Les tribunaux français jugent au nom du peuple français. Mais ce peuple français, source de la légitimité des décisions juridictionnelles et des décisions politiques, comment faut-il le comprendre ou l’entendre ? Peuple concret des justiciables de prétoires ou des électeurs les jours d’élections, peuple abstrait ou corps politique, réincarnation séculière du corps du roi théorisé par le médiéviste Ernst Kantorowicz 1 ? Les projets de « jurys citoyens » 2 , inspirés de travaux savants mais diffusés par certaines figures de la vie politique française, les inquiétudes récurrentes face au « populisme » 3 et l’éventuelle nécessité d’une « contre-démocratie » 4 , mais aussi les projets de décentralisation, voire de traitement différencié d’une partie de la population en fonction de variables territoriales et/ou ethniques, de la Nouvelle-Calédonie à la ville de Paris en passant par la Corse et les diverses banlieues, sans compter les hésitations que suscite la prise en compte de statistiques ethniques, posent le problème de l’unité, sociologique ou juridique, d’un peuple français.
Du point de vue juridique, force est de constater que la notion de peuple français revêt, au moins depuis la décision du Conseil constitutionnel sur la Corse 5 , une valeur de droit positif. Toutefois, les effets sur l’organisation territoriale de la République française ne sont plus uniformes. D’autre part, l’interprétation de cette tradition constitutionnelle est elle-même sujette à controverses : le clivage entre « souveraineté nationale » et « souveraineté populaire », consacré depuis les célèbres analyses de Raymond Carré de Malberg, ne permet pas nécessairement de faire une lecture aisée du sens, plus ou moins individualiste, englobant ou holiste, que revêt cet attachement continu depuis deux siècles au concept ou à la qualification juridique de « peuple » dans le droit public français.
La notion de peuple français
La notion de peuple français revêt un caractère de droit positif dont les conséquences juridiques semblent paradoxales.
Un caractère de droit positif
Un juriste français, en tout état de cause depuis la décision du Conseil constitutionnel sur la Corse, ne peut plus considérer qu’il s’agit là d’un concept de philosophie du droit ou de philosophie politique sans caractère normatif.
Dans cette décision 91-290 du 9 mai 1991, la haute juridiction constitutionnelle refuse d’admettre la constitutionnalité de la qualification de « peuple corse », au motif que la mention d’un « peuple corse, composante du peuple français » est contraire à la constitution et à la tradition constitutionnelle française, laquelle ne connaît que « le peuple français, composé de tous les citoyens français, sans distinction d’origine, de race ou de religion » (considérant 11). Aussi étonnant que cela puisse paraître, il s’agit de la première consécration de la valeur proprement constitutionnelle de la notion de « peuple français », dont le caractère unitaire est réaffirmé avec une particulière solennité.
Pour opérer cette consécration, le Conseil constitutionnel s’appuie sur les nombreuses références faites à cette notion ou qualification juridique dans les différentes constitutions depuis plus de deux siècles, ce qui a institué une véritable tradition constitutionnelle. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 débute ainsi : « les représentants du peuple français ». La Constitution de 1848 commence par ces mots : « la souveraineté nationale appartient au peuple français ». Le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose que « le peuple français affirme solennellement son attachement aux droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale ».
De plus, la même haute juridiction déduit le caractère unitaire du peuple français des principes d’indivisibilité et d’égalité inscrits dans l’ancien article 2 de la constitution de 1958, devenu l’article premier depuis la loi constitutionnelle du 4 août 1995, ainsi que de la notion de souveraineté telle qu’énoncée dans le préambule de la constitution de 1958.
En revanche, et ce n’est pas sans intérêt, le Conseil reconnaît, dans cette décision du 9 mai 1991, que « la constitution de 1958 distingue le peuple français des peuples d’Outre-mer auxquels est reconnu le droit à la libre détermination ». Cette affirmation semble avoir deux conséquences logiques : la première est que la libre détermination ne peut s’appliquer dans les collectivités locales métropolitaines, dont la Corse. La seconde est que l’on peut s’interroger sur la compatibilité de l’utilisation concomitante des termes de « peuple français » et de « peuples d’Outre-mer » avec le principe d’unicité du peuple français, d’autant que cette distinction a été reprise par le Conseil constitutionnel dans une décision du 4 mai 2000 relative à la loi organisant une consultation des électeurs de Mayotte 6 . Les accords de Nouméa de 1998 sur le statut de la Nouvelle Calédonie, dans lequel il est fait référence à un « peuple kanak », sont venus alimenter cette contradiction.
Toutefois, sur ce dernier point, la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003, qui reconnaît le caractère « décentralisé » de l’organisation de la république, a introduit un article 72-3 dans la constitution, qui dispose : « La République reconnaît au sein du peuple français les populations d’Outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ». La notion de « populations d’Outre-mer » remplace désormais celle de « peuples d’Outre-mer » utilisée par le Conseil constitutionnel dans sa décision relative à la Corse. Du point de vue conceptuel et juridique, la contradiction signalée est évitée, même si des droits particuliers sont reconnus à ces populations d’Outre-mer. Du point de vue proprement juridique, en droit interne français comme dans l’articulation entre ce droit interne et le droit international public, nul doute, en l’état du droit positif en 2003-2006, n’est plus possible quant au caractère que revêt le principe d’unicité du peuple français. Sans qu’il soit possible de définir ici la notion de « peuple », elle suppose au minimum un certain degré d’histoire et d’identité communes, alors que « population » reflète une réalité démographique, géographique et quantitative. Des populations multiples peuvent s’insérer dans un peuple unique.
Le principe d’unicité du peuple français a également été rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 15 juin 1999 relative à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (considérant 5). Après avoir procédé à l’examen de cette Charte, le Conseil considère que certaines de ses dispositions sont contraires à la constitution française en ce qu’elles confèrent de droits spécifiques à des « groupes » de locuteurs de langues régionales ou minoritaires à l’intérieur de « territoires » dans lesquels ces langues sont pratiquées et qu’elles portent ainsi atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité, d’égalité et d’unicité du peuple français. Depuis le 30 juin 1992, au surplus, une réforme constitutionnelle, à l’occasion des réformes de la constitution imposées par la ratification du traité de Maastricht, a inscrit, dans l’article 2 de ladite constitution, que la langue de la République était le français, durcissant sur ce point la tradition unitaire française.
L’unicité du peuple
Les effets de l’unicité du peuple sur l’organisation territoriale de la République française ne sont plus uniformes.
Quelle indivisibilité de la République ?
A supposer que l’organisation de l’Etat en France depuis 1791 ou 1804 ait été réellement uniforme, ce que la particularité constante de l’organisation administrative de la région parisienne dément, la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 est venue proclamer que l’organisation décentralisée équivalait, en importance, au caractère indivisible de la République. L’article 1 de cette constitution dispose désormais : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée ». Le caractère unitaire de la République, corrélé en France avec l’unicité du peuple, est réaffirmé.
Depuis deux siècles, les principes, notamment celui de l’uniformité de statut des divers territoires, trouvaient leur raison d’être dans la construction d’un peuple longtemps divisé en « nations » que l’on a voulu fondre dans une « nation française » 7 . Le 7 septembre 1789, Sieyès soulignait devant l’Assemblée constituante la nécessité d’adopter un système uniforme pour éviter de voir le royaume se déchirer en une multitude de petits états, sous forme républicaine, et pour que la France puisse être un seul tout soumis uniformément dans toutes les parties à une législation et une administration communes » 8 .
Progressivement, la conception des rapports entre l’Etat et les collectivités locales est devenue moins crispée. Cette nouvelle conception avait déjà été exprimée par Charles de Gaulle dans son discours du 24 mars 1969, au cours de la campagne pour le référendum du 27 avril 1969 : « L’évolution générale porte, en effet, notre pays vers un équilibre nouveau. L’effort multiséculaire de décentralisation qui fut longtemps nécessaire pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui étaient successivement rattachées, ne s’impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de la puissance économique de demain. 9
Depuis la fin des années 1960, pour ce qui concerne les projets, et depuis la première loi de décentralisation du 2 mars 1982 pour les réalisations, le principe d’unicité du peuple français a dû s’adapter. La reconnaissance de droits spécifiques attachés à un territoire (référendums décisionnels locaux de l’article 72-1, alinéa 2 de la Constitution, citoyenneté calédonienne) montre l’assouplissement du principe d’unicité du peuple. L’indivisibilité fut proclamée par les constitutions depuis l’article 1er du Titre II de la Constitution de 1791, lequel disposait que « le royaume est un et indivisible ». Toutes les constitutions, à l’exception des trois lois constitutionnelles de 1875, ont inscrit dans leur texte ces principes d’indivisibilité de la souveraineté qui appartient à la nation et/ou au peuple souverain. On a souvent résumé ces principes par un double refus : refus du fédéralisme et refus des corps intermédiaires 10 . Il est vrai cependant que ce caractère décentralisé a été atténué par un mouvement contraire dont les racines portent loin dans le 19e siècle. Une loi de 1834 a créé le conseil général élu, mais ce sont surtout les lois de 1871 et 1884 relatives à l’élection du conseil général au suffrage universel et celle des maires par le conseil municipal qui définissent une certaine autonomie locale. L’article 87 de la Constitution de 1946 définissait un principe de la libre administration des collectivités territoriales : « Les collectivités territoriales s’administrent par des conseils élus au suffrage universel ». Toutefois, il est vrai que ce principe n’est devenu réalité qu’à compter des grandes lois de décentralisation de 1982-1983, votées sous l’impulsion de Gaston Deferre, dont la première fut la loi-cadre du 2 mars 1982.
Depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, la référence au principe constitutionnel de l’organisation décentralisée, à l’instar des principes fondateurs de la République, permet de concilier au plan constitutionnel l’indivisibilité de la République et la reconnaissance des particularismes locaux à travers le principe de libre administration des collectivités territoriales qui s’accentue, avec la possibilité accordée par la même révision constitutionnelle du 28 mars 2003 d’accorder aux collectivités un droit à l’expérimentation. Le nouvel article 37-1 de la constitution dispose que « la loi et le règlement peuvent comporter pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental » et le nouvel article 72, alinéa 4 de la Constitution prévoit également la possibilité pour les collectivités de déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limitée, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent leurs compétences. Un pouvoir réglementaire, c’est-à-dire relatif à des décisions générales, leur est, dans cette hypothèse dérogatoire, reconnu : le nouvel article 72, alinéa 3, de la Constitution dispose : « dans les conditions prévus par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus et disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences ». Cependant, cette possibilité de dérogation n’est pas permise si une liberté publique ou un droit constitutionnel garanti sont mis en cause, ce qui rejoint une limitation générale, comme nous le verrons. Il ne faut pas se cacher que ces évolutions, qui marquent une souplesse étonnante du modèle étatique français, auraient horrifié les Jacobins classiques.
Une évolution parallèle à celle des notions de souveraineté et d’égalité
L’article 3 de la Déclaration du 26 août 1789 dispose que la souveraineté réside essentiellement dans la nation. Selon Jean Bodin, la souveraineté n’est parfaite que si elle est entière et ne subit aucune exception, c’est-à-dire qu’elle ne peut être ni divisée, ni partagée, n’avoir ni supérieur ni égal, ni se heurter à la résistance de ses sujets. Jean-Jacques Rousseau traduit cela en considérant que « par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible. Car la volonté est générale ou elle n’est pas » 11 .
Une telle conception 12 se heurte à d’évidentes objections au regard des réalités contemporaines. La construction européenne, comme le statut particulier de certaines collectivités locales (Nouvelle Calédonie, Polynésie française, statuts successifs de la Corse) ne permettent plus de considérer que la conception de la souveraineté au sens de Bodin et de Rousseau traduit une réalité contemporaine. Certes, les transferts de souveraineté consentis 13 à l’Union européenne sont, théoriquement, provisoires et réversibles malgré certaines formulations de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) 14 . Mais force est de constater qu’ils sont de fait permanents et qu’une rupture unilatérale n’est guère envisagée.
Le statut particulier accordé à la Nouvelle Calédonie mérite une attention particulière. Dans sa décision relative à la Charte des langues régionales et minoritaires, le Conseil constitutionnel refusait l’existence de droits collectifs à un groupe « défini par une communauté d’origine, de culture, de langue, de croyance » par référence à l’unicité du peuple français. Toutefois, les dérogations constitutionnelles obtenues par le statut de la Nouvelle Calédonie, notamment l’attribution d’une citoyenneté octroyant des droits spécifiques à ses titulaires, comme l’adoption des lois de « pays » par une assemblée locale, lois soumises au seul contrôle du juge constitutionnel, ainsi que les dispositions sur l’accession à la pleine souveraineté (articles 76 et 77 du titre XIII de la constitution, « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle Calédonie ») s’écartent entièrement de cette conception. Il s’agit certes d’une organisation transitoire dont l’horizon est l’accession possible de la Nouvelle Calédonie à la souveraineté. L’accord de Nouméa du 5 mai 1998, à l’origine de cette réforme, précise que « le partage des compétences entre l’Etat et la Nouvelle Calédonie signifiera la souveraineté partagée ». En cas d’indépendance toutefois, la France comme la Nouvelle Calédonie seront titulaires d’une souveraineté entière fondée sur l’unité des peuples de chacune d’entre elles.
A l’instar de la souveraineté, le principe d’égalité a évolué vers une certaine souplesse. Il est possible de traiter, nonobstant le principe d’égalité, des collectivités territoriales dans des situations différentes de manière différente. Le Conseil constitutionnel l’a ainsi admis pour une loi de programme sur l’Outre-mer 15 et s’agissant d’un des statuts de la Corse, pour l’enseignement de la langue corse, à condition qu’il ne soit pas obligatoire 16 . Dans la décision DC 2003-474 sur la loi de programme sur l’Outre-mer, le Conseil constitutionnel relève que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ». Cette formulation stéréotypée est classique en droit public français, droit administratif comme droit constitutionnel, au point qu’un universitaire, M. François Miclo, a pu dire que le principe d’égalité n’était qu’un principe résiduel 17 .
En revanche, le Conseil constitutionnel fait prévaloir le principe d’égalité sur celui de libre administration des collectivités locales dans l’hypothèse, déjà mentionnée, où une liberté publique est en cause, reprenant ainsi une application plus traditionnelle de ce principe. Ainsi une décision du 18 janvier 1995 admet que « si le principe de libre administration des collectivités territoriales a une valeur constitutionnelle, il ne saurait conduire à ce que les conditions essentielles d’application d’une loi organisant l’exercice d’une liberté publique dépendent des collectivités territoriales et, ainsi, puissent ne pas être les mêmes sur l’ensemble du territoire ». On retrouve cette application plus rigide du principe pour les projets de conventions internationales sur des minorités.
Le Conseil d’Etat s’est ainsi opposé à la ratification de la « Convention cadre sur le droit des minorités nationales » élaborée dans le cadre du Conseil de l’Europe 18 . Après avoir défini le concept de minorités nationales comme caractérisant des « groupements de personnes établis su le territoire de l’Etat et ayant en commun une identité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse différente de celle de la majorité », la Haute assemblée conclut que ce type de regroupements concerne, non seulement des étrangers, mais aussi des citoyens français, ce qui est contraire au principe d’unicité, plus exigeant que celui d’unité, du peuple français.
On voit ainsi que la qualification juridique de « peuple français » continue d’irriguer le droit positif français, mais il est relié à celui d’unité ou même d’unicité dudit peuple, unité ou unicité menacée par des divisions de la souveraineté, concept véhiculé par un héritage théologico-politique de l’époque monarchique, fort complexe. Il n’est possible de comprendre ce rôle qu’en opérant une relecture du binôme souveraineté nationale/souveraineté populaire.
Souveraineté nationale et souveraineté populaire : le peuple entre pôle holiste et pôle individualiste
Dans son célèbre ouvrage publié en 1921, mais écrit avant 1915, R. Carré de Malberg, théoricien du droit français qui, pour de nombreux juristes et spécialistes de science politique en France, continue à briller au firmament de la pensée juridique, a théorisé un couple conceptuel qui éclaire le rôle carrefour du peuple dans la pensée juridique et le droit positif français, du moins tel que défini par la doctrine juridique des juristes universitaires. C’est d’ailleurs l’influence de ce binôme sur certains disciples de Carré de Malberg, comme René Capitant, professeur de droit reconnu et gaulliste de gauche, qui a orienté la rédaction de la Constitution du 4 octobre 1958. Certaines formules (article 3 : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ») seraient incompréhensibles si l’on méconnaissait la force de cette tradition. Cette rédaction associe les deux traditions dans une synthèse plus que problématique.
Souveraineté du peuple et souveraineté nationale
Selon Carré de Malberg, la théorie de la souveraineté du peuple n’a pas été consacrée par la tradition constitutionnelle française issue de la Révolution et ne servirait pas de fondement aux institutions qu’il observe, celles de la IIIe République entre 1885 et les années 1930. Elle comporterait surtout un intérêt historique, puisqu’elle aurait inspiré de nombreux écrits politiques, depuis certains traités théologiques du Moyen Age jusqu’à la Constitution du 24 juin 1793 en passant par les œuvres des Monarchomaques et de Jurieu. Mais c’est en réalité l’œuvre de Rousseau qui en a été le « principal propagateur » 19 . Carré de Malberg s’en tient strictement au Contrat social, dédaignant les autres œuvres politiques de Rousseau, souvent plus réalistes comme les projets de constitution pour la Pologne ou pour la Corse. Dans la conception du peuple qu’il attribue à Rousseau, la souveraineté est individuelle : c’est chaque citoyen qui, pris séparément, est souverain. Il en résulterait que la souveraineté étatique, dans cette conception de la souveraineté populaire, ne serait rien d’autre que la somme de ces souverainetés individuelles. Il interprète la pensée de Rousseau de manière résolument individualiste : « Rousseau ne conçoit pas la volonté générale comme pouvant avoir d’autre élément constitutif que la volonté de tous » 20 . Le peuple se résumerait, dans cette conception, à la génération des individus actuellement vivants, qui ne pourrait assujettir les générations futures à leurs lois et constitutions, de même que le legs du passé ne pourrait les enfermer. Selon Carré de Malberg, le peuple ne serait, dans cette conception, qu’un ensemble de citoyens, individuellement souverains ou, tout au moins, titulaires d’une part personnelle de souveraineté ; la souveraineté ne serait alors que la résultante des droits élémentaires de tous les membres du corps politique. Cette conception serait, toujours selon Carré de Malberg, très différente de celle qui aurait été exprimée dans la première constitution, adoptée le 3 septembre 1791, qui aurait consacré une souveraineté nationale, reprise dans toutes les conceptions postérieures, au moins implicitement, à l’exception de la constitution du 24 juin 1793, qui seule aurait, selon notre juriste, repris l’idée rousseauiste de souveraineté populaire.
En revanche, la souveraineté nationale, selon le même illustre auteur, serait une réalité englobante, surplombante à l’égard des individus. La souveraineté nationale réside dans cette construction doctrinale, invisiblement dans toute la nation et non point divisée dans les personnes ou individus concrets composant un peuple atomisé, ni davantage dans aucun groupe d’individus, de nationaux. La nation est souveraineté en tant que collectivité. La nation ainsi entendue est une « collectivité indivisible et perpétuelle », dans ce sens qu’elle n’est pas seulement constituée par la génération présente des citoyens, mais elle comprend « la succession interrompue des générations nationales présentes et futures » et « c’est pourquoi les citoyens, même réunis en totalité, ne sauraient former l’organe suprême de l’Etat ». La nation n’est en réalité qu’un être synthétique et abstrait, une « universalité idéale » bien incapable d’exprimer directement elle-même une quelconque volonté souveraine.
Toutefois, contrairement à d’autres juristes de la même époque comme Duguit 21 , qui ne voit dans ce type de concept qu’une « métaphysique juridique » sans portée pratique, Carré de Malberg en tire au contraire des conséquences concrètes et logiquement cohérentes qui lui paraissent avoir être consacrées par la Constitution de 1791. Ces conséquences touchent tant à la nature de cette souveraineté qu’aux conditions de son exercice.
S’agissant de la nature de cette souveraineté, celle-ci appartenant à l’entité abstraite qu’est la nation ne peut être appropriée par aucune personne concrète. Cette exclusion vise le Roi, dépouillé de toute puissance souveraine, mais cela vaut pour tout individu, quel qu’il soit, ou l’ensemble des citoyens qui constituent le peuple 22 . Pour Carré de Malberg, affirmer la souveraineté nationale « revenait à dire que personne dans l’Etat ne peut se prétendre souverain, si ce n’est lui-même ou - ce qui est identique - la nation et le peuple dans leur consistance globale et indivisible » 23 . Cette équivalence logique entre nation, peuple et Etat peut étonner les non-juristes ou même les juristes éloignés du positivisme, mais elle est corrélée avec une prédilection pour une conception holiste 24 , ou plutôt semi-holiste du concept de peuple, et un positivisme juridique influencé par les théoriciens du droit allemand de l’époque.
Or comme la nation ainsi entendue est « une collectivité unifiée qui, en tant qu’entité abstraite, ne saurait par elle-même ni vouloir ni agir » 25 , la souveraineté nationale est un principe bien offensif 26 . Il y a certes des organes qui « sont habilités par la constitution à vouloir pour la collectivité et dont la volonté vaut, de par cette habilitation statutaire, comme volonté légale de la collectivité » 27 . Dans cette conception holiste ou englobante du peuple et de la définition négative de la souveraineté qui en découle, Carré de Malberg peut affirmer que « le régime représentatif prend son point de départ dans le système de la souveraineté nationale, comme aussi inversement, la notion de souveraineté nationale aboutit essentiellement au gouvernement représentatif 28 . Mais la représentation est alors bien autre chose que ce qu’on signifie par là habituellement, puisque les représentants ne sont pas chargés ici d’exprimer la volonté préexistante de la nation, mais sont au contraire « l’organisation de formation d’une volonté qui ne commence d’exister, qui ne prend naissance que par eux 29 . Il en résulte que le représentant « exprimera la volonté de la personne collective avec une pleine indépendance ou spontanéité, dans les limites du moins de sa compétence statutaire » 30 . Le mandat impératif est ainsi exclu, puisqu’au lieu de dépendre des électeurs, l’élu est censé penser au nom de la nation entière 31 . Le corps électoral n’est lui-même qu’un organe de la nation et les électeurs, loin d’exercer leur propre souveraineté, ne feront que remplir une fonction qui n’implique pas nécessairement le suffrage universel 32 . Ce concept du corps électoral, comme fonction de l’ensemble au service de l’ensemble du peuple, et qui peut donc être censitaire, s’oppose à l’électorat comme droit de l’individu, d’essence individualiste. Mais après 1848 la théorie de la souveraineté nationale s’accommodera du suffrage universel masculin.
Selon Carré de Malberg, les deux théories ont été respectivement portées par la Constitution de 1791 pour ce qui concerne la souveraineté nationale, et celle de 1793 pour la souveraineté populaire. Cette dernière aurait repris les théories de Rousseau dans leur substance, sous réserve de quelques adaptations relatives à un régime représentatif. Pour ce qui concerne l’histoire des idées, les spécialistes récusent, pour la plupart d’entre eux, en tout cas depuis les années 1980, à la fois l’analyse individualiste que Carré de Malberg fait des idées de Rousseau et l’idée que la dichotomie souveraineté nationale/souveraineté populaire aurait une origine directement révolutionnaire 33 . Au contraire, il semble que l’idée de souveraineté nationale, par opposition à l’idée de souveraineté populaire, n’est entrée dans le droit positif qu’à compter qu’à compter de la Charte de 1814. En effet, il semble que les conceptions du Consulat et de l’Empire, ainsi que les constitutions de la période révolutionnaire admettent les conceptions de la souveraineté populaire, y compris, il faut le souligner, la constitution de 1791.
Cela ne veut pas dire que l’idée de souveraineté populaire ait pu être mise en œuvre de manière concrète. L’idée toutefois que le peuple souverain est l’universalité des citoyens français, que l’on trouve dans ces constitutions et les proclamations des droits qui ouvrent lesdites constitutions, c’est-à-dire la collectivité et ceux qui sont susceptibles de participer à l’exercice de la souveraineté n’a été remplacée que lentement par un processus qui a demandé plusieurs décennies, fait de maturation, de différenciation, d’échecs divers dans la réalité et l’analyse qu’ont faite les acteurs et les analystes par la conception d’une nation souveraine et idéalisée qu’on oppose à un peuple contingent, supposé constitué de citoyens personnellement souverains et rendu responsable des maux de la Révolution. Celle-ci fut, comme le relève Marcel Gauchet dans sa préface La Révolution des pouvoirs, à la fois comme une expérience politique et une expérience de pensée 34 . Les tâtonnements, les échecs ont nécessité un travail de définition conceptuelle et juridique constant, dont l’un des débouchés fut l’idée, en tout cas après 1830, de souveraineté nationale.
Les penseurs comme Rousseau, sans se faire, comme le croit Carré de Malberg, les chantres d’un peuple composé d’individus additionnés, n’en étaient pas moins rétifs à la représentation du peuple par une assemblée, surtout une assemblée où le mandat impératif serait exclu. Au regard de l’expérience des Assemblées révolutionnaires, il ne fut plus question d’empêcher les délégations de la volonté souveraineté et de limiter l’expression de celle-ci aux seules règles de portée générale. L’expérience révolutionnaire a bien tendu, notamment à partir du Directoire, à transformer une souveraineté d’exercice en souveraineté d’origine. Le souverain, par hypothèse le peuple, n’est plus celui qui fait la loi, mais celui qui constitue la source de toutes les compétences, y compris celle de faire la loi 35 . Une deuxième transformation conceptuelle est nécessaire pour en arriver à la théorie de la souveraineté nationale. Il n’est plus indispensable de définir aussi précisément la nation qui constitue ce souverain source de toute légitimation. Elle peut demeurer à l’état vague dans la mesure où elle n’est pas appelée à manifester directement son autorité. La source légitime de tous les pouvoirs n’a plus besoin de limites aussi nettes que la nation qui vote ou est censée voter concrètement les lois 36 . Il est vrai que cette évolution fut complexe et sinueuse. Ainsi, en 1793, après le coup de force devant les Girondins, le député Ramel-Nogaret a proposé le 10 juin 1793 la création d’un « jury national », censé constituer un « auguste asile de la liberté » grâce auquel « le mandataire coupable n’échappera pas plus à la justice qu’à l’opinion 37 . Ce dernier projet dénaturait un projet plus juridictionnel, modéré ou élitiste de Condorcet que celui-ci défendit ainsi : « Le jury national tel qu’il se présente dans le premier plan est combiné de manière à ce que les fonctionnaires publics accusés soient jugés avec promptitude et impartialité 38 ... ». La proposition a été écartée et le débat mérite d’être évoqué dans la mesure où il a une portée générale, avec des échos contemporains à Porto Alegre, Berlin ou Paris. Dès le 11 juin 1793, le député Chabot a manifesté un doute réprobateur. En premier lieu, il invoque la démocratie directe : « Je soutiens que le peuple a seul le droit de se prononcer sur la conduite de ses représentants ». En second lieu, il se fonde sur l’impératif de l’unité ou de l’indivisibilité des pouvoirs, retrouvant l’idée de Condorcet : « n’établissons pas deux pouvoirs qui puissent rivaliser ensemble ; n’exposons pas le peuple à se diviser d’opinion entre le corps représentatif et le jury national ». C’est très exactement le besoin d’échapper à ce cercle infernal de la « démocratie représentative, promettant tout le pouvoir au peuple pour le remettre entièrement à ses représentants que traduit le recours à une institution supposée concrétiser l’assujettissement des représentants au vœu des représentés » 39 . Le député Thirion conclut au rejet de ce projet par ces mots : « Il existe déjà un tribunal de ce genre, l’opinion publique ».
On voit ainsi s’esquisser le dilemme ou l’aporie du « peuple » dans la tradition constitutionnelle française. Entre l’impossible démocratie directe, le soupçon constant envers le système représentatif, la conception d’une souveraineté populaire et l’idée que beaucoup esquissent pendant la Révolution mais qui ne devient droit positif qu’en 1830, plus abstraite, qui fait du vote une fonction plus qu’un droit, qui renvoie à une anthropologie plus holiste ou plutôt issue d’une réaction holiste au défi individualiste de la souveraineté populaire, idée de souveraineté nationaliste qui suppose une conception plus hiérarchique d’un populus 40 , plus que d’une plebs, le débat ou l’oscillation n’a cessé d’exister.
Le concept de la souveraineté nationale
Dominant dans la doctrine juridique entre 1830 et 1962, le concept de la souveraineté nationale résulte d’un « bricolage » conceptuel en réaction au défi individualiste de la souveraineté populaire. La critique historique, à la lumière des analyses de Marcel Gauchet et de Guillaume Bacot, a permis d’établir dans la recherche des idées cristallisées à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution que le concept ou la qualification juridique de « souveraineté nationale » résultait d’une élaboration de l’époque romantique, sacralisée par les juristes de la IIIe République qui ont inventé une « tradition » au sens où Eric Hobsbawn parle d’invention de la tradition pour les nationalismes du 19e siècle 41 . Les conséquences récentes sont, souvent de bonne foi, déplacées dans un passé déjà sacralisé par la tradition. Dans le cas de la Révolution, l’ensevelissement dans la tradition ou plutôt dans plusieurs traditions était largement entamé depuis 1795 ou 1799. M. Gauchet a fort bien montré dans La Révolution et les pouvoirs, mais aussi dans La Révolution des droits de l’homme 42 , que cette fameuse révolution, individualiste dans sa logique profonde, pouvait difficilement fonder un lien politique. D’où, comme l’analyse Guillaume Bacot 43 , à compter de la Restauration, une lente élaboration de cette idée de nation collective et abstraite, opposée au peuple individuel et concret. Cela s’est fait, dans un débat indirect entre une conception révolutionnaire de la souveraineté, supposée venir du peuple, et une vision contre-révolutionnaire de la société. Les premiers libéraux, dans la mouvance de Benjamin Constant pour la théorie politique, l’influence des contre-révolutionnaires Joseph de Maistre et Bonald pour la théorie sociale et la crainte du déchirement social, avec pour faire le lien entre les deux l’école des Doctrinaires dont le plus connu, Royer-Collard, partage le même souci de cohésion sociale mais dont la conception de la souveraineté est hétérogène. Les Doctrinaires pensent que la même conception de la souveraineté, c’est-à-dire la souveraineté populaire a régné sous la Révolution, ce en quoi, plus proches de cette époque que Carré de Malberg, ils se révèlent meilleurs connaisseurs de l’histoire que ce dernier.
En revanche, et très vraisemblablement à tort, Royer-Collard considère que la constitution du 24 juin 1793, jamais appliquée, aurait tendu à instaurer une véritable souveraineté individuelle du peuple, conception qui implique un droit de suffrage au profit de chaque membre de ce peuple souverain et, à défaut d’une démocratie exercée sur la place publique, un mandat impératif du peuple aux élus 44 . Dans cette perspective, selon ces penseurs, l’assemblée élue devient le dépositaire unique d’une souveraineté sans limites, car elle seule peut représenter les citoyens. C’est la raison pour laquelle les Doctrinaires, comme le fera Carré de Malberg, écartent finalement un système qui leur semble tout entier fondé sur la tyrannie du nombre comme force motrice, et la tyrannie des majorités comme conséquence inéluctable. Cependant, s’ils critiquent la souveraineté du peuple, ils ne lui opposent pas exactement la même théorie de la nation que Carré de Malberg. Alors que celui-ci, dans l’invention de la tradition qu’il opère, magnifie une nation intemporelle qui tend consciemment ou non, à renouer l’anneau de la chaîne des générations (cf. Tocqueville), pour caractériser les sociétés aristocratiques, Royer-Collard se réfère à une société présente qui se différencie du peuple par son caractère hétérogène, autrement dit hiérarchique, au rebours d’un peuple égalitaire et indifférencié, dans la représentation idéale-typique que suppose l’idée de peuple comme idée régulatrice dans le droit public ou la philosophie politique.
La Chambre des députés, après la Révolution de juillet, a précisé dans la Déclaration du 7 août 1830, qu’elle agissait « selon le vœu et dans l’intérêt du peuple français » en décidant d’abolir la Charte de 1814 comme « blessant la dignité nationale, en paraissant octroyer aux Français les droits qui leur appartiennent essentiellement » 45 . Le maintien d’un électorat conçu comme fonction est impliqué par le caractère étroitement censitaire du suffrage, mais la doctrine juridique et politique, après 1830, conçoit très souvent, notamment parmi les parlementaires, la souveraineté comme populaire et non pas nationale 46 . Le premier texte qui a théorisé la distinction entre les deux est l’ouvrage de Sismondi (1836) Études sur les constitutions des peuples libres 47 . Le titre mérite d’être cité en raison de sa clarté : selon Sismondi, le peuple a toujours compris qu’il était cette partie de la nation qui n’était pas constituée en autorité et que le peuple n’admettait pas de distinction, que tous les hommes considérés comme peuple étaient égaux, que tous devaient participer à la souveraineté de la même manière et que de la souveraineté du peuple découlait nécessairement le suffrage universel.
C’est d’une autre manière que, considérant la nation comme un tout, composé de parties dissemblables, nous admettons bien que ce tout a pouvoir sur lui-même, mais comment ce tout exprime-t-il sa volonté ? Dans une nation se manifestent autant de volontés qu’elle contient de parties et nous concevons bientôt que l’œuvre du législateur, c’est d’harmoniser toutes ces volontés en une seule ; œuvre de difficulté, de ménagement de temps, œuvre qui ne sera accomplie que lorsque la plus haute raison de la nation, la plus haute vertu auront calmé les passions, dissipé les préjugés, mis en évidence le bien général et enseigné à y conformer le bien de chacun, pour que tous concourent à la volonté générale ». 48
Nous avons, dans ce texte fondateur 49 , toutes les caractéristiques d’un bricolage 50 néo-holiste d’une idée individualiste et libérale. La reconnaissance d’un Tout (holos) social englobant les individus fonde la reconnaissance de l’idée de souveraineté nationale. Sismondi reconnaissait avec quelques réserves ou nostalgies la souveraineté populaire comme unique source de légitimité politique. Il en vient après 1830 à l’idée qu’un dépassement intellectuel de cette souveraineté populaire par une abstraction englobante était possible. Par des chemins détournés, cette synthèse, aux sources partiellement révolutionnaires, va devenir l’idéologie officielle de la IIIe République et par l’intermédiaire des disciples de Carré de Malberg, influencer la rédaction de la Constitution de 1958. Il faut dire officielle, au sens que les élites intellectuelles proches du pouvoir vont l’adopter, car sous la IIIe République, sous les régimes du second Empire, la seconde république et après 1945, l’idée d’un peuple concret dont la relation avec le pouvoir public serait plus immédiate, n’a jamais cessé d’influencer la vie politique et les projets constitutionnels. Les constitutions plébiscitaires du second Empire furent plutôt inspirées par la souveraineté populaire, malgré les tentatives des juristes d’interpréter ces évolutions comme une victoire de la souveraineté nationale. Les débuts de la IIIe République sont difficiles à interpréter, notamment du point de vue juridique, comme une victoire de la souveraineté nationale 51 . Cela est dû au caractère incertain des interprétations possibles des trois lois constitutionnelles, peu coordonnées entre elles, qui fondent le régime, dont l’hypothèse ou l’hypothèque monarchiste a longtemps été un horizon possible.
Cependant, le boulangisme des années 1887-89, l’ouvriérisme de nombreux socialistes depuis les années 1860, les projets de laisser une place au référendum comme modalité d’expression de la souveraineté du peuple ou/et de la nation, des projets de révision constitutionnelle de Millerand (années 1920) à de Gaulle en passant par Tardieu (début des années 1930), tout cela manifeste la persistance d’une certaine idée de la souveraineté populaire. Cependant l’idée juridique a dominé la théorie juridique entre 1885 et les années 1960. L’évolution individualiste de la société a toutefois rendu difficile la stabilisation de la légitimité politique dans l’idée de la souveraineté nationale. Il est vrai qu’après le départ du général de Gaulle, la montée en puissance du contrôle de constitutionnalité et du rôle des juridictions, dans le contexte de la « judiciarisation », limite de nouveau le rôle du « peuple » et l’expression légitime des conflits par ce « peuple ».
L’idée de peuple joue un rôle fondamental dans la tradition constitutionnelle française. Mais il s’agit d’un rôle ambivalent. Peuple concret ou peuple/nation, titulaire abstrait de la souveraineté, dont le pouvoir a été de fait écarté par les mécanismes du suffrage censitaire exprimant un vote/fonction, corps sécularisé d’un roi désenchanté, le peuple revient comme fiction nécessaire ou réalité sociale sur la scène de l’histoire politique. Depuis plus de trois décennies, la montée de l’Etat de droit et de la judiciarisation ont dressé une nouvelle barrière entre le peuple et le pouvoir, reconstituant de fait, à l’âge de l’individualisme triomphant, un mur aristocratique dans l’espace public. Le processus de bricolage qui interpose entre le peuple et l’expression directe de la souveraineté un outillage juridique, dans le domaine des normes juridiques et des procédures applicables qui lient l’expression directe d’une supposée volonté du peuple, est toujours à l’œuvre. Mais inversement, les revendications, populaires ou populistes, font un retour récurrent, proposant des réformes constitutionnelles, des modes de participation plus ou moins directes. Chacun peut en voir des figures contemporaines.
-
Les Deux corps du Roi (The King’s two bodies), Paris, Gallimard, 1989. ↩
-
L’idée de jury populaire, fondée sur des exemples de Berlin et de Porto Alegre, a été théorisée par Yves Sintomer dans son remarquable ouvrage La Démocratie impossible ? Politique et modernité chez Weber et Habermas, Paris, La Découverte, 1999. ↩
-
Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy font figure de « populistes », ou plus précisément de « néo-populistes acceptables par l’establishment », comme dit le politologue Guy Hermet dans une interview au journal Le Monde du 3 novembre 2006. ↩
-
Cf. le titre de l’ouvrage de Pierre Rosanvallon, Paris, Le Seuil, octobre 2006. ↩
-
Décision du Conseil constitutionnel 91-290 DC du 9 mai 1991, commentée notamment par Louis Favoreu et Loïc Philipe dans Les Grandes décisions du conseil constitutionnel, Editions Dalloz, 11e édition, 2001. ↩
-
Décision N°2000-428, Journal officiel du 10 mai 2000. ↩
-
Si l’on se limite au droit positif de la Ve République, les notions de « peuple » et de « nation » tendent à se rejoindre, comme le montre la rédaction de l’article 3 de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple ». Mais il n’en fut pas toujours ainsi, ce que tend à montrer la tradition illustrée par R. Carré de Malberg. ↩
-
Comme le note Roland Debbasch, professeur à l’université d’Aix-Marseille, dans la journée d’études des 16-17 mas 1990, « Unité et indivisibilité », publiée dans La continuité constitutionnelle en France de 1789 à 1989 (sous la dir. de L. Favoreu, Economica, 1990). Après 1990, R. Debbasch a aussi publié chez Economica une thèse sur l’indivisibilité de la République. ↩
-
On trouve ce passage notamment dans le rapport du sénateur Mercier (Rapport n° 447 intitulé Pour une politique territoriale : l’unité dans la diversité. ↩
-
Cf. l’article de Constance Grewe « L’unité de l’Etat : entre indivisibilité et pluralisme « in Revue de droit public N°5-6, 1998, p.1349-1360, celui de Patrick Dollat « Le principe d’indivisibilité et la loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République française : de l’Etat unitaire à l’Etat uni ? » in Revue français de droit administratif (RFDA) du 1er juillet 2003, N° 4, p. 670 sq., ainsi que l’article de Gérard Marcou « Le principe d’indivisibilité de la République » in Pouvoirs n° 113, Le Seuil 2005. ↩
-
Jean-Jacques Rousseau, Contrat Social Livre II, chapitre 2. ↩
-
Sur la crise du concept de souveraineté, voir l’article de Henri Mendras « Le mal de Bodin. A la recherche de la souveraineté perdues » in Le Débat, Gallimard N° 105, mai-août 1999. Voir aussi la thèse de Arnaud Hacquet Le concept de souveraineté en droit constitutionnel français, Paris, PUF, 2004, p. 77. ↩
-
Le préambule de la Constitution de 1946, auquel renvoie le préambule de 1958, dans son alinéa 15, déclare : « sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix ». L’article 55 de la Constitution de 1958 proclame la supériorité de principe du droit international sur le droit interne français. ↩
-
Nous pensons à l’arrêt de 1964 « Costa contre Enel » de la CJCE qui affirme le caractère illimité dans le temps d’une nature particulière de la nouvelle communauté économique européenne, devenue en 1993 l’Union européenne : le projet de traité constitutionnel, rejeté par les Français par référendum le 29 mai 2005, prévoit pour un Etat-membre une possibilité de quitter l’Union. ↩
-
Décision DC 2003-474 du 17 juillet 2003, J. O. du 22 juillet 2003. ↩
-
Décision DC 2002-454 du 17 janvier 2002, J. O. N° 1526. ↩
-
F. Miclo in Actualité juridique du droit administratif (AJDA) septembre 1982, « Le principe d’égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : un principe résiduel ». ↩
-
Conseil d’Etat, assemblée générale, section Finances n° 357-446 du 6 juillet 1995, rapport annuel du Conseil d’Etat de 1995, p. 397, qui reprend la logique de la décision du Conseil constitutionnel 99-412 du 15 juin 1999 relative à la Charte des langues régionales ou minoritaires (J.O. du 15 juin 1999). Rappelons que la Convention cadre sur les minorités du Conseil de l’Europe avait été approuvée par une réunion solennelle des chefs d’Etat du Conseil de l’Europe du 9 octobre 1993 à Vienne, où François Mitterrand était présent. ↩
-
Contribution à la théorie générale de l’Etat, tome 2, réédition Dalloz, 2004, p. 157. Édition originale publiée en 1920 (T1) et 1922 (T2). ↩
-
Contribution..., op. cit. p. 155. ↩
-
Rappelons que Léon Duguit est, à la fin du 19e siècle, le fondateur de « l’Ecole de service public » à l’université de Bordeaux où Durkheim a d’abord enseigné, couramment appelée « Ecole de Bordeaux ». Juriste sensible à la sociologie, son influence sur le droit administratif a été immense. ↩
-
R. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit. T2, p. 175-176, Édition 1922. ↩
-
Ibidem, p176 Edition 1922. ↩
-
Holiste au sens de L. Dumont. Le concept de société aristocratique, au sens de Tocqueville, se situe dans le même champ conceptuel. ↩
-
Carré de Malberg, ibid. 1922, T2, p. 228. ↩
-
Ibid. 1922, T2, p. 177. ↩
-
Ibidem. ↩
-
Ibid. p. 199. ↩
-
Ibid. p. 231. ↩
-
Ibid. p. 228. ↩
-
Ibid. p. 208-227. ↩
-
Ibidem p. 179, 194, 244, 245 et 424-440, T2, 1922. ↩
-
Sur ces points fondamentaux, voir Guillaume Bacot, Carré de Malberg et l’origine de la distinction entre souveraineté du peuple et souveraineté nationale, CNRS Editions, 1985 ; et Marcel Gauchet La Révolution des pouvoirs, la souveraineté, le peuple et la représentation 1798-1799, Paris, Gallimard, 1995. ↩
-
M. Gauchet, op. cit. p. 27. ↩
-
Cette définition de la souveraineté comme « compétence des compétences » qu’exprimera le juriste Georg Jellinek à la fin du 19e siècle demeure classique. Voir Pouvoirs décembre 1993 avec des contributions de Georges Vedel et Joseph Krulic. ↩
-
Cf. G. Bacot, op. cit. p. 118 ; et M. Gauchet, op. cit. p. 107-121. ↩
-
M. Gauchet, op. cit. p. 117. ↩
-
Condorcet dans l’opuscule aux citoyens français sur la Constitution (juin 1793) in Œuvres, Paris 1849, T 12, p. 865, cité par M. Gauchet, op. cit. p. 117. ↩
-
M. Gauchet, op. cit. p. 119. ↩
-
Le populisme, de Cléon à Athènes, Clodius à Rome jusqu’à Milosevic ou Le Pen, suppose le refus des intermédiaires, de la médiation et de l’intermédiation générale, en particulier de la médiation des élites, du temps intermédiaire de l’intellectualité, de la sophistication de l’intermédiation financière, refus de l’interposition du temps ou du compromis entre le désir politique et sa satisfaction ; voir Joseph Krulic « Les populismes d’Europe centrale » in Le Débat, novembre 1991 et l’article de synthèse de P. A. Taguieff sur le populisme dans la revue XXe siècle septembre 1997, qui s’appuie notamment sur cet article du débat. ↩
-
Voir, sous la direction d’E. Hobsbawn et de Terence Ranger, Inventing Tradition, Cambridge University Press 1983. ↩
-
Marcel Gauchet, La Révolution des droits de l’homme, Paris, Gallimard, 1989. Voir surtout, pour le problème ici traité, la 2e partie et les chapitres 6 et 7. ↩
-
Op. cit. p. 119-136. ↩
-
La vie politique de M. Royer-Collard, ses discours et ses écrits, Didier, 1963, p. 410 sq. ainsi que F. Guizot Du gouvernement de la France depuis la Restauration et le ministère actuel. Librairie française de l’avocat 1820, p. 201 sq. cités par G. Bacot, op. cit. p. 131-132. ↩
-
Cf. Les Constitutions de la France depuis 1789, Garnier Flammarion 1970, p. 247-252 et G. Bacot, op. cit. p 137. ↩
-
Bacot, op. cit. p. 140-141. ↩
-
J. C. de Sismondi Bruxelles Dumont, analysé par G. Bacot, op. cit. p. 125. ↩
-
Sismondi, cité par G. Bacot, op. cit. p. 125. ↩
-
Marx cite Sismondi dans L’Idéologie allemande. ↩
-
Bricolage au sens de Lévy-Strauss La pensée sauvage, Paris, Gallimard, 1962, p. 32. ↩
-
G. Bacot, op. cit. p. 158-163. ↩