Communication présentée lors de la journée d’étude « ’Peuple’ et ’Volk’ : réalité de fait, postulat juridique » organisée à l’Université de Paris X-Nanterre le 10 décembre 2005
Mon étude porte sur une série de vocables en allemand et en latin attestés en parallèle, pour certains dès le moyen âge le plus reculé. Il sera même question d’attestations en langue gotique qui se trouvent dans la traduction du Nouveau Testament rédigée par l’évêque Wulfila et datée vers 350. En parallèle aux textes rédigés en allemand existent, en beaucoup plus grand nombre d’ailleurs, des écrits en latin médiéval dont l’étude est indispensable pour éclairer notre recherche sur l’emploi, à l’origine, des termes désignant le peuple. Les textes latins, dans lesquels il est question de ’peuple’, sont d’origine diverse. Il s’agit en général d’ouvrages en prose ; certains sont d’usage courant comme les Annales, les Formules 1 , les Diplômes, les Capitulaires des souverains Francs et les Lois des peuples germaniques ; d’autres relatent l’histoire des Francs comme ceux de Grégoire de Tours (538-594) ou de Nithard (9e siècle). Les textes d’auteurs classiques latins jouent aussi un rôle parce qu’ils sont lus par les savants de l’époque et sont surtout glosés, en vieux-haut-allemand, de façon intensive à partir de 750. Il existe en langue vernaculaire également des textes littéraires comme les chansons héroïques. Charlemagne 2 lui-même incite les savants à utiliser le francique, sa langue maternelle. De nombreux synodes prescrivent l’usage de la langue populaire, c’est ainsi par exemple que le moine Otfrid de Wissenbourg 3 rédige, entre 863 et 871, une adaptation rimée de la bible latine en usage qui devient le premier grand poème en langue allemande.
Voici donc à peu près les sources qui ont permis de déterminer l’emploi des termes en allemand et en latin qui sont, comme nous allons le voir, des instruments langagiers équivalents ou complémentaires avec lesquels les auteurs essaient de cerner, pour une période qui s’étale sur quelques siècles, une réalité sociale déjà complexe.
Dans un premier point, nous aborderons l’histoire du mot Volk et de deux autres noms qui se rattachent à son champ sémantique, il s’agit de Leute, liut en vha et du gotique thiuda, en vha diot qui, aujourd’hui, a disparu sous cette forme.
Folk, leod / liut, deod et leurs bases étymologiques
1. Le mot Volk est attesté en vieux-haut-allemand avant le 8e siècle. Il apparaît alors sous les formes folc, folch, folk. Le vieil anglais connaît également folc et l’ancien nordique folk. Il est difficile d’en établir avec précision l’étymologie car d’autres langues indo-européennes n’offrent pas de mots équivalents, au niveau de la forme, avec lesquels on puisse établir une comparaison sûre. Il est cependant très probable que Volk 4 soit issu de l’évolution d’une racine indo-européenne qui se retrouve dans l’adjectif voll (’plein’) et le verbe füllen (’remplir’) contaminée par le verbe folgen (’suivre’). Le latin populus, l’équivalent de Volk dans certains contextes comme nous allons le voir ci-après, provient d’une racine ayant aussi cette signification. C’est également le cas du grec plẽtos qui signifie ’foule’.
2. Le mot de l’ancien francique leod que l’on peut tout d’abord traduire par ’la personne du genre masculin, d’âge adulte’ puis par ’l’homme libre’, est apparenté au gotique liudan (’croître’) au vieil anglais et au vieux saxon leodan / liodan ainsi qu’au vieux-haut-allemand arleotan qui signifient ’croître, grandir, être élevé’. En vha la forme attestée est liut (M. F. ou N. forts) ’peuple, gens, être humain et foule’ (pluriel liuti). Une filiation existe également avec le grec eleuthéros et le latin liber ’libre’. De cet ensemble on peut remonter à une racine de l’indo-européen *leudh- 5 (’pousser, croître ; naître - se former’), puis *leudho-, leudhi- ’les descendants, le peuple’.
3. Got. thiuda, vha diot. En gotique 6 est attesté le mot thiuda qui signifie ’peuple’ dans un sens politique ; d’ailleurs le verbe thiudanôn est ’régner’, thiudans est la désignation du roi, thiudangardi celle du royaume. La forme du pluriel thiudos désigne en gotique, au 4e siècle déjà, les barbares, les non chrétiens (par exemple dans la bible de Wulfila). De nombreuses langues indo-européennes disparues ou encore parlées connaissent un nom de même origine. En ancien lituanien, par exemple, tautà signifie ’peuple, nation’. Tautà est même une forme, aujourd’hui vieillie, pour désigner l’Allemagne. En ancien anglais est attestée une forme apparentée, theod-, intéressante car elle signifie, entre autres, ’la langue’. Le mot apparaît en effet dans des expressions telles que : ’la langue parlée par notre peuple’. L’adjectif deutsch, à l’origine diutisc dans la tournure diutisca lingua est de même origine. La racine de l’indoeuropéen le plus ancien, commune à toutes ces formes, est *teuta- (la foule, le peuple ; le pays).
Ce mot du gotique s’est conservé en vha et apparaît soit au masculin diot, soit au féminin diota et signifie alors ’le peuple, les hommes, la tribu, mais aussi les païens’. Vers la fin du moyen âge déjà l’emploi du mot régresse et au cours du 16e siècle, il est totalement remplacé par Volk et Leute.
L’emploi des mots du vernaculaire germanique dans divers textes et en relation avec le latin
Les termes que nous avons énumérés sont attestés dans des textes littéraires, d’usage courant, ou encore en tant que gloses, c’est-à-dire de mots, voire d’expressions ou de phrases inscrites déjà depuis l’an 750, par des scribes, dans les marges ou les interlignes de textes d’auteurs latins lus et étudiés à cette époque. Dans ce deuxième type d’écrits, le texte latin sous-jacent aide à en cerner la signification.
Leod / liut
Les lois des tribus germaniques (leges barbarorum), comme la loi Salique, constituent les sources les plus anciennes contenant en grand nombre des désignations, en langue vernaculaire, de groupes de personnes et de couches sociales. Ces textes sont rédigés en latin, mais ils sont émaillés de mots ou d’expressions provenant du dialecte germanique propre au peuple qui fixait sa loi par écrit. Notre propos n’est pas d’étudier toutes ces désignations mais de nous arrêter sur celles qui, au cours d’une évolution, acquerront une portée générale.
Il est ainsi question, chez les Francs, des leudi ou leodes, un groupe d’hommes composant l’entourage du roi. Ainsi leod apparaît tout d’abord dans l’Edit de Chilperich 7 , milieu du 6e siècle ; ce dernier cherche à trouver une compromis juridique cum uiris magnificentissimis obtimatis mais aussi cum leodibus nostris. Childebert, dans son deuxième décret 8 du 29 février 596, parle d’un accord passé avec ses leudes "cum leodos nostros " dans un article concernant l’inceste et la consanguinité. Ces attestations et d’autres encore, relevées entre autres chez Grégoire de Tours, permettent de retenir comme caractéristiques pour leod : groupe d’hommes libres, proches du roi, faisant partie de son armée. Ces leodes ne forment pas, tout d’abord, un groupe en soi, mais vont rejoindre peu à peu ceux qui font partie de la couche supérieure de la population. Dans certaines sources comme la lex Gundobada (la loi des Burgondes) et des lois insulaires anglo-saxonnes leod peut aussi être un membre d’une couche plus basse de la société et appartenir ainsi aux asservis. Dans les mots composés provenant de la loi salique leodewa 9 signifie ’la loi du peuple’ et leodecall ’la déposition de gens devant le tribunal’.
C’est peut-être parce que ce mot désignait différents sous-groupes de la population que sa signification, au cours du temps, a gagné en extension. En effet liut attesté en vha désigne ’le peuple, les gens, les êtres humains, la foule’ mais aussi ’les Anciens’ et glose aussi bien populus que gens. Le terme liuti, au pluriel, désigne cette partie de la population qui est juridiquement capable.
Dans les écrits du moine Notker de Saint-Gall, vers l’an 1000, liut est le déterminant de formes composées 10 telles que liutfrouwa ’la protectrice du peuple’ (frouwa correspond ici à Notre-Dame), liutcot ’der Staatsgott, le dieu de l’Etat’, liutchilda ’die Gemeinde, la communauté politique et religieuse’, liutmanigi ’le peuple’, et encore, pour l’anecdote, liutchuoe ’les vaches, en parlant du peuple’.
diot (ou thiot)
Ce mot a de nombreuses occurrences en vha, il apparaît aussi bien dans les gloses que dans les textes littéraires 11 . Il signifie tout d’abord ’le peuple en tant qu’unité politique stable’, puis ’le peuple comme unité ethnique’ ou ’le peuple formant une unité culturelle d’après les usages, la langue’. Diot désigne aussi le ’peuple en général, sans arrière-plan politique’. Plusieurs noms composés sont attestés en vha, surtout dans les écrits d’un auteur important de l’époque, Notker, et en tant que gloses dans des textes latins. Diotburg glose d’une part l’expression latine patria gentium et signifie ’la ville des païens’, d’autre part le latin civita populosa ’la ville densément peuplée’. Diotliut glose gentilis et signifie ’les peuples païens, les non juifs’ ; diotreht (seulement chez Notker) se traduit par ’das bürgerliche Recht / le droit des gens’.
La plupart des attestations proviennent de gloses et diot au singulier ou au pluriel est alors souvent le pendant du latin gens. Dans plusieurs attestations cependant diot désigne ’le peuple uni par le même vécu ou la même culture’, c’est alors le latin nacio au singulier qui lui est sous-jacent. Il est intéressant de noter que diot est souvent attesté au pluriel masculin ou féminin et glosé gentes et quelquefois nationes. La signification qui se dégage est alors ’barbari’, ’les peuples barbares, païens, c’est-à-dire le contraire du ’populus electionis’ formé par les juifs de l’Ancien Testament, les Chrétiens.
Gentes (gentiles), nationi sont les termes de la Bible latine pour désigner les non chrétiens voire les non juifs. Latin gentiles, en français gentil (à partir de 1488) a le même emploi que l’hébreu gôim ’peuples non juifs’. Les païens ou gentes sont des barbares auxquels vont s’ouvrir de nouvelles possibilités dans l’Empire romain, en particulier dans l’armée, ce qui a permis la "romanisation" d’une élite barbare 12 . L’organisation politique de l’Empire romain influencera d’ailleurs tous les peuples (germaniques) qui vont s’organiser en états. L’une des significations de populus qui se perpétue est ’le peuple de l’empire’ qui s’oppose aux autres peuples (aux gentes). La conversion au catholicisme de Clovis est d’importance pour la formation du royaume, il devient rex, et les Francs catholiques accèdent au rang de ’populus’, ils sont vainqueurs des païens alamans ou des wisigoths et ont la confirmation d’être le peuple d’un royaume élevé au-dessus des gentes.
A cet ensemble conceptuel à connotation politique correspond la triade latine gens - rex - regnum. En effet un peuple (vha. diot - lat. gens) peut naître en raison d’une souveraineté nouvelle ou disparaître en tant que tel, par exemple lors de la mort du roi dans une bataille. Si le peuple n’a pas été entièrement décimé, il peut garder son nomen gentis (le nom de sa tribu) et former un bataillon dans l’armée ennemie 13 .
Ce type d’évolution s’observe dans le royaume Franc 14 . Les Annales Mettenses offrent un bel exemple de différenciation de la ’gens’ d’une part qui forme à l’origine le peuple du Royaume et ceux qui ont été soumis par les Francs et ont été ensuite intégrés. Sont nommés dans les annales les Saxons, les Frisons, les Alamans, les Bavarois, les Aquitains, les Basques et les Bretons. Le Royaume des Burgondes est conquis en 534. Les Burgondes conservent leur Maire du palais et une armée qui a à sa tête, comme d’autres peuples (les Alamans par exemple), leur dux (vha herizogo). Ces gentes (pluriel) devaient fidélité non seulement au roi mais aussi au peuple franc.
Ainsi coexistent des ’duchés’, chacun d’eux est un regnum sans roi, un petit royaume qui conserve son identité politique. Le Regnum Francorum chapeaute ainsi un certain nombre de ’peuples’. Cette structure particulière au royaume franc, de l’est en particulier, laissera son empreinte sur les Etats qui vont succéder. En raison de ces différents regna on utilisera pendant très longtemps l’expression die deutschen Landen au pluriel car utiliser un singulier, Deutschland, aurait rabaissé l’Empire au niveau des petits états. Cette expression est relativement tardive, celle qui lui précède est gens teudisca. Elle est attestée aux environs de 860 dans les écrits d’un moine et théologien dissident de Fulda, fixé à résidence au monastère de Hautvillers en Francie occidentale, nommé Gottschalk 15 . L’adjectif, comme nous l’avons vu ci-dessus était jusqu’alors le qualificatif de lingua. Ainsi, teudiscus est maintenant utilisé pour désigner une réalité ethnique et, pour la première fois, le peuple allemand est nommé avec un terme du vernaculaire. Gottschalk s’exprimait alors sur la grammaire de sa langue en comparaison avec celles du latin et du grec et sa conviction de faire partie d’une importante communauté linguistique lui permet de réaliser que, dans l’Empire franc de l’est, la conscience d’appartenir à un même peuple est en train d’émerger. Un peu plus tard, Notker de Saint Gall utilise l’adjectif teutonicus, pour désigner ce même peuple.
Folk
Le terme apparaît dans les textes littéraires mais aussi fréquemment sous la forme de gloses 16 .
Folk dans un sens politique et militaire
Les premiers emplois de folk faisaient partie du champ sémantique concernant l’armée, comme d’ailleurs le mot russe pulk, de même provenance. Ainsi, dans un registre militaire 17 , la signification est ’l’armée, la division, la cohorte’. Les mots latins sous-jacents sont cohors, souvent représenté, ainsi que acies, manipulus, milites, equites, cuneus. En raison de l’influence des textes latins classiques sous-jacents aux gloses, le domaine militaire revêt tout d’abord une grande importance, il est ensuite étroitement lié au domaine politique. L’expression relevée dans les Serments de Strasbourg de 842, proférés, en roman par Louis le Germanique et, en vestique, par Charles le Chauve, devant leurs armées, thes Christianes folches avec son équivalent en langue romane Christian poblo (populus christianus) a sans conteste une connotation militaire et politique.
Folk désigne ainsi, en vieux-haut-allemand, un ensemble de personnes unies par leur origine (extraction) et l’ordre politique ou religieux auquel elles appartiennent. Le mot latin récurrent est populus/populi. Il est ainsi question du peuple en général, composé par exemple par les anciens, les pauvres, les savants du peuple.
Folk apparaît quelquefois à côté du mot grec s (lat. demos) ’Alle / Tous’, pour désigner la majorité de ceux qui assistent à l’Assemblée populaire lors de laquelle sont prises les grandes décisions politiques et juridiques. Nous ne sommes pas très loin de i (democratia) ’souveraineté du peuple’.
Folk en tant que ’masse, foule’
Le mot du vieux-haut-allemand présente aussi, dans de nombreux contextes, un trait distinctif quantitatif ; il signifie alors le peuple rassemblé, les masses populaires 18 . Il présente alors une signification qui se rapproche d’un pluriel, c’est-à-dire ’foule’, et glose alors les mots latins populus mais dans ce sens aussi plebs et bien sûr multitudo. Au sens militaire et politique le trait distinctif ’quantitatif’ joue aussi un rôle ainsi qu’au sens religieux. En effet folk, glosant par exemple plebs dei, désigne l’ensemble du peuple chrétien 19 .
Au 10e / 11e siècle, il est question dans le contexte des Paix de Dieu de faire participer les ’Volksmassen / les masses populaires’ aux mouvement de paix, de sécurisation du Royaume. Il n’y a pas eu, à part massa en latin et aussi en vieux-haut-allemand, un terme dominant pour désigner la masse au sens politique du terme.
Volk dans la signification ’couches inférieures de la société’
Quelquefois c’est la qualité qui est envisagée il s’agit ici plutôt du bas peuple 20 ’ (latin populus diversus et vilis ; vulgus).
Pour les couches inférieures de la société les mots latins les plus courants sont plebs et vulgus. Il en existe d’autres : minores, ignobiles, illiterati, simplices etc... Il est souvent affirmé qu’ils dénotent le dédain et que le latin médiéval n’a pour désigner les gens du peuple que des expressions ou des mots méprisants. Un regard attentif porté sur les sources montre cependant que dans des contextes précis ces vocables n’ont pas un sens péjoratif. Il est aisé de plaquer une signification actuelle sur ces mots qui ont évolué sémantiquement.
Vulgus par exemple est celui qui ne parle pas latin mais la vulgaris lingua. Louis le Germanique par exemple se préoccupe de la vulgi aestimatio, c’est-à-dire de l’opinion publique. Au 9e siècle existent des formules telles que proceres et populares ou encore principes et vulgares. Populares et vulgares désignent des partenaires des nobles dans les assemblées judiciaires ou politiques, qui sont des hommes libres et souvent propriétaires terriens ; Il s’agit pour la plupart d’entre eux des premiers ’Bauern / paysans’ en Allemagne. Dans le 1er Capitulaire 21 pour les missi d’Aix-la-Chapelle daté de 810 vulgares homines est à traduire par ’peuple’ ; et à l’art. 6 plebem par ’la foule’.
Plebeius n’est pas ’le plébéien’ mais, d’une part, ’le civil, celui qui ne fait pas partie de l’armée’, d’autre part ’le laïc, par rapport au clergé’. N’oublions pas l’évolution du grec laos ’peuple’ au lat. laicus (en passant par laikos) ’celui qui n’est pas prêtre’.
Articulation gens / populus / nacio
Le peuple d’un état ou Staatsvolk (gens / regnum) était désigné par le nom de son ethnie 22 qui avait un caractère politique et institutionnel tout aussi important que le nom du pays dans lequel il était établi. A l’époque carolingienne lorsque l’on énumère les titulaires d’une fonction importante dans le royaume comme les comtes, les vassaux, les évêques ou les abbés, donc ceux qui font partie de la couche dirigeante, c’est le mot populus qui est employé en parallèle duquel se situe le terme Volk. Ce ’peuple’, populus dans les lois, qui occupe un rang élevé dans la chose publique a des pouvoirs légitimés par Dieu. Les Grands en fonction sont ainsi nommés fidèles. Une expression récurrente dans les actes officiels est omnibus fidelibus nostri.
Essayons de voir comment s’articulent populus et gens, deux termes à caractère juridique. Face au roi (rex) se trouvent les nobles et le populus, ce sont deux ensembles qui s’excluent. En revanche le roi fait partie de la gens. Gens recouvre en fait rex, populus c’est-à-dire les nobles et les autres et devient alors un terme fondateur pour les institutions. De nombreuses expressions latines incluant gens existent dans le domaine du droit, par exemple mos gentis, consueto gentis, lex gentis (en droit français il est toujours question de droit des gens). La lex gentis est un ordre juridique auquel tous sont soumis, y compris le roi, même si elle a été promulguée dans l’assemblée populaire qu’il préside, les nobles du royaume à ses côtés. La plus importante pour le Royaume franc est la loi Salique (avec le Pacte).
A côté de gens /gentes et populus émerge : nacio et son pluriel nationes. Il ne s’agit là cependant pas d’un nom collectif mais tout d’abord de la désignation d’une personne (au pluriel de plusieurs personnes) qui, par sa ou leur naissance, appartient ou appartiennent à une classe sociale ou à un pays. Suivant son appartenance sociale, celui qui est ainsi désigné peut être un homme libre ou qui a racheté sa liberté ou encore un esclave. Ingenuitas nacionis désigne le statut d’homme libre acquis par naissance, ou tout simplement le noble. Natio est glosé à plusieurs reprises, en vieux-haut-allemand, par diot 23 qui désigne alors le peuple en tant que communauté culturelle ou encore en tant que communauté à qui est réservée le même sort.
En général, nacio ne désigne pas la communauté en relation avec le pays ou le peuple des ancêtres, mais par rapport au lieu de naissance. Ainsi la nacio du fils n’est pas obligatoirement celle du père. Les historiens du droit allemands ont affirmé que les lois des ’barbares’ (lois des tribus) s’appliquaient seulement à ceux qui faisaient partie, depuis des générations, du peuple en question, mais n’avaient pas une valeur territoriale comme les lois actuelles. On n’a pas lié d’importance à une indication donnée par la Loi de Francs Ribuaires 24 : "de quacumque natione...fuerit, in iudicio interpellatus, sicut lex loci contenet, ubi natus fuerit, sic respondat" [De quelque peuple qu’il soit, il est assigné au mal public selon la loi du lieu où il est né et comparait]. Le Synode de Trebur de 895 nous en donne aussi un exemple. Il y est question de la séparation d’un couple formé par un Franc et une Bavaroise ou une Saxonne : una fides unum baptisma utrique communis sit nationi, legem tamen habent diversam [ces gens ont en commun la foi et le baptême mais ils ont chacun une loi différente qui correspond à leur lieu de naissance]. Dans le même texte, il est encore question de la gentis lex qui a été promulguée par le souverain et les nobles (populus) pour le peuple entier (gens). Nacio et gens, tout en ayant une signification proche, divergent en ce que gens désigne une communauté dont les liens sont soudés sur des générations alors que nacio évoque les êtres nés dans une communauté précise. Pour traduire toutes ces nuances, il n’existe plus dans le français ou l’allemand actuels que les mots peuple ou Volk qui sont loin de suffire pour les exprimer.
Suivant une démarche onomasiologique nous nous sommes posé la question : Comment est désigné le ’peuple’ au début du moyen âge ? La recherche effectuée sur des écrits en latin et en langue vernaculaire, a fait apparaître un réseau de termes qui se complètent et qui reflètent la réalité d’une époque. Et encore nous n’avons pris en considération ici que les mots simples, mis à part quelques exceptions. Une étude tenant compte des mots composés ou des groupes adjectivaux aurait peut-être permis de nuancer encore plus le découpage sémantique opéré par les mots évoqués.
Les textes du début du moyen âge, qu’ils fassent partie des sources latines ou des sources du vernaculaire, montrent, que très tôt la conscience du peuple ou des peuples est présente. Les lettrés bilingues utilisent en parallèle le latin et l’allemand et, par le biais d’une différentiation terminologique subtile, expriment toutes les nuances qu’ils appréhendent lorsqu’ils observent leur entourage. Ainsi le latin médiéval, souvent déprécié, est nuancé ; il est capable de nous transmettre l’image d’un monde complexe, en mouvement. En parallèle, les mots du vernaculaire germanique : folk, diot et liut, désignent, après avoir subi une évolution, à une époque donnée, c’est-à-dire environ vers l’an mille, des réalités diverses. Elles concernent cependant une même entité qui est le peuple, voire les peuples proches ou lointains.
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Ulrike Thies. Die volkssprachige Glossierung der Vita Martini des Sulpicius Severus. Studien zum Althochdeutschen 27. Vandenhoeck Ruprecht, Göttingen, 1994.
-
Ce sont des modèles servant à la rédaction d'actes notariés. ↩
-
Einhardi Vita Karoli Magni, c. 29, Monumenta Germaniae Historica. SS, II, 458 ; au sujet de l'usage de termes juridiques en langue vernaculaire, sous Charlemagne, voir : Annette Sousa Costa, Des textes utilitaires d'époque carolingienne. Les éditions donnent-elles des bases sûres pour l'analyse de ces documents ? II 4 d. In : Dokument - Monument, 2005. ↩
-
Stefan Sonderegger. Althochdeutsche Sprache und Literatur. Eine Einführung in das älteste Deutsch. 19872, p. 86. ↩
-
Friedrich Kluge Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache. Bearbeitet von Elmar Seebold, 23. éd. 1995. ↩
-
Julius Pokorny. Indogermanisches etymologisches Wörterbuch. 1er tome. 1959, p. 684. ↩
-
Sigmund Feist. Vergleichendes Wörterbuch der gotischen Sprache, 19393, p. 496. ↩
-
Capitularia Regum Francorum, édités par Alfred Boretius. Legum section 2, tome 1, p. 8. ↩
-
Capitularia Regum Francorum. Legum sectio 2, tome 1, p. 15. ↩
-
Wolfgang Jungandreas. Vom Merowingischen zum Französichen. Die Sprache der Franken Chlodwigs. 1955, p. 7 ↩
-
Rudolf Schützeichel. Althochdeutsches Wörterbuch., 1995, p. 200 ↩
-
Althochdeutsches Wörterbuch, édité par Rudolf Grosse, 1971-1985, colonne 543 à 548 ; Rudolf Schützeichel, Althochdeutsches Wörterbuch, p. 112. ↩
-
Voir à ce sujet : Volk, in : Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, 1992, p. 186f. ↩
-
C'est ce qui s'est passé pour les Alains dont le roi a été tué par les Wisigoths dans une bataille. ↩
-
Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, tome 7, p. 196. ↩
-
Karl Heinrich Rexroth. Volkssprache und werdendes Bewusstsein. In : Aspekte der Nationalbildung im Mittelalter, p. 275. ↩
-
Rudolf Schützeichel. Althochdeutscher und Altsächsischer Glossenwortschatz., 2004, p. 239 s. ↩
-
Cf. entre autres : Hendrik Davids. Studien zu den substantivischen Bibelglossen des Clm 19440 aus Tegernsee, 2000, p. 393 ; Arnim Schlechter. Die Althochdeutschen Aratorglossen der Handschrift Rom Bibliotheca Apostolica Vaticana Pal. lat. 1716 und verwandte Glossierungen, 1993, p. 172 ; Ulrike Thies. Die volkssprachige Glossierung der Vita Martini des Sulpicius Severus, 1994, p. 443. ↩
-
Rudolf Schützeichel. Althochdeutscher und altsächsischer Glossenwortschatz, p. 239, col. 2 ; Dorothee Ertmer. Studien zur althochdeutschen und altsächsischen Juvencusglossierung, 1994, p. 84 ; Wolfgang Schulte. Die althochdeutsche Glossierung der Dialoge Gregors des Großen, 1993, p. 407. ↩
-
Cette signification est souvent attestée dans les écrits de Notker : Die Schriften Notkers und seiner Schule. Edités par Paul Piper, notons entre autres 399.25, 340.20, 635.22, 351, 15. ↩
-
Rudolf Schützeichel. Althochdeutscher und altsächsischer Glossenwortschatz, p. 239, col. 2. ↩
-
MG Capitularia, tom. 1, n° 64, c. 4 et c. 6 ↩
-
Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, tome 7, p. 214 et suivantes. ↩
-
Althochdeutsches Wörterbuch, éd. par Rudolf Grosse, t. 2, col. 543-544. ↩
-
Cet exemple et le suivant cités dans l'article Volk, in Geschichtliche Grundbegriffe, Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, p. 218 f. ↩