise en parlant des « responsabilités des usagers » : devoir de s’informer et de prendre les précautions qui s’imposent dans le cas de maladies transmissibles 15 , devoir de participer à la décision thérapeutique concernant sa personne. On pourrait discuter en revanche l’existence d’un devoir de se soigner.
La nécessité d’un tiers médiateur
On a souvent souligné, sans le cas d’un conflit inextricable et figé, la nécessité d’un tiers médiateur, personne neutre, sorte de case vide ou de point zéro, seul capable de recréer du mouvement, du dialogue, de la compréhension réciproque. Dans le schéma classique, le tiers médiateur n’intervient pas, il recrée les conditions de l’échange, parfois en reformulant de manière neutre, désimpliquée, le discours des deux protagonistes. On peut penser ici au rôle des médiateurs dans les conflits de voisinage ou dans les conflits entre usagers et administrations. Ce n’est évidemment pas ce rôle qu’est amené à jouer le proche puisque, si la situation initiale où il intervient est effectivement asymétrique et critique, il n’est pas neutre puisqu’il est à la fois choisi expressément par le malade et impliqué de son côté. Doit-on alors le considérer comme un tiers (entre médecine et malade) ou comme un double (du patient) ? On admettra que la question mérite d’être posée. Avant d’y répondre plus précisément, revenons quelque peu sur la relation thérapeutique.
La relation thérapeutique est à la fois asymétrique et pathétique : l’asymétrie est patente entre celui qui ne souffre pas, qui sait et qui agit – le médecin – et celui qui souffre, qui ignore ou méconnaît son mal, le bien nommé patient. Cette relation est aussi pathétique en ce sens que le malade gravement atteint est submergé par l’angoisse des suites, et particulièrement de l’horizon de la mort possible, tandis que le médecin doit éviter de se laisser prendre par son propre pathos : souci, inquiétude, agacement devant les maladies du mal-être, devant le suivi irrégulier du traitement, désir d’être efficace et meilleur que ses confrères, etc. Une relation pathétique court ainsi le risque d’osciller entre conflit et fusion et l’on comprendrait alors le besoin d’un tiers médiateur pour neutraliser la relation. Mais il est clair que ce n’est pas ce rôle que joue le proche.
Le proche ou la personne de confiance est d’abord celui ou celle qui a la confiance du malade, celui qu’il a choisi pour l’assister ou se substituer à lui en cas de défaillance, qui n’est donc pas l’autre quelconque, même bienveillant mais une sorte de tenant lieu, de lieutenant du moi, un moi par procuration en quelque sorte. Le proche n’est pas le moi (ipse) ni le même (idem) ni l’autre étranger (alius, alter) mais celui qui est assez près pour prendre mentalement ma place et assez loin pour ne pas épouser complètement mes affects, mes angoisses, mes impuissances. Cela ne va pas quelquefois sans excès dans certaines cultures qui ne sont pas dominées par l’individualisme cher à certains modernes. On peut penser à l’exemple du matriarcat breton : bien des praticiens, notamment dans le Finistère, soulignent la difficulté d’avoir un entretien avec le mari seul, alors qu’il vient toujours accompagné de sa femme (l’inverse n’est pas vrai). L’obligation actuelle de signer des formulaires de consentement aux soins que l’on va recevoir peut donner lieu à des scènes cocasses : un homme d’une cinquantaine d’années à qui un médecin malouin demandait de signer un protocole thérapeutique, refusa de signer ce document et le transmit pour signature à sa femme en disant : « c’est toujours elle qui s’occupe des papiers. »
Le proche c’est donc une personne choisie qui peut être un membre de la famille mais pas nécessairement. Le remplacement de la famille par le proche est significatif d’une modification de la structure familiale : familles éclatées, couples hétéro et homosexuels, personnes isolées. Même dans une famille « ordinaire » où le proche est généralement le conjoint, il ne peut accomplir ce rôle qu’en tant que proche, c’est-à-dire comme celui qui a partagé la vie, les habitudes de l’autre, qui connaît ses convictions, ses choix de vie et qui l’aime assez pour vouloir les préserver. Il ne s’agit plus de décider pour autrui mais de prêter son intelligence et sa voix à l’autre quand il en est momentanément ou définitivement dépourvu. C’est la qualité du jugement, du discernement tout autant que de la sollicitude qui est ici visée et requise, plus que l’intensité de la relation affective. L’appel au proche n’est pas ici d’abord l’appel au soin, même si cela intervient aussi le plus souvent, mais bien l’appel au jugement et à la décision éclairée. Qu’en résulte-t-il quant au statut et à la fonction du proche ?
Entre justice et amitié, la sollicitude
J’évoquais tout à l’heure la conception foucaldienne qui oppose les pouvoirs du médecin et les droits du patient en considérait qu’elle demandait à être nuancée. Le médecin en effet n’a pas tous les pouvoirs parce qu’il n’est pas tout puissant. En bien des occasions il est confronté douloureusement à ses limites : limites du savoir, limites de l’efficience, limite de la collaboration avec des malades dits difficiles ; il a aussi quelques droits dont celui de ne pas aller contre sa conscience qui peut être invoqué non seulement dans le cas de l’IVG mais aussi dans le refus de soin ou la demande de suicide à l’hôpital ; le patient inversement a beaucoup de droits, en raison de sa faiblesse même ; il a aussi quelques pouvoirs et quelques devoirs, dont celui de ne pas instrumentaliser son médecin. Le proche peut-il médiatiser, fluidifier cette relation ? Le proche n’a aucun pouvoir, ni aucun droit, seulement les devoirs liés à sa position de proche et à l’exigence de sollicitude envers celui qui souffre.
Pour comprendre sa position d’un point de vue éthique, il me semble qu’il faut le situer entre l’amitié et la justice, entendues en un sens aristotélicien mais plus près de l’amitié que de la justice. Il a en effet, par différence d’avec le juge qui est supposé neutre, la position d’un tiers engagé aux côtés du malade dont il est capable d’exprimer le point de vue, les attentes, les choix de vie avec moins d’affect. Il remplit alors la fonction qu’Aristote assigne à l’ami véritable 16 dans l’Éthique à Nicomaque, au livre IX, d’être cet autre soi qui pourvoit ce que je suis incapable de me procurer par moi-même (EN IX 9 1169b6). Le proche auquel il est fait appel dans la décision thérapeutique, lorsque la relation directe entre le médecin et le malade est empêchée ou entravée ne se substitue pas à moi et à ma libre décision. Il me supplée en cas de défaillance. C’est exactement là l’un des rôles de l’ami véritable selon Aristote 17 , celui qui peut encore penser quand je ne le peux plus. L’amitié considérée ici n’est pas celle qui est fondée sur le plaisir partagé ou sur l’intérêt que je porte à sa santé mais sur la visée du bien, son bien. Cette amitié aime l’autre non pour soi mais pour lui, non en tant qu’il me ressemble, mais en tant qu’il est ce qu’il est. Le proche partage avec ce modèle aristotélicien de l’ami véritable une relation affective inter-personnelle mais celle ci n’est pas absolument indispensable ; car le proche, s’il est le plus généralement celui avec qui l’on vit, peut être aussi le médecin de famille, c’est-à-dire celui dont on estime le conseil. Il se rapproche du juste en tant qu’il prend pour l’autre la décision non pas la plus agréable mais la meilleure, celle là même qu’il voudrait que l’autre prît pour lui si la situation était inverse.
Pour le mieux comprendre, on peut reprendre un modèle machiavélien : pour bien juger en politique, écrit Machiavel dans la préface du Prince, il faut se placer du point de vue inverse du sien.
« De même que ceux qui dessinent les pays se placent en bas, dans la plaine, pour considérer la nature des monts et des lieux élevés et que, pour considérer celle des lieux bas, ils se placent sur les monts, semblablement pour connaître bien la nature des peuples, il faut être prince et pour connaître bien celle des princes, il convient d’être peuple. » 18
Pour ce qui nous intéresse ici le point de vue « du haut », du savoir et du pouvoir, c’est celui du médecin debout ; le point de vue « du bas », de la faiblesse, de la souffrance et de l’impuissance, c’est celui du malade couché. Le proche représente le chemin qui va d’un point de vue à l’autre ou peut-être le point de vue du paysage total englobant la montagne et la vallée. Le proche représente cet élément de proximité/distance, de proximité non fusionnelle qui permet la ré-élaboration de l’information du médecin vers le malade et du malade vers le médecin. C’est pourquoi le bon proche ne doit pas être trop proche : une fusion trop grande entre malade et proche empêche l’activité de conseil et de discernement ; une distance trop grande, qui est moins à craindre, tuerait la confiance réciproque. Le proche est en effet celui à qui le malade confie ses intérêts vitaux mais pas sa vie et à qui le médecin fait confiance pour représenter justement l’intelligence et la volonté éclairée du patient, en mettant, autant que faire se peut, entre parenthèses son affectivité.
On peut donc appliquer ici le modèle proposé par Paul Ricœur pour définir l’éthique : « viser une vie bonne, avec et pour l’autre, dans des institutions justes ». Le proche est en effet celui qui vise la vie bonne de l’autre, sa santé recouvrée, avec et pour l’autre et dans des institutions supposées justes, en l’occurrence l’institution de soin qui doit garantir à chacun, dans l’hôpital public, l’égal accès aux soins. Le proche applique aussi la règle d’or sous sa forme positive : Fais à autrui comme tu voudrais qu’il te soit fait 19 . Il y a là plus que l’énoncé d’une règle d’intérêt et de réciprocité comme dans la forme négative la plus courante de la règle, mais la recherche d’une position juste qui exige préalablement un décentrement des affects.
C’est pourquoi il me semble que la position du proche, telle qu’on commence à l’envisager à l’hôpital et plus encore dans la relation thérapeutique au jour le jour, du moins dans le cas des maladies organiques 20 , est une position éthique et difficile à tenir. C’est une position éthique plus que juridique 21 , qui vise le bien dans l’horizon du juste, qui correspond assez bien à la vertu de sollicitude. La sollicitude n’est pas la pitié, faiblesse plus encore que vertu, mais le service et la miséricorde, au sens spinoziste 22 car c’est un mouvement réfléchi et perpétuellement confronté à la réflexion sur le vrai bien de l’autre. Ce n’est pas davantage un avatar du souci. La sollicitude est la vertu 23 du service et du soin (to care, prendre soin, complémentaire de to cure, soigner) qui exige patience, disponibilité, réserve, attention, douceur, confiance, humilité, lucidité, fidélité et constance. Elle se situe donc entre l’amitié qui, à la limite, épouse tellement la place de l’autre qu’elle devient incapable du décentrement nécessaire à une décision pertinente, et la justice qui réclame ce qui est de droit sans tenir compte d’une expérience de vie commune, plus près de l’amitié que de la justice toutefois.
Le proche, tel qu’il intervient dans la relation thérapeutique en position de sollicitude, est au sens propre un suppléant, un assistant, un lieu-tenant, qui supplée la défaillance de son autre et l’assiste dans ses démarches. Il ne remplit pas une fonction de substitution mais de procuration. Le proche est ainsi un autre nom de l’ami et du frère, mais un frère d’élection, qui ne doit rien au hasard de la naissance mais tout à la confiance née de l’intimité.
Bibliographie
CANGUILHEM, Georges, Écrits sur la médecine, Seuil, Paris, 2002
LAGRÉE, Jacqueline, Le médecin, le malade et le philosophe, § sur la consultation, (pp. 73-97), Bayard, Paris, 2002
GRMEK Mirko, (Dr), Histoire de la pensée médicale en Occident 1, « Antiquité et Moyen Âge », Seuil, Paris, 1995 ; « De la Renaissance aux Lumières », 1997 ; « Du romantisme à la science », 1999
RICŒUR, Paul, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990
-
Loi n° 2002-303 ; JO du 5 mars 2002 pp. 4118-4159. ↩
-
Texte cité p. 4120b. ↩
-
Jacqueline Lagrée, Le médecin, le malade et le philosophe , la consultation, Paris, Bayard, 2002, pp. 73-80. ↩
-
EssaisIII, 13, p. 1079. ↩
-
Lettre à Huygens, 25 janvier 1638, AT I, 507. Sans oublier toute la tradition du « médecin de soi-même » cf. Evelyne Aziza-Shuster, Le médecin de soi-même, Paris, PUF, 1972. ↩
-
Par exemple il est fréquent que le médecin anesthésiste qui pratique l’anesthésie lors d’une opération ne soit pas le même qui ait reçu le futur opéré dans la consultation préopératoire. ↩
-
Au sens du latin officium, à la fois devoir et fonction. ↩
-
Déclaration sur les droits du patient, Association médicale mondiale Lisbonne 1981, Bali, 1995. ↩
-
Art. L 1110-2. ↩
-
Art. L 1110-4. ↩
-
Art. L 1110-5. ↩
-
Art. L 1111-2. ↩
-
« Toute personne a accès à l’ensemble des informations concernant sa santé détenues par des professionnels et établissements de santé. » Art. L 1111-7. ↩
-
Étienne Balibar dans une communication orale. ↩
-
On pense bien naturellement d’abord aux maladies sexuellement transmissibles et plus particulièrement au SIDA. ↩
-
Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, étude 7, p. 213 qui évoque la « reconnaissance du rôle médiateur de l’autre entre capacité et effectuation ». ↩
-
É thique à Nicomaque, livres VIII-IX. ↩
-
Machiavel, Le Prince, traduction Fournel-Zancarini, PUF, 2000, p. 43. ↩
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Luc 6:31. ↩
-
Il y aurait bien des réserves à faire sur la place du proche dans le traitement des maladies psychiatriques. ↩
-
Comme la tutelle, par exemple. ↩
-
« La miséricorde est l’amour qui affecte l’homme de telle sorte qu’il se réjouisse du bien d’autrui et soit attristé du mal d’autrui. » Spinoza, É thique, III déf. 24. ↩
-
J’ai développé ces thèmes dans Le médecin, le malade et le philosophe. Pour une éthique de la sollicitude, pp. 185-202 ; je n’y reviens donc pas. ↩