La RDA a été, dans ses quarante ans d’existence, un État basé sur le modèle politique et social de l’URSS. Cependant, il ne faudrait pas considérer qu’il ne fut qu’une annexe ou un simple « satellite ».
La RDA a bel et bien été un État allemand, construit sur une culture, une nation fondées sur des coutumes singulièrement allemandes. Certes, si dans un premier temps la tradition historique prussienne et la culture bourgeoise ont été rejetées, un travail de réappropriation a été entrepris à partir des années 1970 grâce au tournant historiographique consécutif à la controverse d’« Erbe und Tradition » 1 . En reconnaissant les traditions de l’Histoire allemande - et non plus seulement l’héritage « progressiste » - la RDA ne se dotait plus uniquement des caractéristiques d’un État communiste construit « en réaction », mais se pensait comme un État, allemand avant tout, voire même comme « die Krönung der ganzen deutschen Geschichte. » 2 [Meier, Schmidt, 1988, p. 15]
Toutefois, il ne s’agissait pas d’une négation de l’héritage communiste. La RDA avait également créé ses propres mythes doublés d’une symbolique particulière. Cette construction apparaît comme ayant été une nécessité pour un État dont la naissance, sur les ruines du troisième Reich, ne pouvait que rejeter toute forme de spécificité historique allemande.
Le mythe de l’Antifascisme des dirigeants est-allemands pendant la deuxième guerre mondiale servait de base à la construction politique de l’État. Il fallait également créer une pré-histoire à sa création. Pour cela utiliser l’événement des révolutions de 1918-1919, plus communément caractérisé de « Révolution de Novembre », permettait de légitimer un passé révolutionnaire imposé par la force des chars soviétiques.
Les mythes de la Nation est-allemande ont été créés à partir de la geste révolutionnaire de 1918 et utilisés en grande partie grâce à la dialectique communiste. Il était question de transformer un échec - celui de la révolution bolchevique violente face à la révolution démocratique de la social-démocratie - en victoire potentielle sur le long terme. Cette victoire s’exprime par la création de la RDA, laquelle n’aurait pas été possible sans cette révolution ; il s’agit aussi, et surtout, d’une victoire car son récit a créé les mythes constitutifs, mais néanmoins reconstruits, de la nation est-allemande. Même si elle fut un échec, dans le sens marxiste du terme, la révolution aurait été un moment symbolique de l’Histoire allemande. L’étude historique a servi en partie de relais à la création de ces symboles, moins en regard de l’événement lui-même, que par les figures emblématiques que furent ses principaux acteurs, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.
Les deux révolutions, novembre et janvier, sont apparemment dans la même lignée, mais ont été décrites de manières différentes. La « Révolution de Novembre » était perçue comme un élément politique par lequel on devait apprendre. Celle de janvier, comme une allégorie, un mythe.
Les révolutionnaires de janvier
Le groupe Spartacus, issu de l‘extrême gauche allemande, et précurseur du parti communiste allemand 3 , n’a pas joué de rôle fondamental dans la « Révolution de Novembre » de 1918. Il n’a été que le sursaut des forces communistes de janvier 1919. Le KPD 4 en tant qu’inspirateur direct de cette action, et l’historiographie est-allemande, ont attribué au groupe un rôle plus important que celui qui avait été le sien.
C’est peut-être la seule victoire de la pensée communiste à propos de la période dite de « la Révolution de Novembre », d’avoir pu se doter de mythes. Les mythes fonctionnent non seulement comme exemple constructif, mais aussi comme repoussoir. Jusqu’à la chute du mur, le groupe Spartacus et l’insurrection de janvier 1919 furent considérés, y compris par l’historiographie de l’Ouest, comme un élément singulier de la « Révolution de Novembre ».
Cette insurrection prend ses racines au début du mois de janvier 1919, lorsque le préfet de police de Berlin, Emil Eichhorn, proche de l’aile gauche de l’USPD, fut démis de ses fonctions. On lui reprochait en effet, d’avoir fait de la Préfecture de Police « un centre de pouvoir pour le moins déloyal au gouvernement » [Möller, 2005, p. 64]. L’insurrection débuta le 5 janvier et prit fin lorsque la Préfecture de Police fut prise d’assaut, le 12, par les forces gouvernementales. La révocation du Préfet de Police fut un élément déclencheur, mais ce fut, surtout pour les communistes, l’occasion « d’empêcher par la rue ce qui ne pouvait pas être empêché par les organes révolutionnaires » [Möller, 2005, p.65].
Le premier auteur est-allemand à avoir écrit sur cette période, Alexander Abusch considère cependant « "qu’un putsch spartakiste" n’existe qu’en tant que légende née de la propagande anti-bolchevique en janvier 1919 » [Abusch, 1946, p. 212] 5 . Or, l’examen des faits lui donne tort. Il tentait de cette manière de dégager la responsabilité du KPD. Selon lui - en accord avec le dogme marxiste-léniniste - l’insurrection, orchestrée par le KPD naissant, ne pouvait échouer dans son action révolutionnaire. Sa vision était fortement imprégnée du pessimisme historique et de la « théorie de la misère » 6 , laquelle trouva dans le matériau du soulèvement spartakiste un argument de poids. L’Histoire allemande d’avant 1945 aurait été dominée par la misère, puisque les soi-disant « forces progressistes » auraient toujours été inférieures aux supposées « puissances réactionnaires ». Le nom même du groupe "Spartacus" symboliserait cette destinée des forces révolutionnaires en Allemagne. Pour les fondateurs du mouvement, référence à Spartacus, esclave qui, s’étant libéré de ses chaînes, avait réussi à entraîner avec lui ses compagnons, auxquels il servait de guide. Nom évidemment symbolique de la lutte du groupe asservi contre un pouvoir « despotique ». Le parallèle ne devait pas aller plus loin. Dans une certaine mesure, Alexander Abusch l’a interprété comme un nom déterminé. Le mouvement, par son appellation même, était destiné à finir dans des conditions aussi tragiques que son modèle [Abusch, 1946, p.210]. Ainsi, l’éparpillement, dans les rues de Berlin, des corps des insurgés défaits a pu être comparé aux routes menant à Rome où les esclaves avaient été mis en croix. Enfin, on peut considérer que la comparaison a été menée à son terme : Spartacus fut considéré comme « l’esclave qui a fait trembler Rome », le groupe Spartacus comme celui qui aurait pu faire basculer la destinée de la République de Weimar.
En 1949, l’instauration d’un État communiste a rompu avec ce pessimisme historique 7 . L’insurrection y a été traitée comme un acte héroïque, ses acteurs considérés comme des héros.
La « Révolution de Novembre » était considérée dans son déroulement comme une succession d’échecs produits par un manque ou un élément contradicteur. La révolution contenait cependant dans l’historiographie est-allemande des points positifs. Les hommes et les femmes qui en étaient à l’origine furent placés sur un piédestal.
Des figures héroïques
Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht ont été les allégories de cette révolution de 1918, qui trouva sa fin en janvier 1919, dont ils furent les figures emblématiques. Ils ont été, par le biais de l’historiographie officielle, glorifiés comme héros de cette période. Cette historiographie montre ici pleinement son caractère de légitimation. Les figures de Liebknecht et de Luxemburg relevaient davantage de l’hagiographie moderne que de l’étude scientifique du rôle et des actions des personnages historiques. Les historiens de l’Est ne se sont attachés que très succinctement à leurs agissements pendant la révolution. Ils se sont plus attardés sur leur dimension héroïque, c’est-à-dire sur l’impression laissée. Ainsi fut construite la légende des « héros de la révolution ». Le vocabulaire lyrique utilisé est celui de l’exaltation. Wolfgang Ruge, historien est-allemand spécialiste de la République de Weimar, décrivit Karl Liebknecht comme le « penseur courageux et inspiré de la poésie immortelle du combat de la liberté, l’ardent antimilitariste, et l’intègre tribun populaire » [Ruge, 1969, p.26] 8 . Cependant, il ne tenta jamais d’expliquer, ni d’argumenter en ce sens. Il ne citait aucun discours de Liebknecht où la guerre aurait été fustigée par le recours à une rhétorique des plus fines. Il utilisa la même verve pour décrire Rosa Luxemburg, « théoricienne flamboyante, l’une des femmes les plus intelligentes et humaines de l’histoire mondiale. » Les figures de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg étaient liées de manière quasiment systématique, telles celles d’un couple.
C’est la rhétorique qui peut donc nous faire penser à une hagiographie. Bien que la RDA se soit définie comme un État athée, les figures de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht ont été perçues comme des « saints laïcs » de l’État est-allemand et du mouvement communiste allemand. Dans la religion chrétienne, la figure du saint est celle d’un martyr. La dénonciation injurieuse des assassins fait partie de la mise en scène de cette représentation. Ainsi, selon Wolfgang Ruge, ils auraient été « assassinés (…) par des sadiques corrompus » [Ruge, 1969, p. 26] 9 . Pour Alexander Abusch, il aurait été question de « précurseurs des bandes SS » [Abusch, 1946, p. 213] 10 . Il est bien évident qu’il était impossible de parler de quelconques SS à propos de l’année 1919. Sans valeur historique, cette comparaison s’accordait parfaitement à la rhétorique antifasciste autour de laquelle, rappelons-le, s’était constituée la RDA. Un procès de canonisation est toujours partiel et partial. À ce titre, le travail accompli par l’historiographie est-allemande à propos de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht peut être compris aujourd’hui comme une entreprise purement hagiographique. À l’image des saints, qui structurent le fonctionnement et les rites de l’Eglise, « l’héroïsme » de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg légitime et crée une mystique qui structure la RDA. La mort parachève une vie de sainteté. Dans le même esprit, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg ont d’autant plus été mythifiés qu’ils ont été des « héros sacrifiés. »
Alexander Abusch a consacré un chapitre entier à l’héroïsme de Karl Liebknecht - « Karl Liebknecht, héros et victime » 11 [Abusch, 1946, p. 202-210]. Bien que sa vision de l’histoire allemande ne soit pas exactement celle d’un thuriféraire, Karl Liebknecht appartenait à ses yeux au versant "positif" de l’Histoire allemande. La rhétorique de la glorification s’accompagne de celle de la mort. « À côté de Karl Liebknecht se trouvait une femme hors du commun, camarade de lutte qui devait l’accompagner jusque dans la mort : Rosa Luxemburg. » [Ruge, 1949, p. 205] 12 Davantage qu’un héros, c’est un couple dont la force réside dans la disparition simultanée qui se voit ainsi glorifié par l’Histoire. La mort de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, qui marque la fin du soulèvement spartakiste, est survenue effectivement le même jour, le 15 janvier 1919.
Cependant, ce n’est pas ensemble qu’ils périrent. Rosa Luxemburg fut assassinée par les corps francs et son corps jeté dans le Landwehrkanal à Berlin. Karl Liebknecht, de son côté, fut abattu dans le Tiergarten, pendant son transfert en prison. S’il a été admis qu’ils avaient trouvé la mort ensemble, c’est grâce au combat révolutionnaire commun qui les avait réunis. Mais s’ils n’avaient trouvé que la mort, c’est probablement le déshonneur de l’échec du mouvement qui les aurait accablés. Pour leur donner une stature dépassant la RDA, Wolfgang Ruge écrivit que « dans les combats de janvier 1919 à Berlin, les héros allemands de la liberté n’ont pas connu de mort plus déshonorante que leurs frères de France ou de Russie » [Ruge, 1969, p. 28] 13 . Il les place au même rang que les héros de la Révolution française, devenus figures symboliques après leur mort. En effet, comme les héros de la Révolution française, « le martyre de ‘Karl et Rosa’ [fut] un symbole unificateur dont la portée allait dépasser de loin l’influence réelle que ces personnages avaient exercée de leur vivant » [Peukert, 1995, p.46]. La mort idéalisée leur a permis d’acquérir ce statut consensuel. Comme l’a écrit Wolfgang Ruge : « Au souvenir de Rosa Luxemburg Lénine dit admirativement : "Elle était noble" », bien qu’il l’eût fermement attaquée « sur de nombreuses et importantes questions de la théorie marxiste-léniniste » [Abusch, 1946, p. 206] 14 .
Leurs dissensions étaient en effet très importantes. La mort de Rosa Luxemburg les a gommées. Ses propos purent dès lors être interprétés dans le sens du dogme marxiste-léniniste. Par son sacrifice, la « Jeanne d’Arc » est-allemande avait offert à la RDA l’un de ses mythes fondateurs.
Rosa Luxemburg et Lénine
Pour Wolfgang Ruge, les attaques menées par Lénine contre Rosa Luxemburg l’auraient été contre « sa fausse théorie du mécanisme de l’effondrement du capitalisme et son incompréhension supposée du rôle d’un parti révolutionnaire ouvrier en tant qu’instance dirigeante » 15 [Abusch, 1946, p. 206]. Pourtant Rosa Luxemburg avait été, en 1918, à la base de la création du KPD. À la différence de Lénine, le parti communiste ne devait être à ses yeux qu’un moyen et non pas incarner la future direction du pouvoir. Ses positions critiques sur le parti s’étaient un peu atténuées, mais elle rejetait toujours fondamentalement la théorie de Lénine dite de « l’Avant Garde ». Rosa Luxemburg avait formulé des réserves à l’égard de cette théorie et plaidé pour une révolution socialiste « de la base » [Haug, 1994, p. 800-808]. Elle avait considéré « que les masses (…) n’avaient pas besoin de "guide", qu’elles étaient elles-mêmes le "guide" » [Luxemburg, 1955, p.42]. Si elle avait déclaré vouloir confier le pouvoir aux Conseils d’ouvriers, « elle avait banni l’usage de la terreur pour s’en emparer », [Wahl, 1993, p. 16] comme ce fut le cas en Russie. Les oppositions entre Rosa Luxemburg et Lénine portaient sur le caractère dictatorial de la révolution. Il ne s’agissait pas d’une question de fond mais des moyens à utiliser pour la mise en place de la dictature du prolétariat. Pour Lénine, c’était le parti de type bolchevique, qui aurait permis de mettre en place « une force de répression particulière du prolétariat contre la bourgeoisie » [Lénine, 1960, p. 409] 16 . Pour Rosa Luxemburg la dictature du prolétariat se situait au niveau de la simple prise du pouvoir par la classe ouvrière. La démocratie du peuple exercée au sein des Conseils, ou des Soviets en Russie, aurait été sa conception de la dictature du prolétariat. Celle-ci aurait été démocratique, alors qu’elle était brutale pour Lénine. La dictature du prolétariat aurait dû, selon elle, être l’application et l’exercice de la démocratie par la classe ouvrière, tout en rompant avec la démocratie formelle de type bourgeoise.
Les historiens de l’Est ont minimisé les divergences d’opinion entre Lénine et Rosa Luxemburg, afin de pouvoir déclarer la RDA comme héritière commune. Les écrits où Rosa Luxemburg avait vivement critiqué Lénine ont été amoindris en RDA. Les divergences se trouvent principalement dans La Révolution russe. Tout d’abord, les historiens de l’Est ont rejeté ce texte écrit en prison en 1917, et mis l’accent sur d’autres textes où elle avait rejeté la démocratie formelle. Walter Ulbricht insista sur un article paru dans le journal communiste la Rote Fahne 17 le 18 novembre 1918, dans lequel elle s’en était prise aux méthodes « bourgeoises » du SPD dans la « Révolution de Novembre » [Ulbricht, 1958, p. 40]. Ses lettres à Mathilde Jacob 18 , ainsi que la totalité de ses œuvres (Gesammelte Werke) publiées en RDA, ont démontré que Rosa Luxemburg n’avait jamais abandonné ses positions critiques à l’égard de Lénine, et qu’elle avait même tenté d’en convaincre ses compagnons du groupe Spartacus lors de sa sortie de prison. Dès lors, les historiens de l’Est tentèrent de minimiser et de relativiser les points de désaccords.
Annelies Laschitza et Günter Radczun insistèrent sur le fait que « pour Rosa Luxemburg, la dictature du prolétariat était la "démocratie absolue" », c’est à dire « la «démocratie dans la société socialiste » 19 [Laschitza, Radczun, 1971, p. 437]. En effet, Lénine et Rosa Luxemburg avaient eu le même but, l’établissement du communisme par l’action révolutionnaire. La Révolution russe fut considérée comme « un manuscrit inachevé » [Laschitza, Radczun, 1971, p. 335-345]. L’affirmer inachevé, c’est penser que sa démonstration est incomplète, donc mal comprise. Ils entreprirent de relire le texte, afin que celui-ci soit mieux compris, c’est-à-dire qu’ils transformèrent les oppositions entre Rosa Luxemburg et Lénine en points de convergence, par le biais de l’argumentation rhétorique : « Si Rosa Luxemburg s’est querellée avec Lénine, il allait de soi pour elle que cette dispute était destinée à trouver la meilleure voie (…) pour aider dans les plus brefs délais la victoire de l’objective légitimité de la chute du Capitalisme pour le Socialisme » 20 [Laschitza, Radczun, 1971, p. 436]. De la lecture de la Révolution russe, les historiens occidentaux n’auraient retenu que l’attaque de Rosa Luxemburg contre Lénine. Ces attaques auraient été ensuite utilisées pour démontrer l’incohérence de la pensée communiste et l’absence d’unanimité des thèses de Lénine, même dans son propre camp. Pour les historiens de l’Est, il importait de montrer que les propos de Rosa Luxemburg ne portaient que sur des questions de forme et non de fond, que Rosa Luxemburg était bel et bien une « révolutionnaire ». Il fut donc précisé que « dans sa vie, Rosa Luxemburg ne s’exprima jamais au nom de l’anti-bolchevisme, idéologie militante du capitalisme financier, qui utilisa la bourgeoisie impérialiste comme arme pour maintenir en place son système de domination » 21 [Laschitza, Radczun, 1971, p. 236]. Allant à l’encontre de Lénine, ses propos, n’auraient pas fait d’elle une anti-bolchevique. Si elle l’a affirmé, ce n’aurait été que pour contester les moyens bolcheviques et non leur finalité.
La controverse idéologique entre Lénine et Rosa Luxemburg montre que l’issue de la « Révolution de Novembre » n’aurait pas pu être de type bolchevique. On peut donc considérer, d’une certaine manière, que la « Révolution de Novembre », comprise comme avortée ou inachevée par la RDA et ses historiens, n’aurait été qu’une entière reconstruction et aurait relevé du fantasme.
Le fait de glorifier Rosa Luxemburg apparaît également comme ayant été une nécessité pour la RDA. Elle était une des pionnières du mouvement révolutionnaire, sa mise à l’index aurait pu être utilisée par les « adversaires » et devenir un argument de taille contre les thèses des historiens est-allemands sur la « Révolution de Novembre ».
Malgré tout, bien qu’icône de la « révolution allemande », elle n’eut jamais dans l‘historiographie est-allemande la même place que Lénine ou Karl Liebknecht.
Les icônes de la révolution
À bien des égards, Rosa Luxemburg fut difficile à intégrer dans l’historiographie est-allemande. L’histoire était très fortement liée au pouvoir, donc à ses symboles. C’est pourquoi l’étude de l’iconographie de la RDA peut faire partie intégrante de l’étude de son historiographie.
En effet, les figures glorifiées par les historiens avaient leur pendant dans les symboles de l’État. Reconnu comme un guide auquel l’historiographie est-allemande a accordé une place importante, Lénine était représenté sous forme de bustes, ou de statues en pied, dans les espaces publics, qu’ils relèvent de l’autorité de l’État ou non. De même les événements historiques importants et fondateurs comme la Révolution Russe, étaient représentés sous forme d’illustrations. La proclamation de la République socialiste allemande par Karl Liebknecht devant le château impérial (Stadtschloss) le 9 novembre 1918 était une image fréquente pour illustrer la « Révolution de Novembre ». Par leur représentation, les figures de Lénine et de Liebknecht étaient rapprochées et perçues sur un pied d’égalité.
L’image de Rosa Luxemburg était souvent accolée à celle de Karl Liebknecht pour les raisons évoquées ci-dessus. Peut-être parce qu’elle était une femme, elle n’était cependant jamais représentée dans l’action de la révolution, de manière concrète ou allégorique, comme l‘étaient Lénine et Karl Liebknecht. Il est vrai que, pour glorifier la « révolution », dans une société aussi fermée aux femmes que l’était la RDA, représenter un dirigeant révolutionnaire en robe n’était pas même envisageable. Son penchant pour l’esthétique et le mode de vie bourgeois ne lui donnait pas l’aspect d’une « prolétaire véritable ». Son image en robe et en chapeau est loin de celle de Lénine guidant le peuple, affublé d’une casquette d’ouvrier. Ainsi, c’est souvent sous la forme de médaillons dans lesquels avaient été redessinés les traits de son visage qu’elle était représentée. Dans ces médaillons son visage, pur et angélique, n’est pas sans rappeler les représentations virginales religieuses.
À l’instar de Marx, elle fut souvent représentée comme une théoricienne. Toutefois la RDA n’a pas nié sa participation à la révolution, et à même décrit sa fin comme « héroïque », la mort d’une « vraie révolutionnaire. » En ce qui concerne la question de la représentation, le choix des termes reste très important. Liebknecht est le « penseur » (« Denker ») de la révolution. Il l’a donc pensée concrètement, ce qui le place au niveau de Lénine qui a pensé la Révolution russe et l’a mise en pratique. Rosa Luxemburg est la « théoricienne » (« Theoretikerin ») [Ruge, 1969, p. 26] comme Marx est le théoricien du socialisme. Dans une certaine mesure, le couple Luxemburg-Liebknecht est donc calqué sur un modèle analogue à celui formé par Marx et Lénine.
L’affiliation de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht est souvent vue comme celle d’un couple, qui n’aurait pas existé à la ville, mais seulement à la scène. Ce couple relève, dans une certaine mesure, d’une double symbolique. Tout d’abord, celle d’un couple marié dont l’union donne naissance à un événement particulier. En effet, leur association dans l’acte révolutionnaire de janvier 1919 laisse penser que s’il avait été, non pas le produit du couple Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, mais celui de l’une de ces deux personnes uniquement, il ne se serait jamais produit. Ce couple, en tant que "couple" forme donc la parenté de cette révolution, elle-même source de la RDA. La deuxième force symbolique de ce couple réside dans son interprétation biblique. En effet, le considérer comme celui de la Vierge et du Christ revient à le doter d’une dimension mystique et transcendantale. Le but visé n’était pas la reconnaissance de leur sainteté par le Vatican, mais l’intromission d’une considération eschatologique dans un État sans spiritualité.
Même si elle ne s’est pas privée de les associer et de les glorifier, l’historiographie est-allemande, n’a pas cessé de différencier Karl Liebknecht de Rosa Luxemburg. Ainsi sont-ils systématiquement représentés de manière inégale. Pour les raisons que nous avons étudiées, la figure de Rosa Luxemburg apparaissait plus contradictoire, plus complexe, et devait donc être refaçonnée. De même les actes de Karl Liebknecht étaient plus symboliques et donc plus faciles à utiliser. En effet, en proclamant la première Révolution socialiste allemande, Karl Liebknecht a été considéré comme le précurseur de la RDA, voire celui qui a en proclamé la naissance.
La création d’un mythe originel de la Nation était nécessaire pour forger la culture politique et la symbolique de cet État. Même s’il paraît caricatural, ce mythe a été un des fondements du tissu politique de la RDA et de sa légitimité. Par son caractère national et métaphorique, il créait le lien social entre l’État et les citoyens, tout en rappelant à ces derniers la légitimité d’une opposition frontale, voire armée, à l’État considéré comme despotique. Si le mythe était controversé, la controverse a établi le consensus en le plaçant comme un mythe contradictoire donc à plusieurs lectures.
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« Rosa Luxemburg redete nie in ihrem Leben dem Antibolschewiki das Wort, jener militanten Ideologie des Finanzkapitals, die die imperialistische Bourgeoisie als Waffe gegen die revolutionäre Arbeiterklasse anwendet, um die Herrschaftssystem aufrechtzuerhalten ».
-
« Héritage et tradition », courrant historiographique est-allemand théorisé par Helmut MEIER et Walter Schmidt. ↩
-
« Le couronnement de toute l’histoire allemande ». ↩
-
Le groupe Spartacus est une mouvance radicale de l’USPD (Parti social-démocrate indépendant), créé en 1917 par la séparation d’avec la SPD (Parti social-démocrate), la cause étant des divergences quant à la politique à suivre face à la politique de guerre. ↩
-
Kommunistische Partei Deutschlands, Parti communiste d’Allemagne, fondé le 31 janvier 1918 par les dirigeants du groupe Spartacus, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg et Clara Zetkin. ↩
-
« Ein ‚Spartakistenputsch’ existierte nur als Legende der antibolschewistischen Propaganda im Januar 1919 ». ↩
-
La théorie de la misère développée par Alexander Abusch repose sur l’idée que les forces progressistes ont toujours échoué dans leurs entreprises avant la création de la RDA. ↩
-
L’ouvrage d’Abusch a été publié en 1946. Le poids de la défaite militaire et le pays en ruine expliquent ce pessimisme. ↩
-
« Der von der unsterblichen Poesie des Freiheitskampfes beseelte mutige Denker, der leidenschaftliche Antimilitarist und unbestechliche Volkstribun ». ↩
-
« Die flammende Theoretikerin, eine der menschlichsten und klügsten Frauen der Weltgeschichte, wurde von käuflichen Sadisten (…) ermordet ». ↩
-
« Vorläufer der SS Banden ». ↩
-
« Karl Liebknecht, Held und Opfer ». ↩
-
« Neben Karl Liebknecht stand als Kampfgefährtin jene ungewöhnliche Frau, die auch seine Genossin im Tode werden sollte: Rosa Luxemburg ». ↩
-
« In den Berliner Januarkämpfen von 1919 hatten deutsche Freiheitshelden nicht schlechter zu sterben verstanden als ihre Brüder in Frankreich oder Russland ». ↩
-
« Lenin, der in wichtigen Fragen der marxistischen Theorie scharf gegen Rosa Luxemburg auftrat- Lenin sagte dennoch bewundernd im Gedenken an Rosa Luxemburg: Sie war ein Adler’ ». ↩
-
« sich besonders gegen ihre falsche Theorie vom mechanischen Zusammenbruch des Kapitalismus und ihr Unverständnis für die führende Rolle einer revolutionären Arbeiterpartei wandte ». ↩
-
« Eine besondere Repressionsgewalt des Proletariats gegen die Bourgeoisie ». ↩
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« Le drapeau rouge ». ↩
-
Mathilde Jacob était une proche de Rosa Luxemburg, avec qui elle a eu de nombreux contacts notamment épistolaires entre 1914 et 1919. Elle-même membre du SPD, puis de l’USPD et enfin du KPD, ce n’est que parce que Juive qu’elle fut déportée à Theresienstadt, où elle trouva la mort en 1942. ↩
-
« Für Rosa Luxemburg war die Diktatur des Proletariats ‘unbeschränkte Demokratie’ das heißt Demokratie in der sozialistischen Gesellschaft ». ↩
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« Wenn Rosa Luxemburg mit Lenin stritt, dann ging es ihr in diesem Streit darum, den besten Weg zu finden (…), um in kürzer Zeit der objektiven Gesetzmäßigkeit des Übergangs vom Kapitalismus zum Sozialismus zum Sieg zu verhelfen ». ↩