Conférence prononcée au Colloque de Presov « Tolérance et différence » organisé par le Département de langue et de littérature françaises de la Faculté des Lettres de l'Université de Presov, les associations Jan Hus et Sens Public, avec le soutien de l'Ambassade de France en Slovaquie, en septembre 2006.
Textes recueillis et édités par Carole Dely.
La période des guerres de Religion constitue un moment clé de la baisse du seuil de tolérance aux violences extrêmes : ne parle-t-on pas dans l’historiographie classique de la « lassitude » des Français qui aurait abouti à l’acceptation d’une minorité hérétique par la majorité catholique ? On entend par seuil de tolérance : « les limites au-delà desquelles la violence cesse d’apparaître quasi normale et sans danger pour devenir insupportable, voire diabolique par son ampleur ou par les procédés employés. Or ces limites ne sont pas partout les mêmes et elles se sont déplacées suivant les époques. » 1
L’un des indices de l’abaissement du seuil de tolérance est la fortune lexicale en France du terme massacre, à l’occasion de la propagande confessionnelle pour disqualifier les actions meurtrières de l’adversaire religieux. En 1556, le mot apparaît dans un célèbre pamphlet, Histoire mémorable de la persécution et saccagement du peuple de Mérindol et Cabrières et autres circonvoisins appelez Vaudois, qui relate les tueries, en 1545, des Vaudois de Provence, chrétiens issus d’une hérésie médiévale et ralliés à la réforme calviniste. Désormais, il signifie le meurtre en grand nombre de personnes sans défense, en général des civils. Jusqu’alors, les violences extrêmes pouvaient être dénoncées, à l’exemple des exactions des conquistadores commises vis-à-vis des Amérindiens, des sacs de villes durant les guerres d’Italie (1494-1530) ou des récits historiques des Anciens, mais aucun terme ne distinguait clairement la nature asymétrique de la violence associée à l’opposition soldatesque et population civile. Après le massacre de la Saint-Barthélemy (23-29 août 1572), les pamphlets huguenots contre la reine Catherine de Médicis, dénoncée comme une nouvelle Jézabel responsable de l’assassinat de ses sujets, popularisent le terme de massacre ; les néologismes massacreur et massacrement apparaissent dans son sillage. Le retentissement du massacre de la Saint-Barthélemy est tel que massacre s’introduit au même moment dans le vocabulaire politique anglais pour dénoncer cette fois la tyrannie « papale » et espagnole qui projette, selon la propagande protestante, l’élimination des réformés 2 .
Cette prise de conscience du massacre comme représentation par nature répulsive doit être articulée à une histoire des sensibilités politiques qui aboutit à la mise en place d’une première tolérance civile. À la suite de la Confédération helvétique et du Saint Empire germanique, les Valois tentent d’établir à leur tour une coexistence confessionnelle, et cela dès 1562. Norbert Elias a proposé un modèle sociologique original à l’Occident qui avance que les mécanismes d’autocontrainte, liés à une interdépendance accrue des individus, conduisent au refoulement des émotions, notamment violentes, dans l’espace public 3 . Ce processus débute justement à la Renaissance. À terme, se constitue une sensibilité qui consiste « à éprouver une aversion spontanée et insurmontable à l’endroit de toutes les manifestations de violence extrême, de cruauté ou de férocité et tout autant à l’endroit du perpétrateur de l’extermination, quel qu’il soit et quelle que soit celle-ci. » 4 Cependant, l’existence des tragédies occidentales à l’époque moderne et leur multiplication au 20e siècle, semblent infirmer la thèse d’Elias. En réalité, la civilisation des mœurs ne signifie pas la négation de la violence ; elle désigne une compression des pulsions, non pas leur suppression. Lors d’une crise sociale, les tendances décivilisatrices font irruption au détriment de celles qui sont civilisatrices 5 . Les individus mobilisent à nouveau la violence pour apaiser une situation jugée incontrôlable, c’est-à-dire non prévisible par un calcul rationnel. En outre, l’autocontrôle de la violence pour vivre ensemble est une tendance de longue durée, alors que les régressions décivilisatrices se limitent à de courtes durées 6 .
La notion de civilisation des mœurs peut-elle expliquer le seuil de tolérance au-delà duquel les violences extrêmes des guerres de Religion deviennent insupportables ? Elle conditionne une perception du monde qui érige la domestication des affects comme principe social et condamne la violence, notamment confessionnelle, dans l’espace public 7 . Michel de Montaigne (1533-1592) et Étienne Pasquier (1529-1615) constituent des exemples de cette vision du monde. Ce magistrat et cet avocat, également hommes de Lettres, sont des robins ; un groupe essentiel à la modernisation de l’État. En dépit des vicissitudes des troubles civils, ils demeurent fidèles à l’autorité royale et condamnent les passions religieuses, malgré leur foi catholique, tant chez les monarchomaques huguenots que chez les ligueurs catholiques. Désignés par le terme de « Politiques » 8 , ils représentent une sorte de « République des Lettres » de la seconde moitié du 16e siècle qui, en dépit de sa diversité, défend un compromis confessionnel garanti par le souverain, au nom du Bien public 9 .
Le baron des Adrets : un homme d’armes massacreur
Afin de mettre en relief la nouvelle appréhension de la crise politico-religieuse, nous commencerons par deux contre-exemples : des hommes d’arme ayant commis des massacres et qui n’éprouvent aucune culpabilité a posteriori.
Le massacre : une arme tactique
En 1562, François de Beaumont, baron des Adrets (1513-1587), lieutenant du prince de Condé, chef du parti protestant, s’illustre à travers des massacres en Provence (Valence, Pierrelatte, Saint-Marcellin etc.).
Le militaire reconnaît, par la suite, avoir commis « quatre mille meurtres de sang-froid » à des fins stratégiques. Lors d’un entretien avec Agrippa d’Aubigné, en 1573, au lendemain donc du massacre de la Saint-Barthélemy, il justifie ses exactions par la galvanisation, la vengeance et la terreur :
- La galvanisation : il oblige ainsi ses hommes à vaincre pour ne pas mourir.
- La vengeance : à Valence, le massacre des catholiques est une réponse au massacre des réformés d’Orange.
- La terreur : le gouverneur catholique de Grenoble choisit la fuite, effrayé par la réputation des Adrets 10 .
Cette psychologie se retrouve chez le lieutenant du roi, Blaise de Monluc (1500-1577). Il ramène à l’obéissance les sujets de Guyenne en exécutant manu militari les huguenots récalcitrants. À cet effet, deux bourreaux accompagnent ses troupes. Contre les règles de chevalerie, il exécute un ancien compagnon d’arme des guerres d’Italie, en avançant que « s’il en réchappait, il nous ferait tête dans chaque village ».
Cl. Ces deux personnages ne manifestent pas de culpabilité. Ils accomplissent leur métier d’arme qui comporte alors le droit de vie et de mort sur les adversaires, tant militaires que civils.
L’indistinction du militaire et du civil
Entre 1559 et 1571, d’après un corpus de 58 massacres, relevés dans l’Histoire des martyrs (1614) de Jean Crespin et dans l’Histoire ecclésiastique (1580), la Provence connaît le plus grand nombre de tueries (62,7 %), suivie de loin par la vallée de la Loire (8,5 %), le Languedoc (5,2 %), la Champagne (4,6 %), la Guyenne et le Poitou (4,6 %). Cette géographie des tueries correspond aux zones de combat les plus intenses. Un tiers des massacres éclate à l’occasion de la prise d’une ville. À Tours par exemple, les huguenots s’emparent de la ville, le 2 avril 1562, et pillent les églises. Lors de la reconquête royale, le 11 juillet, les catholiques tourangeaux se vengent en liant dos à dos 200 huguenots, qu’ils noient dans la Loire. La surreprésentation méridionale des massacres est liée à l’exceptionnelle densité urbaine du Midi, à l’importance de la communauté huguenote et à la violence de l’affrontement militaire. À l’inverse, la Bretagne est exempte de tueries : le fait protestant est minoritaire et le gouverneur catholique, le duc d’Étampes, conserve sa modération et prévient les combats fratricides.
Le fait militaire semble donc central dans l’explication du massacre. La répression qui s’abat sur les rebelles religieux est meurtrière ; elle relève de l’arsenal étatique élaboré contre les séditieux, criminels de lèse-majesté terrestre, que ceux-ci se soient soulevés pour des motifs confessionnels, sociaux ou politiques. Dès le 15e siècle, les villes agitées des Pays-Bas sont soumises à la rigueur ducale, comme en 1468, où 5000 Liégeois sont tués par l’armée de Charles le Téméraire pour avoir osé défier le Valois de Bourgogne et s’être allié avec Louis XI. En 1535, en Allemagne, la prise de Münster débouche sur l’exécution systématique des 200 derniers anabaptistes qui défendaient la cité contre le souverain évêque. En Espagne, lors de la révolte des morisques, anciens musulmans convertis en théorie au catholicisme, 4000 maures sont massacrés à Galera (10 février 1570).
La répression vis-à-vis des rebelles religieux obéit aux usages généraux de la guerre qui tolèrent le massacre des populations civiles en cas de résistance. Au 16e siècle, la charte des lansquenets allemands n’interdit que l’exécution des femmes enceintes, lors de la prise d’une cité. Cependant, la composante du litige confessionnel interfère dans l’opération de police étatique. D’un côté, les autorités redoutent de transformer les rebelles en martyrs ; en 1566, Marguerite de Parme, gouverneur des Pays-Bas espagnols, ordonne à ses officiers de faire pendre les insurgés de Valenciennes et non pas de les envoyer au bûcher, supplice réservé aux hétérodoxes. D’un autre côté, le différend religieux peut stimuler la haine de l’autre qui préside au massacre militaire ; en 1649, Cromwell, à la tête de la New Model Army, « pacifie » l’Irlande en n’hésitant pas à massacrer la garnison de Drogheda (3500 morts), près de Dublin, puis la population civile de Wexford. Il est vrai que l’opposition entre puritains et catholiques est doublée ici d’un antagonisme ethnique.
Cl. Des Adrets et Montluc n’ont pas conscience de commettre une transgression en massacrant dans la mesure où le sac est acceptable dans les usages de la guerre et qu’il s’accomplit contre un rebelle à l’autorité. C’est pourquoi, à la différence des autres massacres, le massacre de la Saint-Barthélemy constitue une transgression puisqu’il s’accomplit en temps de paix. De surcroît, il intervient dans la capitale royale sur l’initiative du pouvoir. Or la répression juridique à l’égard des hérétiques n’aboutit que rarement à des exécutions collectives.
Montaigne : l’écœurement face aux guerres de Religion
Dans ses Essais, édités pour la première fois en 1580, Montaigne évoque assez précisément les trois premières guerres de Religion (1562-1563 ; 1567-1568 ; 1568-1570) auxquelles il participe dans les rangs de l’armée royale dans le Sud-Ouest. Le massacre de la Saint-Barthélemy (1572) le porte à se retirer dans son domaine périgourdin et le plonge dans un silence sur les affaires publiques. En revanche, dans les nouvelles éditions et augmentations de ses Essais, à partir de 1588, il aborde les événements politiques de 1585 à sa mort, en 1592, auxquels il prend part comme maire de Bordeaux et médiateur face à Henri de Navarre, chef du parti protestant. Toutefois, les violences civiles constituent l’arrière plan de l’ensemble de sa création 11 .
La cruauté : le critère de distinction entre guerre réglée et guerre civile
La cruauté est un thème récurrent et deux chapitres, « De la cruauté » et « Couardise mere de la cruauté », s’y consacrent explicitement. L’humaniste la définit comme l’abus de pouvoir, la souffrance infligée à une victime sans défense et la délectation de la souffrance d’autrui :
« Les sauvages ne m’offensent pas tant de rostir et manger les corps des trespassez que ceux qui les tourmentent et persécutent vivans. » 12
La cruauté constitue un critère de distinction entre les guerres de Religion et les guerres d’antan, idéalisées 13 . Trois facteurs expliquent le glissement de la guerre réglée au carnage de la guerre civile : l’intervention du populaire, une religion enchantée, la permanence du conflit.
L’intervention du populaire
À côté du tyran, Montaigne dénonce la responsabilité de la foule, désignée comme la « tourbe », dans la perpétration des cruautés :
« Les meurtres des victoires s’exercent ordinairement par le peuple et par les officiers du bagage, écrit-il : et ce qui fait voir tant de cruautez inouies aux guerres populaires, c’est que cette canaille de vulgaire s’aguerrit et se gendarme à s’ensanglanter jusques aux coudes et à deschiqueter un corps à ses pieds, n’ayant ressentiment d’autre vaillance. » 14
Les travers du peuple armé sont la fausse vaillance, la manipulation et le fanatisme religieux. Le populaire, aisément manipulable par la persuasion 15 , manifeste une apparente témérité dans le combat qui n’est, en réalité, que couardise puisqu’elle anéantit la victime pour l’empêcher de se venger 16 . Après avoir condamné l’attentat du catholique Balthazar Gérard contre le prince protestant Guillaume d’Orange, chef des révoltés des Pays-Bas, en 1584, Montaigne cite l’exemple des Assassins qui « tiennent que le plus certain moyen de meriter Paradis, c’est tuer quelqu’un de religion contraire. Parquoy mesprisant tous les dangiers propres, pour une si utile execution, un ou deux se sont veus souvent, au pris d’une certaine mort, se presenter à assassiner […] leur ennemi au milieu de ses forces. » 17
La religion enchantée
La polémique théologique : l’humaniste dénonce les effets pernicieux de la polémique théologique.
« Ce n’est pas en passant et tumultuairement qu’il faut manier un estude [des mystères de la foi] si serieux et venerable. Ce doibt estre une action destinée et rassise » 18 .
De même, il dénonce les « factions des Princes sur le subject de la Theologie [qui] sont armées, non de zele, mais de cholere » 19 .
La superstition : présage et fausse croyance. Il condamne la croyance au présage.
« Mais je trouve mauvais ce que je voy en usage, de chercher à fermir et appuyer nostre religion par le bon-heur et prospérité de nos entreprises, écrit Montaigne. Nostre creance a assez d’autres fondemens, sans l’authoriser par les evenemens : car, le peuple accoustumé à ces argumens plausibles et proprement de son goust, il est dangier, quand les evenemens viennent à leur tour contraires et desavantageux, qu’il en esbranle sa foy » 20 .
Enfin, il stigmatise la superstition : dans son essai sur la peur, il décrit les « terreurs Paniques » des Grecs, venant « sans cause apparente et d’une impulsion celeste ». À Carthage, elles aboutirent à ce que les habitants sortirent de leur maison comme à l’alarme, se blessèrent et s’entretuèrent « comme si ce fussent ennemis qui vinssent à occuper leur ville. » 21 Cette description ne siérait-elle pas aux massacres des guerres de Religion, notamment celui de la Saint-Barthélemy parisienne, où les bourreaux se croyaient investis d’une mission sacrée, en vertu du miracle de l’aubépine, au cimetière des Saints-Innocents ? 22 L’humaniste perçoit ainsi que l’invasion du religieux dans les affaires publiques génère le dérèglement social d’où jaillit la cruauté massacreuse des hommes.
Ainsi, cette spiritualité combattante est condamnée par Montaigne comme fauteuse des guerres civiles.
La permanence du conflit
La permanence du conflit religieux entretient les haines et empêche une solution politique satisfaisante pour les partis.
- Le jusqu’auboutisme. L’humaniste condamne la témérité « d’un esprit precipiteux et insatiable de ne sçavoir mettre fin à sa convoitise ; que c’est abuser des faveurs de Dieu, poursuit-il, de leur vouloir faire perdre la mesure qu’il a prescrite : et que, de se rejetter au dangier apres la victoire, c’est la remettre encore un coup à la mercy de la fortune ; que l’une des plus grandes sagesses en l’art militaire c’est de ne pousser son ennemy au desespoir. » 23
- Le caractère subversif de la guerre. Au lieu de résoudre les conflits, les guerres de Religion, précise Montaigne, sont un supplément de guerre à la guerre : cette guerre civile « vient guarir la sedition et en est pleine, veut chastier la desobeyssance et en montre l’exemple ; et, employée à la deffence des loix, faict sa part de rebellion à l’encontre des siennes propres. » 24
Cl. Dans les guerres de Religion, Montaigne observe donc une dégénération de la guerre, liée à une dilution du combat à la fois sociale (participation des humbles à la guerre), religieuse (mobilisation de la foi dans ce qui n’est qu’une affaire de fortune) et temporelle (continuité du conflit). La cruauté symbolise cette dégénération.
La chasse, image du massacre
Parmi les exemples choisis pour illustrer la cruauté, Montaigne développe celui de la chasse, ce qui est surprenant dans la mesure où cette pratique appartient à l’art de vivre nobiliaire.
Chasse et massacre urbain
L’humaniste fustige cette pratique où se déroulent des violences extrêmes, dépeintes comme une scène de massacre urbain :
« De moy, je n’ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence et de qui nous ne recevons aucune offence. Et, comme il advient communement que le cerf, se sentant hors d’alaine et de force, n’ayant plus autre remede, se rejette et rend à nous mesmes qui le poursuivons, nous demandant mercy par ses larmes, ce m’a tousjours semblé un spectacle tres-desplaisant. » 25
Chasse et vertu
De plus, la relation homme-bête permet à Montaigne de définir la vertu, présentée comme une anti-cruauté. Au spectacle de la mort animale, il oppose l’amour vis-à-vis de son chien, sorte de bénignité naturelle fondée sur ses sensations intimes 26 :
« Mais tant y a que la pluspart des vices [la cruauté], je les ay de moy mesmes en horreur. » 27
Ainsi, l’écrivain exalte une personnalité impressionnable, tendre et émotive qui ne peut souffrir les violences, y compris à l’égard des animaux. Loin de signifier la réception d’un panthéisme d’inspiration antique, Montaigne articule la propension à la cruauté exercée envers les bêtes à celle qui est tournée contre les hommes 28 .
Au lendemain du massacre de la Saint-Barthélemy, l’invention de Charles IX qui « giboyait de la fenestre du Louvre aux corps passans » 29 ne rassemble-t-elle pas la réputation avérée du roi chasseur avec un coup de folie supposé du prince, mais aussi avec une stigmatisation de la chasse, usage cruel et de surcroît pervertie ? 30
Cependant, au même moment, dans son poème Hierocosophioy, sive de re accipitraria (1582), le Politique Jacques Auguste de Thou célèbre la fauconnerie. Le robin dénonce les horreurs des massacres des guerres de Religion qu’il oppose à la sociabilité savante de la fauconnerie, associée à une célébration de la paix révolue et à l’espoir en un prince qui restaurera l’ordre public. Il est vrai que du point de vue des chasseurs, la violence est toujours occultée dans les traités cynégétiques, tandis que la chasse demeure un apprentissage de la maîtrise des passions. Enfin, la fauconnerie est l’une des pratiques les plus nobles car le chasseur n’a pas de contact direct avec sa proie 31 .
Cl. Dans son essai sur la liberté de conscience, Montaigne propose une apologie de l’empereur romain Julien l’Apostat (361-363) contre à la fois la tradition catholique et la littérature protestante qui voyaient en ce personnage le symbole du reniement de la foi révélée. Rome censura, d’ailleurs, cet essai en 1580. Or, aux yeux de l’humaniste, le souverain, bien que païen, préféra un temps se convertir au christianisme plutôt que de provoquer un bain de sang. En outre, revenu à sa foi d’origine, il n’engagea pas de politique sanglante à l’égard des chrétiens. Par cette tactique, Julien espérait attiser la dissension entre les différents courants de l’Église et prévenir ainsi l’hostilité populaire à son endroit 32 . Lorsqu’il écrit ce texte, en 1576, Montaigne salue peut-être Henri III qui vient d’accepter la paix de Monsieur 33 , le traité le plus libéral en faveur des huguenots parmi toutes les paix de religion qu’accorda la monarchie. À travers la prudence politique de Julien, l’humaniste célèbre la distinction entre la foi relevant du for intérieur et la paix civile qui ressort de l’espace politique.
Cependant, à côté de ce raisonnement politique, on perce l’écœurement de l’humaniste face au fait massacreur à travers la métaphore de la chasse, écœurement qui rejoint un refus du désordre meurtrier contraire à l’idéal policé de la civilité se mettant en place au 16e siècle.
Patriotisme monarchique contre passion religieuse
Tolérer ou exterminer
À la différence de Montaigne, les écrits d’Étienne Pasquier, lettres, pamphlets et ouvrages érudits, sont très discrets sur la manière dont l’avocat ressent les guerres civiles, mais offrent, en revanche, une analyse juridico-historique des troubles 34 . Comme l’écrasante majorité des chrétiens du 16e siècle, Pasquier considère qu’une république saine repose sur une foi unique. Aussi, écrit-il à un collègue protestant, à la veille de la première guerre de Religion, « il faut sur toutes choses que le magistrat empesche, ou mutation de Religion, ou diversité sous un mesme Estat ; comme ainsi soit que cela apporte partialitez et discordes intestines, qui se tournent en guerres civiles, lesquelles apportent les fins et periodes des republiques. » 35
Toutefois, à l’occasion de l’édit de janvier (17 janvier 1562), premier édit par lequel la liberté de culte est reconnue aux tenants de la nouvelle foi, l’avocat convient qu’il faut tolérer la religion réformée, à moins de « faire passer tous les adherans de la nouvelle Religion par le fil de l’espée, ou les exterminer tout à fait, avec permission de se desfaire de leurs biens. Le premier poinct ne pouvoit estre executé, pour estre ce party, trop fort, tant en chefs, qu’en partisans ; et ores qu’il le peust estre, de souiller la jeunesse du Roy dedans le sang de tant de ses sujets […]. Et au regard du second, il estoit aussi peu faisable ; et quand bien il succederoit selon nostre intention c’estoit bastir par ce Conseil, autant d’ennemis desesperez, que de bannis. » Ainsi, aux yeux de Pasquier, l’éradication des hérétiques ne doit pas être perpétrée, car elle ne manquerait pas de provoquer une série de massacres propre à souiller le début du règne du jeune Charles IX (1560-1574) ou à enclencher une guerre civile, eu égard au poids démographique et politique du parti huguenot. Il se prononce en faveur de l’établissement de deux Églises « jusques à ce que Dieu nous eust reunis en mesme volontez » sur le modèle de la Confédération helvétique (seconde paix de Kappel en 1531) et du Saint-Empire romain germanique (paix d’Augsbourg en 1555). Cette tolérance demeure un « scandale », mais il en évite « un plus grand », celui d’une tuerie généralisée 36 .
L’ordre par la loi contre le désordre par les armes
Dans ses lettres, Pasquier évoque les massacres de Wassy et de la Saint-Barthélemy. Son propos ne s’appuie pas explicitement sur les récits pathétiques des exactions, à l’instar, du reste, de la majorité des témoignages contemporains, hormis les protestations des huguenots. En revanche, il cite les tueries pour justifier la prééminence des hommes de loi face aux professionnels de la guerre, fauteurs de la guerre civile. Après que François de Lorraine ait commis le massacre de Wassy (1e mars 1562) 37 et qu’au côté d’Anne de Montmorency, connétable de France et de Jacques Albon, maréchal de Saint-André, il ait persuadé la régente Catherine de Médicis de revenir à une politique intransigeante à l’égard des réformés, Pasquier soutient le chancelier Michel de L’Hospital qui s’entête à défendre l’édit de Janvier afin de prévenir la guerre. Contre l’avis du connétable qui avançait que « ce n’estoit à gens de robe longue, d’opiner sur le faict de la guerre », le chancelier répondit « que combien que telles gens ne sçeussent conduire les armes, si ne laissoient-ils de cognoistre quand il en falloit user ». Pasquier ajoute que cette réponse n’était pas « moins vraye, que hardie, car il n’y a rien tant à craindre en une république, qu’une guerre civile, ny entre les guerres civiles, que celle qui se faict souz le voile de la Religion ; mesmement pendant qu’un Roy pour son bas aage, n’a puissance de commander absoluement. » 38 En effet, lors d’une guerre civile, le parti victorieux non seulement affaiblit son ennemi, mais aussi le souverain lui-même, et prépare ainsi une nouvelle tyrannie, c’est-à-dire l’usurpation de l’autorité légitime à son profit 39 .
À l’occasion du massacre de la Saint-Barthélemy, l’avocat omet la masse des victimes pour ne retenir que les meurtres des chefs du parti protestant, à l’image des occasionnels édités lors des batailles. De surcroît, plutôt que d’être choqué par les violences du massacre, il note que parmi ces hommes habitués à la guerre, « il n’y en ait eu un tout seul qui ait fait la contenance de se defendre, pour arrester quelque peu, ou amuser le cours du marché. » A contrario, seul un homme de robe longue, du nom de Taverny, accompagné d’un serviteur, « a acculé la populace devant la maison l’espace de huict ou neuf heures ; ayant ceste ferme resolution en soy, après que les balles luy furent faillies, d’user de poix ; jusques à ce qu’estant destitué de tout aide, il fut tué, combattant vaillamment, aprés avoir fait sentir à uns et autres, combien son bras estoit pesant ». Loin de s’indigner de l’assassinat de civils sans défense, Pasquier préfère donc décrire la résistance héroïque de l’un des membres de sa corporation, quoique protestant, pour conclure que « la prouesse provient de nostre fonds, et que l’habit ne faict pas le moine. » 40
Ainsi, aux yeux de l’avocat, le massacre de la Saint-Barthélemy est un prétexte pour défendre le corps des magistrats, dépositaire de la tradition monarchique, c’est-à-dire la domination de la loi civile contre la tyrannie sanglante, issue de l’emprise des hommes d’armes. Cette conception médiévale de la monarchie tempérée par les parlements le conduit donc dans une contradiction 41 : il n’ose mettre en cause l’autorité du prince, coupable d’avoir au moins assumé les massacres de 1572, avec l’assentiment de la majorité des conseillers en Parlement, hostiles aux essais de tolérance civile de la décennie 1560 42 .
La loi salique contre la « loi de Rome »
Cependant, ce conservatisme induit Pasquier à défendre Henri III, puis en 1589, aussitôt le huguenot Henri IV, en vertu d’un attachement indéfectible à la coutume de la loi salique. En 1589, dans la Remonstrance aux François sur leur sédition et rebellion, publiée contre les ligueurs, après l’assassinat de leur chef Henri de Guise à Blois le 23 décembre 1588, le Politique stigmatise le caractère barbare auquel sont ramenés les Français qui osent se rebeller contre leur souverain : « Voulez vous que les Alemans, Espagnols, ou Italiens vous ravissent cest honneur, voire mesme que les nations barbares des Indes et terres Neufves, qui sont idolatres, sauvages et cruels, se mangeans les uns les autres, sacrifians les hommes à leurs idoles, et vivans comme bestes brutes, vous condamnent par l’obeissance qu’ils rendent à leurs Roys et Princes, les estimans saincts et sacrez, descendus des cieux […] » 43 .
Or, selon Pasquier, les principaux responsables de la révolution ligueuse sont les jésuites et les ecclésiastiques partisans de l’intervention romaine dans les affaires de France. En 1590, réfugié à Tours, nouvelle capitale royale contre Paris tenue alors par la Ligue, le polémiste publie L’Antimartyr de Frere Jacques Clément, de l’ordre des Jacobins... 44 Cette plaquette constitue une réponse à une apologie du régicide de Henri III, Le Martyr de Frère Jacques Clément de l’ordre Sainct Dominique (1589). Afin de dénoncer la justification du régicide de Jacques Clément, Pasquier interdit la violence privée au nom du non occides qui a pour conséquence la défense « aux hommes privez d’espandre le sang humain » et le « commandement au Magistrat de punir ceux qui l’auront espandu. » Le tyrannicide est criminel de lèse-Majesté divine car il « attente à la vie de l’homme, [donc] attente à la personne de Dieu, de qui il est l’image » et criminel de lèse-Majesté humaine car il a usurpé l’autorité du prince 45 .
Toutefois, les partisans de Jacques Clément avançaient que les exemples vétéro-testamentaires des tyrannicides légitimaient l’attentat contre Henri III. Pasquier répond qu’il ne faut pas forcément suivre les exemples bibliques « sinon l’yvrongnerie et l’inceste seroient approuvés par l’exemple de Loth et de ses filles. La paillardise par celuy de Samson. Le rapt et le meurtre par celui de David. » 46 De nos jours, assène-t-il, « il faut vivre selon les loix ». En outre, seul Dieu est autorisé à infirmer le non occides en faveur de certains personnages bibliques. Mais le régicide Clément ne se trouve pas dans le texte sacré 47 . Pasquier défend donc une conception de la révélation close selon laquelle le royaume civil est distinct du royaume spirituel : « Et ne sert rien d’alleguer pour preuve de sa vocation ses revelations. Car Jesus Christ par sa venue a mis fin à toutes revelations. Voila pourquoi ces temps sont appellez les derniers. » 48 Il s’oppose donc au messianisme ligueur qui justifie la guerre civile par l’avènement d’un temps eschatologique. Il interdit finalement au sujet de prétendre à dévoiler des manifestations divines dans le royaume temporel.
Cl. Pasquier condamne l’ensemble des justifications religieuses des troubles civils et de ses atrocités, dans le second 16e siècle. Il isole, au contraire, le prince, le seul habilité à gouverner les hommes, en vertu de sa délégation divine dans le royaume terrestre. Cette opération associe la monopolisation d’une mystique religieuse et celle de la violence au profit exclusif du prince. En contrepoint, elle déconfessionnalise partiellement l’État royal dans la mesure où le roi, même huguenot, dans sa sagesse, conduit la restauration de l’autorité politique dans le pays.
Conclusion
Lors des débats entre les tenants de la tolérance civile et les partisans de la défense de la foi unique, chacun défend la paix comme un idéal politique consubstantiel au régime monarchique. Cependant, face aux troubles, les premiers conçoivent, de manière souvent empirique, une paix politique même provisoire, alors que les seconds dénoncent la mauvaise paix qui non seulement permet le renforcement de l’ennemi confessionnel, mais plus grave, aboutit à la destruction de la vraie foi, par voie de conséquence à l’écroulement de la royauté française et donc à la victoire de Satan. Selon eux, les Politiques corrompent le mot même de paix en relativisant l’idéal par des valeurs terrestres, notamment celles d’un État fort. Les iréniques, au contraire, considèrent que seule la cessation des armes autorise la conservation de l’Église catholique, quitte à en tolérer une seconde. L’État est finalement « absolutisé » puisqu’il est le garant de la permanence de la société chrétienne, tandis que la religion devient son auxiliaire 49 .
La civilisation des mœurs qui distingue un espace public réglé par l’autorité politique et qui ne tolère pas l’immixtion de la violence privée, même au nom du différend religieux, permet de saisir la logique du discours des pacifistes. Néanmoins, au-delà de cette rhétorique, elle révèle une sensibilité face aux drames des guerres civiles. Pasquier et Montaigne condamnent sans appel la violence religieuse, en vertu de leur attachement à l’idéal humaniste de la dignité de l’homme, d’un patriotisme anti-romain et de la promotion de leur corps social, base de la monarchie française, au détriment des impératifs militaires. Cependant, face à la conjoncture chaotique, ils restent partiellement dépendants de stéréotypes dans la mesure où ils font toujours appel au topos du peuple furieux pour stigmatiser les massacreurs, sans prendre toujours garde, du moins pour Pasquier, aux contradictions internes au régime monarchique. En revanche, les deux robins ont une conscience au moins implicite du rôle moteur du sacré dans les violences extrêmes 50 . D’où leur volonté de contenir le religieux dans une « privacy » pour Montaigne ou dans la figure monarchique pour Pasquier.
Cependant, la répulsion à l’égard des massacres religieux ne peut être réduit au seul processus de la civilisation des mœurs. Des humanistes se sont enrégimentés au service d’un parti confessionnel pour justifier les exactions des guerriers de Dieu 51 . Mutatis mutandis, dans les années 1560, des hommes ordinaires, malgré leur opposition religieuse, ont conclu des pactes d’amitié pour éviter les massacres dans leur cité 52 . Enfin, la dissension religieuse n’a pas toujours impliqué l’appel au combat, mais au contraire, a parfois justifié le refus des violences au nom d’une possible concorde chrétienne 53 . En outre, à l’exemple de Bartolomé de Las Casas (1484 ? -1566), la dénonciation des violences infligées à l’égard des Indiens d’Amérique s’est appuyée sur la morale sociale chrétienne, issue du thomisme 54 . Toutefois, la civilité demeure un axe interprétatif pour saisir à la fois l’abaissement du seuil de tolérance à l’égard des violences extrêmes et la mise en place de la coexistence confessionnelle.
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André Corvisier, La Guerre. Essais historiques, Paris, PUF, 1995, p. 49. ↩
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Greengrass Mark, « Hidden Transcripts. Secret Histories and Personal Testimonies of Religious Violence in the French Wars of Religion », Mark Levene et Penny Roberts (dir.), The Massacre in History, New York-Oxford, Berghahn Books, 1999, p. 69-87. ↩
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Norbert Elias a développé cette notion dans La civilisation des mœurs, La dynamique de l’Occident et La société de cour. Les deux premiers ouvrages appartiennent dans leur version originale à un même volume en deux tomes publiés en 1939, sous le titre de Über den Prozess der Zivilisation (Bâle, Haus zum Falken). La société de cour, rédigée dès 1933, avant donc Über den Prozess der Zivilisation, ne fut publiée qu’en 1969 sous le titre Die höfische Gesellschaft... (Neuwied und Berlin, Hermann Luchterhand Verlag Soziologische Texte, Band 54). Dès 1941, Raymond Aron avait fait un compte-rendu de Über den Prozess der Zivilisation, mais de manière confidentielle. Cependant, sur sa suggestion, Jean Baechler, alors directeur de collection chez Calmann-Lévy, fit traduire le livre en 1974 et 1975 en deux tomes, auquel il ajouta La société de cour : La civilisation des mœurs, (trad. par Pierre Kamintzer), Paris, Calmann-Lévy, 1974 ; La dynamique de l’Occident, (trad. par Pierre Kamintzer), Paris, Calmann-Lévy, 1975 ; La société de cour, (trad. par Pierre Kamintzer et Jeanne Etoré), Paris, Calmann-Lévy, 1974. ↩
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Alain Brossat, « Massacres et génocides : les conditions du récit », dans Parler des Camps, Penser les Génocides, Paris, Albin Michel, 1999, p. 162. ↩
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Dans son introduction à un volume sur les guerres civiles au Liban, Jean Hannoyer souligne que le « procès de civilisation » doit être permanent si l’on veut « déjouer ses ruses, celles de la raison moderne, coupable des violences qu’elle prétend oublier. » Cf. « Introduction », dans Jean Hannoyer (dir.), Guerres civiles. Économies de la violence, dimensions de la civilité, Paris, Karthala/CERMOC, 1999, p. 11. ↩
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Stephen Mennel souligne ainsi le rapide rétablissement démocratique de l’Allemagne, après le régime nazi. Cf. « L’envers de la médaille : les processus de la décivilisation », dans Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias. La politique et l’histoire, Paris, La Découverte, 1997, p. 213-236. ↩
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La théorie de Norbert Elias découle ainsi de la définition de l’État posée par Max Weber selon laquelle l’État est une organisation qui revendique avec succès un droit de faire la loi sur un territoire, en vertu de la maîtrise du monopole de l’usage de la violence physique légitime. Cf. Économie et société, Paris, Plon, 1971, t. I, p. 57-58. Cependant, Elias refuse la distinction entre politique et économie dans la formation étatique et il insiste sur le lien entre accroissement du niveau de sécurité et de calculabilité dans la vie quotidienne à la formation de l’habitus social des individus, plutôt que sur les formes de légitimation du pouvoir étatique. Cf. Stephen Mennel, « L’envers de la médaille : les processus de la décivilisation », art. cité, p. 216. ↩
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Pour l’évolution de la dénomination de « Politique », voir Mario Turchetti, « Une question mal posée : l’origine et l’identité des Politiques au temps des guerres de Religion », dans Thierry Wanegffelen (dir.), De Michel de L’Hospital à l’édit de Nantes. Politique et religion face aux Églises, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2002, p. 357-389. ↩
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Cf. Myriam Yardeni, La Conscience nationale en France pendant les guerres de Religion (1559-1598), Paris, Publ. de la Sorbonne, B. Nauwelaertz, 1972 et « La pensée politique des "Politiques" : Étienne Pasquier et Jacques-Auguste de Thou », dans Thierry Wanegffelen (dir.), De Michel de L’Hospital à l’édit de Nantes. Politique et religion face aux Églises, op. cit., p. 495-510 et Olivier Christin, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au 16e siècle, Paris, Seuil, 1997. ↩
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Jean-Marie Constant, Les Français pendant les guerres de Religion, Paris, Hachette, 2002, p. 16-25. ↩
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Cf. Géralde Nakam, Montaigne et son temps. Les événements et les essais. L’histoire, la vie, le livre, Paris, Nizet, 1982, p. 104. ↩
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Montaigne, Les Essais, (éd. 1588), éd. de Pierre Villey, Paris, PUF, 1988, L. 2, chap. XI, p. 430 (A). « Tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté ». Ibid., L. 2, chap. XXVII, p. 700 (A). ↩
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« Je vy en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice, écrit Montaigne, par la licence de nos guerres civiles ; et ne voit on rien aux histoires anciennes de plus extreme que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m’y a nullement aprivoisé. A peine me pouvoy-je persuader, avant que je l’eusse veu, qu’il se fut trouvé des ames si monstrueuses, qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre : hacher et détrencher les membres d’autruy ; esguiser leur esprit à inventer des tourmens inusitez et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouïr du plaisant spectacle des gestes et mouvemens pitoyables, des gemissemens et voix lamentables d’un homme mourant en angoisse. » Montaigne, Les Essais, op. cit., L. 2, chap. XI, p. 432 (A). ↩
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Ibid., L. 2, chap. XXVII, p. 693-694 (A). ↩
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La parole « est un outil inventé pour manier et agiter une tourbe et une commune desreiglée ». Ibid., L. 1, chap. LI, p. 305 (A). ↩
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Dans la tradition humaniste antimilitariste, Montaigne dénigre la qualité nobiliaire de la vaillance : « Nous craignons, s’il demeure en vie, qu’il nous recharge d’une pareille. Ce n’est pas contre luy, c’est pour toy que tu t’en deffais. »Ibid., L. 2, chap. XXVII, p. 695 (A et C). ↩
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Ibid., L. 2, chap. XXIX, p. 711 (C). ↩
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Ibid., L. 1, chap. LVI, p. 321 (B). ↩
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Ibid., p. 321 (C). ↩
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Montaigne prolonge sa démonstration par la stigmatisation de la propagande protestante à l’occasion de la victoire de La Roche-Abeille (25 juin 1569) alors que l’armée du parti avait été défaite à Jarnac le 13 mars 1569 et le sera encore le 3 octobre 1569 à Moncontour : « Comme aux guerres où nous sommes pour la religion, ceux qui eurent l’advantage au rencontre de la Rochelabeille, faisans grand feste de cet accident, et servans de cette fortune pour certaine approbation de leur party, quand ils viennent apres à excuser leur defortunes de Mont-contour et de Jarnac sur ce que sont verges et chastiemens paternels, s’ils n’ont un peuple du tout à leur mercy, ils luy font assez aisément sentir que c’est prendre d’un sac deux mouldures, et de mesme bouche souffler le chaud et le froid. » Ibid., L. 1, chap. XXXII, p. 216 (A). ↩
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Ibid., L. 1, chap. XVIII, p. 77 (C). ↩
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Le 24 août, au matin, une aubépine refleurit miraculeusement dans le cimetière des Saints-Innocents. On l’interpréta comme un signe divin autorisant l’éradication des hérétiques de la capitale. Cf. Denis Crouzet, La nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994, p. 525-531. ↩
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Montaigne, Les Essais, op. cit., L. 1, chap. XX, p. 282 (A). ↩
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Ibid., L. 3, chap. XII, p. 1041 (B). ↩
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Ibid., L. 2, chap. XI, p. 432-433 (A). ↩
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Commentant le statut de la bête chez Montaigne, Elisabeth de Fontenay définit le rapport de l’homme à l’animal selon la « bénignité », ce qui signifie « exercice de la bonté sans calcul, comme celle qui lie Dieu à l’homme dans la charité ». Cette bienveillance est l’exacte inverse de la malignité que « révèle le plaisir de voir souffrir une créature innocente. » Cf. Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998, p. 349-357. ↩
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Montaigne, Les Essais, op. cit., L. 2, chap. XI, p. 428 (A). ↩
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« Les naturels sanguinaires à l’endroit des bestes tesmoignent une propension naturelle à la cruauté ». Ibid., p. 433 (B). ↩
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Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle (1626), Paris, Renouard, 1889, t. III, p. 333. ↩
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Dans le tableau du Massacre de la Saint-Barthélemy (v. 1572), François Dubois immortalise le cliché présent chez des chroniqueurs catholiques modérés comme Brantôme et protestants comme l’auteur du Réveille-Matin (1573) ou Agrippa d’Aubigné ; il est repris par l’historiographie classique et surtout romantique, au 19e siècle. Cf. Philippe Joutard et al., La Saint-Barthélemy ou les résonances d’un massacre, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1976, p. 66-68 et 110-114. ↩
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Cf. Philippe Salvadori, La chasse sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1996, p. 44-45. ↩
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Ibid., L. 2, chap. XIX, p. 671 (A). ↩
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Cf. Géralde Nakam, Les Essais de Montaigne. Miroir et procès de leur temps. Témoignage historique et création littéraire, Paris, Librairie Nizet/Publication de la Sorbonne, 1984, p. 364. ↩
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En 1590, Pasquier perd pourtant dans la même année son fils cadet François-René, tué héroïquement par l’armée de la Ligue à Meung-sur-Loire et son épouse Françoise Belin, morte d’épuisement à Tours, après avoir été emprisonnée à Paris pour avoir refusé de payer une taxe à la Sainte-Union. Il déplore la mort de cette dernière dans une lettre émouvante. Cf. Paul Bouteiller, Recherches sur la vie et la carrière d’Étienne Pasquier. Historien et humaniste du 16e siècle, Paris, ISI, 1989, p. 43-44. ↩
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Étienne Pasquier, « Lettre XIII. À Monsieur de Fonsomme » (1561), dans Lettres historiques pour les années 1556-1594, (éd. par D. Thickett), Paris, Droz, 1966, livre IV, p. 84. ↩
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Ibid., p. 84-85. ↩
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Ce massacre de plus d’une soixantaine de réformés champenois dans une grange où ils célébraient le culte servit de prétexte à la levée en armes du parti protestant le 2 avril 1562. ↩
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Étienne Pasquier, « Lettre XV. À Monsieur de Fonsomme » (1561), dans Lettres historiques pour les années 1556-1594, op. cit., livre IV, p. 100. ↩
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« Et c’estoit la raison pour laquelle ce bon citoyen Caton d’Utique, après avoir fait tout ce qu’il peut pour rompre les troubles d’entre Pompée et Cesar, et n’y ayant sceu attaindre, s’estant par jeu forcé, rendu partisan de Pompée, qui soustenoit l’autorité du Sénat de Rome ; toutes-fois il redoubtoit autant, que Pompée vint au dessus de Cesar, comme Cesar de Pompée, prevoyant que de quelque costé que fust la victoire, c’estoit non seulement la desolation et ruine de la republique de Rome, mais aussi le preparatif de nouvelle tyrannie, à celuy qui seroit le victorieux. » Ibid., p. 100-101. ↩
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Étienne Pasquier, « Lettre XI. À Monsieur Loysel, Advocat » (1572), ibid., livre V, p. 207. ↩
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Dans son édition critique des Pourparlers d’Étienne Pasquier, Béatrice Sayhi-Périgot observe que l’auteur est incapable d’opposer des réformes à un roi qui ruinerait la coutume. Il ne voit comme salut aux exactions du pouvoir que l’immobilisme, même si son expérience d’historien lui donne sans cesse des preuves de la mutabilité des régimes. Cf. Étienne Pasquier, Pourparlers, (éd. critique et commentée par Béatrice Sayhi-Périgot), Paris, Champion, 1995, p. 541-542. ↩
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Jean-Louis Bourgeon a montré que le Parlement de Paris n’était pas étranger au massacre parisien de 1572. Cf. L’assassinat de Coligny, Genève, Droz, 1992, p. 31. Cependant, dans son étude sur le Parlement de Paris au temps des guerres de Religion, Sylvie Daubresse infirme cette thèse en soulignant que les conseillers visent avant tout l’ordre public par le respect des coutumes du royaume. Cf. Le Parlement de Paris ou la voix de la raison (1559-1589), Genève, Droz, 2005, p. 193-202. ↩
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Étienne Pasquier, Remonstrance aux François sur leur sédition et rebellion, (1589), dans Écrits politiques, (textes réunis, publiés et annotés par D. Thickett), Genève, Droz, 1966, p. 130-131. ↩
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Étienne Pasquier, L’Antimartyr de Frere Jacques Clément, de l’ordre des Jacobins. C’est à dire : S’il a justement tué le feu Roy de treheureuse memoire Henry troisiesme, et s’il doit estre mis au rang des Martyrs de Jesus Christ. Avec Une belle Remonstrance aux François, (1590), ibid., p. 187-246. ↩
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Ibid., p. 207-208. ↩
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Ibid., p. 214. ↩
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« Or qu’ils [les ligueurs] nous monstrent en l’Escriture sainte la vocation de frere Jacques l’Inclement. Ou est ce qu’il est escrit ? En ce temps la Dieu suscitera frere Jacques Clement, natif de Sorbonne, etc. » Ibid., p. 214. ↩
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Ibid., p. 215-216. ↩
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Cf. Marie-Madeleine Fragonard, « Donner toute priorité à la paix du Royaume : un argument des Politiques », dans Thierry Wanegffelen (dir.), De Michel de L’Hospital à l’édit de Nantes, op. cit., p. 419-438. ↩
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Jean-Marie Apostolidès avance que le massacre de la Saint-Barthélemy marque non seulement la fin de la communauté chrétienne, mais opère aussi une transformation des sensibilités. La création humaine ne peut plus avoir une signification magico-religieuse immédiate face au massacre. S’engage alors une symbolisation des cruautés par l’écrit, éloignée de l’idéal religieux : l’homme doit affronter la faute inexpiable de la « catastrophe ». Au 17e siècle, le succès de la tragédie illustre ce processus ; le spectacle du tyran qui tue la victime innocente déculpabilise le spectateur en sympathie avec le héros souffrant. S’amorce ainsi « une civilisation de la faute. » Cf. Héroïsme et victimisation. Une histoire de la sensibilité, Paris, Exils Édition, 2003, p. 109-132. ↩
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Ainsi, dans l’Hydre deffaict, Ronsard célèbre la victoire de Henri d’Anjou à la bataille de Moncontour (1569) en des vers frénétiques : « Il faut tuer le corps de l’adversaire, / Sans le laisser par tronçons rechercher ; /[…]/ Et rien ne sert de combatre à demy : / Il faut du tout vaincre son enemy […] / (Couper) les chefs au Serpent Hugnotique » Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994, t. II, p. 628. ↩
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Mark Konnert énonce l’hypothèse que les violences religieuses sont moins plausibles dans les cités de 10 000 habitants ou moins dans la mesure où le rassemblement d’une foule assez grande pour aboutir à un processus de désindividuation et de déshumanisation, à l’origine du massacre, est plus difficile tandis que les solidarités de voisinage sont supérieures à l’hostilité confessionnelle. Cf. « La tolérance religieuse en Europe aux 16e et 17e siècles. Une approche issue de la psychologie sociale et de la sociologie », dans Thierry Wanegffelen (dir.), De Michel de L’Hospital à l’édit de Nantes, op. cit., p. 97-113. De même, Olivier Christin insiste sur les solidarités urbaines face au danger de la soldatesque et sur le regain de l’activité politique locale, stimulée par les paix de religion. Cf. La paix de religion, op. cit., p. 73-102. ↩
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Cf. Gilbert Gadoffre, Du Bellay et le sacré, (1e éd. 1978), Paris, Gallimard, 1995 ; Mario Turchetti, Concordia o tolleranza ? François Baudoin ei « moyenneurs », Genève, Droz, 1984 ; Thierry Wanegffelen, Ni Rome, ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au XVIe siècle, Paris, Champion, 1997. ↩
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À la fin de son Histoire apologétique des Indes (écrite entre 1555 et 1559), Bartolomé de Las Casas écrit qu’il « n’existe aucune sorte d’hommes, si incultes et mal policés qu’ils soient, quelles que soient l’énormité et la bestialité des péchés où ils se trouvent enlisés, qui ne soient capables de recevoir la doctrine du Christ et de recouvrer ainsi la santé, car à tous le Christ a donné la capacité d’être enseignés et guéris. » Cité par Alain Milhou, « L’Amérique », dans Jean-Marie Mayeur et al. (dir.), Histoire du christianisme, T. VIII Le temps des confessions (1530-1620), Paris, Desclée, 1992, p. 738. ↩