Les péripéties complexes de la réception du programme philosophique que Jacques Derrida mettait en oeuvre depuis la fin des années soixante, le programme connu sous le nom de la déconstruction, restent inséparables d’une certaine accusation, soulevée contre lui surtout dans le contexte anglo-saxon, à savoir l’accusation d’un relativisme et, par voie de conséquence, l’accusation d’irresponsabilité (érigée, prétend-on, en principe philosophique). Une telle accusation, tout en étant injustifiée (comme on va essayer de le démontrer), n’est pas, néanmoins, tout-à-fait illogique : depuis le début (et surtout au début), la cible privilégiée de la critique derridienne et l’objet de ses analyses subtiles, c’est une certaine nostalgie des origines. Elle forme, dans la perspective derridienne, le ressort même de la métaphysique occidentale et prend la forme d’un besoin - éprouvé, que ce soit explicitement ou implicitement, par les philosophes dont les textes forment l’objet de l’interprétation déconstructrice - d’ancrer le discours dans un principe transcendantal (le plus souvent inavoué au niveau de l’anatomie du texte) qui, en tant que tel, conditionne tous les autres éléments de l’argumentation, sans être pourtant admis précisément comme un principe transcendantal et comme un principe conditionnant. Bref, Derrida essaie de démontrer que la plupart des textes qu’il interprète font jouer, à leur racine même, ce qu’on pourrait appeler une "conditionnalité irréfléchie", dont le rôle principal s’avère trouver son importance là où le texte affiche le caractère inconditionné de ses points de départ théoriques (c’est le cas de Husserl, de Rousseau, de Lacan, de Lévinas etc.). Contre cette obsession de fondement, Derrida oppose ce qu’il appelle la "dissémination" textuelle, à savoir une lecture des textes (littéraires et philosophiques) qui renonce à bâtir sa démarche à partir d’un "point de fuite" métaphysique et lui substitue - partant des concepts que Derrida désigne comme "indécidables", tel le pharmakon célèbre chez Platon ou hymen chez Mallarmé, les concepts cachés, très souvent, dans les plis, dans les coins sombres des textes interprétés - une sorte de flottement libre des signifiants, leur "liberté" consistant à admettre une infinitude fondamentale des contextes dont la superposition ne peut être amenée à un terme qui constituerait le point final de l’interprétation ou de la lecture. C’est une tendance qui va trouver son apogée dans les textes qu’on aurait envie d’appeler "burlesques" : par exemple Glas, un des plus grands livres que Derrida ait jamais écrits, une confrontation à la fois sérieuse et ironique de Hegel et de Genet, qui s’éloigne explicitement de ce qu’on appelle, couramment, l’interprétation, au profit d’un jeu de certains signifiants sur lesquels le rapprochement en question se trouve fondé et qui, parfois, sont dépourvus de valeur sémantique déterminable (plutôt que sur les ressemblances au niveau de la signification 1 ), ou bien Éperons (les styles de Nietzsche), en lequel le glissement infini des contextes possibles de la lecture est démontré par l’interprétation infinie de la phrase nietzschéenne "J’ai oublié mon parapluie" (qui, selon les critères courants, n’est pas la phrase la plus importante dans l’oeuvre de Nietzsche). Ce mouvement de la pensée déconstructrice, Derrida lui-même va la résumer par le mot d’ordre célèbre : "Il n’y a pas de hors-texte". 2
On ne s’étonnera donc pas qu’un tel renoncement à toute fixité du sens, de la signification et - au sens plus large - des valeurs ait eu pour conséquence l’accusation mentionnée plus haut. Si toute signification est un produit essentiellement infini, si tout sens, en tant que quoi que ce soit de définitif, est toujours contestable et peut être dissout (ou différé, comme le dit Derrida) dans le glissement contextuel des signifiants qui ne dispose d’aucun point fixe et stable, qu’en est-il de la responsabilité ? Au nom de quoi doit-on être responsable, au nom de quelle valeur ou de quelle croyance ? La notion courante de responsabilité semble présupposer précisément un système de valeurs universels, valable pour tout le monde, indépendant du contexte, bref, transcendantal (songeons à Kant et à l’impératif catégorique).
Or, en ce qui concerne la question de la responsabilité, un vrai tournant se manifeste dans l’oeuvre de Derrida : depuis les années 80, le mot "responsabilité" apparaît de plus en plus souvent dans ses textes. Très sommairement, on pourrait dire que Derrida essaie de construire une certaine théorie de la responsabilité sans abandonner complètement sa critique de la métaphysique qu’il a forgé auparavant. Cette théorie de la responsabilité (qui est indissolublement liée à la notion de différence, concept clé de la déconstruction) est exposé, de manière très claire et instructive, dans les dialogues que Derrida a mené avec Elisabeth Roudinesco et qui ont pris la forme d’un livre s’intitulant De quoi demain (que je vais prendre comme un point de départ). Le tournant en question s’incarne dans plusieurs thèmes concrets dont je ne vais souligner que quelques-uns :
1. La conception de l’altérité
La responsabilité, au sens le plus radical du terme, va de pair avec une certaine vision de l’altérité. C’est la question de l’altérité que nous permet de mesurer la résonance entre la pensée de Derrida est celle du plus grand penseur de l’altérité, non seulement dans la philosophie moderne mais peut-être dans l’histoire de la philosophie en son entier, à savoir Emmanuel Lévinas (qui a, au cours des années 60, fait objet, de la part de Derrida, d’une critique assez sévère, quoique non dépourvue de perspicacité, mais dont Derrida s’est de plus en plus rapproché au cours des années pour proposer, à la fin de son itinéraire intellectuel, une conception de l’altérité qui est, en fin de compte, plus large que la lévinassienne). Tandis que pour Lévinas, l’altérité - et on sait la radicalité que Lévinas a prêté à ce terme : l’autrui lévinassien est radicalement autre, on ne peut l’intégrer dans ce que Lévinas appelle "le même" qu’au prix de ce qu’il n’hésite pas à appeler "le meurtre" - est un fait essentiellement humain (l’altérité est explicitement traitée comme l’altérité d’un autre être humain), chez Derrida, cette notion reçoit une signification bien plus large :
"Cela (l’altérité, ce que Derrida appelle l’événement au sens fort du terme) peut être aussi bien une « vie », ou même un « spectre » de forme animale ou divine sans être « l’animal » ou « Dieu », et non seulement un homme ou une femme, ni une figure sexuellement définissable selon les assurances binaires de l’homo- ou de l’hétérosexualité." 3
Une telle rencontre avec une telle altérité (qui se définit, si l’on peut dire, précisément par l’impossibilité de se laisser définir - trait commun qu’elle partage avec altérité lévinassienne) appelle de ma part responsabilité. Mais il faut tout de suite ajouter que si la différence joue un rôle majeur dans une telle acception de l’altérité - l’autre se caractérise par la différence, mais par la différence asymétrique : c’est-à-dire par la différence qui ne me donne aucune possibilité de me déterminer moi-même comme un terme symétrique dans la rencontre avec l’altérité, car celle-ci me dépasse dans une dissymétrie absolue, irréductible et infranchissable -, il n’en est pas de même avec la notion de tolérance. Il s’agit, pour ainsi dire, d’une responsabilité imposée avant toute tolérance : l’altérité, ça ne se tolère pas, c’est quelque chose dont je ne peux pas ne pas être responsable avant même que je puisse prendre une décision, quelle qu’elle soit.
"Voilà ce que peut être, ce que doit être un événement digne de ce nom, une arrivance qui me surprenne absolument et à quoi et à qui, de quoi et de qui je ne puisse pas, je ne doive plus ne pas répondre - de façon aussi responsable que possible : ce qui arrive ou qui fond sur moi, ce à quoi je suis exposé, au-delà de toute maîtrise. Hétéronomie, donc, l’autre est ma loi." 4
On voit quand même que malgré les passages innombrables où Derrida affirme - dans De quoi demain... - la continuité de son projet philosophique depuis le début jusqu’à la fin 5 , il y a une transformation complète (qui nous permet, je crois, de parler d’un véritable tournant dans la pensée derridienne) du point de vue ou même du fondement même de la démarche théorique : cet événement absolu qu’est la rencontre avec l’altérité, cette "arrivance de l’arrivant", n’est-elle pas une instance qui se situe précisément hors de tout contexte (le contexte de mon attente, le contexte de la calculabilité, le contexte de la maîtrise), qui arrive imprévisiblement au-delà de toute signification que je puisse lui assigner, bref, n’est-elle pas un "hors-texte"par excellence" ? Tout nous porte à croire que cette notion de responsabilité, tel que Derrida l’élabore dans cette dernière période de sa pensée, implique un abandon très radical des présupposés qui avaient formé, au début, la démarche déconstructrice.
2. La politique contextuelle
Il n’en reste pas moins qu’une telle vision, quelqu’admirable qu’elle puisse être, reste assez difficile à concilier avec la pratique politique ou sociale impliquant une vie intersubjective, une existence parmi les autres êtres humains (mais aussi non-humains 6 ) qui demande une sortie du mutisme a-signifiant où la conception derridienne de l’altérité semble nous enfermer. Il serait très injuste de limiter la pensée du dernier Derrida à une métaphysique abstraite n’ayant pas de liens avec la pratique. Dans le domaine de la pratique (ou de la politique concrète, pour être plus précis), les (non-)principes de la déconstruction s’avèrent représenter un point de départ remarquable pour une certaine politique contextuelle, ce dernier mot ne voulant pas indiquer un relativisme ou un opportunisme, mais la nécessité d’une prudence qui devrait nous empêcher de nous enfermer dans une position rigide au point que nous serions obligés de tenir sans les prendre en considération les nuances imposées à une problématique spécifique par le contexte dans lequel cette problématique s’est formée. Ici, Derrida dirait, sans aucun doute, que les termes de différence et de tolérance, en tant que tels, sont dépourvus de sens, qu’ils ne peuvent être utilisés qu’au pluriel (il n’y a que les différences et les tolérances) et qu’ils ne prennent du sens que dans les cas spécifiques et dans des situations concrètes. Il en va de même de l’attitude à prendre envers tel ou tel problème. Cette prudence, Derrida ne cesse pas d’en donner la preuve tout au long du dialogue et c’est ici que se manifeste la véritable force de la pensée déconstructrice, y compris dans cette période tardive : l’importance du contexte était toujours un des enjeux majeurs de la déconstruction et il est fascinant de voir comment l’accent mis sur cette appartenance contextuelle, qui est propre à tel problème ou à telle question actuelle, n’aboutit aucunement - comme on aurait tendance à le croire - à un relativisme ou un contextualisme. Bien au contraire, cela conduit à l’ouverture d’esprit, à une capacité de percevoir et de prendre au sérieux les nuances variées par lesquelles le problème en question est accaparé. A cet égard, E. Roudinesco manifeste une certaine tendance à enfermer la question dans une alternative rigide (comme si l’on était obligé d’adopter a priori une attitude définitive), tandis que Derrida insiste sur la nécessité de mesurer toutes les conséquences de raisonnement qui nous mèneraient à prendre une telle attitude (sans, pourtant, vouloir esquiver une prise de position). Soit le problème du sexual harrassement. E. Roudinesco n’y va pas par quatre chemins : "Les interdits sur la sexualité, s’agissant d’un élève et d’un professeur, me paraissent insensés, même si l’un exerce un pouvoir transférentiel plus évident sur l’autre." 7 A Derrida de souligner que "la figure du mal, c’est l’abus d’une autorité hors de son champ d’exercice supposé normal". 8 Roudinesco répond que cela lui paraît "aberrant" en ajoutant - un argument dont je ne peux pas m’empêcher de dire qu’il me paraît très faible - que "dans les passions amoureuses, il y a toujours du pouvoir et de l’emprise de l’un sur l’autre, de l’un et de l’autre" (Roudinesco semble oublier que dans la plupart des cas qui tombent sous la loi du "harcèlement sexuel", il ne s’agit pas, précisément, des passions amoureuses, mais d’un abus de pouvoir institutionnel qui va - plus souvent qu’on ne le croit - frôler un véritable chantage, voire la terreur). Et Derrida a tout-à-fait raison de rétorquer que "ladite « violence psychique » peut atteindre à des degrés et des formes de cruauté, comme on dit, qu’il ne faut jamais sous-estimer." 9 Derrida ne se présente donc pas comme un défenseur, un partisan sans réserves des lois condamnant le harcèlement sexuel, mais il ne manque pas de souligner les problèmes très graves qu’une telle loi permet de traiter. Une telle loi peut être abusée, bien sûr - mais c’est précisément là qu’il faut juger selon le contexte : c’est le fondement même du principe que Derrida recommande, le principe de la vigilance. C’est au nom de ce même refus de se laisser enfermer dans des alternatives tranchées que Derrida propose d’abandonner l’alternative toute faite entre les soi-disant naturalisme et constructivisme dans le domaine des gender studies. 10 Il se montre méfiant, en ce qui concerne les dangers prétendus du clonage 11 , il défend, avec une admirable ténacité combinée avec une prudence extrême, les droits des animaux 12 , etc. Ici, la démarche déconstructrice s’avère être tout autre chose qu’un relativisme ou qu’une absence de responsabilité : au contraire, c’est une forme de responsabilité aiguë qui recommande, avant de juger, de peser toutes les circonstances contextuelles, toutes les conséquences possibles, afin que la décision finale (qui s’arroge le droit de ne pas être finale si les circonstances changent) soit aussi responsable que possible.
La peine de mort
Parmi les questions que les deux auteurs traitent, il y en a une qui, selon Derrida, requiert une décision sans compromis : c’est la question de l’abolitionnisme. Dans cette défense inconditionnelle de l’abolition du châtiment suprême, Derrida va rencontrer la philosophie transcendantaliste - Kant, en particulier - qui se présente comme un adversaire dont les arguments (les arguments pour la peine de mort) doivent être mis en doute :
"Tant qu’on n’aura pas élaboré et effectivement accrédité (ce n’est pas encore fait) un discours abolitionniste à la hauteur des principes inconditionnels, au-delà des problèmes de finalité, d’exemplarité, d’utilité, et même de « droit à la vie », on ne sera pas à l’abri d’un retour de la peine de mort..." 13
C’est, comme on l’a déjà dit, Kant qui forme la cible privilégiée de la critique de Derrida, car c’est justement Kant qui a développé un argument transcendantaliste en faveur du châtiment suprême, un argument qui n’est pas fondé sur les notions d’utilité ou de dissuasion, mais sur un "impératif catégorique" du droit pénal, s’appuyant sur le concept de la "dignité humaine" (Wurde) qui requiert "que le coupable soit puni parce qu’il est punissable, sans aucun souci d’utilité, sans aucun intérêt sociopolitique d’aucune sorte." 14 Cette volonté de se confronter avec Kant (une volonté qui peut surprendre, chez Derrida qui, dans ses autres ouvrages, parle très peu de Kant) s’impose à Derrida à cause de cette revendication d’élaborer un contre-discours (un discours abolitionniste) qui suivrait les mêmes règles, c’est-à-dire qui ne serait pas fondé sur des données empiriques d’aucune sorte, mais sur les principes de la raison, pour s’exprimer de la manière kantienne. Derrida dit :
"Tant qu’on n’aura pas fait apparaître de l’intérieur, dans la rigueur du concept, les failles d’un tel argumentaire, tant qu’on n’aura pas déconstruit, si vous préférez, un discours de type kantien, ou hégélien, qui prétend justifier la peine de mort de façon principielle, sans souci d’intérêt, sans référence à la moindre utilité, on s’en tiendra à un discours abolitionniste précaire, limité, conditionné par les données empiriques et, par essence, provisoires d’un contexte, dans une logique des fins et des moyens, en deçà d’une stricte rationalité juridique." 15
On voit que Derrida - en traitant la question de l’abolitionnisme - abandonne résolument le principe de la contextualité qu’il avait promu dans d’autres parties du livre. Dans le cas de la peine de mort, c’est un geste louable et irréprochable, sans aucun doute. Mais suivons les difficultés qu’il ne manque pas d’apporter. Dans le premier passage cité, Derrida propose d’élaborer un discours contre la peine de mort, un discours fondé sur les principes inconditionnels aussi forts que le discours kantien ; dans le deuxième passage, il propose de déconstruire ce dernier discours. Tandis que dans le première perspective, ce qui est revendiqué, c’est une approche constructiviste (il s’agit de construire, d’élaborer un contre-discours), dans le deuxième cas, c’est le vieux principe de la déconstruction qui se trouve mis en jeu. Comment cette déconstruction procède-t-elle ? Derrida propose de déconstruire, de démontrer la perméabilité entre la sphère privée (la sphère de la poena naturalis, comme le dit Kant) et la punition proprement dite (la poena forensis) ; on ne peut plus distinguer, dit Derrida, "la sphère du droit pur, immun, sauf, non contaminable par tout ce dont on voudrait le purifier : l’intérêt, la passion, la vengeance, la pulsion sacrificielle (…), la logique des pulsions..." 16 Bien que Derrida n’ait pas le temps, comme il le dit expressément lui-même, de développer son argument en détail, une telle déconstruction paraît fort insuffisante : c’est Kant lui-même qui a traité cette question (la question de l’intervention des penchants dans la sphère de la raison) et qui a renvoyé les penchants dans un domaine qui n’a rien à voir avec la loi morale. Le condamné doit revendiquer lui-même sa punition en tant qu’être raisonnable et les penchants individuels n’ont rien à voir avec une telle revendication. Plus faible encore paraît l’argument suivant :
"C’est que Kant insiste avec autant de rigueur sur l’impératif qui commande, par respect pour la personne du condamné, de ne lui infliger aucun « mauvais traitement », aucune violence qui viendrait avilir la « personne » dans sa « personnalité innée » […] ; or on ne pourra jamais démontrer qu’une exécution ne comporte aucun « mauvais traitement » de cet ordre." 17
On s’avisera aisément que l’argument derridien abandonne la sphère de la raison, c’est-a-dire la sphère de l’argumentation kantienne que Derrida prétend déconstruire, pour mettre l’accent purement et simplement sur les données empiriques : le fait qu’on ne puisse pas démontrer que le condamné (tel ou tel condamné empirique) n’est pas soumis à un mauvais traitement a très peu à voir avec l’argument kantien. Tout nous porte à croire, donc, que ce procédé déconstructif 18 - malgré ses mérites partiels - n’a pas atteint son but (il est, de toute évidence, difficile de déconstruire Kant). 19
Les quelques remarques très sommaires que nous nous sommes permis à propos du livre remarquable de Derrida et Roudinesco ne devraient pas, bien sûr, suppléer à la lecture de ce livre même (ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un des rares livres où Derrida s’exprime d’une manière parfaitement accessible, même pour un non-philosophe). Nous voulions simplement mettre en relief trois thèmes qui peuvent être situés, d’une manière ou d’une autre, par rapport à la question de la différence et de la tolérance : différence avant la tolérance (la rencontre de l’altérité) ; les différence et les tolérances (la revendication de l’approche contextuelle qu’entraîne la pluralisation) ; au-delà de la différence et de la tolérance au nom du principe moral (la revendication d’un discours abolitionniste qui transcenderait les données empiriques). Trois figures (parmi d’autres) qui constituent comme la trame de la pensée du dernier Derrida, un philosophe dont la pensée n’a jamais cessé de nous forcer à nous confronter avec les deux notions d’une manière tout-à-fait nouvelle.
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En témoigne le jeu de mots fondé sur la prononciation française du nom de Hegel et le mot "aigle", dont Derrida n’hésite pas a tirer quelques conséquences théoriques, aussi bien que le signifiant "gl-" qui forme le point de départ principal pour son interprétation de l’écriture de Genet. ↩
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Mais il ne faut pas oublier que l’envers de cette subtilité dont Derrida nous a donné la preuve en lisant certains textes et qui en fait, sans aucun doute, un des plus grands penseurs du 20e siècle, c’est, dans certains de ses livres, un certain "schématisme" déconstructif, consistant à insinuer, si l’on peut dire, la "conditionnalité irréfléchie" au texte interprété, au lieu de l’y trouver. Un cas exemplaire, c’est, je crois, sa lecture de Benjamin dans Force de loi (Galilée, Paris 1994), où il va jusqu’à trouver une résonance entre certaines thèses proposées par Benjamin (dans Sur la critique de la violence) et ce qui va devenir plus tard, dans l’idéologie nazie, "la solution finale". Il suffit de lire tant soit peu le texte de Benjamin pour s’aviser qu’une telle imputation est non seulement injuste, mais franchement absurde. ↩
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J. Derrida, E. Roudinesco, De quoi demain..., Fayard/Galilée, Paris 2001, pp. 90 - 91. La dimension "spectrale" de l’altérité a déjà été développée dans Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, à partir de la lecture de Hamlet de Shakespeare. ↩
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Ibid. ↩
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Affirmations qui ne doivent pas nous tromper : c’est une obsession des grands philosophes (tel Heidegger) d’affirmer qu’il n’ont, en fait, jamais changé (seulement modifié) leurs points de vue, malgré le fait que la lecture même superficielle de leurs écrits nous prouve le contraire. ↩
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Cf. le chapitre remarquable "La violence contre les animaux", De quoi demain..., pp. 105 - 127. ↩
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Ibid., p. 58. ↩
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Ibid. ↩
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Ibid., p. 59 - 60. ↩
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"Je voudrais éviter de me laisser enfermer dans l’alternative naturalisme/constructivisme. Et je ne tiens pour légitime aucune des nombreuses oppositions conceptuelles qui sont appelées, présupposées ou tenues pour acquises dans une telle alternative." Ibid., pp. 72 - 73. ↩
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"Il faut analyser aussi cette compulsion imaginaire à appréhender le pire, le monstrueux (on en a eu bien d’exemples dans l’histoire des sciences et des techniques), et ne pas traiter la question comme si elle était une et indissociable. Il y a différents problèmes sous ce nom de clonage. On ne peut pas se prononcer pour ou contre le clonage en général. La aussi, il vaut mieux préparer une approche différenciée, progressive. Sans se laisser paralyser, sans céder à une réaction législative apeurée, à une réponse politique réactionnelle sous la forme du « tout ou rien »." (Ibid., p. 95). ↩
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C’est un argument franchement très bizarre que Roudinesco propose en invoquant - d’une manière fort simpliste - la psychanalyse : "D’un point de vue psychanalytique, la terreur de l’ingestion de l’animalité peut être un symptôme d’une haine du vivant poussée jusqu’au meurtre. Hitler était végétarien." Et Derrida de rétorquer : "Certains ont osé tirer argument de ce végétérianisme de Hitler. […] Ce réquisitoire caricatural procède à peu près ainsi : « Ah, vous oubliez que les nazis, et Hitler en particulier, furent des sortes de zoophiles ! Donc aimer les animaux, c’est haïr ou humilier l’homme ! La compassion pour les animaux n’exclut pas la cruauté nazie, elle en est même le premier symptôme ! » - L’argument me paraît grossièrement fallacieux. Qui peut accréditer une seconde cette parodie du syllogisme ? Et où nous conduirait-il ? A redoubler la cruauté envers les animaux pour faire la preuve d’un humanisme irréprochable ? "(Ibid., p. 115). ↩
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Ibid., p. 220. ↩
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Ibid., p. 243. ↩
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Ibid., p. 243. ↩
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Ibid., p. 244. ↩
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Ibid., p. 247. ↩
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Procédé déconstructif qui, cette fois, se situe au-delà de la tolérance et de la différence en tant que concepts empiriques, revendiqués dans les deux premiers cas. ↩
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Il y a, pourtant, un argument transcendantaliste contre la peine de mort qu’on trouve, curieusement, chez le marquis de Sade. Si le meurtre d’un être humain est un acte de la transgression (dit à peu près Sade), un fait anormal puni en tant que tel par la loi, il ne peut jamais devenir une norme universelle (ce qui serait le cas de la peine de mort). Si la transgression devient la norme, la norme se détruit elle-même. ↩