L’œuvre engagée critique
Au sortir de la deuxième guerre mondiale, la question de l’engagement est au cœur des préoccupations artistiques et des débats d’idées. La figure phare est celle de l’intellectuel engagé, sur le modèle sartrien ou foucaldien, qui prend ouvertement fait et cause pour telle option politique et qui met sa notoriété et sa compétence en jeu pour alerter ou influencer l’opinion. Sartre devient en quelque sorte l’héritier de la tradition rhétorique française, celle des tribuns ou des penseurs qui défendent des idées souvent polémiques par la plume ou de vive voix. L’exemple le plus éclatant de cette tradition est peut-être Victor Hugo, dont les discours témoignent d’une confiance totale dans la capacité du Verbe à libérer l’Humanité de la misère, l’oppression, l’injustice. 1 Dans la seconde moitié du vingtième siècle, cette figure de l’intellectuel sartrien est concurrencée par celle du militant communiste qui choisit l’engagement au sein du PCF, le parti de la classe ouvrière. 2 La déstalinisation et la relative perte d’influence de l’URSS dans les années 1960 est l’occasion d’une redéfinition de ce partage entre intellectuels et militants, à un moment où ces derniers commencent à avoir accès aux moyens qui semblaient jusqu’alors réservés aux bourgeois et aux intellectuels, comme le montre bien l’essor du cinéma engagé sur toute la décennie. 3
Les œuvres étudiées ici appartiennent au genre du « cinéma militant » - dans une moindre mesure à la « littérature engagée » - des années 1960-70, deux genres qui renouvellent cette tradition de la rhétorique politique. Ces oeuvres militantes peuvent se classer selon certains types : le reportage sur une grève, la protestation contre la répression, notamment lors des événements de Mai 1968, ou encore la critique de l’idéologie bourgeoise. Une place particulière est réservée aux films qui portent sur les luttes étrangères - « la révolution des autres » - avec une surreprésentation des films concernant Cuba, le Vietnam, et plus tardivement la question palestinienne. Pourquoi ces pays ? Au-delà des spécificités qui différencient chacun de ces trois conflits, le contexte global est celui de la fin du mouvement de décolonisation et de la crise du modèle soviétique. Les militants du monde entier vouent une admiration sans borne pour ces petits pays qui osent défier le géant nord-américain ou ses alliés, et qui font figure de David face au Goliath impérialiste. En particulier, la révolution castriste cristallise l’utopie d’une « révolution dans la révolution », pour reprendre le titre d’un livre de Debray qui est une bible des « gauchistes » de l’époque 4 , c’est-à-dire la croyance en l’émergence d’un nouveau modèle socialiste dégagé des rigidités et des dérives soviétiques, un « socialisme à visage humain ». Cet espoir est largement partagé par la gauche intellectuelle de l’époque, notamment en France. Un des points culminants de cet engouement pour le « socialisme tropical » est le voyage de Sartre et Beauvoir en 1960 - cette dernière résumant ainsi son expérience de la révolution cubaine : « C’est la lune de miel de la révolution », me disait Sartre. Pas d’appareil, pas de bureaucratie, mais un rapport direct des dirigeants au peuple et un grouillement d’espoirs un peu désordonnés. (…) Pour la première fois de notre vie, nous étions témoins d’un bonheur qui avait été conquis par la violence 5 . »
Du point de vue français, une réelle connivence semble alors émerger entre le socialisme alternatif qui s’installe à Cuba et une frange de la littérature ou du cinéma militant, ce que nous proposons d’appeler les « oeuvres d’engagement critique » qui sont l’expression d’une rencontre idéale entre une nouvelle forme de socialisme et une nouvelle forme d’oeuvres militantes. Les figures emblématiques de ce renouvellement de l’œuvre engagée sont des cinéastes comme Chris Marker avec Cuba si ! (1961, censuré jusqu’en 1963) ou Le fond de l’air est rouge (1977), Agnès Varda et son film Salut les Cubains (1963), ou encore le Jean-Luc Godard des « années Mao », depuis le court-métrage L’amour - L’aller et le retour des enfants prodigues (1969) jusqu’au film palestinien Ici et ailleurs (1976). La littérature est également représentée par Armand Gatti avec ses deux pièces cubaines avant-gardistes, Notre tranchée de chaque jour (1965) et La machine excavatrice (1970) - même si les textes plus classiques de témoignage ou d’histoire sont en nombre nettement supérieur, avec entre autres des textes de Beauvoir, Sartre, Claude Julien, Robert Merle ou encore Henri Alleg. 6
Quelle est la particularité de ces « œuvres engagées critiques » ? Cette appellation entend traduire la spécificité générique de films et de textes qui participent à la fois du l’œuvre militante et de l’essai. Comme les œuvres militantes « classiques », leur fonction est d’informer (rôle de document ou de documentaire), afin de toucher le destinataire, c’est-à-dire lui faire prendre conscience de tel problème et le mobiliser (rôle du film militant) 7 . Mais les productions militantes courantes se heurtent à une double limite, une limite formelle et politique : elles se voient souvent reprocher leur pauvreté esthétique et leur caractère univoque et assertif. L’engagement critique consiste au contraire à produire des œuvres qui respectent et même suscitent la liberté ou l’esprit analytique du spectateur.
Cette nouvelle forme de l’engagement est par définition paradoxale et le cinéaste ou l’écrivain est obligé de jongler avec des impératifs contradictoires : à la fois convaincre le spectateur et lui laisser une entière liberté de jugement. C’est ici précisément que réside le nœud du problème, l’ambiguïté rhétorique de l’œuvre engagée critique. En effet, ces oeuvres s’apparentent d’une part à une forme de message politique et s’inscrivent dans la tradition du texte et du discours politique (la tradition de la rhétorique politique), ou du film politique (la tradition du cinéma soviétique). Elles visent précisément à emporter une adhésion et à constituer le public en communauté politique autour de valeurs et d’intérêts communs. Les œuvres qui s’intéressent en particulier à « la révolution des autres » respectent bien les contraintes du genre : il s’agit de témoigner en faveur d’un pays ou d’un mouvement socialiste dans un contexte d’urgence (guerre ou crise) afin d’obtenir du lecteur ou du spectateur un engagement effectif en faveur du pays concerné. D’autre part, ces œuvres témoignent d’un effort d’invention qui permet de renouveler la forme de l’œuvre engagée et investissent librement ce qui est caché ou laissé de côté par le discours militant classique - l’impensé du politique - en établissant des liaisons inédites jusque là. Elles développent notamment une vision ironique ou poétique de la révolution et prêtent une attention particulière aux détails a priori insignifiants (par exemple, le tic des micros de Castro dans Le fond de l’air est rouge de Marker). Enfin, ces œuvres s’interrogent sur la possibilité, la légitimité et le fonctionnement de l’engagement artistique : ce sont des œuvres pleinement réflexives, voire autoréflexives, réalisées par des artistes qui s’interrogent sur leur acte de création, sur la portée idéologique des mots, des images et des sons.
Ces productions sont ainsi travaillées par le rapport difficile entre rhétorique et création : il s’agit d’étudier ici leur effort - et de juger de son succès ou non - pour réconcilier dialectiquement la vieille opposition (théorique) entre politique et poétique.
Rhétorique de l’engagement
Le recours à la rhétorique, à la fois science et enseignement selon Aristote 8 , permet d’éclairer cette opposition : les catégories de la rhétorique entendue comme outil d’analyse du discours permettent d’explorer la relation ambiguë qu’entretiennent ces oeuvres avec la Rhétorique entendue comme art oratoire. En effet, en tant que films et textes engagés, ces oeuvres adoptent une logique rhétorique concertée dans le but de convaincre leur destinataire. Pour ce faire, les œuvres qui témoignent en faveur de Cuba mobilisent les trois grandes parties de la rhétorique aristotélicienne : le judiciaire, le délibératif et l’épidictique. Le genre judiciaire est majoritairement employé dans les procès et a pour critère le juste : les œuvres engagées vont tenter de prouver que le régime castriste est légitime. Ensuite, le genre délibératif concerne les décisions à prendre pour la communauté et se base sur le critère de l’utile : les films et les textes pro-cubains essaient de convaincre leur destinataire de la nécessité d’apporter un soutien actif à ces pays, par exemple en s’engageant dans un des « comités Cuba » qui se créent dans les années 1960. Enfin, le genre épidictique est celui de la louange ou du blâme, suivant le critère du beau ou du laid : les textes et les films militants se livrent en effet de façon plus ou moins discrète à un éloge du régime cubain tout en dénonçant les méfaits de l’impérialisme nord-américain. Par ailleurs, ces œuvres respectent aussi l’ordre du discours proposé par Aristote (la dispositio) et mobilisent les ressources de la rhétorique en termes de tropes et d’argumentation. Mais la complexité de ces œuvres critiques réside dans le fait qu’elles dénoncent en même temps les manipulations idéologiques que permet la rhétorique politique institutionnelle, qu’elles dénoncent comme une « langue de bois ». Ainsi, l’actualité ou les revendications politiques sont concurrencées par des questions de représentation, d’idéologie, de guerre des images. Elles comportent systématiquement un démontage de la rhétorique des adversaires - mais aussi des révolutionnaires romantiques dont l’excès d’optimisme peut aussi être nuisible à « la Cause », par exemple dans le court-métrage L’amour de Jean-Luc Godard. Le comble est atteint quand ces œuvres entendent démonter/démontrer leur propre stratégie rhétorique. En effet, elles finissent par se prendre elles-mêmes, dans un retour autocritique et réflexif, comme production idéologique à défaire, comme discours à critiquer. Mais ces multiples niveaux de la critique ne doit pas vacciner ces œuvres contre toute suspicion, car la critique de la rhétorique mise en œuvre dans ces textes et dans ces films est elle aussi rhétorique, en ce qu’elle est aussi une forme de stratégie à l’égard du destinataire.
Ces œuvres entretiennent ainsi un rapport fort ambigu à l’usage et aux pouvoirs du discours : elles proposent une critique de la rhétorique qui dépend elle-même d’une rhétorique de la critique. Pour remonter la chaîne : elles relèvent à la fois d’une stratégie rhétorique, en tant qu’œuvres engagées, et d’une dénonciation de la rhétorique, en tant qu’œuvres critiques - mais cette critique peut elle-même se décrypter comme une forme de (sur-)stratégie rhétorique.
Ici, deux remarques de méthode, la première autour de l’idée de rhétorique, la seconde liée à la légitimité d’une rhétorique de l’image.
1. Le terme de « rhétorique » est entendu au sens classique aristotélicien, au sens d’art ou science (tekhnè) de production du discours public à fin persuasive, davantage qu’au sens de ce qu’on appelle « la rhétorique » comme science moderne du discours. Précisons que la rhétorique « moderne » correspond au projet de sémiologues et de linguistes de réactiver cette discipline en discrédit, et même considérée comme morte depuis le dix-neuvième siècle et l’apparition d’une foi dans la sincérité et l’évidence qui se passe de technique. Deux moments paraissent importants dans cette réhabilitation. En premier lieu, la publication de la Rhétorique générale du Groupe μ de l’Université de Liège (Larousse, 1970) qui propose une théorie des tropes, ce qu’on appelle la « rhétorique restreinte ». Etrangement, ce nouvel intérêt pour la rhétorique se focalise donc sur la troisième étape de la tekhnè rhetorike, celle de l’elocutio 9 , et plus particulièrement sur la classification et la valeur des figures de style, autrement dit sur ce qui rapproche la rhétorique - ou la fond dans ? - la poétique comme étude de la création littéraire. Le second moment important est la publication du numéro 16 de la revue Communications de l’EHESS 10 . Dans la présentation de cet ouvrage, Claude Bremond précise : « Le terme même [de rhétorique] est en train de perdre les connotations peu flatteuses qui, depuis plus d’un siècle, lui étaient attachées. Nous apprenons que la Rhétorique n’est pas un ornement du discours, mais une dimension essentielle à tout acte de signification. » Pierre Kuentz, dans son article « Le « rhétorique » ou la mise à l’écart » 11 , s’interroge sur l’intérêt de cette « restriction » constitutive de la « rhétorique restreinte » en suggérant qu’elle procède d’un autre type de réduction opérée par la poétique : celle du littéraire à la fiction et au style, au style de la fiction. Les tropes issues de la rhétorique ne serviraient donc plus qu’à analyser le style d’un auteur de fiction, et tout un pan de la production littéraire passerait à la trappe : l’art oratoire religieux (Bossuet), l’essai philosophique des philosophes des Lumières ou encore l’éloquence politique (Hugo). Il s’agirait donc en quelque sorte de rendre à la rhétorique ce qui lui appartient et qui aurait été annexé par la poétique moderne, ce que fait exemplairement Roland Barthes dans l’article conclusif de ce volume, « L’ancienne rhétorique, aide-mémoire » 12 , qui est une sorte de résumé synthétique de la rhétorique aristotélicienne classique.
On voit donc que le débat porte précisément sur les rapports entre la rhétorique et la poétique, et le terrain respectif de chacune des deux sciences modernes du langage. On se souvient qu’Aristote déploie dans deux ouvrages indépendants sa théorie de ce que nous englobons aujourd’hui dans le concept de « littérature », la Rhétorique comme art du discours persuasif et la Poétique comme art du discours fictif. Dans l’article cité, Barthes précise également ce couple rhétorique/poétique en montrant que chez Aristote, la rhétorique est à la fois tekhnè rhetorike, c’est-à-dire une technique codifiée de production de discours public (Rhétorique, Livres 1 et 2), et une tekhnè poietike, un art du style (Rhétorique, Livre 3). Pour résumer, la rhétorique au sens large aurait progressivement disparu en ce sens que la littérature se serait détournée de l’art oratoire 13 pour ne conserver qu’une « rhétorique restreinte » assimilable à la poétique. Nous utiliserons donc les outils de la rhétorique restreinte (tekne poietike) pour analyser l’art du discours dans son ensemble (tekhnè rhetorike).
2. Dans la mesure où les films sont davantage traités ici que les textes, une seconde précision concernant l’idée d’une « rhétorique de l’image », qui permet de traiter sur le même plan sémiologique les productions textuelles et cinématographiques, semble nécessaire. Cette rhétorique particulière est définie dans deux articles célèbres de Barthes, « Le message photographique » et « Rhétorique de l’image » 14 qui analysent les rapports entre message iconique et message linguistique. Le critique montre en particulier comment le langage (la légende d’une photo par exemple) ancre et connote l’image, en distinguant la connotation perceptive (déchiffrement, compréhension minimale : « il s’agit de... »), la connotation cognitive (sélection dans la chaîne flottante des signifiés de l’image, « l’élément signifiant à repérer ici est... ») et la connotation idéologique ou rhétorique (« sa signification est... »). L’analyse des exemple filmiques repose sur une étude précise des rapports entre la bande images et la bande son, et consiste à voir comment celle-ci ancre le flux visuel - ou ne l’ancre pas et vise un autre type d’effet dans le cas d’une indépendance entre les deux canaux audio-visuels. La rhétorique de l’image réside aussi dans l’étude du montage, suivant l’idée que le montage des plans est une forme d’articulation discursive. Cette conception remonte aux formalistes russes qui essayèrent de traiter les plans comme des syntagmes insérés dans la phrase du montage. Il fournit de bonnes pistes d’analyses, même s’il est aujourd’hui difficilement soutenable sur le plan théorique. Cependant, Godard en propose une relecture intéressante en montrant, dans son film palestinien Ici et ailleurs (1976), que dans le « mauvais » cinéma militant, c’est-à-dire le cinéma conçu comme véhicule d’une idéologie et non instrument d’investigation du réel, les images s’insèrent dans la chaîne d’un discours préexistant (chaîne comme syntagme, comme entrave aux images « libres » ou encore comme sérialisation industrielle des « images à la chaîne »).
La réactualisation de la rhétorique politique dans le film militant
Dans certains films ou textes portant sur les luttes révolutionnaires étrangères, la charge critique cède le pas au discours directement politique même si ces œuvres proposent une nouvelle forme de rhétorique. Prenons comme exemple un film monté à quatre mains par Chris Marker et Valérie Mayoux à partir d’images fournies par l’ICAIC (Instituto Cubano de Arte y Industria Cinematografica) principalement des images du réalisateur cubain Santiago Alvarez. Le film s’intitule La bataille des 10 millions (1970) et porte sur la zafra, la campagne annuelle de récolte de canne à sucre, qui est la principale ressource économique de l’île. La fonction militante du film est clairement affichée. Celui-ci est en quelque sorte conçu comme un relais de la « propagande » cubaine et développe de façon relativement transparente une rhétorique qui épouse la rhétorique de Castro et des films cubains, et qui vise à obtenir le soutien du destinataire français envers le régime cubain.
La stratégie rhétorique du film passe d’abord par le discours verbal et l’emploi de figures comme l’hyperbole et la répétition. Ainsi, les cartons et les discours de Castro martèlent des slogans du type : « Pas une livre de moins ! » ou « Jusqu’à ce qu’on ait rempli le dernier sac ! » Sur le plan cinématographique, le choix d’un montage rapide et dynamique (plusieurs prises en plan rapproché de macheteros, les coupeurs de canne, puis deux panoramiques latéraux aboutissent à un ample travelling filmé depuis un avion) associé à une musique entraînante provoque une impression de masse croissante et mobilise le registre épique. Indépendamment des figures employées, la rhétorique concerne la constitution de l’identité du locuteur (l’ethos) et sa capacité à mobiliser son public (le pathos). Le film construit ainsi l’ethos de Castro autour de certaines valeurs : la légitimité (le montage alterné et les panoramiques établissent la liaison entre le leader et la foule), l’humilité (il participe aux travaux, il remet en question ses choix), l’originalité (Castro est un orateur ironique) et la puissance (le montage enchaîne un discours, l’armée de paysans puis les machines dans une logique de cause à effet). La constitution d’une communauté réceptrice autour de valeurs et d’émotions communes passe ici par la réactivation de codes culturels ou de symboles collectifs, par exemple les armes au poing en contre-jour des macheteros rassemblés ou encore l’esthétique du cinéma soviétique réactivée dans le choix des angles de prise de vue pour filmer le traitement dans les usines de la canne récoltée. Ces codes jouent comme un signal plus ou moins conscient en direction du spectateur communiste et ce type de plans produit un effet de reconnaissance et permet la célébration de valeurs politiques communes.
La connaissance de la nature et des attentes du destinataire par l’orateur (ou le cinéaste) est cruciale pour une pleine efficacité rhétorique. Dans La bataille, cette question est complexe dans la mesure où il y a un public double : les Cubains qui assistent aux discours de Castro ou à la projection des images d’actualité tournées par les réalisateurs de l’ICAIC, et les Français à qui est destiné le film de Marker-Mayoux. Cette cascade rhétorique fonctionne selon une logique d’amplification numérique (une recherche de l’audience maximale), et même idéologique. Ainsi, le film renchérit parfois sur la rhétorique du lider maximo et des cinéastes cubains, par le biais d’une voix off au ton souvent déclamatoire : dans la traduction et le commentaire informatif se glissent de véritables slogans : « La bataille des 10 millions... gagnée ou perdue, face au sous-développement, toute bataille est déjà une victoire ! » Ces rhétoriques emboîtées servent en fait des fonctions objectivement différentes, l’une se plaçant sur le plan de l’action et l’autre sur le plan de l’opinion : on attend du destinataire cubain qu’il réalise l’unité autour du chef, ainsi qu’un effort de production, alors que La bataille vise en profondeur à convaincre le spectateur français du caractère authentiquement démocratique et transparent de la révolution cubaine. Cependant, la différence de destinataire n’est pas spécifiquement traitée, à l’exception de quelques ajustements informatifs et de l’ordre du résumé, ce qui produit l’impression qu’il n’y a pas de différence qualitative entre les spectateurs cubains et français, unis autour des mêmes valeurs et des mêmes intérêts, selon le mythe de la convergence révolutionnaire des luttes.
La bataille se clôt sur un discours-fleuve de Castro qui constitue le dernier tiers d’un film qui était jusque là très monté. Le film s’efface finalement pour ne plus être qu’un simple porte-parole et la modestie éthique des deux réalisateurs français apparaît en creux : le générique se contente en effet de préciser « documents cubains assemblés par Valérie Mayoux et Chris Marker », effaçant tout le travail effectif de réagencement par le montage et la traduction. Ainsi, la rhétorique constitutive du film est dissimulée au bénéfice de la seule rhétorique castriste, une rhétorique non-suspectée dans le mesure où elle est perçue comme une expression politique originale par rapport à la « langue de bois » de la rhétorique officielle. 15
La critique de la rhétorique
Les cinéastes de l’engagement critique entendent en effet se démarquer de la rhétorique politique classique discréditée en tant que parole feinte. Deux films sur Cuba, Cuba si ! de Marker et Salut les Cubains de Varda reposent sur la figure rhétorique de la dissociation entre apparence et réalité. Ils convoquent stratégiquement les propos idéologiques malveillants à l’égard de Cuba, généralement colportés par la presse occidentale, mais aussi la rhétorique révolutionnaire qui pêche par excès de lyrisme, pour proposer à la place une représentation « authentique » de Cuba, portée par une rhétorique de l’ironie et de la sincérité.
Le premier exemple qui illustre cette opération est la séquence finale de Cuba si ! de Marker consacrée à l’attaque de la Baie des cochons le 17 avril 1961. Le cinéaste-monteur commence par citer les arguments de la presse américaine et française, par le biais d’inserts de manchettes de journaux et d’extraits d’actualités filmées et radiophoniques. Ces arguments sont traités ironiquement comme des mensonges avérés ou par omission. 16 Le montage associe ainsi des images d’alligators à une bande-son composée d’informations de la radio française reprenant le discours nord-américain : les alligators sont à la fois les impérialistes yankees avides et la presse « bourgeoise » à leur solde. A ces fausses vérités le montage substitue ensuite l’évidence des images des événements tournées par les cinéastes de l’ICAIC et la supposée vérité énoncée par les journaux cubains. Un autre exemple est la séquence consacrée au débat autour de la personne de Castro : la presse alimente le mythe de Castro en Robin des Bois, une image certes positive mais fausse à cause de l’idéalisme qu’elle véhicule. La voix off précise alors : « Le problème c’est que Robin des Bois a lu Marx... Ainsi meurent les légendes, le mythe de Robin des Bois vole en éclat. A sa place, une révolution. » La bande image est alors occupée par des plans de Castro dans la jungle, avec des inserts d’un film d’animation ironique montrant des courtisans effrayés et des rebelles cubains tirant un coup de canon précisément sur le mot « révolution ». La séquence se clôt sur une interview de Castro. Toute cette séquence dessine un trajet du mythe à la réalité : les adversaires sont finalement représentés comme des êtres de fiction, la révolution a la clarté d’une évidence, et enfin le principal intéressé parle en son nom propre. Les propos de Castro dans cette interview sont d’ailleurs une réponse à un argument non formulé dans le film mais capital, la dénonciation de du dirigeant comme dictateur et l’absence d’élections libres. Castro insiste ici sur son absence d’amour du pouvoir personnel et place de manière très rhétorique un argument pragmatique qui repose sur un examen des conséquences : en France, vous avez de nombreuses élections et les citoyens sont pourtant toujours mécontents de leur gouvernement. Le film de Marker procède de même en insistant sur les réalisations économiques et culturelles de Cuba : les résultats sont convaincants donc le régime est légitime.
La stratégie argumentative joue donc sur le couple apparence/révélation par le biais d’une rhétorique de l’évidence et de l’ironie qui perce à jour les fausses apparences. Le choix de l’ironie est une stratégie rhétorique globale, à la fois une figure de l’ethos (susciter la sympathie) et du pathos (mettre les rieurs de son côté), et une figure du logos (dégonfler un argument adverse en en faisant ressortir le ridicule). Elle est donc particulièrement efficace mais suppose une bonne connaissance du destinataire par le locuteur dans la mesure où elle joue sur l’implicite et l’antiphrase. Enfin, l’ironie se prête bien à la décontraction de la réalité cubaine, thème qui alimente le mythe du paradis socialiste et du communisme tropical posé par la voix off : « telle était la vie à Cuba en 1961 : mitraillettes sur les toits et conga dans la rue ». Les arguments adverses écartés, la voix off peut poser l’équation « révolution égale vérité » : « La révolution. Logement et travail pour tous, quoi de plus évident ? La révolution, c’est faire que ce qui est évident devienne vrai. » La révolution apparaît alors comme l’irruption de la vérité dans le monde de l’obscurantisme, avec une réactivation inconsciente pour le spectateur français de la tradition des Lumières.
Ce jeu entre mensonge et évidence s’observe clairement dans le conflit orchestré par les cinéastes entre la bande-image et la bande-son. La préoccupation de cinéastes comme Marker, Varda ou Godard consiste en effet à produire un montage et un mixage non idéologiques. Dans Cuba si !, Marker fait ainsi jouer l’évidence de l’image contre le discours dogmatique, comme le montre l’exemple de la séquence consacré à l’attaque de la Baie des cochons où s’opposaient discours radiophonique occidental et images « vraies » tournées par les cinéastes cubains - « un discours faux sur des images vraies », comme dit Godard dans Pravda (1971), un des films de la « période Mao ». L’idée sous-jacente est que les images doivent s’émanciper du montage idéologique conçu comme une opération syntagmatique dans lequel chaque plan serait l’équivalent d’un mot qui viendrait s’insérer dans la phrase d’un discours préexistant. Les cinéastes de l’engagement critique tentent de produire en réaction un montage fluide respectant la complexité du monde, un art du désordre privilégiant le détail, le coq à l’âne, la digression, et l’alternance des registres. Ainsi, dans Salut les Cubains, une séquence historique sur le débarquement des rebelles en 1958 est immédiatement suivie du récit d’une expérience personnelle vécu par la réalisatrice dans un village cubain. Les choix nécessaires du montage sont donc rendus visibles et présentés comme une simple tentative d’organisation libre de la diversité des images ramenées de Cuba. Les images sont donc premières par rapport au montage et à la rédaction et l’enregistrement de la voix off. Celle-ci prend alors un rôle ambigu : pour reprendre les catégories de Barthes 17 , le discours connote l’image selon une logique perceptive et sélective (déchiffrement et sélection des détails pertinents), et non idéologique, en ce sens qu’il ne délivre pas le sens de ce qui est montré, mais parle à côté de l’image.
Les œuvres engagées critiques sont ainsi le lieu de passage d’une rhétorique à l’autre : elles mettent en scène la critique de la rhétorique institutionnelle au profit d’une rhétorique de l’ironie et de l’évidence, c’est-à-dire une rhétorique discrète qui postule sa propre disparition.
Rhétorique de la critique et destinataire
La critique de la rhétorique est donc bien une stratégie rhétorique à part entière, et les films portent la trace d’une mauvaise conscience rhétorique si bien que les œuvres finissent par se prendre elles-mêmes comme rhétorique à déconstruire dans un retour autoréflexif et autocritique. Cette pratique reste suspecte du point de vue du destinataire car elle tend à immuniser l’œuvre contre toute critique externe et à devenir elle-même, dans le contexte « déconstructiviste » des années 19760-70, un réflexe rhétorique stéréotypé.
Le film Salut les Cubains (1963) d’Agnès Varda affiche d’emblée une position modeste et introduit un doute sur sa propre capacité à représenter la réalité cubaine. Comme chez Marker, l’approche de cette réalité est progressive et procède par un examen des clichés, mais dans une logique différente et plus défiante : est-il jamais possible d’échapper aux clichés ? Le bénéfice de cette opération est d’immuniser le film contre les soupçons du spectateur. Du même coup, le problème de la vérité disparaît : Salut les Cubains se donne comme une vision subjective et ironique de Cuba, qui n’est à la limite qu’un prétexte à un exercice d’auteur.
Le film travaille notamment la question du hiatus géographique et culturel entre l’ici et l’ailleurs, entre la France et Cuba. Les premiers plans du générique sont filmés devant l’église Saint-Germain-des-Prés à Paris, au moment du vernissage d’une exposition de photos qui a lieu dans le quartier. Cette introduction postule un double éloignement : la France en tant que territoire et les représentations photographiques de Cuba. Puis on plonge dans la réalité cubaine avec un montage des photos prises par Varda durant son séjour sur l’île. Mais ces clichés photographiques sont accompagnés par des clichés culturels. En effet, la bande son est constituée par un commentaire off dit par Piccoli, qui s’ouvre sur cette expression : « pour exprimer des idées reçues » et égrène une suite ce stéréotypes sur les barbes, les cigare et le paradis socialiste. Ces stéréotypes sont eux-mêmes mis à distance par l’irruption de l’ironie, suggérée par antiphrase (ces clichés ne sauraient restituer le Cuba authentique) ou explicite (passage des barbes des barbudos, les rebelles barbus, à la barbe à papa). Enfin, le film commence à rendre compte de cette réalité cubaine par l’introduction d’éléments nouveaux (la femme cubaine, les personnes rencontrées) mais toujours sur un ton ironique et personnel. Cette plongée progressive s’accompagne d’un jeu formel sur l’image fixe et l’image animée. Les plans mobiles du générique parisien s’immobilisent à plusieurs reprises par des arrêts sur image, alors que le film cubain proprement dit est un montage d’images fixes. L’image fixe change donc de statut dans le passage d’une réalité géographique et culturelle à l’autre, d’abord cliché puis support d’un déchiffrement véritable.
Cette introduction témoigne de la prudence de Varda et d’une hésitation constante entre cliché et adhésion. Le spectateur a l’impression trompeuse de toujours rester en deçà de la réalité cubaine. Mais cette prudence correspond aussi à une stratégie à l’égard du spectateur qui est mis dans une situation de confiance et de sympathie, grâce à l’ironie, au double sens et à l’emploi de la première personne : « J’ai été à Cuba, j’ai ramené ces images désordonnées », dit la réalisatrice. L’emploi du Je modifie en effet le statut générique du film, qui n’est plus un rapport ou un documentaire sur Cuba, mais un carnet de voyage ou un album photo, ce qui permet un gain d’authenticité : la restitution d’une expérience personnelle dans ce qu’elle a de brut et de chaotique, le désordre étant alors garant de vérité et d’authenticité. Le film désamorce ainsi la critique possible du spectateur, alors qu’il contribue lui aussi objectivement au mythe du paradis socialiste : l’organisation globale du montage fait alterner des séquences sur la musique, la danse, les peintres, les cinéastes et des moments didactiques sur l’histoire récente de la révolution cubaine (le débarquement de 1958, la campagne d’alphabétisation, et la loi de la réforme agraire). Le film orchestre donc une tension entre d’un côté une distance réflexive par rapport à toute tentation de rhétorique politique, et de l’autre un discours partisan sur le socialisme cubain.
Le film de Jean-Luc Godard, L’amour ou l’aller-retour des enfants prodigues (1969) joue sur le même niveau que celui de Varda, avec la mise en avant de clichés qui donnent aux spectateurs les moyens de déconstruire le film, mais avec des effets différents. Alors que Varda entreprend de fictionnaliser la réalité, en racontant sa propre histoire ou en inventant des histoires entre les séries de photos, Godard adopte délibérément la fiction et la mise en scène. Ce film confronte deux couples : un couple de spectateurs est en train de regarder et de commenter en direct un film qui se déroule sous leurs yeux. Ce film second est une sorte de fiction (formellement) bourgeoise, du type « film de gauche » à la Costa-Gavras, et met en scène un couple pris dans le drame stéréotypé de l’amour impossible : elle est une bourgeoise et lui un révolutionnaire qui part s’engager à Cuba. Le film de Godard comme celui de Varda est une invitation à la critique lancée au spectateur par le biais de la mise en évidence des clichés - avec toujours cependant le risque que le film face le travail à la place du spectateur. Mais le film est cette fois radicalement trompeur en ce qu’il ne comporte aucune proposition positive. Il se contente de démonter la rhétorique de l’engagement du héros masculin, celle du romantisme révolutionnaire, mais sans fournir de rhétorique seconde ou de modèle de remplacement. Au spectateur de se débrouiller.
Armand Gatti, dans ses deux pièces cubaines, Notre tranchée de chaque jour et La machine excavatrice, s’attelle lui aussi une critique de l’optimisme et du dogmatisme révolutionnaires. La première pièce questionne la représentation de la révolution castriste, ce qui est une façon de démonter la rhétorique des textes ou des films à la gloire de la révolution. Celle-ci disparaît dans des reconstitutions simplificatrices de deux types : un spectacle commémoratif et le tournage d’un film sur l’attaque du palais présidentiel. Le réalisateur du film avoue d’ailleurs : « Les spectateurs seraient déçus s’ils voyaient les choses comme ça. Ils ne comprendraient plus la révolution cubaine. » 18 Le choix d’aborder la révolution par ses représentations permet de souligner le danger de figement du pouvoir en place, avec l’idée que seule une révolution permanente est une authentique révolution. 19 Silvia, la « Sainte », s’adresse en effet en ces termes aux nouveaux hiérarques : « Pour la révolution, vous êtes déjà du passé. Le grand homme de la veille devient un poids inutile s’il ne peut se réinventer le lendemain. » 20 Ainsi, les révolutions triomphantes risquent d’imiter le pouvoir qu’elles ont détruit : dans Notre tranchée, le spectateur est d’ailleurs incapable de déterminer si les scènes d’interrogatoire concernent l’époque de Batista ou celle de Castro. Cette opposition entre la révolution stoppée et la révolution vivante est allégorisée par l’affrontement entre Carlos Alberto, capitaine du régime, et Tirso Uriarte, « résistant », fils d’un anarchiste espagnol, et peut-être traître. Comme chez Genet, le « traître » est célébré pour sa puissance à déjouer l’ordre établi et à relancer le processus révolutionnaire. La seconde pièce intitulée La machine excavatrice porte plus précisément sur le romantisme des militants français séduits par la révolution cubaine et organise un aller-retour permanent entre Paris et La Havane. Totuy le guérillero constate : « Terrible, combien ceux qui rêvent la révolution au lieu de la faire ont besoin de se consolider à coup d’archétypes sectaires qui en arrivent à ressembler à ce que les bourgeois attendent d’eux ». 21 La pièce joue donc contre l’idée d’une convergence des luttes à travers le monde : les militants français et les guérilleros cubains ne sont pas insérés dans le même contexte et ne servent pas les mêmes objectifs. Autrement dit, il est possible d’admirer la révolution cubaine sans que celle-ci ne soit un mythe compensatoire ou un support de substitution. A la place de cette fusion des deux réalités, la pièce propose une véritable dialectique entre l’ici et l’ailleurs, comme le montre la « Chanson pour donner le change » chantée par les guérilleros à Marianne qui veut venir à Cuba : « Reste parmi les tiens / Pour être mieux des nôtres. / Abats le cyclone chez toi / Et tu abattras les nôtres. / Reste parmi les tiens / Et tu seras des nôtres 22 . » A la fin, Marianne construit une barricade boulevard de la Bastille. Fin ironique, dans la mesure où, au lieu de l’ailleurs, la militante française se réfugie dans le passé national ? Là encore, la fin de la pièce est une question ouverte et c’est au spectateur de tirer ses propres conclusions. La stratégie à l’égard du destinataire est réduite à la portion congrue. Celui-ci est d’ailleurs traité à égalité par le dramaturge, dans cette fausse pièce où les acteurs proposent au public de débattre de l’issue de la pièce et de l’actualité cubaine. Cette « interactivité » est bien l’inverse d’une stratégie rhétorique.
Ces films et ces pièces, au-delà de leur aspect quelque peu didactique, présentent l’intérêt de porter le doute en leur sein même, dans une sorte de contamination ou de prolifération critique. La réflexivité est certes un acquis de la modernité artistique, mais elle concerne davantage des pratiques non directement politiques comme l’art contemporain, la littérature moderne ou le cinéma expérimental. Les pressions du champ politique et l’urgence des situations sont peu propices à la réserve et au souci d’investigation dont témoignent ces oeuvres. L’ambition de films comme Salut les Cubains ou L’amour consiste à fournir au spectateur les armes d’une critique systématique et générale envers tout type de production culturelle. En même temps, cette pente au débusquage généralisé de l’idéologie bourgeoise, à la critique des stéréotypes et à la déconstruction des formes est aussi une mode propre aux décennies 1960 et 1970. Elle aussi comporte ses propres stéréotypes, ses figures obligées, son manichéisme qui oppose mensonge idéologique et vérité révolutionnaire : elle est donc elle aussi, en fin de compte, une forme de rhétorique.
Rhétorique, critique, épopée : les genres du politique
Les films convoqués, œuvres d’engagement critique, mettent bien en oeuvre le même type de stratégie rhétorique globale, dans une perspective d’information (rhétorique judiciaire), voire de mobilisation (rhétorique délibérative). Ils se fondent sur une critique de la rhétorique manipulatrice de l’ennemi, pour mieux asseoir leur propre stratégie discursive qui repose sur l’ironie et l’évidence - et qui vise aussi à immuniser l’oeuvre contre la critique du spectateur. Ces oeuvres se construisent donc selon une rhétorique de l’ambiguïté : elles affichent leur impuissance face à la complexité de la réalité cubaine qui déborde toute tentative de mise en récit ou de mise en film, tout en essayant de transmettre cette complexité au destinataire. Cette rhétorique de l’ambiguïté n’est peut-être au final qu’une forme d’ambiguïté rhétorique. Elles n’en constituent pas moins une tentative remarquable pour produire un discours politique, toujours nécessaire, lucide et sans idéologie, une manière de concilier engagement et liberté critique, rhétorique et invention formelle.
Cette liberté assez exceptionnelle semble propre aux premières années du castrisme, au moment de la « lune de miel de la révolution » : la rencontre d’une réalité historique et d’une forme cinématographique. Presque dix ans séparent Cuba si ! et Salut les Cubains (1961-1963), films critiques et audacieux formellement de La bataille des 10 millions, film militant de facture plus classique qui insiste sur les difficultés économiques et géostratégiques de l’île. Le film s’ouvre d’ailleurs sur cette précision en voix off : « Cuba n’est plus à la mode... nous Européens nous aimons les luttes victorieuses ou perdantes... Cuba aujourd’hui, c’est la fin du théâtre militant et le terrain sans prestige de la réalité quotidienne... ». L’heure n’est plus aux exercices de style d’un certain romantisme de la révolution mais à une compromission effective et à une mise au service du régime cubain. C’est aussi un retour de la rhétorique « dure ».
Le modèle rhétorique permet une analyse fertile des films politiques et du discours qu’ils véhiculent. Le cinéma donne ainsi une nouvelle jeunesse à une catégorie de la littérature tombée en désuétude au dix-neuvième siècle au nom d’une conception restreinte de la littérarité qui mettait en valeur l’évidence et la spontanéité. Cette réactivation de la rhétorique par le cinéma militant en général, et les films français « engagés et critiques » sur Cuba en particulier, rejoint la renaissance du second genre littéraire tombé en désuétude et qui articule littérature et politique : l’épopée 23 . Le film El otro Cristobal d’Armand Gatti tourné lui aussi à La Havane en 1961 est une transposition sur le plan métaphorique et métaphysique de la jeune révolution. Il développe une vision pleinement épique de la réalité cubaine mettant en jeu deux camps armés, des dieux, des métamorphoses et des combats stylisés prenant une dimension cosmique : les hommes à la conquête du ciel.
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Victor Hugo, Œuvres complètes, « Politique », Robert Laffont, Paris, 1985. ↩
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Le « compagnonnage » des intellectuels est hanté par cette question du rapport à l’organisation de masse, comme le montrent par exemple les figures contrastées de Mathieu, le professeur de philosophie angoissé, et Brunet, le dirigeant communiste sûr de lui, dans la somme romanesque de Sartre, Les chemins de la liberté (Gallimard, 1945-1949). ↩
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Ce genre est encore peu étudié et peu connu en France. Il correspond à une manière nouvelle d’utiliser le cinéma comme art collectif rendue possible par l’allègement, la simplification et la baisse des coûts du matériel cinématographique. Le medium se démocratise et peut alors recueillir la parole de tous ceux qui sont laissés de côté par les médias traditionnels. Un grand nombre de collectifs réunissant ouvriers et/ou cinéastes fleurissent alors en France. L’exemple le plus éclairant est celui des Groupes Medvedkine, des collectifs ouvriers de Besançon et Sochaux parfois aidés par des techniciens du cinéma, qui réalisent des films avec l’idée, héritée du cinéma soviétique et en particulier du réalisateur Alexandre Medvedkine, que les films sur la classe ouvrière doivent être réalisés par la classe ouvrière elle-même. Voir le double DVD Les groupes Medvedkine, Iskra-Montparnasse Editions, Paris, 2006. Pour la question du cinéma militant, voir : « Cinéma militant, histoire, structures, méthodes, idéologie et esthétique : regards sur le cinéma militant français », Cinéma d’aujourd’hui n°5-6, mars-avril 76, Filméditions, Paris, 1976, et Cinémaction n°110, « Le cinéma militant reprend le travail », dir. Guy Gauthier, Corlet-Télérama, Paris, 2004. ↩
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Régis Debray, Révolution dans la révolution. Luttes armées et lutte politique en Amérique latine, Maspero, Paris, 1967. ↩
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La force des choses, Gallimard (1963), rééd. Folio, p. 515. ↩
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Henri Alleg, Victorieuse Cuba. De la guérilla au socialisme, Minuit, 1963 ; Robert Merle, Moncada, premier combat de Fidel Castro, Robert Laffont, 1965 ; Sartre, « Ouragan sur le sucre » (reportage), France-soir, 29 juin-15 juillet 1960 ; Claude Julien, La révolution cubaine, Julliard, 1961. ↩
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Suivant la définition du film militant donnée par Jean-Patrick Lebel (Cinéma et idéologie, Editions sociales, 1971) : « Des films utilisés dans le cadre d’une action militante organisée, faits pour elle et dont la forme et l’opportunité sont conçues en fonction d’elle. C’est-à-dire que la projection de tels films vise par son effet idéologique à susciter chez les spectateurs des prises de position politiques précises aboutissant à des actes précis. » ↩
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La rédaction des textes que nous connaissons sous le titre de La Rhétorique s’établit entre -329 et -323. ↩
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Rappelons que la Rhétorique classique héritée d’Aristote distingue l’inventio ou recherche des arguments, la dispositio ou agencement des parties (sans rentrer dans le détail, l’exorde, le développement et la conclusion), l’elocutio ou mise en mots, l’actio (le « jeu » de l’orateur) et la memoria. ↩
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Communications n°16, « Recherches rhétoriques », repris en Seuil, Paris, 1994. ↩
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Communications n°16, op. cit., pp. 211-232 ↩
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Id., pp. 254-337. ↩
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Dont les résidus (choix des arguments, ordre du discours) seraient à rechercher du côté de la pratique juridique ou législative : le Droit et la Politique, de la dissertation littéraire ou philosophique, ou encore de l’économie : « marketing », « stratégies de communication » et autres rhétoriques publicitaires. Voir pour ce dernier exemple Jacques Durand, « Rhétorique de l’image publicitaire », Communications n°15, EHESS, Paris. ↩
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Articles repris dans L’obvie et l’obtus, Seuil, Paris, 1982. ↩
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L’art oratoire du dirigeant cubain mérite une analyse spécifique. Voir en annexe l’analyse du « Discours de réception des 11 pêcheurs » cité dans La bataille. ↩
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Le mensonge par omission est pointé dans une séquence consacrée à ce qui se passe ailleurs : la presse ne montre que les aspects négatifs de Cuba en oubliant la misère qui sévit dans le reste du monde « libre ». Le film accumule alors les arguments : argument de dépassement (une fin bonne justifie des moyens critiquables, la situation n’est pas brillante, mais elle sert un avenir radieux), argument de bon sens (les occidentaux feraient mieux de régler la misère qui sévit dans le monde capitaliste), et enfin argument de comparaison (rappel de la misère et de la répression sous Batista). ↩
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« Le message photographique », op. cit. ↩
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Œuvres théâtrales, T. 1, Verdier, p. 883. ↩
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Cette problématique hante les pièces politiques de Jean Genet, en particulier Le balcon (1956) et Les paravents (1961). ↩
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Id., p. 955. ↩
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Œuvres théâtrales, T. 2, p. 255. ↩
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Id, p. 287. ↩
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L’épopée se définit comme « le récit poétique d’une grande action où le merveilleux se mêle à l’historique » (Madalénat, Daniel, L’épopée, PUF, 1986). ↩